V. Zurlini : Il deserto dei Tartari (1976)

Le Désert des Tartares

 

 

~~ Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari, 1976. Valerio Zurlini - Dino Buzzati)

 

 
Di 2 juin 17h et Ve 7 juin 20h à la Cinémathèque française (Paris)
 
. Entretien de Valerio Zurlini avec Jean A. Gili (Rome, novembre 1976), extraits.
 
Q. - Il y a quelques années Jean-Louis Bertucelli avait annoncé son intention de tourner Le Désert des Tartares. Comment avez-vous été amené à réaliser le film ?
V.Z. - Initialement, le projet de porter à l’écran le roman de Buzzati fut italien. Sur ce projet se sont affrontés de très nombreux metteurs en scène qui ont ensuite abandonné l’entreprise parce qu’ils n’ont jamais trouvé de producteur. Le premier à vouloir le tourner a été Michelangelo Antonioni, puis il y eut Vittorio Gassman, Mauro Morassi, Franco Brusati... Ce projet a donc intéressé un peu tous les cinéastes italiens. C’était un peu une chimère, un film impossible. Cela se passait dans les années qui vont de 1940 - date de publication de l’ouvrage en Italie (note: publié chez l’éditeur milanais Rizzoli, il est traduit en français pour Robert Laffont en 1949) - à 1948, années pendant lesquelles le livre a eu un grand succès. Puis le temps s’est écoulé, on a compris que le film était très difficile à faire, impossible même ; le roman a perdu un peu de son actualité. [...] il me semble que c’est à partir du début des années 60 - la publication en Livre de poche date de 1963 - que le succès devient spectaculaire.
La puissance de culture de transmission propre à la France fait qu’un très bon livre italien devient un classique européen. L’intérêt pour une adaptation cinématographique passe alors aux Français : Jacques Perrin, le premier, pense à faire un film à partir du Désert des Tartares. Je passe rapidement sur tous les épisodes intermédiaires, sur les différentes rédactions du scénario, notamment une de Jorge Semprun, pour aboutir finalement à un scénario écrit par André-Georges Brunelin et qui, dans un premier temps, devait être mis en scène par Bertucelli. Par l’intermédiaire de Jacques Perrin, ce scénario est arrivé entre mes mains. Il s’agissait d’un travail qui, si nous l’avions tourné intégralement, aurait duré neuf heures, mais dont on sentait dans son suspense qu’il avait trouvé des points de construction : on ne naviguait plus sur le néant. Ainsi Brunelin est pratiquement l’unique auteur du scénario final. Mon intervention s’est limitée à un travail d’adaptation, de réduction, de réécriture des dialogues. [...] La présence de Bertucelli au générique s’explique par le fait que la construction - le découpage - du scénario a été faite par Brunelin et lui.
Une fois résolu le problème du scénario, il a fallu affronter le problème du financement. Le film qui a coûté près de 2 milliards de lires - en France, il aurait coûté un milliard de plus - a été coproduit par l’Italie, la France, l’Allemagne et l’Iran. C’est en effet en feuilletant fortuitement la revue L’Œil que nous avons découvert, Jacques Perrin et moi, la forteresse de Bam dans le sud-est de l’Iran : c’est là que nous avons tourné les extérieurs et les Iraniens ont été amenés à participer au financement du film. Ainsi, cette terrible entreprise, refusée par tous, est finalement arrivée à bon port.
 
Q. - Dans ses grandes lignes, le film est fidèle au roman de Buzzati. Toutefois, le finale n’est pas tout à fait le même.
V.Z. - [....] C’est vraiment par insuffisance de moyens que nous n’avons pu tourner une conclusion conforme au livre et suivre le final prévu par Brunelin dans son scénario. De toute façon, je crois que le film propose une interprétation du livre, le film est presque une œuvre autonome tout en restant par nombre d’aspects très fidèle à l’ouvrage. [...]
 
Q. - Le roman de Buzzati est très abstrait du point de vue de l’époque où se déroule l’action. Comment avez-vous résolu le problème de l’historicisation que l’on trouve dans le film, c’est-à-dire l’insertion dans l’Empire austro-hongrois ?
V.Z. - D’abord supprimons une équivoque. Buzzati a lu Kafka. Si on lit le livre philologiquement et si on lit philologiquement Kafka, on s’aperçoit que Buzzati a lu Kafka, ne serait-ce que pour le même emploi des noms : la déformation des noms, la curiosité des noms qu’utilise Buzzati, sont semblables à celle de Kafka. Donc, de par son origine, sa nature, Il deserto dei Tartari était une œuvre typiquement Mitteleuropa. De plus, le père de Buzzati est né autrichien parce que Belluno, Venise, la Vénétie, sont passées à l’Italie en 1859. La famille Buzzati-Traverso est née sous la domination autrichienne . Donc la relation de Dino Buzzati à l’Empire austro-hongrois n’est pas si énigmatique que cela. J’ai aimé imaginer cette forteresse avec cette élégance habsbourgeoise à son ultime soupir : un empire se désagrège ainsi que, pierre par pierre, se décompose la forteresse. Cela devenait l’adjonction d’un symbole historique qui ne contredisait pas les symboles du livre. De plus, j’ajoutais ici un élément auquel Buzzati aurait pensé s’il y avait réfléchi cinq minutes de plus. Quand Buzzati décrit Drogo dans un article, en partant naturellement de l’idée qu’aucun metteur en scène n’aurait accepté de faire un film suivant son roman, il écrit : « On m’a proposé d’adapter à l’écran Le Désert des Tartares. Moi je voudrais que tous les personnages aient des uniformes différents, les plus beaux de l’histoire, des mousquetaires de Dumas aux uhlans de Balaklava, chacun vêtu d’une façon singulière. Si je songe à Drogo, je l’imagine avec un uniforme habsbourgeois et avec un magnifique cheval noir luisant. » Vous voyez bien qu’il pensait aux Habsbourg pour le protagoniste ! Ainsi, par d’autres chemins, ma démarche a été de rejoindre une inspiration buzzatienne. Autre chose : dans le livre, les Tartares n’existent nullement ; à la fin, ce ne sont pas eux qui attaquent mais l’État du Nord. Les Tartares c’est uniquement le nom du désert : il n’y a rien d’autre. Là au contraire se situe l’interpolation majeure dont personne ne s’est rendu compte, pas même les critiques littéraires. Les Tartares étant à l’intérieur de notre esprit et représentent ce mystère de la mort, il est juste qu’ils soient également un mystère non identifiable avec une armée aux frontières. Ils sont quelque chose qui vient du néant, ils ne se voient pas ou ils se voient au dernier moment de la vie quand la mort frappe à la porte. Les Tartares n’existent pas ; en vérité, ils représentent cet inconnu qu’il y a dans la vie.
 
Q. - Le thème du désespoir qui court dans le livre de Buzzati, cette attente de quelque chose qui ne vient jamais, sont, quant au fond, des thèmes qui se trouvaient déjà dans vos précédents films.
V.Z. - J’ai fait huit films; dans mes huit films, il y a un thème mineur - celui de Buzzati - qui est contenu dans le thème majeur. Vivre la vie n’a d’autre but que de la laisser s’écouler et la mort est la seule justification. Moi j’arrive à la mort dans trois de mes films, Journal intime, Assis à sa droite, Le Professeur, avec le même sens que chez Buzzati : la mort est la raison de la fin des sentiments. La validité d’un sentiment n’existe pas, la validité d’une illusion n’existe pas, il n’y a pas d’idéalisme qui tienne, il n’existe rien qui soit en dehors de l’amère survivance. Il existe une consolation chrétienne mais dans un sens laïque, dans un sens païen pour ce qui me concerne. Cette fois, avec Le Désert des Tartares, tout est porté naturellement à des extrémités infiniment plus lucides, non sentimentales. Ainsi, sans atteindre à la grandeur de la thématique de Buzzati, tous mes films se ressemblent, du premier au dernier. Il est inutile de s’aimer parce que s’aimer comporte le malheur, il est inutile de croire en quelqu’un parce qu’il nous décevra. C’est toujours en définitive une écriture non sur la tragédie existentielle mais sur une tristesse existentielle. Avec Le Désert des Tartares, j’ai accepté et épousé pleinement le symbole plus grand qui est celui de Buzzati, mais ce symbole contenait déjà les symboles qu’il y avait dans mes autres films. [...]
 
Q. - On a parlé à propos du film de réalisme fantastique, moi je dirais plutôt réalisme métaphysique.
V.Z. - Métaphysique est plus juste et d’ailleurs il y a dans le film deux citations précises : les deux mannequins et l’image des uniformes vides qui pendent sont absolument empruntés à la peinture métaphysique. Métaphysique est donc plus juste, fantastique est plus général et implique plus de choses. À un certain moment, Drogo retourne dans sa maison, il a ôté son uniforme et on le voit en manches de chemise, immobile devant un miroir : dans ce plan, l’image part d’un mannequin nu, marron et noir, quasiment les mêmes couleurs qui sont utilisées à d’autres moments du film.
 
[...]
 

. Titre original : Il deserto dei Tartari. Italie, France, Allemagne, Iran, 1976. 138 minutes, Eastmancolor. Production : Jacques Perrin, Bahman Farmanara, Mario Gallo, Enzo Giulioli, Giorgio Silvagni. Cinema Due, Fildebroc, Les Films de l’Astrophore, France 3 Cinéma, Galatée Films, Corona Filmproduktion, FIDCI (Iran). Réalisation : Valerio Zurlini. Seconde équipe : Christian de Chalonge. Scénario : André-Georges Brunelin d’après le roman de Dino Buzzati. Musique : Ennio Morricone. Photographie : Luciano Tovoli. Décors et costumes : Giancarlo Bartolini Salimbeni et Sissi Parravicini. Montage : Franco Arcalli, Raimondo Crociani. Son : Bernard Bats. Interprétation : Jacques Perrin (Lieutenant Giovanni Drogo), Vittorio Gassman (Colonel Filimore), Giuliano Gemma (Major Mattis), Helmut Griem (Lt. Simeon), Jean-Louis Trintignant (médecin major Rovin), Max von Sydow (Capitaine Ortiz), Laurent Terzieff (Lt. Von Hamerling). Philippe Noiret, Fernando Rey, Francisco Rabal. Sortie en France : 12 janvier 1977.