Schermo : Cuori
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La ragazza con la valigia (La Fille à la valise)
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1961
Valerio Zurlini
Liminaire
Chanteuse dans un cabaret de Riccione, station balnéaire branchée de l’Adriatique, Aida (Claudia Cardinale) porte un enfant d’un premier amant. Elle vient d’être à nouveau lâchée à Parme par Marcello (Corrado Pani), un jeune bourgeois capricieux et dénué de scrupules. Seule, sans argent, une valise comme unique ressource, Aida s’efforce de le retrouver. Mais c’est le frère cadet, Lorenzo, qu’elle rencontre (Jacques Perrin). Bouleversé par la jeune femme, Lorenzo l’héberge et lui vient en aide. Il en tombe très vite amoureux. C’est néanmoins une idylle sans espoir…
- « Dans une Nouvelle Vague à l’italienne non née, Valerio Zurlini aurait peut-être pu avoir en partage un rôle à la manière de Rohmer, le Rohmer des Contes moraux, dont on saisit des échos presque imperceptibles, certes pas des influences mais d’intimes correspondances, dans le refus de la toute-puissance de l’auteur sur ses propres créatures, fruit d’une conscience aiguë de l’opacité réciproque des individus, dans la construction de personnages et de situations qui semblent prendre une vie autonome grâce à ce que l’on nous cache d’eux et pas seulement par les choses qu’enfin, eux-mêmes et l’auteur, nous dévoilent. […] mais ce qui revient intact chez Zurlini, c’est surtout le « goût de la beauté » et la conscience que le cinéma est l’art qui peut remettre en jeu toute l’histoire des autres arts. »
- Sergio Toffetti (Valerio Zurlini, Turin, Lindau, 1993)
Un après, Zurlini affouillera plus encore, dans Cronaca familiare, filmé en Technicolor, cette fois-là, avec Marcello Mastroianni et Jacques Perrin, la force des silences, en tant qu'expression suprême de la douleur cachée, et l'élaboration d'un décor et d'une nuance qui en soit le reflet confondant : entre autres, un portrait mémoriel de Florence, de ses chemins sinueux et grimpants, ses murets et ses bosquets, la via dei Malcontenti, la Costa dei Magnoli et la Costa Scarpuccia, de ses environs sur les bords de l'Ema, non loin de la Certosa de Galluzzo où vont déjeuner les fils réconciliés et leur grand-mère, tableaux plastiquement comparables à ceux d'un Mauro Bolognini. Le film est Lion d'Or ex-aequo à la Mostra de Venise 1962 et obtient le Ruban d'argent de la meilleure photographie (Giuseppe Rotunno) en 1963. Issu d’un roman à caractère autobiographique, œuvre la plus singulière et la plus bouleversante du Florentin Vasco Pratolini, Cronaca familiare a été traduit ici en Journal intime. On doit pourtant conserver le titre original car, il s’agit d’un drame entre deux fils : Jacques Perrin, originellement nommé Dino, naît à la fin de la Première Guerre mondiale, à l'été 1918, tandis que sa maman meurt vingt-cinq jours après. Tragédie cruelle : Dino s'éteint, atteint d'une maladie énigmatique, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ici, le frère fragile n'est point celui qu'on s'imagine, c'est-à-dire l'adolescent Enrico (Mastroianni) souffrant de l'absence de sa mère, morte à l'âge de ses premiers souvenirs. Quant à Dino, s'il est orphelin de mère forcément, c'est surtout parce qu'Enrico lui transmet ce deuil. Il le lui communique, à sa manière, qui est précisément incommunicabilité si ce n'est rupture. Dino a parfaitement conscience que cet orphelinat est la cause profonde d'une barrière qui s'est dressée entre lui et son frère (« La seule association d'idées que je fisse entre vous, c'était que maman était morte à cause de toi. Personne ne s'avisa jamais de penser au sens que ces mots-là prenaient pour moi », fait dire Pratolini à Enrico.) Cronaca familiare est une pure effusion du cœur, une sorte d'élégie pleurant une mère à peine connue, péniblement ré-imaginée, un frère mort prématurément, aimé et « pressenti » trop tard », écrit Juliette Bertrand, première traductrice de l'ouvrage. Adopté par un majordome aisé, Dino est rebaptisé Lorenzo. Son frère, Enrico (Mastroianni), de huit ans son aîné, est, quant à lui, confié à sa grand-mère (Sylvie).
Dans La ragazza con la valigia, on constate que les éléments d'une œuvre ultérieure sont manifestement ébauchés : Lorenzo/Jacques Perrin est encore le benjamin, son caractère est nettement plus secret, plus rêveur, plus doux, plus romantique que son frère aîné, ici nommé Marcello/Corrado Pani ; enfin, dans l'un et l'autre film, les deux garçons sont orphelins de mère. En reprenant un roman à caractère intime de Pratolini, Zurlini modifiera bien sûr l'environnement familial, le milieu social et les caractères de ses personnages. Il est à peu près clair que le réalisateur d'Estate violenta avait déjà en tête l'adaptation de Cronaca familiare. Il nous faut espérer qu’un jour ce film nous revienne en France (photos n°s 11 à 14)
(MiSha)
- • Valerio Zurlini parle
« La ragazza con la valigia naquit d’une rencontre. Un jour à Milan – cela se passait en 1948 ou en 1949 -, je fis la connaissance d’une étrange personne, aujourd’hui devenue assez célèbre, avec laquelle je devais tourner un petit film publicitaire pour une marque d’automobiles. Pendant deux jours nous partîmes réaliser ce film et cette jeune fille, qui était alors mannequin, me raconta beaucoup de choses de sa vie : c’était vraiment le personnage de Aida. Quand j’ai écrit le scénario, je n’ai rien fait d’autre que me rappeler ce qu’elle m’avait raconté, des choses très tendres, très émouvantes, parfois bouffonnes, et avec cela j’avais déjà un personnage qui vivait de manière autonome. Il me suffit de l’accoupler avec un jeune homme, en me souvenant un peu de mes seize ans mais en faisant abstraction de moi-même et en regardant le personnage masculin du dehors, pour avoir ce curieux couple qui commença tout de suite à fonctionner parfaitement et qui continua à fonctionner jusqu’à ce que le film soit terminé. C’étaient deux personnages étrangement assortis, appartenant tous deux à un monde différent, deux solitaires qui expriment dans leur rencontre la volonté de s‘apporter une aide réciproque. Ce cocktail, non fait à froid avec des ingrédients connus, révéla tout de suite sa capacité explosive.
« Comme tous mes films, il s’agit d’un désespoir fondamental que, par malheur, j’ai en moi. Au fond, toute la vie consiste à masquer ce fond de désespoir. Je ne crois pas que ce soit quelque chose de subjectif ou d’individuel, c’est un désespoir qui est dans toutes les personnes. »
(Entretien avec Jean A. Gili, Rome, novembre 1976)
• « Pour moi, cela a été le plus grand metteur en scène. Metteur en scène parce qu’il ne l’était pas. La mise en scène c’était les acteurs qui la faisaient. C’est-à-dire qu’ils la faisaient, parce qu’il les poussait à la faire. C’est d’après nos comportements, nos attitudes qu’il établissait sa mise en scène. C’était étonnant. […] Valerio Zurlini était en Italie le cinéaste impressionniste des sentiments. »
(Jacques Perrin, Derrière le regard. Court métrage de 15 minutes.)
• « Zurlini m'avait choisie, contre l'avis de tout le monde, pour La Fille à la valise. Le rôle était difficile et je n'étais pas encore considérée comme une actrice à part entière. Il s'entêta, car il était sûr de moi, il disait que je n'avais pas besoin de jouer car j'étais véritablement Aida, son personnage. [...] Grâce à Valerio Zurlini, je m'identifiai à mon personnage à tel point que je ne savais plus qui j'étais, à la fin du film : je suis restée enfermée dans ma chambre une semaine durant, parce que je ressentais le même malaise qu'Aida. » [1]
(Claudia Cardinale in : Moi, Claudia, toi, Claudia, écrit avec Anna Maria Mori, Grasset, 1995)
[1] L'histoire de la Fille à la valise contenait des éléments très proches du destin personnel de l'actrice. Zurlini ne l'ignorait peut-être pas. On comprend, dès lors, pourquoi il lui avait dit, en quelque sorte : « tu es Aida, tu n'a pas à la jouer. » Claudia Cardinale a raconté que la scène la plus difficile à tourner a été celle de la confession par Aida, au restaurant de la gare, de l'enfant qu'elle a eu en secret et qu'elle a dû abandonner. Or c'était exactement sa situation, dont, par contrat, elle n'avait pas le droit de parler, ce qui lors du tournage de la scène, l'a fait pleurer plusieurs fois. Et c'est également le désir d'indépendance qui l'a fait venir en Italie pour tourner, la même raison qui pousse Aida en avant. (Entretiens avec Claudia Cardinale, Le Devoir, 15 juillet 2005)
La ragazza con la valigia (La Fille à la valise). Italie, France. Noir et Blanc, 116 minutes. Sujet et réalisation : Valerio Zurlini. Scénario : Leo Benvenuti et Piero De Bernardi ; Enrico Medioli, Giuseppe Patroni Griffi et Valerio Zurlini. Assistant réalisateur : Mario Maffei, Piero Schivazappa. Photographie : Tino Santoni (opérateur : Enrico Cignitti). Décors : Piero Mogherini. Costumes : Gaia Romanini. Son : Enzo Silvestri. Montage : Mario Serandrei. Musique : Mario Nascimbene ; guitare : Mario Gangi, clavecin : Bruno Nicolai. Chansons : Aria Celeste Aida (opéra G. Verdi) par Beniamino Gigli, Fever (Peggy Lee), Il cielo in una stanza, Tintarella di luna, Una zebra a pois (Mina), Rock matto, Impazzivo per te (Adriano Celentano) etc. Production : Maurizio Lodi-Fé (Titanus, Rome) ; SGC (Paris). Directeur de production : Giorgio Adriani. Interprétation : Claudia Cardinale (Aida Zepponi), Jacques Perrin (Lorenzo Fainardi), Corrado Pani (Marcello Fainardi), Romolo Valli (don Pietro Introna), Luciana Angelillo (la tante Marta), Riccardo Garrone (Romolo), Renato Baldini (l'ingénieur Francia), Gian Maria Volonté (Piero Benotti), Elsa Albani (Lucia). Claudia Cardinale est doublée par Adriana Asti et Jacques Perrin par Massimo Turci. Sortie en Italie : 9 février 1961. Sortie en France : Festival de Cannes, 16 mai 1961 ; en salles : 11 mai 1962.
* Claudia Cardinale a obtenu un David di Donatello spécial pour son interprétation d'Aida, référence très claire à l'opéra de Giuseppe Verdi, présent dans la bande-son illustrant la fameuse séquence où la jeune femme, après avoir pris un bain, descend les escaliers de la somptueuse demeure de la famille Fainardi, sous les yeux fascinés du jeune Lorenzo (photos ci-dessus).