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Jeanne Dielman 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles
(Chantal Akerman, 1975)
« Le familier inquiétant » (Danièle Dubroux)
https://www.arte.tv/fr/videos/114552-000-A/jeanne-dielman-23-quai-du-commerce-1080-bruxelles/
Chantal Akerman entre dans sa vingt-cinquième année lorsqu’elle réalise Jeanne Dielman 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. C’est son huitième film. Dans Saute ma ville (1968), un premier court métrage de 13 minutes, la réalisatrice met en scène une révolte domestique. La protagoniste féminine n’est autre que Chantal Akerman elle-même. La cuisine en constitue la pièce toute désignée. On assiste ici à une autodestruction en règle. Dans Jeanne Dielman, la domesticité change de forme, la cuisine n’est plus l’espace d’un dérèglement anarchique. Elle devient le lieu central d’une mise en scène enclouée, grâce à laquelle se révèle, métronomique, itérative et spatialement restrictive, l’activité recluse d’une existence de femme. Ici, l’allitération sans hiatus et sans retard, éprouvée comme cérémonial bienfaisant et rassurant, ne peut donc tolérer aucune forme d’incidence. Confrontée à l’adventif, Jeanne est proprement désemparée. Il lui faut anéantir coûte que coûte, et dans un acte de désespoir, le déclencheur d'une émotion jusque-là inconnue et qui, de surcroît, ne peut répondre d'aucune règle planifiée. Cette vraie liberté, Jeanne ne paraît plus en situation de l’admettre ou de la concevoir. On peut donc comprendre combien le film de Chantal Akerman a pu tant bouleverser, et selon une échelle proprement universelle. La réalisatrice et critique britannique Laura Mulvey dira, entre autres : « J’ai eu l’impression en y repensant qu’il y avait un avant et un après « Jeanne Dielman » […] L’impact fut de cet ordre. […] Je ne l’ai jamais considérée comme une cinéaste féministe, mais, selon moi, elle a sans aucun doute créé un cinéma féminin, par sa façon de filmer les femmes, ou plus exactement, de filmer les manières dont les femmes envisageaient et expérimentaient le monde. En faisant cela, elle mit le cinéma sens dessus dessous. » (Entretien avec Jennifer Higgie, Frieze, Podcast, 18 novembre 2019)
Quelques mois avant de tourner Jeanne Dielman, Chantal Akerman avait obtenu un financement pour un film qui s’intitulerait Elle vogue vers l’Amérique. Elle en parla ainsi : « Nous voulions parler d’une femme de 45 ans, du mariage, de la prostitution. On a écrit un scénario : une femme dans un appartement, deux grands garçons, les chambres bien rangées. On la voyait faire l’amour avec son mari rapidement, et le matin, le mari déposait l’argent sur la table de nuit. Après le mariage de l’un de ses deux fils, cette femme quittait sa maison et allait s’installer ailleurs ; mais elle reconstruisait le même monde ; et comme elle ne savait pas de quoi vivre, elle recevait des hommes chez elle. C’était un scénario pour faire un film « féministe » où chaque scène illustrait une idée, un film « prise de conscience ». (Entretien avec Blandine Jeanson et Martine Storti, « Libération », 9 février 1976).
▪ Chantal Akerman dit à propos du scénario et du film Jeanne Dielman :
« J’ai écrit le tout en quinze jours et tout, tout était écrit comme un nouveau roman, chaque geste, chaque geste, … L’histoire que je vais vous raconter tient en quelques lignes. Une demi colonne dans la page d’un fait divers du journal du soir… »
« Je voulais surtout travailler sur le langage, en prenant des images qui dans le cinéma en général font partie des ellipses, qui sont les images les plus dévalorisées. Car il y a une hiérarchie dans les images. Par exemple, un accident de voiture ou un baiser en gros plan, c’est plus élevé dans la hiérarchie que de faire la vaisselle. Faire la vaisselle, c’est le plus bas, surtout de dos. Et ce n’est pas un hasard mais en rapport avec la place de la femme dans la hiérarchie sociale. » (Entretien avec Marie-Claude Treilhou, « Cinéma 76 », février 1976)
« Je montrerais plutôt peu d’actions, mais je les montrerais complètement. Ce qui est important de démontrer ici, c’est le côté méthodique, sans improvisation, des actes qu’on répète chaque jour dans un ordre déterminé. Je pense aussi que si l’on montre seulement quelques actions d’une façon très précise et très détaillée, il peut y avoir une fascination qui s’installe, qui peut être du même ressort que celle que provoque la préparation minutieuse d’un hold-up ou d’un crime, et pourtant il ne s’agirait là que de la vie quotidienne de beaucoup de femmes. » (Scénario de Jeanne Dielman 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles)
« […] Et ce n’est pas parce qu’on déjà vu quelque chose qu’il ne faut plus prendre le temps de voir encore, au contraire sans doute. Tout le monde a déjà vu une femme dans une cuisine, à force de la voir, on l’oublie, on oublie de la regarder. Quand on montre quelque chose que tout le monde a déjà vu, c’est peut-être à ce moment-là qu’on voit pour la première fois. » (Ch. Akerman, « Autoportrait en cinéaste »)
Delphine Seyrig, interprète de Jeanne Dielman
« J’ai fait ce film pour donner une existence cinématographique à ces gestes et je l’ai écrit avec Delphine complètement en tête. Je me suis dit que ce qui était extraordinaire, c’est que, justement, elle n’était pas ce personnage, elle était quand même une grande dame, et que, si on voyait quelqu’un qu’on avait l’habitude de voir faire le lit et la vaisselle, on ne le verrait pas, comme les hommes ne voient plus que leurs femmes font la vaisselle ; et donc il fallait quelqu’un qu’on n’ait pas l’habitude de voir faire la vaisselle, et donc c’était parfait avec Delphine, parce que, du coup, ça devenait visible. » (Ch. Akerman, bonus DVD)
▪ Évaluations :
∙ « Lorsqu’on demande à Chantal Akerman ce qu’elle a vu cette nuit-là, elle reste laconique : “Juste une serviette éponge posée sur un lit, des billets déposés dans une soupière… Mais ça a suffi pour que le film m’apparaisse.” Cette serviette et cette soupière contiennent la vie de Jeanne Dielman, une veuve entre deux âges, qui vit à Bruxelles, avec son fils de 17 ans. Le film décrit une cinquantaine d’heures du quotidien de cette femme, dont la vie s’organise comme un ballet mécanique de gestes domestiques. Jeanne Dielman fait la cuisine, met la table, sert son fils, dîne, débarrasse la table, fait la vaisselle, range la cuisine. Jeanne Dielman défait son lit, s’endort, refait son lit, se lave méthodiquement dans sa baignoire, s’habille, cire les chaussures de son fils. Et cela ad libitum, rien moins que trois heures vingt. Il suffisait de filmer ses actions dans une durée proche du temps réel pour enregistrer quelque chose de jamais vu : une construction sociale (la femme au foyer) qui ne tolère aucune extériorité, une aliénation consentie qui, si on en dérègle les procédures, aboutit à une catastrophe. La vie de Jeanne Dielman, c’est donc l’ordinaire de beaucoup de femmes : tour à tour cuisinière, servante, femme de ménage. Mais aussi pute. Car entre la vaisselle et la cuisine, Jeanne Dielman reçoit des hommes à domicile et couche avec eux pour de l’argent, tâche qu’elle effectue avec le même soin robotique, la même précision désincarnée que toutes ses activités ménagères. Le film est fait de boucles, déroule le même imparable enchaînement de rituels répétitifs, jusqu’à ce que le plus inattendu advienne (elle jouit) et que vole en éclats le circuit fermé de ces petites cérémonies (armée d’un ciseau, elle tue). Pourquoi Jeanne Dielman tue l’homme qui la fait jouir, demande-t-on trente ans plus tard à Chantal Akerman ? “Elle tue le phallus. Pas forcément le phallus d’ailleurs. Ça aurait pu se produire aussi avec une femme. Mais elle tue le plaisir. Elle jouit une première fois. Elle pense que ça ne se reproduira pas. Et elle jouit une seconde fois. Cette jouissance défait l’ordre de son monde. Jusque-là, le plaisir tenait dans la reconduction quotidienne des mêmes rituels. Si on touche à ça, si quelque chose surgit en dehors de la ritualisation de son existence, alors elle devient folle.” Un film marque une date dans l’histoire du cinéma lorsqu’il découvre de nouveaux territoires du filmable, lorsqu’il songe à s’intéresser à des sujets que personne ne jugeait digne d’intérêt : préparer une escalope panée, peler des pommes de terre, se coiffer plusieurs minutes devant une glace, introduire un gant de toilette dans ses oreilles afin de les nettoyer. Autant de gestes découverts sur un écran pour la première fois dans Jeanne Dielman et qui, par la simple retranscription par les moyens du cinéma, donnent lieu à une véritable sidération. Tout ce qui constitue les déchets du cinéma classique (le temps qu’il faut pour mettre une table) devient tout à coup la matière même d’un film. Mais à cette extension du domaine du filmable il fallait joindre les bonnes solutions de représentation. La puissance de Jeanne Dielman tient à l’extrême stylisation de ces actions bien ordinaires. Si les gestes sont ceux de l’hyper-quotidienneté, la façon de les montrer est aux antipodes du naturalisme. D’abord, la caméra ne bouge jamais. Elle campe sur sa position et ne se déplace plus. Si Jeanne Dielman s’approche à l’avant du plan, elle se retrouve soudain décapitée. Si elle poursuit son action hors du cadre, l’image reste vide de sa présence, sans que jamais aucun décadrage ne vienne la recentrer. Comme si la vie de Jeanne Dielman nous était révélée au moyen d’une régie de surveillance, reproduisant la même combinaison limitée de cadres statiques et comportant des angles morts, des fissures dans lesquelles le personnage s’absente. […] » (Jean-Marc Lalanne, « Inrockuptibles », 17 avril 2007)
∙ « […] Quelques instants plus tôt, nous regardions Jeanne allongée sur le lit, submergée par l’intensité du plaisir. De dos cette fois-ci, Jeanne passe à l’acte, afin de contrer cet inconcevable qui vient d’être infligé à son corps. Cette jouissance qui la déborde, ce mal voluptueux qui la domine, conduit Jeanne au meurtre car, « en tuant, elle veut rattraper un ordre » (Chantal Akerman). Elle tue celui-là même qui, en lui donnant le plaisir, anéantit l’excès de contrôle qu’elle a jeté sur son existence. » (Corinne Maury, « Jeanne Dielman de Chantal Akerman », Yellow Now, Côté Films, 2020)
- Jeanne Dielman 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. 1975, 201 minutes. Réalisation, scénario et dialogues : Chantal Akerman. Photographie : Babette Mangolte. Montage image : Patricia Canino. Décors : Philippe Graff. Direction de production : Évelyne Paul, Corinne Jenart. Société de prod. : Paradise Films (Bruxelles), Unité Trois (Paris). Interprétation : Delphine Seyrig (Jeanne Dielman), Henri Storck (le premier client), Jacques Doniol-Valcroze (le deuxième client), Yves Bical (le troisième client), Jan Decorte (Sylvain Dielman). Élu en 2022 meilleur film de tous les temps dans le classement décennal de Sight and Sound, établi par la revue du British Film Institute1.