- Le décès de Noureddine HACHED (1944-2025)
~ Un retour sur l’histoire tunisienne

 

 

  Noureddine Hached, le fils du syndicaliste tunisien assassiné sous le protectorat français, Farhat Hached (1914-1952), est décédé ce 28 février 2025.


. Suite au meurtre de son père, Noureddine et sa famille s’installeront à Montfleury, dans un quartier situé au sud-ouest de Tunis. La villa - devenue musée - où ils vivront désormais est l’œuvre des efforts et d’une collecte financière de nombreux ouvriers militants syndicalistes. Noureddine, étant l’aîné, devient le chef de famille. Les Hached refuseront à l’indépendance toute faveur particulière du nouveau gouvernement.
. Avant de parler de Noureddine, je voudrais rendre hommage, une fois encore, à son père, Farhat Hached. La famille Hached est originaire des Kerkennah, un archipel sis à dix-huit kilomètres au large de Sidi Mansour, dans la périphérie de Sfax, ville portuaire, centre économique du pays, à l’est de la Tunisie. L’archipel a une vieille histoire. Châteaubriand le cite dans ses “Mémoires d’outre-tombe”. « Nous continuons, écrit-il, notre navigation devant les îles Kerkenni. » Noureddine Hached fit tant et mieux pour assurer la reconnaissance historique des Kerkennah.


. En 1946, son père, Farhat Hached sera le fédérateur du syndicalisme tunisien. Élu à la tête de la naissante U.G.T.T. (Union générale tunisienne du travail), il en devient le secrétaire général. Par ailleurs, aux côtés de Habib Bourguiba et de Salah Ben Youssef, il est un des animateurs du mouvement national tunisien qui milite activement pour l’indépendance du pays.


Évoquant l’émergence du syndicalisme local, l’historienne Sophie Bessis, fille d’une autre historienne de renom, Juliette Bessis (1925-2017), écrit :
« Sur le plan industriel, le ralentissement des échanges internationaux durant la guerre a facilité le développement des industries de consommation courante comme les savonneries, les minoteries et les conserveries alimentaires. Mais le prolétariat tunisien n’excède pas 200 000 à 250 000 personnes , prolétariat rural et travailleurs indigènes au chômage partiel inclus. [...] C’est dans ce contexte, que l’activité syndicale reprend dès la fin de l’occupation allemande. Lors de son premier congrès d’après la libération en mars 1944, l’U.D. C.G.T. passe sous le contrôle d’un Parti communiste auréolé par sa résistance au nazisme. Considéré comme trop nationaliste, Hached, militant CGT depuis 1936 où il a été secrétaire général du syndicat des transports du Sud, n’est pas élu à la Commission administrative. Malgré les réserves de ses éléments tunisiens, dont le secrétaire général adjoint Hassan Saadaoui, l’UD donne en effet la priorité à l’effort de guerre en vue de la victoire sur l’Allemagne, reléguant au second plan le combat pour l’indépendance. Cette position, qui accentue le clivage entre les nationalistes et le Parti communiste, n’empêche pas ce dernier de connaître une forte expansion du fait de son intense militantisme en milieu populaire et de son implantation dans plusieurs bastions ouvriers, comme chez les dockers et dans les mines. » D’autre part, le PC, malgré un alignement classique sur les orientations soviétiques, cherche à entrer en phase avec les aspirations nationales : tunisification de l’administration, adoption de la langue arabe en tant que langue officielle, élargissement de l’audience des organisations de masse, en particulier dans le secteur féminin. Néanmoins, le fait que les directions demeurent majoritairement assurées par des Européens en amoindrit l’impact.


« Sur le plan syndical en tous cas, les options prises par le congrès de l’UD de mars 1944 ont montré les limites d’un syndicalisme franco-tunisien », poursuit Sophie Bessis. Le nationalisme tunisien naissant accroît le besoin d’indépendance des travailleurs indigènes. Hached se met en congé de l’UD-CGT et devient le leader de militants décidés à s’autonomiser d’une organisation dans laquelle ils ont fait leur apprentissage. Hached va devenir en quelques années le dirigeant charismatique du mouvement ouvrier tunisien jusqu’à son assassinat tragique au matin du 5 décembre 1952 par des éléments d’une organisation secrète française, issus des officines de renseignement. On reviendra plus loin sur les origines et les motivations d’un pareil meurtre. Reparlons pour l’heure de la naissance, un 20 janvier 1946, de l’UGTT. Ceci pour rappeler également la tentative lucide de Farhat Hached de concilier sa conscience de classe d’avec les impératifs d’une conscience nationale. « S’il n’a jamais été communiste et s’oppose à la doctrine du PC français qui donne au prolétariat du pays colonisateur un rôle prépondérant dans la libération des peuples colonisés, il ne partage pas l’anticommunisme virulent des hiérarques des deux Destours et des notables zitouniens et a travaillé avec nombre de cadres communistes. » Cependant, et compte tenu de l’occultation des contradictions de classe imputable à la vision nationaliste, Hached lui-même et, plus tard, ses successeurs auront bien du mal à en défaire l’ambiguïté. Une fois, l’indépendance arrachée, l’UGTT apparaîtra tantôt protestataire, tantôt trop liée au pouvoir. Sophie Bessis rappelle justement, à titre éclairant, la nomination à la présidence honoraire du congrès constitutif de l’UGTT du cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour (1909-1970), l’éminence de la médersa Khaldounia (en référence au philosophe Ibn Khaldoun). « Pour la première fois dans l’histoire sociale tunisienne, écrit-elle, des éléments extérieurs au monde du travail sont ainsi cooptés dans une direction syndicale, signe de la victoire du mot d’ordre destourien de l’alliance de classes considérée comme une condition du succès de la lutte anticoloniale. Une des préoccupations constantes de Farhat Hached aura toutefois été de sauvegarder l’indépendance de la centrale par rapport aux instances politiques, et l’inféodation progressive de l’UGTT au Néo-Destour ne commence qu’après sa disparition. »


Dès le début des années 1950, la question coloniale a désormais pris au plan international une dimension extraordinaire. La France, grande puissance coloniale, va donc affronter une crise d’une ampleur et d’une brutalité prévisibles. S’agissant de la Tunisie, on y retrouvera approximativement les mêmes particularités signalées dans d’autres pays sous domination française. À l’intérieur du pays, un colonat partisan acharné du maintien du statu quo et, en métropole, des politiques favorables à une évolution en trompe-l’œil (« changer pour ne rien changer »). Aussi, face à Bourguiba venu plaider la cause de l’autonomie, en mars 1950, la France officielle paraît vouloir dialoguer. Le 9 juin, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, prononce chez lui, à Thionville, un discours favorable à une indépendance tunisienne. Nommé résident général à Tunis, Louis Périllier aurait donc « pour objectif de conduire la Tunisie vers le plein épanouissement de ses richesses et de l'amener vers l'indépendance qui est l'objectif final pour tous les territoires au sein de l'Union française. » À la mi-août, un nouveau gouvernement est constitué sous la direction du nationaliste modéré M’hamed Chenik (1889-1976), ancien président de la Chambre tunisienne de commerce, déjà chef de l’éphèmère gouvernement d’union nationale (janvier- mai 1943) présidé par Moncef Bey. En 1950, on trouve sept ministres tunisiens dans le gouvernement formé. Le Néo-Destour y est représenté en la personne de Ben Youssef et de Mohamed Badra. Les partisans du statu quo ne restent pas sans réactions. Ceux qu’on va nommer les Prépondérants activent sans relâche leurs relais afin de bloquer les réformes promises. Mais les décrets beylicaux de février 1951 font déborder le vase : les Prépondérants redoublent de rage et s’adjugent le soutien d’une partie de l’administration française. Le résident général réclame au Bey le renvoi de Chenik. En dépit de l’ultime tentative de celui-ci et des deux ministres néo-destouriens s’envolant vers Paris, le parti colonial a réussi à renverser la vapeur. Le 15 décembre 1951, le gouvernement français oppose une fin de non-recevoir aux revendications de la partie tunisienne. La France officielle, à contre-courant de l’histoire, s’engage dans un bras-de-fer insensé contre le peuple tunisien. 1952 sera l’année la plus noire que connaîtra le protectorat tunisien. C’est aussi l’année de l’assassinat de Farhat Hached. Le 21 novembre de l’année précédente, il y avait déjà eu la répression d’une grève des ouvriers agricoles du domaine d’Enfidaville (Enfidha aujourd’hui, à une dizaine de kilomètres du golfe d’Hammamet). Mais, à vrai dire, toute la Tunisie est en ébullition, et la répression y est féroce. Ainsi, par exemple, de la grande grève patriotique des trois jours (21, 22, 23 décembre 1951), riposte du peuple tunisien à l’insolence de M. Schuman. Grève qui paralyse le pays entier. En Tunisie, et je le dis pour mes frères algériens, on retrouve le colonialisme français tel qu’en lui-même et tel qu’il sévira partout ailleurs. La même politique, les mêmes constats, les mêmes conséquences, les mêmes horreurs. Que les citoyens français de modeste condition me comprennent : ce n’est pas à eux que je m’adresse, mais plutôt à tous ceux qui n’ont pas rompu le cordon ombilical avec ce colonialisme-là, avec cet esprit-là. Car, il n’a pas disparu, hélas.

 

Dans un supplément à “L’Humanité”, le dirigeant et député communiste Jacques Duclos écrit :

« Le sang coule en Tunisie [...] Après le coup de force du résident général, le vicomte de Hauteclocque, faisant arrêter, dans la nuit du 18 janvier 1952 et déporter les dirigeants du mouvement national, toutes les forces dites du maintien de l’ordre sont jetées contre les Tunisiens, dont les manifestations et les grèves se succèdent sans interruption. Les tanks et les automitrailleuses sillonnent les rues, la police et la troupe chargent les manifestants, les rafales de mitraillette balaient hommes, femmes et enfants. [...] Tunis, Ferryville, Bizerte, Mateur, Menzel bou Zelfa, Nabeul, Hammamet, Sousse, Teboulba, Kélibia, Moicnine, Kairouan, autant de noms qui sont maintenant aux Tunisiens ce que sont aux Français les lieux sacrés de la résistance antihitlérienne. Déjà plus de cent morts, disent les communiqués du résident général. Mais combien, en réalité ? Des milliers de personnes ont été blessées ou emprisonnées. Les colonialistes n’hésitent même pas à user des procédés dignes de la Gestapo. Ils ont installé des camps de concentration, comme par exemple celui de Mohamédia, à 16 kilomètres de Tunis. Là sont parqués des hommes, jeunes et vieux, ouvriers, chômeurs, étudiants, etc., raflés, en plein jour, dans les rues, sans aucune raison, alors qu’ils vaquaient à leurs affaires. Les plus révoltantes conditions d’hygiène sont imposées à des milliers d'hommes et d'enfants qui vivent dans le froid, au vent, à la pluie, sans couvertures, avec seulement une eau saumâtre baptisée soupe et 200 grammes de pain par jour. Contre le mouvement populaire, qui grandit sans cesse malgré une répression sans précédent, le gouvernement Edgar Faure et le résident général de Hauteclocque en viennent à prendre de véritables mesures de guerre. Des commandos de fusiliers-marins débarquent. Des unités blindées sont lancées contre les villages, les avions effectuent des raids de terreur contre les populations désarmées. En Tunisie, les réservistes rappelés sont versés dans la gendarmerie. De France, d’Algérie, du Maroc, des unités de gardes mobiles, de spahis et de parachutistes sont envoyées. Dans les rangs des légionnaires engagés se-trouvent d'anciens soldats de Rommel. Celui qui commande n’est autre que le général Garbay [ndlr : Pierre Garbay, général de la France libre, Compagnon de la Libération, surnommé le “Pacificateur de Madagascar”], le responsable des quatre-vingt-dix mille morts de Madagascar. »

Mais si l’on se livre à une compréhension de toutes ces vilénies, on se retrouve confronté, comme je l’ai dit, à d’identiques origines et à de similaires causes et effets qu’en Algérie ou en Indochine, partout ailleurs où sévira le colonialisme français. En bref : les raisons de la conquête ? Jules Ferry les définit avec un aplomb déconcertant : « Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux. » [Chambre des députés, séance du 28 juillet 1885]. Autrement dit, le colonialisme est un prolongement du capitalisme. Sans capitalisme, pas de colonialisme. Dans le cas concret de la Tunisie, les financiers, les spéculateurs, les patrons d’entreprises, les colons de l’Algérie conquise en 1830, tous français, se livrent avec leurs rivaux italiens et anglais une âpre concurrence pour s’emparer de ses richesses : phosphates, minerais de fer, oliveraies, céréales etc. Aussi, faut-il d’abord s’y installer, se développer ici et conduire la Régence progressivement vers l’endettement puis la banqueroute. Et, enfin après s’y être copieusement engraissé, réclamer son « dû » !!! En second lieu, par mesure de “rétorsion” on occupera puis on confisquera. À la fin, on trouve justification morale pour s’annexer un territoire. Puis on développera ce territoire en fonction des seuls besoins des bénéficiaires de cette colonisation. Dès lors qu’un peuple se rebellera contre cette criante injustice, les voleurs se sentiront volés. Et ils crieront à qui veut l’entendre qu’ils ont été depossédés. Le colonialisme ne cessera jamais d’être cela. Les partisans du colonialisme parleront d’ailleurs des colonies comme les hommes parlaient de leurs femmes jadis. Selon Jules Ferry, “la conquête de la Tunisie, c’est la sécurité pour nos possessions d’Algérie” ! Misère généralisée, analphabétisme, maladies, haut degré de mortalité, famine, razzia des richesses tunisiennes au profit d’une poignée de colonialistes, appareil policier pléthorique, état de siège quasi permanent, absence de libertés élémentaires, etc., c’est cela « l’œuvre civilisatrice de la France » en Tunisie. Dans son ouvrage consacré à l’histoire de la Tunisie, Sophie Bessis écrit : « Occupation, exploitation, francisation sont les maîtres mots de ce que ses thuriféraires ont appelé son “œuvre” en Tunisie. » Une œuvre qui méprise les larges couches rurales des masses tunisiennes, qui la maintiennent en marge du progrès et du bien-être, de la santé, de l’éducation, de la culture. En revanche, ici, les autorités françaises auront su se ménager les élites zitouniennes, les grandes familles du makhzen, les notables locaux afin que ceux-ci assurent la tranquillité du corps social en contrepartie de nombreux avantages. La spoliation des indigènes est néanmoins bien réelle comme en Algérie. « 416 000 hectares de terre appartiennent à 16 propriétaires, parmi lesquelles de puissantes sociétés comme la Société marseille de crédit qui, à elle seule, possède 110 000 hectares. Le processus de dépossession des fellahs se poursuit dans les années suivantes et jusqu’en 1930 », indique Sophie Bessis. Tout cela conduit, comme en Algérie, à la condition de servitude des petits propriétaires indigènes qui, arrachés à leur terre, louent leur force de travail dans les vastes latifundias des grands colons européens. Comme en Algérie, le propriété foncière a un caractère profondément esclavagiste. La fiscalité qui frappe les paysans tunisiens est par ailleurs écrasante. La mejba, un impôt institué par Othman Dey au XVIIe siècle - elle sera à l’origine du soulèvement de 1864 - malgré son caractère injuste, est maintenue jusqu’en 1913. Mais elle sera remplacée par une taxe personnelle, outre le fait que les autochtones devront s’acquitter du qanoun et de l’achour alors que les colons bénéficient d’exemptions fiscales et que la vigne, culture européenne, ne sera pas imposée.

Farhat Hached n’a cessé de lutter pour les droits des travailleurs tunisiens. Ceux-ci étaient invariablement bafoués. Dans un mémoire présenté par le Parti communiste tunisien à la 6e Session de l’ONU par Belhassen Khiari, au nom de son Comité central, il y est écrit : « [...] Quant aux travailleurs, leur droit de grève est foulé aux pieds, et c’est dans le sang qu’à Sfax en 1947 (27 morts), à Potinville [ndlr : Borj Cédria aujourd’hui, rattachée à la commune de Hammam Chott. La firme française Félix Potin y possédait 6 000 ha, des oliveraies et une partie en vignobles sur les pentes du djebel Boukornine] (4 morts) et à Enfida (5 morts) [voir plus haut] au début des années 1950, que les colonialistes ont voulu noyer les mouvements revendicatifs. Bien entendu, les Français de Tunisie bénéficient de toutes les libertés publiques qui sont refusées aux Tunisiens. Cependant que les condamnations et les poursuites se multiplient à l’encontre des patriotes — communistes, destouriens et sans-parti — des partisans de la paix et des travailleurs. Tel est le régime d’oppression qui est imposé au peuple tunisien. Rien d’étonnant si ce régime a donné naissance à un puissant mouvement de libération nationale du peuple tunisien qui aujourd’hui, loin de se borner à demander des « réformes » dans le cadre étriqué du protectorat, entend se libérer du régime du protectorat lui-même. D’autant que ce régime d’oppression politique et administrative est un instrument permettant aux monopoles de piller les richesses nationales du pays et de tout un peuple à l’analphabétisme et à une misère effroyable. »

On ne parlera pas ici du sort réservé à la paysannerie pauvre tunisienne par le colonialisme français. Ce serait trop long et trop complexe. Il faudrait, par ailleurs, établir de judicieuses comparaisons avec les autres nations opprimées de l’Empire français. Hached menait le combat contre toutes les injustices, mais il fut surtout le défenseur de la classe ouvrière locale qui subissait une odieuse exploitation.

Khiari la décrit ainsi au nom des communistes tunisiens : « La classe ouvrière est soumise à une exploitation féroce. Il a fallu attendre 1933 pour que soit appliquée à la Tunisie la journée de 8 heures; toutefois, jusqu’en I937, la durée normale du travail dans les mines resta fixée à 10 heures; et, à ce jour, aucune limitation de la journée de travail n’est intervenue en faveur des ouvriers agricoles. Les salaires sont infimes. En septembre 1951, le salaire horaire du manœuvre non spécialisé de l’industrie était de 51 francs et les salaires journaliers dans l’agriculture variaient selon les zones entre 210 et 234 francs par jour, alors que le pain coûte 40 francs le kilo et la viande 400 francs le kilo en moyenne. En octobre 1951, une augmentation de 17% a été accordée aux salariés mais elle a été en quelques semaines absorbée par de nouvelles hausses (pain 25%, farine 55%, semoule 40%, pâtes 50%, lait 33%, sel 25%, téléphone 25%, chemin de fer 33%, transports automobiles 25%). Précisons qu’à la ville comme à la campagne, le salaire réel est inférieur au salaire légal car le trucage des feuilles de paie est pratique constante. Les ouvriers pères de famille touchent en principe des allocations familiales [...] Mais les caisses à la gestion desquelles ne participent pas les organisations syndicales exigent tant de formalités que les travailleurs n’arrivent pas à percevoir les sommes qui leur sont dues. Précisons que les ouvriers agricoles sont exclus à ce jour du bénéfice des allocations familiales. Les conditions de travail sont d’un autre âge. Les quelques textes réglementant la sécurité et l’hygiène ne sont pas appliqués. Les compagnies minières se refusent à prendre les précautions indispensables et les accidents du travail sont extrêmement nombreux. (En 1949, pour 12.713 ouvriers employés dans les mines, on enregistrait 4.196 accidents, soit un accidenté pour 3 ouvriers). Et si la Tunisie bénéficie depuis 1921 d’une loi sur les accidents du travail, la révision des rentes a été faite dans de telles conditions qu’il n’était pas rare, il y a quelques mois encore, que des mutilés aient .3 francs par jour pour toutes ressources. Le travailleur n’est pas protégé contre les maladies professionnelles (les cas de saturnisme sont pourtant fréquents dans les mines et les fonderies de plomb). Enfin, n’existe aucune disposition relative à la Sécurité sociale. Et alors que des dizaines de milliers de travailleurs connaissent un chômage partiel ou permanent, aucune allocation n’est versée aux sans-travail: les chômeurs en sont réduits à attendre l’hypothétique ouverture de chantiers qui ne pourront d’ailleurs employer qu’une infime partie des sans-travail. » [Mémoire rédigé à Tunis, 28 janvier 1952].

Je suppose qu’à présent les causes présumées de l’assassinat de Farhat Hached s’élucideront on ne peut mieux. Toutefois, l’enquête sur ce meurtre ne sera jamais éclairci. Le 2 décembre 2012 à Radès, une commune de la banlieue tunisoise, là où ce dernier fut abattu, le fils du fondateur de l'UGTT, Noureddine Hached, évoque ces circonstances et souligne que le projet pour lequel ce dernier a sacrifié sa vie est encore vivant en faisant référence à l'UGTT. Il indique que l'enquête judiciaire sur le meurtre de son père se poursuit bien que la justice française ait décidé de classer l'affaire. Quoi qu’il en soit, au IVe Congrès de l’UGTT (mars 1951) le syndicat apparaissait désormais comme une force d’initiative capable de structurer la société civile tunisienne autour de thèmes politiques et sociaux fédérateurs : la lutte pour l’indépendance et la défense des intérêts de classe des travailleurs. Doté d’un programme économique et social cohérent et anticipateur, l’UGTT présentait d’autre part un agenda ambitieux qui avait le mérite de préparer le champ à l’après-Indépendance. Laquelle indépendance sera obtenue un 20 mars 1956, après soixante-quinze ans d'occupation française. La Tunisie, déchirée entre tradition et modernité, de manière plus nette qu'en Algérie, ne sera pas délivrée des conflits instantanément : une quasi-guerre civile causera bien plus de morts que la répression du début des années 1950. Habib Bourguiba (1903-2000), laïc et républicain, proche d'une vision plus européenne de la Tunisie, devra évincer Salah Ben Youssef et ses partisans, beaucoup plus traditionalistes. Condamné à mort, en fuite et traqué, le natif de Maghraoua dans l'île de Djerba, sera assassiné le 12 août 1961 à Francfort-sur-le-Main en Allemagne. L'UGTT apportera, quant à elle, son soutien au premier, et ce n'est pas une grande surprise.  De fait, le combat de Farhat Hached est loin d’être inactuel lorsqu’on scrute la Tunisie d’aujourd’hui. Et si le lien entre ce passé, celui du protectorat, et l’autre passé, celui de la Tunisie bourguibienne, n’a pas été totalement rompu, on le doit pour beaucoup au travail idéologique et à l’action de Farhat Hached.

Hached dérangeait les intérêts de la grosse colonisation française en Tunisie... et au-delà. Il faisait l’objet d’une surveillance quasi obsessionnelle et de menaces continuelles. L’hebdomadaire “Paris”, dirigé par Camille Aymard à Casablanca (Maroc), proche des milieux colonialistes, publia un 28 novembre 1952, c’est-à-dire une semaine avant le meurtre du leader syndical, un article dans lequel on peut lire ceci :
« Avec Ferhat Hached et Bourguiba, nous vous avons présenté deux des principaux coupables. Nous en démasquerons d'autres, s'il est nécessaire, tous les autres, si haut placés soient-ils. Il faut, en effet, en finir avec ce jeu ridicule qui consiste à ne parler que des exécutants, à ne châtier que les « lampistes » du crime, alors que les vrais coupables sont connus et que leurs noms sont sur toutes les lèvres. Oui, il faut en finir, car il y va de la vie des Français, de l'honneur et du prestige de la France. « Si un homme menace de te tuer, frappe-le à la tête » dit un proverbe syrien. C'est là qu'il faut frapper aujourd'hui. Tant que vous n'aurez pas accompli ce geste viril, ce geste libérateur, vous n'aurez pas rempli votre devoir et, devant Dieu qui vous regarde, le sang des innocents retombera sur vous. »

Aussi, peut-on comprendre les difficultés rencontrées pour élucider ce crime. Il a été commandité en haut-lieu. L’hypothèse de l’implication d’une organisation secrète nommée Main rouge serait, selon Noureddine Hached, entièrement fabriquée par les représentants de l’État français de l’époque. Après enquête personnelle, l’ex-ministre du Travail de Bourguiba déclarait aux médias tunisiens que le meurtre avait été planifié le 15 mai 1952, soit six mois auparavant par des membres du gouvernement français [Voir Kapitalis, 5/12/2018], à savoir Antoine Pinay (ex-Président du Conseil), René Pleven (ancien ministre de la Justice),Jean Brune (ancien ministre de la Défense) et Maurice Schumann (ancien ministre de l’Intérieur).

Farhat Hached était admiré, apprécié, reconnu. Son assassinat délencha une vague de protestations et de solidarité dans le monde entier. La Tunisie se souleva et partout ailleurs, notamment à Casablanca (7 et 8 décembre 1952), des manifestations éclatèrent. Le journal socialiste Nord-Matin titre dans son numéro 2572 : « Émeutes sanglantes à Casablanca. 40 morts et nombreux blessés. Après l'assassinat de Farhat Hached et les maladresses du résident, les troubles s'étendent à l'Algérie et au Maroc ». Les historiens révèleront que ces émeutes ont en réalité causé 100 à 300 morts.

Voici ce que la disparition de son fils, Noureddine Hached, me commandait de rappeler. En hommage à la famille Hached, en guise de condoléances, mais aussi parce qu’il nous importe à nous tous de ne rien oublier, non pour régler des comptes avec un passé sombre, mais afin qu’on ne nous entraîne pas, à nouveau, sur de tels chemins. Parce qu’ici, en France, et en d’autres pays, en Tunisie ou ailleurs, certains caciques n’aiment pas qu’on leur rappelle les raisons profondes ici, en France, ou partout ailleurs sur cette planète,  qui ont conduit des hommes et des femmes à se battre pour rétablir la justice et la dignité tout simplement.

Noureddine Hached n’oublia jamais l’héritage de son père. En 1982, il obtint sa maîtrise d’histoire avec un mémoire intitulé : « La troisième expérience CGTT réussit : Farhat Hached fonde l’UGTT. » Quatre ans plus tard, il décroche son doctorat avec une thèse sur l’indépendance et la question sociale en Tunisie. Plus probants encore : son refus de faire tirer sur les manifestants du « Jeudi noir » - la première grande grève générale d’après l’indépendance - à Mahdia à la fin janvier 1978 et sa démission le mois suivant de son poste de gouverneur. Les syndicalistes de tous bords l'appellent en 1980 pour intervenir comme médiateur entre le gouvernement et l'UGTT. C'est à ce titre qu'il préside la commission nationale syndicale du 3 octobre 1980 au 2 mai 1981 et organise le congrès de l'UGTT qui se tient à Gafsa les 29 et 30 avril 1981. Noureddine était jeune encore lorsqu’il fut muté comme ambassadeur à Alger à l’été 1984 et ce jusqu’en octobre 1985.
RIP.


Le 2 mars 2025
Michel Sportisse.