Schermo : Mafia in Italia
►Le Traître (Il traditore)
Italie, 2019 - Marco Bellocchio
Siciliano vero ?
▪ Liminaire
Septembre 1980. Dans une somptueuse villa de Palerme, les figures les plus importantes de Cosa Nostra fêtent Santa Rosalia, patronne de la ville. Il s’agit surtout de « pacifier » les conflits au sein de la mafia. Tommaso Buscetta, exilé au Brésil, est présent. Il demande à Pippo Calo, son vieil ami, de protéger ses fils. Cependant, les règlements de compte se poursuivent et avec toujours plus de cruauté. De nombreux participants à la réunion des clans sont liquidés : Stefano Bontate, le prince de Villagrazia (« Il Falco»), son bras droit Salvatore Inzerillo (« Totuccio »)… C’est le prologue de la seconde guerre de la mafia au cours de laquelle tomberont un millier d’hommes. Les deux fils de Buscetta sont assassinés. Le « boss des deux mondes » est arrêté au Brésil, accusé de trafic de drogue. Incarcéré à Rio, il doit être extradé en Italie. Dans le fourgon cellulaire, il tente de se suicider à la strychnine. Sauvé, il se retrouve à Rome, où, en prison, il se décide à collaborer avec la justice, en particulier avec le juge anti-mafia Giovanni Falcone…
≈ Bellocchio n’a pas négligé les faits : il s'est entouré, à cette fin, de Francesco La Licata, un expert de la Mafia et de Saverio Lodato, historien qui a réalisé le dernier entretien public de Tommaso Buscetta. Le film est ponctué de noms – ils sont vérifiés et vérifiables -, de dates (chronologie non uniquement linéaire, quatre flash-backs ou le travail mémoriel du héros) : toutes s’insèrent dans l’histoire authentique de Cosa Nostra et de la justice italienne. Rien ici ne relève pourtant de l’enquête en forme de puzzle chère à Francesco Rosi. Il traditore c’est les allers-retours, constitués d’arrestations, de peines de prison, de tortures et d’extradition, de celui qu’à Palerme et alentour, on appellera bientôt le « traître », celui que la presse aura surnommé le repenti (« pentito »), mais qui fut aussi le « boss des deux mondes », un « parrain » de l’héroïne et, à n'en point douter, un criminel redoutable.
Pourtant, et dès l’introduction, on aura compris qu’aux yeux de Tommaso Buscetta, supérieurement composé par le grand Pierfrancesco Favino, le « traître » c’est forcément Pippo Calò, le « caissier de la mafia »,[1] devenu l’allié du clan Corleonesi et du sanguinaire Totò Riina (U curtu, le Petit), le vrai capo de la Cupola (la fameuse Commission de la Mafia sicilienne), qui avait été formé à bon école avec un autre corléanais, Luciano Leggio, alias Liggio, « l'homme au cigare » (Il imitait le Brando du Parrain !), assassin notoire du syndicaliste et résistant Placido Rizzotto en 1948.[2] On le voit incarcéré (et on le reconnaîtra dans le film) lors du maxi-procès du milieu des années 1980 - 475 inculpés ! Quant à Pippo, il devait protéger les deux fils de Don Masino alias Buscetta. Il a fait l’exact contraire. Jusqu’à la conclusion, Bellocchio brode admirablement sur l'ambiguïté du titre : au procès de Palerme, à l'été 1996, celui de l’ex-président du Conseil Giulio Andreotti, Pippo, enfermé dans sa « cage », interpelle, railleur, Don Masino et lui chante Siciliano vero, adaptation de l'Italiano de Toto Cutugno.
Bellocchio livre à sa manière des clefs de compréhension du drame sicilien. « Il traditore » c’est forcément l’acte d’amour d’un Italien à la Sicile. Le complexe sicilien n’est-il pas qu’une comédie cyniquement mise en scène ailleurs ? La réalité n’est-ce pas celle d’un déséquilibre sciemment entretenu par des élites au pouvoir en Italie ? De fait, le « pacte » conclu entre Buscetta et le juge Giovanni Falcone n’est que le reflet d'un épilogue – la fin d’un monde – et non la fin du banditisme, de la drogue et de la criminalité qui fleurissent partout dans le monde et non uniquement en Sicile. Certes, grâce à Buscetta en particulier, les mécanismes de Cosa Nostra nous furent révélés. L'interrogatoire, débuté un 16 juillet 1984 dans un local de la Criminalpol du Latium, aboutit, de nombreuses semaines plus tard, à un rapport de quarante-neuf pages soigneusement dactylographiées et qui traçait un cadre suffisamment clair de l'organisation mafieuse Cosa Nostra. Buscetta expliqua aux juges « comment leur ville était contrôlée quartier par quartier et de quelle manière les différents clans faisaient régner leur dictature sur presque toute la partie occidentale de la Sicile. » (F. Calvi, opus cité) Dans un entretien testamentaire publié en 2005 par « La Repubblica » de Rome, celui-ci affirmera : « L’Etat avait réussi, grâce à un petit groupe d’hommes d’honneur qui s’étaient sentis trahis par Cosa Nostra, à démonter pièce par pièce, comme un puzzle, cette organisation, à en comprendre, grâce à l’intelligence aiguë de Giovanni Falcone, les méthodes, les habitudes, la dangerosité. Ça n’a pas été un travail facile. Ça a même été une tragédie, qui devrait rester dans la mémoire de tous ceux qui veulent bien se souvenir. Une tragédie pour les magistrats : Falcone est mort, Borsellino est mort [assassinés en Sicile à trois mois d’intervalle, en 1992, par les grands parrains mafieux]. Une tragédie pour nous : j’ai subi, ainsi que les autres, tous les deuils, toutes les infamies, tous les sarcasmes. Treize ans après, je suis encore un homme qui doit se cacher au bout de la terre sous un faux nom. Qui a gagné ? Qui a perdu ? Parfois, je me sens vaincu, comme Totò Riina, qui pourrit en prison. » La confrontation entre Falcone et Buscetta, admirablement mise en scène par Bellocchio, est éloquente. Don Masino alias Buscetta dit à Falcone, incriminant les gens de Corleone : « Je suis resté un homme d’honneur. Ce sont eux qui ont trahi tous les idéaux de Cosa Nostra. Je ne me considère pas comme un repenti. » Mais quels furent, à supposer qu’il en existât, les « idéaux » de l’ « uomo d’onore », ceux de « l'honorable société » tout entière ?[3] Don Masino émet sans discontinuer une vérité pour un mensonge par omission : de fait, la justice est censée discerner comme il se doit. Il reste certainement un brin d’amour et de reconnaissance chez Tommaso Buscetta (« un homme à femmes », selon Toto Riina qui se contente de lire les journaux à fort tirage !). On veut espérer que Don Masino, « le simple soldat » de Cosa Nostra, dix-septième enfant d’un pauvre artisan verrier et coupable au premier degré néanmoins, en souffre lorsqu’il fredonne, la larme à l’œil et au jour de son 68e anniversaire, un couplet de Historia de un amor de Carlos Almaran. Il traditore est une superbe réussite, une œuvre intelligente et populaire, digne du grand cinéma italien.
MiSha
Le Traître (Il traditore). Italie, France, Allemagne, Brésil, 2019. 151 minutes. Réalisation : Marco Bellocchio. Scénario : M. Bellocchio, Ludovica Rampoldi, Vallia Santella et Francesco Piccolo, avec la collaboration de Francesco La Licata. Photographie : Vladan Radovic. Montage : Francesca Calvelli. Musique : Nicola Piovani. Décors : Andrea Castorina. Costumes : Daria Calvelli. Son : Gaetano Carito et Adriano Di Lorenzo. Production : IBC Movie, Kavac Film et Rai Cinema. Producteurs : Beppe Caschetto, Viola Fügen, Simone Gattoni, Caio Fabiano Gullane, Alexandra Henochsberg, Attilio Moro et Michael Weber. Interprétation : Pierfrancesco Favino (Tommaso Buscetta), Luigi Lo Cascio (Totuccio Contorno), Fausto Russo Alesi (Giovanni Falcone), Maria Fernanda Candido (Maria Cristina, l’épouse de Buscetta), Fabrizio Ferracane (Pippo Calo)., Nicola Cali (Totò Riina). Sortie en France : 30 octobre 2019.
- Extrait d'interview avec Marco Bellocchio
Q : La relation avec Falcone (Fausto Russo) et Buscetta (Pierfrancesco Favino) ressemble à celle d'un psychanalyste et de son patient.
Marco Bellocchio : « Cette relation difficile entre le juge et le « repenti » ne m'effrayait pas, mais, en défendant l'héroïsme de Falcone, fût-il compréhensible, je craignais les images sans inspiration, conventionnelles. C'est surtout grâce au montage qu'a vu le jour une relation entre deux personnages séparés, et pas seulement par la table. Tous deux trouvent un intérêt commun à collaborer. Enzo Biagi [ndlr : célèbre journaliste ayant réalisé un film sur la mafia, Una storia, dans lequel apparaît Tommaso Buscetta] et d'autres le disaient : c'est comme si Falcone avait conquis la confiance de Buscetta. Après l'assassinat de Falcone, Buscetta, comme s'il le lui avait promis, s'acharne à continuer l'enquête commencée avec Falcone, mais il n'y réussit pas. Il lui manque un garant comme Falcone. Il revient en Italie parce qu'il veut revenir sur la scène, mais aussi pour se réhabiliter par rapport à Falcone. »
(Entretien avec Lorenzo Codelli. Rome, 18 juillet 2019, traduction : Christian Viviani)
[1] Pippo (Giuseppe) Calò était à partir de 1963 le chef de « famille » de la zone d’influence de Porta Nuova à Palerme. Les autres membres importants de ce clan étaient Gerlandio Alberti et Tommaso Buscetta.
[2] « Né en 1928 dans la bourgade de Corleone, Leggio, indique encore Fabrizio Calvi, était un paysan sanguinaire qui avait gravi un à un tous les échelons de la Cosa Nostra pour s’illustrer trente ans plus tard en assassinant le parrain local, le dottore Michele Navarra – Leggio avait 30 ans, donc dix ans plus tard après le meurtre de Rizzotto - un médecin de campagne doublé d’un hobereau cruel et violent qui exerçait son influence jusqu’au sein de la Cupola d’alors. » (In : F. Calvi : « La Vie quotidienne de la mafia », Hachette, 1986) Au début des années 1970, Liggio était considéré comme l’ennemi public des transalpins. Les gazettes l’avaient consacré comme un héros du mal. En mauvaise santé, une tuberculose et diverses infections urinaires le rongeaient, Liggio n’en avait pas perdu ses facultés mentales pour autant. Quand il revint à Palerme en 1970, alors qu’il venait de faire de longs séjours en clinique et qu’il avait échappé à son arrestation, la situation avait changé : le triumvirat de Cosa Nostra était démantelé par l’emprisonnement de Gaetano Badalamenti et de Stefano Bontate. Toto Riina, qui lui avait servi de lieutenant, détenait quasiment le pouvoir.
[3] Au moment où il est incarcéré à la colonie pénitentiaire de l’Ucciardone à Palerme, en décembre 1972, Buscetta était déjà classé dans la catégorie des détenus bénéficiant d’un traitement de faveur. Il disposait d’une cellule individuelle, d’un secrétaire-garde du corps et on lui acheminait des plats confectionnés par les meilleurs restaurateurs de la ville. Le film le montre très bien – on notera également la venue d’une call-girl de luxe pour satisfaire la sensualité de monsieur. « La quarantaine arrogante l’homme aimait à afficher une fulgurante réussite sociale qui se voyait d’abord dans le choix de ses vêtements. […] Eau de toilette, after-shave, savonnette, dentifrice : l’homme avait le même souci de qualité quand il s’agissait de son hygiène personnelle », écrit Fabrizio Calvi (Opus cité).
►Gomorra
Italie, 2008 - Mateo Garrone, Roberto Saviano
... Dans les griffes de la mafia
De passage à Paris pour la présentation de son essai, Gridalo (Crie-le !) traduit en français, Roberto Saviano aura connu un succès considérable avec Gomorra, une sorte de roman-enquête, description fouillée et méticuleuse du système mafieux à Naples, sa ville natale. Saviano se livrait également à une pénétrante analyse sociologique des implications et des conséquences de l’emprise de la Camorra dans l’économie et la vie quotidienne des habitants de la région. En dernier lieu, l’écrivain montrait que les mafias s’étendaient désormais au-delà de leurs propres territoires, et, en l’occurrence, au-delà des frontières péninsulaires. Les mafias copient le modèle multinational et ultra-libéral de l’univers capitaliste mais en transgressant les règles que celui-ci se fixe. Il s’agit bien d’un monde parallèle, qui bien loin d’entrer en contradiction avec celui, licite, du capitalisme apatride, n’est en réalité qu’une autre façon, plus sauvage, de surexploiter la misère des peuples. Là, où se creusent des manques et des carences, la mafia s’insinue et accroît son emprise et ses fabuleux profits. La mafia est le versant le plus sombre du monde d’injustices et d’inégalités que le capitalisme sécrète. En sorte que le combat à mener contre l’hydre mafieux ne saurait être disjoint de celui mené contre l’impérialisme tout entier. En vous parlant de L’Affaire Mattei de Francesco Rosi et du Petrolio de Pasolini, je le sous-entendais ; et puis j’ai parlé aussi de Nostalgia de Mario Martone, sorti au début de l’année. Et nous revenions à ce sujet sur le « Diario napoletano » de Francesco Rosi et évidemment sur beaucoup d’autres films italiens liés à ce phénomène. Je pense notamment à Il traditore (2019) de Marco Bellocchio et à Salvo (2013) de Fabio Grassadona et Antonio Piazza, dans le cadre sicilien, celui de Cosa Nostra.
L’ouvrage de Saviano reste explosif. L’auteur était désormais sous la menace des clans mafieux, en particulier celui des Casalesi, originaire de la province de Caserte, et dont la structure est proche de celle de Cosa Nostra. Roberto Saviano, âgé aujourd’hui de 43 ans, vit sous protection policière depuis 2006, année de la publication de son livre. Il raconte ce « drôle de destin » dans une bande dessinée Sono ancora vivo (Je suis encore vivant).
Le réalisateur Matteo Garrone adaptait Gomorra deux ans plus tard. Cela pouvait être interprété comme un retour à une première manière chez lui. Terra di mezzo (1996) et Ospiti (1998) se confrontent à la réalité sociale de l’Italie et, en particulier, à celle de l’immigration, alors que raffinement plastique et vision métaphorique marquent L’imbalsatore (2002) et Primo amore (2004). On fera remarquer que L’imbalsatore (L’embaumeur), nommé ici L’Étrange monsieur Peppino, aborde les thèmes de la mafia et de la dépendance du Mezzogiorno. Un film d’une grande noirceur, mais dont le caractère abstrait peut dérouter. Avec Gomorra, les choses changent : sont privilégiées la force objective des événements et la distanciation analytique nécessaire à leur reconstitution. Jean Antoine Gili écrit : « Matteo Garrone a construit une œuvre forte, élaguant dans un ouvrage foisonnant, riches de plusieurs années d’enquête sur le terrain, pour aboutir à cinq histoires qui s’entrelacent et décrivent les multiples facettes du mal. » Au générique de fin, la population ayant suivi passionnément le tournage, est ainsi remerciée : « Tutta la gente di Scampia per la loro ospitalità ». Or, Scampia est le nom d’un quartier populaire de la banlieue napolitaine. Il fut bâti grâce à une loi sur les logements sociaux à partir des années 1970. Dans son Naples revisitée (1993), Rosi survolait ces nouveaux immeubles aux terrasses étagées genre marina. Quinze ans plus tard, ces bâtiments construits avec des matériaux de piètre qualité apparaissent délabrés, insalubres et sales. Les grandes barres des Sette Vele (Sept Voiles) y ont triste réputation. Les habitants de pauvre condition semblent totalement délaissés. La Camorra, fortement implantée, y règne désormais en maître. À Scampia, le taux de chômage dépasse allègrement la moyenne nationale. Le travail au noir y est très répandu. Quant au trafic de drogue, il culmine justement ici à Scampia, le plus grand supermarché européen de vente au détail. Dans ce contexte, la criminalité est effrayante. Un jeune trafiquant de stupéfiants a 6 chances sur 10 de mourir assassiné. Et, cependant, le marché de la drogue perdure : c’est que l’activité est exceptionnellement lucrative. Ciruzzo O’Milionario (alias Paolo Di Lauro), c’est son surnom, y dirigeait un gang qui contrôlait pratiquement ce quartier et bien d’autres à Naples. On disait que son clan récoltait la valeur de 500 000 euros par jour ! Il sera finalement arrêté le 16 septembre 2005 dans son fief de Secondigliano, un autre quartier populaire de la cité parthénopéenne. Mais, ce qu’il faut voir aussi, ce sont tous ces jeunes et moins jeunes qui font vivre leur famille grâce aux diverses fonctions que leur donne la Camorra. Une sentinelle (sentinella) - ici, en France, on les appelle les « guetteurs » -, chargée de la surveillance des points de vente, peut percevoir 1 500 euros/mois, tandis qu’un capopiazza encaisse entre 7 000 et 10 000 euros/mois. Nous en parlions à propos de Nostalgia de Mario Martone qui se déroulait, en partie, dans le quartier de Sanità. Martone qui, comme Roberto Saviano, est napolitain. Nous évoquions aussi l’impuissance relative de la force publique et de l’État qui finissait par exaspérer les citoyens honnêtes. De quoi nourrir cet entêtant fatalisme qui habite tout Napolitain normalement constitué. On ne peut pas dire, de ce point de vue, que rien n’aurait été entrepris. Mais le problème est trop complexe, trop vaste, plus fondamental pour qu’on puisse se limiter à des opérations de nettoyage aussi efficaces qu’elles puissent s’avérer sur le moment. Et, surtout ne pensons jamais que Naples puisse être entièrement gangrénée, ce serait trop injuste pour ses habitants.
Mateo Garrone, quant à lui, nous a expliqué la méthode dont il s’est servi pour adapter cet impressionnant puzzle qu’est l’ouvrage de Saviano. « Nous avons œuvré par soustraction, choisissant quelques thèmes pour les développer ensuite de façon dramaturgique à travers quelques personnages du livre de Roberto Saviano. À partir de cet ouvrage, il eût été possible de faire cent films différents. On a donc opéré des choix, sacrifiant des récits tout aussi captivants, par exemple les aspects liés aux dynamiques internationales de la Camorra qui investit et possède des ramifications dans le monde entier. Naples est une Babel, une intrication de cultures. Nous avons tout de suite écarté l’idée du livre, l’écrivain circulant en Vespa d’un endroit à un autre, décrivant les lieux et ses tourments intérieurs. Il me semblait plus intéressant de raconter, sans juger, à travers des personnages d’âges divers, la lutte pour la survie quotidienne. L’histoire de don Ciro (Gianfelice Imparato), le « sous-marin » qui apporte les salaires hebdomadaires, par exemple, ce n’était qu’une allusion dans le livre, et au contraire elle m’a servi à entrer dans les maisons et à raconter les gens qui y vivent. Don Ciro est la tragédie d’un homme inutile, quelqu’un qui s’était toujours senti protégé par une armée dominante, la famille Di Lauro, et qui subitement s’aperçoit que tout ne fonctionne plus ainsi. Le clan Paolo Di Lauro a fait la loi durant trente ans à Secondigliano ; mais, quand le fils a reçu les pouvoirs des mains du père, comme cela peut arriver dans les entreprises familiales, il en a modifié la politique, créant la mauvaise humeur et des tensions au sein du clan, pour finalement aboutir à une scission. Dans le livre de Saviano, il y a tout un chapitre sur la guerre de Secondigliano, 45 morts en 8 mois. La différence, c’est que dans le film, il n’y a pas de noms. Les aspects purement journalistiques ne m’intéressaient pas. L’important était de se concentrer sur des thèmes universels : je voulais rendre la peur, la brutalité de cette réalité, cette espèce de « zone grise » où l’on passe facilement du licite à l’illicite. » (In : « Positif », juillet-août 2008).
Lire Roberto Saviano et voir le film de Matteo Garrone apparaissent aussi nécessaires l’un que l’autre : se plonger dans les détails de l’enquête pour mieux en saisir le propos général ; voir le film pour ne pas se perdre dans les dédales d’un monde obscur et cruel.
Février 2023
MiSha
Gomorra. Italie, 2008. 135 minutes. Réalisation : Matteo Garrone. Sujet : Roberto Saviano d’après son roman. Scénario : Maurizio Braucci, Ugo Chiti, Gianni Di Gregorio, M. Garrone, Massimo Gaudioso, R. Saviano. Photographie : Marco Onorato. Décors : Paolo Bonfini. Montage : Marco Spoletini. Production : Domenico Procacci pour Fandango, Rai Cinema. Interprétation : Toni Servillo (Franco), Carmine Paternoster (Roberto), Gianfelice Imparato (don Ciro), Maria Nazionale (Maria), Salvatore Cantalupo (Pasquale), Gigio Morra (Iavarone), Salvatore Abruzzese (Totò).
▪ Roberto Saviano : Gomorra. Viaggio nell’impero economico e nel sogno di dominio della camorra. Mondadori, 2006.
* Gomorra, série télévisée de Stefano Sollima, sortie en 2014.