Cinémas du Sud Lyon 2024
L’Île du pardon
جزيرة الغفران, Jazirat alghofran
(2022 - Ridha Béhi)
au 24e Festival Cinémas du Sud à Lyon
C’est à Djerba, l’île de la « cinquième saison » (E. Grevin), que Ridha Béhi situe son dixième film. Natif de Kairouan, ville sainte de l’Islam, fondée, dit-on, par le guerrier omeyyade Oqba Ibn Nâfi, le réalisateur s’est attaché, tout au long de sa filmographie, à mettre en relief l’obsédante confrontation de soi-même avec l’autre, cet autre si différent, qu’il suscite l’incompréhension, voire le bannissement à nos yeux étrécis. Cet autre nous qui loge parfois pas si loin de chez nous. Ce conflit avec l’altérité, qui peut être choc culturel d’une violence inouïe, Ridha la capte dès Seuils interdits, un court métrage datant de 1972. Le film ne sera pas diffusé dans les pays arabes (excepté à la Cinémathèque d’Alger [deux projections]). Ridha Béhi affronte en effet un thème tabou : la sexualité chez le travailleur africain et l’ensemble des interdits culturels et religieux qui l’étouffe. Tout ce qui, en règle générale, accroît, chez eux, l’impossibilité d’aimer une femme européenne. Soleil des hyènes, sorti en 1976, son premier long métrage de fiction, dénonçait quant à lui le mépris continuel des élites économiques européennes à l’égard du continent africain. Les indépendances politiques, arrachées dans la rue ou au maquis, ne suffisaient pas à éradiquer le déséquilibre. Et, à travers ce constat, c’était toujours cet autre que l’on méprisait. Raphaël Bassan écrivait, à cet instant-là : « Il faut que là où la domination par la force a échoué, [...] la domination par l’argent réussisse. Le film de Ridha Béhi nous décrit avec justesse ce processus de déculturation, de spoliation des richesses tant naturelles qu’humaines que subit un village de pêcheurs tunisiens, victime de cette forme particulière de néo-colonialisme : le tourisme du loisir. » (Écran 78, n° 69) Or, ce processus s’effectuait avec la complicité d’une bourgeoisie locale avide de reconnaissance, de pouvoir et d’enrichissement personnel : une des manifestations du trop malheureux « complexe du colonisé » qu’avait pressenti le regretté Frantz Fanon, trop tôt disparu. Face à pareille situation, les pêcheurs-villageois de Soleil des hyènes étaient forcés de se reconvertir et de devenir : ou les serviteurs du système d’exploitation capitaliste européen installé chez eux ou les esclaves salariés immigrés chez l’ex-colonisateur. En bref, le même schéma prévalait (et prévaut toujours), que ce soit au Nord ou au Sud. Quarante-six ans plus tard, Ridha Béhi évoque la destinée d’une famille de pêcheurs d’origine sicilienne, implantés de vieille date à Djerba. Les Italiens sont arrivés en Tunisie, bien avant le colonisateur français, dès l’orée du XVIIIe siècle pour certains d’entre eux. Une fois l’unité italienne réalisée, on verra même poindre une majorité de Siciliens parmi la communauté transalpine accostée en Tunisie. L’occupation plus tardive de la France - à compter de 1881 - placera les Italiens d’Ifriqiya dans une période d’assimilation graduelle voire contrainte. Le film montre, par exemple, que les plus jeunes, comme Andrea, le narrateur du film, parlent déjà le français en lieu et place du dialecte sicilien. En second lieu, cette population - souvent très pauvre au demeurant - est regardée avec méfiance par le colon français en raison même des prétentions italiennes sur la Tunisie, lesquelles ne feront que s’affirmer sous le fascisme. La présence des Italiens au sein de la société tunisienne et dans sa réalité culturelle et commerciale était telle que Laura Davi, dans ses Mémoires italiennes en Tunisie, écrit que « la Tunisie était une colonie italienne administrée par des fonctionnaires français ». Prenons l’exemple de La Goulette (le nom est d’ailleurs d’origine italienne, la goletta étant la transcription d’un petit conduit fluvial), le bourg situé à dix kilomètres de Tunis, où a vécu la grande Claudia Cardinale - présente au générique artistique du film -, la plupart des Italiens habitant ici étaient issus de Sicile - provinces de Palerme, Trapani et Agrigente. Tous (ou presque) furent attirés par les activités maritimes ou portuaires. Ils ne seront pas les seuls évidemment : les Grecs et les Maltais - ceux-ci seront souvent des pêcheurs d’éponges - également.
Film conçu en famille - « pour des raisons économiques » nous dit Ridha : sa fille Néwine assurant la photographie -, L’Île du pardon (Jazirat alghofran) est un film sur une famille. Qu’en voix off l’écrivain romain Andrea Licari essaie de retisser. Il est en effet l’enfant de ce lignage de pêcheurs jadis installés ici. Il est de retour à présent pour y ramener les cendres de sa mère, Rosa (interprétée par la Sicilienne Katia Greco) : celle-ci n’ayant jamais eu, dans son cœur, que Djerba pour pays natal. Ridha Béhi n’y ajoute rien : son récit est d’abord celui du conteur, cet homme qui croit à la phrase d’un autre passeur : « Le paysage ne change pas. C’est nous qui changeons. » Jeune, Andrea ne voyait rien sous l’écorce du quotidien : ni les drames cachés de son propre clan, ni la réalité du monde. Le cinéaste a cherché à pénétrer dans l’intimité d’une famille marquée par l’influence du Saint-Siège et hantée par le spectre de la mafia... tandis qu’Elena (Paola Lavini) pleure ses fantasmes d’opéra et d’amour. Dans cette Tunisie des années 1950, bien plus profondément traversée par le sillon italien que chez le voisin algérien, Béhi a préservé la pratique courante d’un dialecte originel : en sorte que nous pourrions dire de L’Île du pardon qu’il est un film cosmopolite, comme le fut Djerba. On trouve au générique, des comédiens italiens (Paola Lavini, Katia Greco, Alessandro Schiavo, Maria Dinini) et, au-dessus de tous, de façon symbolique, Claudia Cardinale, la fille de La Goulette qui débuta en Tunisie sa carrière cinématographique : dans une apparition fugace pour le court métrage de René Vautier Les Anneaux d’Or (1956), puis dans un rôle mineur - elle était Amina, la domestique de Taj el Ouloum joué par l’acteur gênois Lauro Gazzolo - pour Jacques Baratier et Goha (1959) qui projeta l’Égyptien Omar Sharif en pleine lumière. Ridha Béhi ne pouvait guère ne pas lui rendre un bel hommage en lui offrant le rôle de la grand-mère Agostina. En dépit des apparences - l’immense magie du cadre et la gentillesse naturelle du peuple de modeste condition, toutes communautés confondues -, prévaut la cruauté d’un système injuste que le colonialisme français cherche à maintenir coûte que coûte, au besoin par la répression féroce. Andrea, le narrateur, ne peut oublier, qu’il en comprenne ou non les soubassements : le journal que lit en cachette Ammar, la radio qui commente à sa façon l’ébullition nationaliste et le meurtre de Farhat Hached, le leader syndicaliste, les ruelles de Houmt Souk en effervescence et les habitants musulmans soupçonnés, traqués et agenouillés mains sur la tête...
À Djerba, quand même, il existait une tradition de communautés inassimilables qui se fréquentaient et se respectaient. Elles se complétaient tout autant, que ce soit dans l’artisanat ou dans l’activité commerciale. C’est ainsi que, par un paradoxe qui n’est qu’apparent, les nouvelles formes d’exploitation capitaliste étrangère ont entraîné des conséquences plus destructrices qu’au temps du protectorat. C’est à ce constat bien amer - moins révolté sans doute que dans Soleil des hyènes, mais plus lucide - que nous conduit Ridha Béhi. À cette brutalité ignorante et mercantile, celle d’un affairisme apatride qui sous-estime la diversité des cultures particulières et qui tente de fusionner grossièrement l’incomparable beauté de chacun, répond, comme en écho, l’idéologie mortifère des intégristes qui usent sciemment du concept de tawhid (unicité d’Allah) comme fondement d’une pensée unique et totalitaire. L’Île du pardon, cette chronique qui est, avant tout, récit particulier, nous y fait songer. Le titre du film est inspiré par le poème (Risalat al-ghufrân) du Syrien Abū-l-ʿAlā' al-Maʿarrī (973-1057), dont l’esprit est imprégné d’un scepticisme humaniste, lequel met l’accent sur la permanente discorde entre l’essence de la religion (Dîn) et l’usage qu’en font les clercs religieux.
Dans cette île-carrefour, la coexistence a été réelle. Même si l’on prenait soin de ne jamais se mélanger. À présent, on est en droit de s’interroger. Ridha Béhi constate la progression de l’intolérance et des idéologies du rejet et de l’exclusion. Dans L’Île du pardon, on peut interpréter la vieillesse et la maladie du patriarche (Dario/Ali Bennour) comme la métaphore d’une fragilité d’esprit qu’exploitent les doctrinaires de toutes confessions. Et si Dario perçoit le Christ dans sa conversion manquée à la foi musulmane, c’est l’indice qu’il est forcément criminel de vouloir changer la nature de chacun d’entre nous. Comme d’autres réalisations de Ridha Béhi - Champagne amer (1986) ; Les Hirondelles ne meurent pas à Jérusalem (1994) ; Fleurs d’Alep (2016) -, L’Île du pardon témoigne d’un monde paradoxal que chacun d’entre nous doit admettre et comprendre. Nulle place ne peut être accordée à l’intolérance. Il en va de notre survie.
Le 13 avril 2024,
MiSh
• L'Île du pardon. Tunisie, 2022. Réalisation et scénario : Ridha Béhi. Photographie : Newine Béhi. Musique : Marco Werba. Montage : Reynald Bertrand. Production : R. Béhi, Ziad H. Hamzeh, Nicole Kamato. Sociétés de production : Alya Films, Hamzeh Mystique Films. Langues : Arabe, Italien. Durée : 90 minutes. Distribution : Claudia Cardinale (Agostina), Ali Bennour (Dario), Mohamed Ali Ben Jemaa (Ammar), Katia Greco (Rosa), Paola Lavini (Elena), Alessandro Schiavo (Gaetano), Kamil Cagnad (Andrea), Mohamed Sayari (Brahim), Mohamed Grayaâ, Chedly Arfaoui, Maria Dinini, Jean-Jacques Ciscardi (Khalfoun).
[Photo 3 : Avec Ridha Béhi]