Schermo : C'eravamo tanto amati (Scola)
C’eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés)
1974 – Italie, Ettore SCOLA
Le titre de cette comédie douce-amère trouve son origine dans une chanson sentimentale en vogue à la fin des années 1910. Come pioveva (Comme il pleuvait), c’est son nom, et ses premières paroles traduisent la mélancolie d‘une époque où comme Luciana Zanon (Stefania Sandrelli), l’héroïne féminine du film d’Ettore Scola, l’énonce parfaitement : « Les temps étaient durs, nous étions pauvres mais heureux... » La bluette débute, quant à elle, ainsi : « C’eravamo tanto amati / per un anno e forse più / c’eravamo poi lasciati / non ricordo come fu... » (Nous nous sommes tant aimés / Durant une année et peut-être plus / Puis, nous nous sommes séparés / Je ne me rappelle pas comme il fut...) C’est certainement un peu voire beaucoup l’histoire de Luciana et de son amant d’autrefois. La pluie évoque les larmes, la tristesse, la confusion d’une génération qui espérait en un monde plus clément. Enfin, l’oubli invoqué dans la chanson, c’est Gianni Perego (Vittorio Gassman) qui, vingt-cinq après, ayant garé sa somptueuse berline Piazza del Popolo à Rome, met un temps avant de reconnaître son ancien compagnon de lutte, le brancardier Antonio (Nino Manfredi) resté, de son côté, fidèle à son idéal de jeunesse.
Qu’est-ce qui, en effet, pourrait les rassembler présentement ? Antonio n’en devine, sur le coup, encore rien. D'autant que la scène des retrouvailles inattendues n'a pas le même sens pour celui-ci que pour le spectateur qui sait et comprend à peu près tout. Et c'est pourquoi, cette séquence est forcément narquoise et grotesque. Coincé par une modeste Fiat 500, le Gianni Perego à la voiture de luxe guide l'autre automobiliste - une femme ! - à sortir de l'aire de stationnement. Antonio ne peut imaginer en Gianni autre chose qu'un gardien de parking. Son erreur monumentale est également symptomatique. Le voici, à présent, débitant son fastidieux couplet « communiste » et projetant sur l'ancien compagnon de combat son propre idéalisme (« Non, quelle société de merde ! Tu sais ce que t'es toi ? Je te connais bien, moi. Un idéaliste ! ») Gianni a très bien analysé en ce qui le concerne. Enrico Giacovelli épingle la situation ainsi : « (Gianni veut) goûter une gorgée du passé et la saveur de son intégrité. » (opus cité plus bas) Quoi qu'il en soit, le spectateur, averti, de surcroît, par les trois reprises de la séquence introductive (en couleurs), mesure déjà l’étendue d’un drame. Gianni s’est certes hissé au sommet, mais il a tout perdu : ses vrais amis, sa femme et... son idéal ! L’amnésie qui frappe Luciana ensuite est puissamment révélatrice. Confrontée à cet homme vieilli et blasé, elle se souvient bien mal de l’avoir tant aimé. Dans sa grandiose villa, sise via Campo Verde, le voici qui saute dans l’eau de sa piscine dotée d’un haut tremplin. Il est désormais seul, désespérément seul... Et la chute morale paraît immense. Ses amis l’ont auparavant retrouvé (A-t-il égaré involontairement sa carte grise ?). La caméra interrompt la trajectoire du plongeur. Retour donc à l’orée d’un récit, celui de trois compagnons – Nino Manfredi, Vittorio Gassman, Stefano Satta Flores - et d’une femme (Stefania Sandrelli) qu’ils auront tant aimée.
Ettore Scola depuis Drame de la jalousie (1970) observe, non sans quelque désolation ironique, mais avec une lucidité exemplaire, la lâcheté de générations qui n’osent se regarder tels qu’en eux-mêmes. Jean Antoine Gili écrit justement : « Les films de Scola deviennent des miroirs que le cinéaste propose à notre réflexion. » Aussi, l'historien du cinéma transalpin établit le constat suivant : « […] il importe de comprendre le changement décisif qui s’opère dans le travail de Scola : le cinéaste met de plus en plus clairement à jour sa volonté de fondre les canons traditionnels de la comédie dans une attention à un réalisme que lui-même appelle magique, dilaté, grotesque. » [1]
Il nous faut alors faire un autre constat, paradoxal celui-là : la comédie à l’italienne aborde sa phase ultime. Son inspiration s’épuise. Au désengagement de certains s’opposent l’exagération de la charge et la surmultiplication des thèmes chez d’autres. Prévaut aussi la tentation opportuniste d’exploiter le filon dans une optique purement commerciale... Enfin, on ne peut omettre que Scola critiquait la démagogie qualunquiste (celle qui prétend refléter l'opinion de l'homme de la rue, l'homme quelconque) qu’il considérait, à juste raison, comme une autre forme de démobilisation. Le réalisateur d’Une Journée particulière fraie, en conséquence, un chemin original. Dans une période de déclin créatif, Scola va démentir, ne serait-ce qu’un temps, le prodrome d’une agonie. De fait, six ans plus tard, dans La Terrasse (1980), des personnages de cet écran (petit ou grand) italien se font le vif écho d’un pareil dénouement (« Courage, le meilleur est passé », dit un protagoniste).
« Si les années soixante ont été les années de Dino Risi, le maître de l’immédiat, du cliché instantané des mœurs, les années soixante-dix sont celles d’Ettore Scola, maître du médiat, de la comédie sur la comédie », affirme Enrico Giacovelli. [2] Pour tout dire, le cinéma de Scola ne cesse de citer le cinéma d’ici et d’ailleurs. Il surgit à travers les rêves non exaucés de Luciana / Stefania Sandrelli (« Si j’ai suivi ces cours de (diction) c’est pour devenir actrice », confie-t-elle à Antonio / Nino Manfredi). Celle qui fantasme ainsi – une réminiscence de l’Adriana de Je la connaissais bien d’Antonio Pietrangeli que Scola a coscénarisé - s’adresse à celui qui voulut être médecin. Plus loin dans le film, le camarade-partisan Nicola (Stefano Satta Flores), professeur suspendu de l’enseignement pour avoir maladroitement défendu Le Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica, fuit Nocera pour Rome, armé d’une seule ambition : devenir réalisateur. Scola ne s’arrache point de sa proche histoire et de son propre univers. Défilent alors à l’écran, Vittorio De Sica en personne et des extraits de son capolavoro ; le couple Fellini / Mastroianni et Anita Ekberg, reconstitution de la séquence à la fontaine de Trevi dans La dolce vita ; des citations sur Antonioni et l’ami Nicola rapportant, de tête, sur les escaliers de la Piazza di Spagna face à la Chiesa della Trinità, le découpage de l'illustrissime scène du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Pour autant, le film n’est pas une chronique autobiographique. « Je n’ai pas participé à la Résistance, en 1944 j’avais douze ans..., dit le réalisateur. Cependant, comme idéologie et comme thématique, je dirais oui. J’ai participé aux premiers ciné-clubs, j’ai aimé les premières œuvres de Vittorio De Sica ». [3]
Nous nous sommes tant aimés, dédié à la mémoire de Vittorio De Sica, n’est pas seulement une belle salutation à une œuvre admirée. Dans la forme comme dans le fond, le film de Scola revendique une paternité d’esprit. Notons, au passage, les hasards d’une destinée. Vittorio s’éteint d’un cancer, le 13 novembre 1974 ; le film est distribué le 21 décembre suivant. Le réalisateur de Miracle à Milan avait eu le temps de voir une copie de travail du film : il apparaît, au demeurant, dans un document enregistré par Scola lors d’une manifestation organisée par le journal Paese sera où, face à une nuée d’enfants, nous l’entendons dévoiler le secret des larmes d’Enzo Staiola, l’enfant du Voleur de bicyclette. Digressions étranges : le phénomène se reproduit pour Affreux, sales et méchants et Gente di Roma, dans lesquels auraient dû interférer, pour le premier, Pier Paolo Pasolini (assassiné le 2 novembre 1975), et pour le second, Alberto Sordi (décédé le 24 février 2003). S’agissant de C’eravamo tanto amati, il faut garder à l’esprit et, à titre significatif, le projet initial élaboré avec les scénaristes Age et Scarpelli et Vittorio De Sica lui-même.
Scola envisageait, à travers l’exil de Nicola, le récit d’une filature s’étendant sur trente ans : le personnage abandonnait son travail, sa famille et sa commune d’origine pour essayer de rencontrer à Rome le prestigieux Vittorio De Sica. Le pedinamento avait un aspect obsessionnel et l’auteur de Sciuscià aurait dû camper son propre rôle. « De Sica le trouvait toujours en face de lui et cet homme le mettait en présence de problèmes moraux, de problèmes de conscience », déclarait Scola. « De Sica, comme on le sait, a produit en alternance de grandes œuvres et des prestations d’acteur assez médiocres. Il y avait donc ce grillon bavard, cette conscience qui le suivait, le réprimandait, le persécutait et le film s’achevait sur la même phrase que celle qui est restée dans la version définitive : Nous pensions changer le monde et c’est le monde qui nous a changés. » [4] Cependant, la perspective de circonscrire le film autour d’un unique protagoniste, épris de cinéma et admirateur d’un réalisateur évoluant dans son propre rôle, présentait un grave inconvénient. Comment un tel homme aurait-il pu s’adresser à un large public s’il n’évoluait que dans un seul milieu, celui du cinéma ? Comment aurait-il pu, au moyen d’un microcosme aussi réducteur, témoigner sur trente années de la société italienne ? Ainsi germa le dessein d’ajouter à cette chronique d’autres personnages suffisamment emblématiques : en l’occurrence, un avocat (Vittorio Gassman) et un employé d’hôpital (Nino Manfredi), un homme de condition bourgeoise et un autre proche de la classe ouvrière. Il eût été inimaginable qu’il n’y ait pas eu de femmes. Émergent donc, au premier plan, Luciana (Stefania Sandrelli) qu’Antonio / Manfredi finira par épouser - les deux autres amis l’ayant aimée également - et, au second plan, Elide (Giovanna Ralli), l’épouse légale de Gianni / Gassman : toutes incarnations riches d’enseignements et en concordance d’esprit avec les préoccupations exprimées par Ettore Scola au sujet de la condition féminine. [5]
L’idée de camarades se séparant, puis se retrouvant après un laps de temps substantiel, n’est pas absolument neuve. Ainsi, dans une des comédies musicales les plus célèbres, Beau fixe à New York (1955) de Stanley Donen et Gene Kelly, trois GI’s de la Seconde Guerre mondiale font un pari : se revoir, dix ans plus tard, dans le même bar d’où ils se disent aurevoir pour rejoindre leurs contrées respectives. Au-delà, ils se promettent une indéfectible amitié mutuelle. À l’heure des retrouvailles, leur déception est incalculable : ils ne comprennent plus ce qui a pu les réunir. Gene Kelly affirmait que ce film était à Un jour à New York (1949), ce que Vingt ans après avait été aux Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas. Fourchettes croisées et tendues vers le haut, cannelloni au bout, les trois inséparables partigiani d’Ettore Scola, attablés dans une misérable trattoria, ravivent, dans un tout autre contexte, le souvenir du romancier français. Mais, dans l’œuvre du cinéaste italien, nos trois larrons déjeunent ensemble en 1948, c’est-à-dire trois ans après la fin des hostilités. Antonio (N. Manfredi) a repris son poste à l’hôpital San Camillo de Rome, tandis que Gianni (V. Gassman), originaire de Pavie, débarque dans une Cité Éternelle en pleine effervescence électorale, muni d’une lettre de recommandation auprès d’un avocat réputé. Enfin, nous l’avons dit, Nicola (S. Satta Flores) a délaissé sa province, trop arriérée à son goût. Leur réunion relève des circonstances. Il en sera pareil vingt-cinq ans plus tard. Scola nous laisse suggérer que les meilleurs amis du monde, ceux-là y compris, peuvent être disjoints par l’incoercible mouvement de la vie, de cette vie que l’on ne maîtrise qu’à peine. Aussi n’est-ce pas surprenant de constater qu’à la suite d’une dispute amoureuse autour de Luciana, trahie à son tour par Gianni, les deux « amis », bien qu’habitant Rome – la cité la plus étendue d’Italie et celle dont la population s’est le plus accrue -, se soient totalement perdus de vue, d’autant que Gianni, en épousant la fille d’un promoteur immobilier, a opéré une ascension sociale foudroyante. Nous supposons logiquement que Gianni – cela se vérifie dans le film – n'habite pas dans les mêmes quartiers qu’Antonio, Luciana ou Nicola. En réalité, Scola a choisi d’éclairer proritairement trois catégories de caractères masculins italiens.
Un autre aspect de Nous nous sommes tant aimés - déjà à l'œuvre dans Drame de la jalousie - le rapproche de Beau fixe à New York : Scola applique un procédé d'arrêt sur image qui permet d'isoler un personnage de ce qui l'environne, lui permettant d'exprimer ses pensées intimes. Le spectateur en est le seul confident. Scola a bien entendu recours à une voix off, celle de l'interprète lui-même. [6] L'action n'en est pas interrompue également. Nous nous sommes tant aimés annonce la méthode : c'est Stefania Sandrelli qui nous l'explique. Une relation s'amorce entre Luciana et Antonio. Une pièce d'Eugene O'Neill en constitue le prélude. À la suite de la représentation théâtrale, Antonio, novice en matière artistique, interroge la jeune femme (10e min. environ) : « Pourquoi (les comédiens) se figent-ils ? » Luciana lui explique ce dispositif ainsi : « Maintenant, je vais vous dire ce que je pense, et vous, vous ne bougez pas. » Elle exprime alors ce vœu : « Je meurs de faim et j'aimerais offrir une pizza à Antonio, le premier homme sympathique que je rencontre...» Antonio lui répond. Luciana, déçue, lui dit : « Mais, non, vous ne devez pas m'entendre...» C'est, en effet, une pensée secrète, comme l'est également la déclaration sentimentale qu'exprime, en son for intérieur, Antonio à l'endroit de Luciana. À maintes reprises, au cours du film, Scola « détachera » en aparté ses personnages afin d'en révéler leurs états d'âme, formés de rêves et de désillusions tout autant.
Rêves qui se défont tandis qu'amour et amitié se dénouent à l'épreuve des réalités. À ce titre, la séquence-panoramique (55e min. environ) en léger travelling rotatif autour de la Piazza Caprera demeure significative. Elle constitue un tournant. La frontière aussi entre ce qui relève du passé désormais et ce qui appartient au présent. Celle du film en noir et blanc et celle du film en couleurs. Rappelons tout de même l'antécédent narratif : Luciana sort de la pension Friuli, suite à une tentative de suicide ; autour d'elle, Antonio et Nicola. Antonio vient d'apprendre de la bouche de Luciana elle-même qu'elle a eu une expérience amoureuse avec Nicola. Ensuite, averti par Nicola, Gianni monte, à toute vitesse, dans un taxi. Il se contente lâchement d'observer le tableau en se dissimulant derrière un kiosque à journaux. On voit alors nos trois amis et un artiste-vagabond sur la place. La caméra filme en plongée Antonio et Nicola se dissociant, chacun de son côté, dans deux rues adjacentes, tandis que Gianni sort de l'endroit où il se planque, avançant maintenant vers eux, de l'autre côté de la place, puis s'immobilisant. Il ne peut plus être vu. Il regarde simplement les silhouettes de ses deux anciens camarades s'éloigner progressivement dans leurs voies respectives. Il rebrousse chemin ensuite, s'enfonçant, à son tour, dans sa propre rue. Les chemins des trois hommes se séparent. Que reste-t-il de leur fraternité d'autrefois ? La caméra se rapproche alors du rond-point (toujours en noir et blanc). Apparaît la fresque du coloriste : une vierge à l'enfant (apparition de la couleur).
Rêves et désillusions seront, par ailleurs, adroitement mis en contraste au moyen d'une figure de narration classique : le flash-back. Pour représenter le passé, Scola use donc du noir et blanc, images d'archives historiques à l'appui. On notera la souplesse avec laquelle il mêle ces documents aux séquences de son propre récit, un récit d'essence mémorielle ne l'oublions pas. De même, l'analogie factice avec le présent (en couleurs évidemment) doit pouvoir être soulignée. Les séquences qui s'ordonnent à la fin du film sont volontairement renversées (101e min.) : le flash-back n'est plus à sa place. Benjamin Delmotte note : « On voit Gianni, Antonio et Nicola tomber dans les bras les uns des autres après l'annonce de la défaite allemande et de la fin de la guerre. Ce moment de joie s'achève sur un plan très rapproché des visages des trois amis, qui roulent ensemble dans la neige. Or, le plan suivant (passage à la couleur et au temps présent) joue sur un véritable effet de raccord dans le mouvement : on retrouve les trois personnages des années plus tard, à nouveau enlacés, à nouveau filmés en gros plan, et le mouvement circulaire de la caméra qui tourne autour d'eux rappelle le mouvement des personnages qui roulaient dans la neige. Scola utilise ainsi la mise en scène (ici, le code cinématographique du flash-back et un effet de raccord) pour suggérer l'impression de continuité entre les deux époques : entre le moment où l'amitié et la communion des personnages étaient à son comble (l'annonce de la libération) et le moment des retrouvailles, il y a une vraie continuité, comme si les années n'avaient pas eu de prise sur cette amitié. » [7] Au restaurant, la gargotte d'autrefois, Gianni ne parvient pas à dissiper les derniers aveuglements d'Antonio et de Nicola. Gianni qui, rempli d'amertume, ramène un faux flash-back, signalé par une teinte jaune monochrome : on le voit alors mourant au maquis auprès de ses compagnons lui rendant hommage : « C'était le meilleur d'entre tous ! » Reconduit à la triste réalité présente, c'est-à-dire au milieu de ses deux camarades encore dupes, ce dernier soupire en lui-même : « Si seulement c'était vrai ! » Gianni souffre d'être devenu ce qu'il est. Dans une séquence précédente, nous le devinions déjà. À la suite d'une altercation suivie d'une sévère rossée à l'encontre du commendatore Catenacci (Aldo Fabrizi), Gianni marmonnait, dépité, et toujours pour lui-même : « Ce sont les Gianni Perego qui changeront cette société en une société plus juste », raillant l'admiration naguère formulée par son compagnon de maquis, l'ambulancier Antonio.
Gianni n'est pas amnésique, en effet. Il a sciemment trahi ses convictions d'autrefois. « Come pioveva... cosi' piangeva ! » (« Comme il pleuvait... comme elle pleurait ! »), conclut la chanson. Naguère, en effet, Luciana avait, malgré elle, disloqué l'amitié entre Gianni et Antonio ; celui-ci avait frappé son camarade sous une pluie battante. Puis, Gianni avait lâché Luciana pour se marier avec Élide, la fille d'un riche promoteur. Luciana en fut si accablée qu'elle photographia ensuite son chagrin. Nicola, le cinéphile passionné, eut l'occasion d'en mesurer l'immense détresse : quatre clichés dans une cabine photographique ou quatre vignettes dans la succession croissante des expressions, de la morosité à l'abattement. Nicola en fut éberlué.
Il ne s'agit pourtant pas d'une histoire uniment sentimentale. C'eravamo tanto amati est surtout la complainte désenchantée d'une génération que le fascisme avait secouée et bouleversée et qui croyait, au lendemain de l'horreur et du désastre, en un monde plus lumineux. Il est normal qu'on puisse ressentir à présent une profonde mélancolie teintée d'alacrité. Ettore Scola livrait ici le portrait perçant d'une Italie sérieusement altérée. L'exécrable était cependant à venir. « Le désespoir, le pessimisme se trouvent dans tout auteur qui se met à observer la réalité italienne », affirmait en son temps Ettore Scola. Pourtant, l'épilogue inspire l'espoir. « J'ai essayé, ajoutait Scola, de porter cet optimisme à l'écran dans la scène finale avec tous les gens devant l'école : il y a là les deux personnages les plus accomplis du films, Antonio et Luciana. Tous deux ont quelque chose à accomplir, ils ont un devoir qui les attend. » Ces personnages, Ettore Scola ne les a pas projetés ici au hasard, comme pour se rassurer et nous rassurer ensuite. Ils existaient dans la vie et existent plus encore aujourd'hui. Nous nous sommes tant aimés illustre, à sa façon, l'aphorisme d'Antonio Gramsci : « Je suis pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste par la volonté. » [8]
Michel Sportisse
[1] Jean Antoine Gili : Ettore Scola, une pensée graphique. Isthme éditions, 2008.
[2] Enrico Giacovelli : Il était une fois, la comédie à l'italienne, Gremese International, Rome, 2015, traduction française, 2017.
[3] Jean A. Gili : Le cinéma italien, UGE 10|18, 1978. Entretien avec Ettore Scola, p. 274.
[4] C'est justement au cours de cette manifestation que Nicola Palumbo (S. Satta Flores) ne connaissant pas Vittorio De Sica et ne cherchant plus à le rencontrer, dit approximativement ceci : « De quoi lui parlerais-je ? Des scénarios que je lui ai envoyés ? » ; ensuite, de façon plus franche : « Je devrais lui parler plutôt de nos illusions, de nos espoirs, de nos déceptions. Nous voulions changer le monde, mais le monde nous a changés. Triste constat pour moi, et peut-être aussi pour lui... »
[5] Ettore Scola conserve dans ses propres films l'esprit de son travail de coscénariste (avec Ruggero Maccari) auprès d'Antonio Pietrangeli, observateur singulier, délicat et méticuleux de la souffrance féminine. Toutefois, Scola ne fait pas de l'élément féminin son élément central. On ne peut s'empêcher quand même de considérer que le thème de l'aliénation de la femme est, dans son œuvre, récurrent en de multiples circonstances. Il y aurait énormément à développer sur ce motif à travers les personnages d'Antonietta/Sophia Loren d'Une journée particulière, d'Adélaïde/Monica Vitti de Drame de la jalousie, de Luciana (Stefania Sandrelli) et Elide (Giovanna Ralli) dans Nous nous sommes tant aimés... pour ne rappeler que ces exemples.
[6] On ne peut s'éviter de noter encore la séquence de la séance au cinéma (83e min.). Dans un épisode précédent, Antonio revoie Luciana dans un square. Nous découvrons ensuite Antonio, assis dans une salle obscure, tandis que Luciana est justement placeuse. Aux côtés d'Antonio, le fils de Luciana. Le film projeté, Of Human Bondage avec Kim Novak et Laurence Harvey, a été distribué en Italie sous le titre de Schiavo d'amore (Esclave de l'amour). Scola a inséré en voix off les dialogues intérieurs de ses propres personnages et les fait prononcer par les acteurs du film précité. Ou celle du cimetière automobile (90e min.), dans lequel Gianni (Vittorio Gassman), au milieu de carcasses métalliques, s'entretient avec sa défunte épouse (Giovanna Ralli/Elide) tuée (suicide ?) dans un accident de la circulation. On tient là des exemples remarquables du « réalisme magique » cher à Ettore Scola.
[7] B. Delmotte, Télédoc, 2005.
[8] La traduction française la plus précise serait celle-là. Elle est extraite d'une lettre de Gramsci à son frère Carlo, écrite lorsqu'il fut incarcéré à la prison de Turi dans les Pouilles. Elle est datée du 19 décembre 1929 (Lettere del carcere, Einaudi editore). Gramsci écrivit : « Il mio stato d'animo sintetizza questi due sentimenti e li supera : sono pessimista con l'intelligenza, ma ottimista per la volontà. » On évoque couramment, au sujet de cet aphorisme, l'emprunt à Romain Rolland. Dans son article Discours aux anarchistes, publié dans l'Ordine Nuovo dans son numéro 3-10 avril 1920, Gramsci a, en effet, nettement rattaché l'usage de cette expression à Romain Rolland en écrivant : « La conception socialiste du processus révolutionnaire est caractérisée par deux traits fondamentaux que Romain Rolland a résumé dans son mot d'ordre : Pessimisme de l'intelligence, optimisme de la volonté ». On n'oubliera pas non plus l'aphorisme du philosophe français Alain : « Le pessimisme est d'humeur, l'optimisme est de volonté. » Faut-il faire en dernier ressort cette remarque ? Le héros de C'eravamo tanto amati ne se nomme-t-il pas Antonio (Nino Manfredi), un Antonio certes insuffisamment clairvoyant, souvent trompé, mais resté fidèle à son idéal ? Une autre phrase de Gramsci, célèbre et très souvent rappelée doit, à mon sens, être placée en relation dialectique avec l'article de l'Ordine Nuovo cité plus haut. Antonio Gramsci a défini l'état de crise de cette façon : « La crise consiste justement dans le fait que l'ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés » (dans la traduction française des Cahiers de prison parue aux Éditions Gallimard sous la responsabilité de Robert Paris : Cahier 3, § 34, p. 283). La seconde partie de la citation est souvent traduite par « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Une partie de la citation en italien est : in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati. Ettore Scola en avait certainement compris le sens profond. En tous les cas, son œuvre en porte témoignage.
Nous nous sommes tant aimés (C'eravamo tanto amati). Italie, 1974. 124 minutes. Noir et blanc/Couleurs. Réalisation, sujet et scénario : Age, Scarpelli, Ettore Scola. Photographie : Claudio Cirillo. Production : Pio Angeletti, Adriano de Micheli/Dean Film, Delta. Décors et costumes : Luciano Ricceri. Montage : Raimondo Crociani. Son : Vittorio Massi. Musique : Armando Trovajoli. Interprétation : Nino Manfredi (Antonio), Vittorio Gassman (Gianni Perego), Stefania Sandrelli (Luciana Zanon), Stefano Satta Flores (Nicola Palumbo), Giovanna Ralli (Elide Catenacci), Fiammetta Baralla (Maria), Aldo Fabrizi (commendatore Catenacci), Federico Fellini, Marcello Mastroianni, Vittorio De Sica (eux-mêmes). Sortie en Italie : 21 décembre 1974 à Rome. Box-office en Italie : 5,5 M de spectateurs.