WOMEN DIRECTORS IV
►Lina Wertmüller
(1928-2021)
Fille de la haute aristocratie suisse, Lina Wertmüller fut, avec Liliana Cavani, l’une des premières réalisatrices du cinéma italien. Elle deviendra par ailleurs la première femme à recevoir une nomination pour l’Oscar de la meilleure mise en scène. Lina Wertmüller comme Liliana Cavani débuteront leur carrière au début des années 1960.
Le tempérament rebelle de Lina, née Arcangela Felice Assunta Wertmüller von Elgg Spanol von Braueich – excusez du peu : est-ce la raison pour laquelle ses films porteront, eux aussi, des titres démesurés ? – un 14 août 1928 à Rome, causera bien des soucis à ses parents. Renvoyée de plusieurs écoles catholiques, la jeune femme se lancera très vite dans une activité artistique. De 1952 à 1962, elle se consacre exclusivement au théâtre : elle écrit, met en scène et interprète des œuvres au contenu avant-gardiste. Elle travaille aussi pour la radio et la télévision. Son premier emploi au cinéma est modeste mais important puisqu’elle va devenir la troisième assistante de Federico Fellini sur Otto e mezzo. Elle obtient ce poste grâce à la comédienne Flora Carabella, l’épouse de l’illustre Marcello Mastroianni. Cette dernière fera d’ailleurs ses débuts à l’écran dans le premier film de Lina Wertmüller, I basilischi, réalisé dans la foulée et sous l’influence de l’auteur des Notti di Cabiria.
Nous publions ici la note que Mathias Sabourdin écrit à son propos dans un ouvrage consacré au cinéma italien [1].
* I basilischi (1963), longtemps demeuré inédit en France. Récit des mornes journées d’un groupe de jeunes désœuvrés habitant un village perdu des Pouilles, ce film, très remarqué à sa sortie, obtient un prix au Festival de Locarno 1963. Opérant un virage à cent quatre-vingts degrés, elle tourne par la suite une série de trois comédies ouvertement commerciales (dont deux musicals à l’italienne – dits musicarelli – avec la star adolescente Rita Pavone qu'elle signe sous le nom de George G. H. Brown), et participe à la réalisation d’un médiocre western avec Elsa Martinelli, The Bell Star Story [N. p. : Sorti en 1968 et co-réalisé avec Piero Cristofani sous un pseudonyme anglo-saxon. Mathias Sabourdin n’évoque pas expressément le film à sketches, Questa volta parliamo di uomini, parfois traduit Maintenant, parlons des hommes ou Cette fois-ci, parlons des hommes, une comédie en quatre sketches, sortie en 1965. Le film se voulait une réponse humoristique à Parlons femmes (Se permettete parliamo di donne) que son confrère Ettore Scola a réalisé l'année précédente.] Après cette parenthèse qui semble l’éloigner définitivement du cinéma d’auteur, Lina Wertmüller signe en 1972, avec Mimi métallo blessé dans son honneur, une farce politique dont la singularité expressive a tout d’un manifeste esthétique. Immense succès commercial (N. p. : Troisième film italien de la saison 1971-72 au box-office avec 8, 5 M entrées), ce film est également le premier d’une longue série avec le couple d’acteurs Giancarlo Giannini (Ndlr : déjà présent, quant à lui, sur les deux musicarelli Rita la zanzara) et Mariangela Melato en vedettes.
Si l'on met à part I basilischi, le cinéma et la carrière de Lina Wertmüller constituent une de ces énigmes que nous renvoie parfois le miroir rétrospectif de l'histoire du cinéma. Comment une œuvre aussi simpliste sur le plan politique, et aussi éprouvante d'un point de vue formel, a-t-elle pu rencontrer tout à la fois les faveurs du public italien et susciter un tel engouement de la part de la presse américaine ? En effet, de 1972 à 1977, et alors même qu'aucun de ses films aux titres interminables n'éveille le moindre intérêt en France, elle est considérée par certains critiques aux États-Unis comme une réalisatrice majeure dont le discours, centré sur la question de la guerre des sexes, s'impose à leurs yeux comme un modèle d'analyse dialectico-historique portée sur les rapports de classes et les conflits socioculturels. On retrouve là, à n'en pas douter, l'influence du féminisme et de la sociologie appliqués abruptement au cinéma. En tous les cas, son crédit est tel à l'époque qu'elle sera la première femme à être nommée aux Oscars pour la réalisation de Pasqualino (1975), et un des rares cinéastes européens à signer un contrat avec une major américaine (en l'occurrence la Warner pour quatre films, dont un seul, La fine del mondo nel nostro solito letto in una notte piena di pioggia, sera tourné en 1977). Elle est également à l'origine d'une polémique outre-Atlantique initiée par Bruno Bettelheim à propos de Pasqualino (Pasqualino Settebellezze) avec Giancarlo Giannini, l'acteur-fétiche de Lina Wertmüller, dans le rôle d'un malfrat napolitain se retrouvant prisonnier dans un camp concentration. Critiquant, dans un long article intitulé Survivre (publié chez Robert Laffont en 1979), le point de vue adopté par la cinéaste sur la question épineuse de la survie au sein des camps de concentration, le psychanalyste dévoile tous les manquements historiques, les raccourcis faciles et finalement l'inconséquence morale d'une Lina Wertmüller prête à tous les excès pour assurer son statut d'artiste subversive : « Parce que le film Pasqualino est une sinistre comédie d'humour noir, il parvient à neutraliser l'horreur qui, tout en étant clairement exposée, procure le frisson qui rend la comédie plus efficace. » (In : Survivre, p. 343) Il faut reconnaître qu'il est difficile de faire plus grossière analyse des conditions historiques de la « solution finale » que celle proposée dans Pasqualino. Cette histoire d'un homme qui, pour un crime d'honneur, se retrouve projeté dans le tourbillon de l'Histoire, passant d'un asile d'aliénés à l'armée fasciste pour finir kapo d'un camp de concentration, ne semble en effet conçue que dans le but d'étourdir et de choquer le spectateur. Utilisée à des fins purement métaphoriques, l'horreur des camps est ici réduite à un théâtre nihiliste sans autre portée qu'une réflexion rabougrie sur la lâcheté humaine, non exempte d'une certaine complaisance à l'égard du totalitarisme. La parabole comme justification esthétique de tous les excès, expressifs et discursifs, comme paravent de la vulgarité, voilà ce qui caractérise au mieux le style de Lina Wertmüller.
De Mimi métallo (1972) à D'amour et de sang (1978), en passant par Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été (1974), on retrouve dans toute la période « faste » de Lina Wertmüller ce goût du grotesque érigé en système esthétique : une direction d'acteurs à la limite du pastiche qui va de pair avec une caractérisation schématique des personnages ; des scénarios dont la structure ne repose que sur un jeu d'oppositions binaires (hommes/femmes, riches/pauvres, patrons/prolétaires, gauche/droite, Italie du Nord/Mezzogiorno) ; une écriture répétitive mêlant séquences sur-dialoguées, effets de découpage (zooms, très gros plans, utilisation du grand angle, montage heurté) et saturation sonore (musique envahissante, cris, rires assourdissants). Le tout associé à des thématiques et des situations qui ne font que se répéter de film en film, et dont voici le recensement sommaire : les rapports de domination (sexuels, culturels et financiers) comme moteur des relations humaines, le huis clos comme théâtre privilégié de l'expression métaphorique des conflits sociaux, et enfin la figure du prolétaire (de préférence inculte et mal dégrossi) comme victime désignée de l'Histoire. Mais là où nous devrions atteindre, par le biais de la farce, à une joyeuse critique des mœurs, on n'assiste ici qu'à un déballage éprouvant de poncifs travestis en vision personnelle par une hystérie visuelle et sonore à la limite du supportable (voir la fameuse séquence d'accouplement dans Mimi entre la femme du carabinier et Mimi, ou bien encore l'entrevue dans Pasqualino entre la chef SS et Pasqualino).
Un tel hiatus, propre à l'œuvre de Wertmüller, trouve une part de son origine dans l'ambiguïté dont ses films censés être les plus gauchistes font preuve dans leur critique des mécanismes de l'oppression : « Je crois qu'elle (Lina W.) repousse consciemment le fascisme, le machisme et l'univers concentrationnaire, mais qu'elle est inconsciemment fascinée par leur puissance, leur brutalité, leur amoralité », écrit Bruno Bettelheim. Il est par exemple difficile d'imaginer film plus condescendant à l'égard du « peuple » que Vers un destin insolite... [...] Un sentiment d'imposture que tous les films réalisés par Lina Wertmüller à partir de 1980 viendront confirmer, et pas seulement sur le plan politique. [...] À cet égard, ce n'est pas un hasard si le film le plus divertissant de toute sa carrière, Io speriamo che me la cavo (1992) [N. p. : littéralement : Espérons que j'y arrive. Non distribué en France, le film est adapté du récit éponyme de l'instituteur Marcello D'Orta, un recueil d'une soixantaine de témoignages d'écoliers de la commune d'Arzano dans la région napolitaine] est également le moins ambitieux. Une œuvre modeste dont la réalisation ultra académique ne doit son charme qu'à la qualité des dialogues écrits par le duo des scénaristes toscans, Leonardo Benvenuti et Piero De Bernardi.
Toutefois, et pour être honnête, il convient de revenir sur deux éléments qui ont pu contribuer, notamment à ses débuts, à faire la réputation d'originalité de Lina Wertmüller. Tout d'abord, elle a su trouver, en la personne de Giancarlo Giannini (N. p. : à ses côtés sur notre photo), un allié précieux. Cet apport est sensible dans les rares moments d'accalmie que comporte la série de neuf films que le comédien tournera avec elle entre 1966 et 1978 (N. p. : Huit films en réalité, Rita la zanzara ; Non stuzzicate la zanzara ; Mimi metallurgico ferito nell'onore ; Film d'amore e d'anarchia ; Travolti da un insolito destino... ; Pasqualino ; La fine del mondo nel nostro solito letto... ; Fatto di sangue fra due uomini... Giancarlo Giannini obtient avec Lina Wertmüller le David di Donatello et le Nastro d'argento pour son interprétation dans Mimi métallo... et, à nouveau, ce même prix pour Film d'amour et d'anarchie... avec lequel il décroche aussi un prix d'interprétation masculine au Festival de Cannes 1973.) Scènes sans paroles où Giannini parvient, sur le fil du rasoir d'une interprétation exacerbant les sentiments les plus extrêmes, à donner un semblant d'épaisseur à des personnages archétypaux, guignols sans âme et sans relief qu'il sauve de la trivialité par la seule force de son regard. [N. p. : Il aurait fallu associer à cet hommage la regrettée Mariangela Melato qui avait reçu conjointement le Nastro d'argento dans les deux films précités. Comédienne rompu sur les planches - elle a travaillé avec Dario Fo, Luchino Visconti, Luca Ronconi, Fantasio Piccoli -, elle est devenue une des grandes actrices (et rares en plus) de la comédie italienne. Elle avait débuté dans un film fantastique réalisé par Pupi Avati, ce qui surprend bien sûr. Il faut la voir en priorité dans La Classe ouvrière va au paradis (1972) d'Elio Petri, Caro Michele (1976) de Mario Monicelli, Il gatto (1977) de Luigi Comencini et Aiutami a sognare (1981) de Pupi Avati, plus difficile à voir en France.]
L'autre aspect relativement remarquable provient de la présence répétée de grands noms tels que Nino Rota (musique), Giuseppe Rotunno (photo), Piero Piccioni (musique), Tonino Delli Colli (photo), Gianni Di Venanzo (photo) ou bien encore Ennio Morricone au générique des films tournés par la cinéaste dans le courant des années 1960 et 1970. Pour un résultat le plus souvent proche du néant artistique, mais dont se distinguent toutefois la beauté photographique et la splendide musique espagnole de Film d'amour et d'anarchie (1973), dues au couple fellinien formé par Rotunno et Rota ; et plus encore, les qualités de mise en scène de ce qui reste le meilleur film de Lina Wertmüller : I basilischi. Chronique de l'ennui provincial centré sur le quotidien d'un groupe d'amis, I basilischi décrit l'impossibilité pour ces personnages enfermés dans leur propre environnement d'entamer la moindre action qui les sortirait de leur médiocrité. [...] Si on le compare (néanmoins) aux Vitelloni de Federico Fellini, auquel il se réfère jusque dans son titre animalier (les basilischi sont des lézards), le film de la Wertmüller manque de la hauteur de vue du réalisateur de La dolce vita, qui même lorsqu'il parle de la médiocrité provinciale, rend compte de l'insatisfaction attachée à toute expérience humaine. Cependant, au regard des œuvres ultérieures, ce film est bien le seul qui témoigne d'une sensibilité et d'une finesse laissant pointer, sous l'ironie du propos, une part de vérité. [...]
Mathias Sabourdin
[1] Dictionnaire du cinéma italien, sous la direction de M. Sabourdin, Préface de Jean A. Gili. Nouveau Monde Éditions, Paris, 2014 (p. 1079 à 1084)