Cinémas d'Afrique à Lyon (Mai 2024)

 

 

~ Institut Lumière (Lyon)

 

10 mai 2024, 17 h

 

. Ousmane Sembène (1923-2007) : La Noire de... (1966)

 

 

 

 Personnalité majeure du continent africain, Ousmane Sembène fut un autodidacte. Natif de Ziguinchor, une commune de la région du Casamance au Sénégal, il était le fils d’un pêcheur pauvre. Pour ces raisons-là, mais pas seulement, il ne pourra poursuivre des études. Ainsi, en 1936, envoyé préparer le certificat d’études à Dakar, il est exclu de l’école pour avoir giflé son directeur, un certain M. Péraldi qui voulait leur enseigner le corse. Dès lors, il travaillera tôt, à la fois comme mécanicien et comme maçon, tout en manifestant précocement un intérêt soutenu pour l’écriture et le cinéma. Il est mobilisé en février 1942 et ce jusqu’en 1946, dans le 6e régiment des tirailleurs sénégalais au cours du Second conflit mondial.

 

Le personnage du tirailleur reviendra dans son œuvre : avec Camp de Thiaroye (1988), coréalisé avec Thierno Faty Sow et photographié par l’Algérien Ismaïl Lakhdar-Hamina, un long métrage de 147 minutes, qui évoque un massacre colonial : une tuerie d’artilleurs sénégalais par des troupes françaises en décembre 1944. Prix spécial du jury au Festival de Venise, le film déplaira aux autorités françaises qui l’interdiront dix années durant. Auparavant un court métrage d’une demi-heure, Niaye décrit, entre autres, la folie d’un soldat-combattant des guerres coloniales. Adapté de sa nouvelle Vehi-Ciosane ou Blanche-Genèse (1966), laquelle puise dans les fameux récits oraux des griots - les conteurs traditionnels africains -, le film met surtout en relief un acte d’abus de pouvoir. Sembène nous dit : « J’ai été témoin d’un drame qui s’est produit dans un village sénégalais, un cas d’inceste. Niaye retrace donc les réactions d’une collectivité africaine en face d’un cas d’inceste qui en bouleverse les structures. J’ai voulu, en réalisant Niaye, aller au-delà de cet acte abominable et poser le problème de la société africaine qui, qu’on le veuille ou non, est en train de se désagréger. »

 

En 1946, Ousmane Sembène embarque clandestinement à Marseille, où il survit d’abord de divers métiers, puis ensuite comme docker au port de La Joliette. Il intègre la CGT et fait son apprentissage politique auprès des militants communistes, en particulier dans le combat anticolonialiste. De cette époque, naît aussi sa vocation d’écrivain et, plus tard, celle de réalisateur. Chez lui, l’un n’alla jamais sans l’autre. En tant qu’Africain, il en saisira bien sûr la nécessité absolue. Il déclarera, à Berlin, lors d’une rencontre internationale de poètes : « Sur les écrans d’Afrique noire, ne se projettent souvent que des histoires d’une plate stupidité, étrangères à notre vie. Pour nous, Africains, le problème cinématographique est aussi important que de construire des hôpitaux, des écoles, donner à manger à nos populations. L’important est pour nous d’avoir notre cinéma : c’est-à-dire de se revoir, de se saisir, de se comprendre soi-même par le miroir de l’écran . » [septembre 1964]

 

En 1956, il publie son premier roman, Le Docker noir qui rend compte de sa propre expérience professionnelle. Il va désormais écrire avec régularité : l’année suivante, Ô Pays mon beau peuple et, en 1960, Les Bouts de bois de Dieu se situent résolument en Afrique. Ce dernier roman relate la grève des cheminots africains de la ligne Dakar-Niger du 11 octobre 1947 au 19 mars 1948, au temps du colonialisme français, grève à laquelle lui-même avait activement participé. « Une grève où les idées paternalistes sur le nègre bon enfant jusque-là défendues par les colons ont été mises à mal et qui a marqué, sur le plan esthétique, un moment-clé dans la production romanesque de Sembène dont rend bien compte ce roman-repère qui chante le pouvoir de la lutte, à l’orée des indépendances », écrit Lobna Mestaoui [Ousmane Sembène entre littérature et cinéma, Babel, 24|2011]. Parmi une galerie de personnages plus vrais que nature, émerge la figure symbolique de Bakayoko, le délégué syndical. Plus ancré dans la sociologie africaine, Voltaïque, un recueil de treize nouvelles, paraît en 1962 chez Présence africaine, une revue et une maison d’édition fondée par feu-Alioune Diop à la fin des années 1940. La Noire de... (1966), le premier long métrage de Sembène est l’adaptation d’une de ces nouvelles.

Mais, auparavant, et afin d’assurer sa formation de cinéaste, Sembène ira étudier au VGIK de Moscou. Son premier court métrage date de 1962 : Borom Sarret (Le Charretier) met en scène une journée de la vie d’un charretier dans les rues de Dakar.

 

Pour bien comprendre La Noire de..., il faut au préalable revenir au recueil Voltaïque. Parmi les thèmes essentiels qui traversent l’œuvre, celui de la place de la femme en Afrique occupe une part non négligeable. Sembène n’omettra jamais cette dimension : Emitaï, sorti en 1971, mettra en valeur le combat des femmes contre l’administration coloniale en l’absence des hommes partis au front. Dans Xala (1975) adapté de son propre roman, il livre une satire des mœurs rétrogrades d’une bourgeoisie autochtone. Enfin, dans une de ses réalisations les plus marquantes, Ceddo (1977), Sembène fustige l’oppression religieuse. Dans ces deux dernières œuvres, néanmoins, les notations y sont plus implicites. Il renoue, à vrai dire, plus franchement avec la thématique féministe pour Faat Kiné (2000) et plus encore pour Moolaadé (2003) qui dénonce la pratique d’excision traditionnelle. On ne sera guère surpris : Ousmane Sembène examine la condition féminine à travers deux principales figures, celle de la femme-mère et celle de la femme-objet.

 

De ce point de vue, La Noire de..., premier film de Sembène, demeure singulier. C’est le récit d’une femme. C’est essentiellement son je qu’on entend. Ce qu’elle vit, ce qu’elle pense, elle le dit en elle-même. Le spectateur, la spectatrice eux seuls en écoutent la teneur. C’est une voix de femme. La Noire de... est infailliblement film féministe. Diouana, l’héroïne du film (Mbissine Thérèse Diop), est employée de maison dans une famille française au Sénégal. Au moment où cette famille revient au pays natal, à Antibes plus précisément, Diouana, la tête emplie d’illusions, la suivra en métropole. En France, sa dépendance et sa solitude ne feront malheureusement que s’approfondir. À Dakar, elle ne s’occupait que des enfants. La voici maintenant « bonne à tout faire ». Sa vie se déroule entre la cuisine et la chambre à coucher. Est-ce cela vivre en France ? L’épilogue, terrible, ne peut être raconté ici.

 

La Noire de... - le titre est révélateur - met en lumière l’hypocrisie du monde occidental qui camoufle la poursuite de son exploitation de type colonialiste en « assistance technique ». Le racisme à l’endroit de Diouana revêt ici une forme sournoise : le paternalisme y côtoie les remarques humiliantes. Par exemple, sa patronne feint de ne pouvoir prononcer son prénom correctement. De plus, il arrive souvent qu’on lui parle comme si elle était incapable de comprendre.

 

Dans l’adaptation cinématographique de la nouvelle, Sembène adopte de nouveau une structure de flash-back mais plus complexe. Le film commence avec l’arrivée de Diouana en France. Les flash-backs sur sa vie au Sénégal, sont entremêlés avec des scènes de sa nouvelle vie, pour montrer l’image qu’elle avait auparavant d’une France pleine de promesses. Au lieu de la narration à la troisième personne employée dans la nouvelle, on entend les pensées de Diouana par le biais de la voix off qui communique son désespoir avec une dureté incendiaire. Cette détresse est nourrie par un sentiment d’étouffement (« Je suis leur prisonnière. Je suis seule, je ne connais personne. Voilà pourquoi je suis leur esclave. ») La caméra capture son expression en gros plan : Diouana est cloîtrée entre les murs de l’appartement des « patrons », nettement plus exigu que leur demeure au Sénégal. Le film se clôt quand l’employeur de Diouana revient à Dakar pour payer sa famille et leur remettre le masque qu’elle avait offert à ses patrons. La famille refuse l’argent et « Monsieur » retourne sur le bateau pour quitter Dakar. Dans une longue séquence, la caméra fait des va-et-vient entre le Français, visiblement mal à l’aise, et le masque porté par le jeune garçon qui le suit. Symbole de cette Afrique qui, dissimulant ses pleurs sous le masque, refusant la honte et l’indignité, affirme envers et contre tout son identité et sa volonté d’indépendance.

 

À l’origine, ce film en noir et blanc incluait quelques scènes tournées en rose pour montrer qu’avant son déménagement en France, Diouana voyait la vie en rose. Sembène a finalement coupé ces scènes pour abréger la durée du long métrage. Le film reste un hommage, une fable et un poème pour tous ces Africains, toutes ces Africaines qui ont cru au mirage de la France républicaine et universaliste, éprise de progrès et de culture. Là ou un journal de l’époque a cru invoquer de la nostalgie chez la « négresse » incarnée par Mbissine Diop, il serait plus juste de fustiger le mépris et l’indifférence quasi congénitale d’un continent à l’égard d’un autre continent, d’hommes à l’égard d’autres hommes. La Noire de ... fut justement honoré de plusieurs prix, dont le Jean-Vigo 1966.

 

https://www.facebook.com/watch?v=332407644589623

 

| Extrait d'entretien avec Ousmane Sembène

 

Q. Pourquoi cette durée inhabituelle pour un long-métrage [ndlr : 65 minutes] ?

O.S. Pour plusieurs raisons dont la principale est que j'avais tourné sans carte professionnelle et qu'il a été plus facile de régulariser la situation en le présentant au CNC français comme court-métrage. Dans le scénario initial, La Noire de... devait durer 90 minutes et comporter des scènes en couleur. Il en reste d'ailleurs dans certaines copies. Néanmoins je ne suis pas mécontent de la version actuelle, qui évite les longueurs. 

 

Q. Quel était votre propos ?

O.S. Dénoncer trois réalités : 1° le néocolonialisme français qui poursuit, sous une nouvelle forme, la « traite des nègres » ; 2° La nouvelle classe africaine, sa complice et, 3° Une certaine forme de coopération technique. 

 

Q. On a dit que vous aviez abusivement dramatisé la situation, et aussi que le suicide n'existe pas en Afrique ?

O. S. C'est dans Nice-Matin qu'en juillet 1958, j'ai lu le fait divers que je raconte. J'en ai d'abord tiré une nouvelle pour mon recueil Voltaïque puis ce film. Il ne comporte aucune exagération. Par exemple, il existe réellement à Dakar un «marché aux bonnes». 

 

Q. Quelle signification attribuez-vous au masque

O.S. Il joue une fonction essentielle. Au début du film, quand il est encore la propriété du gamin, il n'a qu'une valeur utilitaire, comme beaucoup d'objets analogues en Afrique. La bonne l'offre à sa patronne dans le seul but de lui faire plaisir, ayant constaté l'attrait des toubabs pour ces masques (je dénonce là une manie africaniste). Quand elle atteint le fond du désespoir, elle en fait au contraire le symbole de son africanité car c'est le seul lien qui lui reste avec son pays. Il prend une valeur de refuge. Et quand le gamin le récupère, à la fin, il revêt une valeur de protestation politique et de résistance culturelle. Selon moi ce masque n'a plus la valeur mystique que lui attribuaient nos ancêtres mais c'est un symbole d'identité et d'unité africaines. 

 

[Sembène Ousmaneune conception du cinéma. Entretien avec Guy Hennebelle. Festival de Carthage.]