Registi : Luchino Visconti
Luchino VISCONTI (1906-1976)
Au cœur de Milan, à deux pas du Dôme et de la Scala, l'ondulant blason à la guivre sinue encore sur la sévère façade du vieux palais, aujourd'hui vendu, divisé, qui pendant plus de deux siècles a abrité la splendeur d'une famille : les Visconti di Modrone. C'était au 44 de la via Cerva (photos du bas), aujourd'hui via Cino del Duca, une immense demeure à trois rangs de fenêtres - tant de fenêtres, dira la sœur cadette de Luchino Visconti, que certains domestiques étaient spécialement chargés de les ouvrir et de les fermer. (Laurence Schifano, Visconti. Une vie exposée. Éd. Gallimard, Paris. 2009)
Les critiques ont toujours entouré l'œuvre de Visconti d'une aura mythique, cédant souvent à la tentation de superposer l'image complexe et fascinante de l'homme aux traits spécifiques de sa filmographie. Tout en effet dans la vie et dans la personnalité du réalisateur semble apte à séduire, à commencer par ses origines aristocratiques, les Visconti étant une famille dont l'histoire remonte au Moyen-Âge et se confond avec le destin de la ville de Milan. C'est dans la capitale de la Lombardie que naît Luchino Visconti le 2 novembre 1906. son enfance et son adolescence se déroulent entre sa ville natale et le château de famille, dans la campagne de Vicenza. Ses parents lui transmettent le goût de la littérature et la passion de la musique, notamment pour le mélodrame et les compositeurs romantiques. Le jeune Visconti évolue ainsi dans un environnement dont les sollicitations culturelles sont destinées à laisser une trace indélébile dans son parcours artistique.
(Filippo M. D'Angelo, Dictionnaire du cinéma italien. Éd. Nouveau Monde, Paris. 2014)
« Je suis venu au monde le jour des morts par une coïncidence qui restera toujours scandaleuse. En retard de vingt-quatre heures peut-être sur la fête des Saints. Impossible de commencer à vivre sans être précédé : qu'on ne m'accuse jamais, en tout cas, de mauvaise volonté. Cette date s'est attachée à moi tout au long de ma vie comme un mauvais signe. »
(Luchino Visconti)
« Je suis né le 2 novembre 1906 à 8 heures du soir. On m'a dit plus tard, qu'une heure après, le rideau de la Scala se levait pour une énième première de La Traviata. »
(Luchino Visconti)
Si, dans sa jeunesse, il se passionne pour les courses de chevaux, c'est dans la décoration et le cinéma que le jeune aristocrate, aux idées progressistes et mal venues dans l'Italie fasciste, décide de faire carrière. Il travaille en France avec Jean Renoir : il suit les tournages d'Une partie de campagne (1936) et des Bas-Fonds (1937). En 1939, Visconti accompagne Renoir venu à Rome pour tourner Tosca. La guerre interrompt cette collaboration et c'est avec Karl Koch qu'il termine le film en 1940. Tosca est le premier maillon d'une chaîne inspiratrice qui court de la scène à l'écran. Théâtre ou, mieux, opéra de nos réalités, l'œuvre cinématographique de Luchino Visconti s'inspire d'éléments, ou d'évènements, tous situés dans un temps historique compris entre 1850 et 1950 (même si Gruppo di famiglia in un interno déborde cette dernière limite). Opéra, parce que son intuition, son sens de « la réalité lyrique » et son sens de l'histoire ont su fonder très tôt, dès son troisième film (Bellissima avec Anna Magnani), un art dont l'ampleur et la perfection plastique atteignent souvent à une magnifique plénitude.
(Claude Michel Cluny, Dictionnaire du cinéma, Éd. Larousse, Paris. 1986)
Le jeudi 19 janvier 1939, à 10 heures, le cortège funèbre quitta la Casa Erba, au numéro 3 de la via Marsala, où donna Carla était née cinquante-neuf ans plus tôt, pour l'église de Santa Maria Incoronata et le Cimetière Monumental de Milan. La cérémonie fut simple, ainsi qu'en avait décidé la duchesse « sans fleurs ni couronnes », mais avec une foule d'amis, les figures les plus en vue de cette haute société frivole et fastueuse qu'elle avait désertée plus de dix ans auparavant. Une dernière fois les journaux célébrèrent son altière beauté, sa culture et son intelligence exquises, son indéfectible dévouement aux nombreuses œuvres de bienfaisance lombardes qu'elle avait présidées ou soutenues.
Luchino perdait plus encore. Il n'était pas d'être qu'il pût aimer comme il avait chéri, idolâtré sa mère : « Sans elle, continuer de vivre ne m'intéressait plus. » Retourner dans son nouvel appartement de Porta Nuova, c'était se heurter partout à son souvenir, à son image omniprésents dans les photos, les meubles, les bibelots, les livres que sa mère lui avait offerts. Pendant des mois, il ne quitte pas le deuil et, selon son ami Corrado Corradi, il s'enferme dans le désespoir le plus noir : « [...] Il eut une crise religieuse, ou plutôt davantage qu'une crise, un retour marqué à la foi. Donna Carla avait été très pieuse et il avait hérité d'elle un sens profond de la religion.
Ossessione avait marqué l'aube du néoréalisme, La terra trema devait en être le zénith. Avec ce dernier film, Visconti avait donné à un cinéma pauvre, « populaire », ses lettres de noblesse. Mais il n'entendait pas en devenir le prisonnier. Le néoréalisme, il l'avait inventé, pratiqué jusqu'à l'extrême limite : par réaction contre le toc du théâtre bourgeois, parce que les acteurs pris dans la réalité - comme les pêcheurs d'Acitrezza - ont plus de présence animale, sonnent plus juste que les acteurs professionnels, avec leurs « complexes et leurs pudeurs », parce que avec eux, on touche plus vite au vrai, à la souffrance, au cri... [...] « Le néoréalisme, déclare-t-il en 1948, au seuil d'une saison théâtrale outrageusement somptueuse, il est présent aux sources de notre imagination et de nos essais d'aujourd'hui et nous ne l'oublions pas, pas plus que nous n'oublions le « nous sommes poussière et nous retournerons à la poussière » des moines.
(L. Schifano, opus cité)
Même si la vie affective de Visconti, et, notamment son attachement à sa mère [...] comme l'expérience, sans doute difficile, de son homosexualité ont une importance pour la lecture de ses films, ce sont ses choix idéologiques et la vitalité de sa culture qui nourrissent son travail de création. Celui-ci est simultanément consacré au cinéma et au théâtre, où il monte aussi bien des pièces du répertoire italien que des classiques ou des nouveautés françaises et anglo-saxonnes ; enfin, dès 1954-55, il se lance dans la mise en scène d'opéra, avec la Callas.
Du foisonnement de cette activité, nous ne retiendrons ici que les films, mais ceux-ci puisée à ces sources diverses, qui font que leurs génériques associent autant d'écrivains (dont les favoris furent Thomas Mann et Marcel Proust, pour l'adaptation duquel il ne réussit cependant pas à dépasser l'étape du scénario et des repérages) que de musiciens (de Verdi à Bruckner et Mahler, en passant par Wagner). Tandis qu'en arrière-plan, bourdonnent, parmi d'autres, les noms de Shakespeare, Dostoïevski, Nietzche, et encore ceux de grands peintres, de l'école de Véronèse aux impressionnistes.
Visconti ne fut épargné ni par la censure ni par les difficultés de financement de ses films, il est vrai trop audacieux pour l'establishment politique et trop coûteux pour les producteurs. Cela explique le grand nombre de projets avortés, à des étapes plus ou moins avancées, et des « replis stratégiques », qui n'excluent pas de brillantes réussites : par exemple lorsque le cinéaste abandonne son scénario de Marche nuptiale pour accepter de mettre en scène la nouvelle de Camillo Boïto, qui deviendra Senso ; ou bien lorsqu'il renonce à Proust, pour se contenter de Gabriele D'Annunzio et réaliser L'Innocent. De plus, nombre de ses films, une fois terminés, acceptés par la production et la censure officielle, furent, et sont encore, victimes de "coupures sauvages" : inégalement accueillis par la critique et le public, trop longs pour les programmes commerciaux, structurés, surtout à partir du Guépard, sur une certaine discontinuité narrative, ils se voient amputés de plans ou de séquences entières, quand ils ne sont pas partiellement remontés.
Visconti a su souder autour de lui une véritable équipe, quasi permanente, avec ses scénaristes, ses monteurs, ses opérateurs, ses costumiers et décorateurs, sans compter les acteurs, qu'il a souvent rencontrés au théâtre, Visconti est un auteur, certes, mais qui sait s'inspirer des autres, s'entourer et jouer un rôle formateur.
Après l'essai réussi d'Ossessione et le coup d'éclat néoréaliste que fut La Terre tremble, en 1948, Bellissima sorti fin 1951 dénonce les illusions qu'engendre le cinéma du réel. Senso en 1954 met en scène, imbriquée dans une passion coupable, l'Histoire italienne qui dominera Le Guépard en 1963. Entretemps, Les Nuits blanches (1957) jouent entre le rêve et la réalité qui redevient prégnante dans cette histoire d'une famille d'immigrés qu'est Rocco et ses frères (1960). la famille encore, est mise en scène, et en accusation, dans Vaghe stelle dell'Orsa (Sandra) en 1964. Les limites imposées à L'Étranger (1967) n'en firent, pour Visconti, que « l'illustration d'un livre », mais la réflexion sur l'Histoire et les forces de décomposition qui y sont à l'œuvre reprend dans deux de ses films de la « trilogie allemande », avec La Caduta degli dei (Les Damnés) en 1969, et Ludwig en 1973, tandis que Morte a Venezia (1971) est une méditation sur la relation entre la création artistique et la vie des sens. Gruppo di famiglia in un interno en 1974 est marqué à la fois par la mort qui menace Visconti, frappé par une attaque cérébrale à la fin du tournage de Ludwig (note : le 27 juillet 1972), comme par l'angoisse devant une évolution politique où se développent les résurgences fascistes et le terrorisme gauchiste que refuse le cinéaste. L'Innocent enfin, tourné par un homme quasi infirme et qui meurt en plein travail durant le doublage du film en mars 1976, brille de l'éclat du dandysme, débouchant, à travers Tullio Hermil (Giancarlo Giannini), sur l'autodestruction d'une société qui n'existe plus qu'à travers le jeu de la représentation.
(Michèle Lagny, La Vie et les films de Visconti, in Senso, étude critique. Nathan, 1992)