Le soldatesse

 

¬ Le soldatesse (1965)

[Des filles pour l’armée]

 

 

Le 28 octobre 1940, pour rivaliser avec les succès de l’armée allemande en Europe, Mussolini déclare la guerre à la Grèce, sûr que celle-ci se rendra facilement. Il en sera autrement : le combat féroce dans les montagnes d’Epire se traduit par une résistance héroïque des détachements grecs. À la fin de l’hiver, une brutale contre-attaque déplace la ligne de front en Albanie.
Le lieutenant d’infanterie Gaetano Martino est chargé de conduire jusqu’à la frontière albanaise, vers Ohrid, douze femmes, la plupart très jeunes, qui, par manque de nourriture, ont accepté d’être envoyées dans divers bordels pour les militaires (des auxiliaires de l’armée est-il dit officiellement). L’officier, en dépit de sa répugnance pour pareille mission, finit par s’attacher à ce groupe inhabituel...
 
 
 Inspiré d’un roman écrit par Ugo Pirro, Le soldatesse que l’on a affublé en France d’un titre accrocheur (Des filles pour l’armée) reste un des films les plus méconnus de Valerio Zurlini. Sorti trois ans après le drame intimiste, Cronaca familiare (Journal intime), premier long métrage en couleurs du cinéaste, Le soldatesse pourra surprendre à priori. Il y a là une violence et un contexte historico-politique que Zurlini ne place pas, cette fois-là, en arrière-fond. Le réalisateur italien revient d’ailleurs au noir et blanc et tout autant sur la catastrophe qu’aura engendré pour son pays le ventennio fasciste. Il aborde plus concrètement l’entrée en guerre de l’Italie et sa stratégie de reconquête expansionniste. Le soldatesse renouerait donc avec l’esprit de son deuxième film, Estate violenta, réalisé à la fin des années 1950.
Or, s’il y a bien une œuvre que Zurlini portait en lui c’est celle-là. On doit donc la considérer comme son véritable premier film. Entre Le soldatesse et Estate violenta, outre l’histoire, c’est-à-dire la Seconde Guerre mondiale et le fascisme, plusieurs aspects les rapprochent indubitablement : cette relation féconde, proche du romancier russe Léon Tolstoï de Guerre et Paix [Vojna i Mir], entre drame des sentiments et tragédie collective. Et qui s’achève en bouleversante prise de conscience chez un personnage au départ indifférent ou peu concerné. Entre le Carlo Caremoli (Jean-Louis Trintignant) d’Estate violenta et l’officier non fasciste Gaetano Martino (Tomas Milian) de Le soldatesse, les liens ne sont pas qu’apparents, ils se lisent à travers les dialogues, les situations, la façon même de les filmer, y compris dans la gestion des silences. Le soldatesse est par conséquent plus qu’un film réalisé par Valerio Zurlini, c’est un film zurlinien. Parce qu’en définitive, les deux héros Caremoli et Martino nous disent quelque chose du réalisateur lui-même, de son entrée dans la vie réelle, de son insouciance juvénile et de son éveil à la réalité du monde, celle qui va le transformer en un homme véritable, ceci pour reprendre le titre d’un roman russe réaliste dû à Boris Polevoï.
On doit rappeler, en outre, que Valerio Zurlini s’intéressa beaucoup au livre d’Ugo Pirro, également scénariste très réputé en Italie qui a travaillé avec Elio Petri (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, La Classe ouvrière va au paradis), Vittorio De Sica (Le Jardin des Finzi Contini), Mauro Bolognini (Metello), Luigi Comencini (Delitto d’amore). Fait remarquable : Ugo Pirro (1920-2008) relatait là des événements qu’il avait vécu personnellement, et, en second lieu, il mettait en relief les conditions extraordinairement pénibles voire humiliantes vécues par de nombreuses femmes au cours de ce conflit. Ici, il s’agit de prostituées condamnées à l’extrême dénuement voire à la mort par inanition. Quatre ans plus tard, Ugo Pirro publiera Jovanka e le altre (1960) qui deviendra à l’écran Cinq femmes marquées, une production américano-italienne dirigée par Martin Ritt et scénarisée par Paul Jarrico, Michael Wilson et Ivo Perilli, se situant encore dans les Balkans. Ici, il s’agissait de femmes accusées d’avoir entretenu des relations sexuelles avec les nazis et punies par la tonsure. Nous ferons remarquer que les deux ouvrages seront traduits en langue française avec un titre identique à ceux des films diffusés sur notre territoire. Le soldatesse offre cette particularité de mettre en valeur des figures féminines en situation de souffrance et avec beaucoup d’attention. Ce qui a conduit Federica Fioroni, autrice d’un livre consacré au cinéaste [Malinconia senza rimedio.Vita e cinema di Valerio Zurlini, Mimesis/Cinema, 2024; Milano-Udine], à rapprocher fort utilement ce rare exemple d’avec le touchant Adua e le compagne d’Antonio Pietrangeli, sorti en 1960.
Federica Fioroni, évoquant la genèse du film, écrit : « Le scénario, tiré du roman autobiographique éponyme d’Ugo Pirro de 1956, avait déjà été écrit par Leo Benvenuti et Piero De Bernardi, habituels collaborateurs de Zurlini, passant entre les mains de plusieurs metteurs en scène (Rossellini, Vadim, Raoul Lévy, Pontecorvo) jusqu’à ce que le producteur Moris Ergas la confie à Valerio; il la lit et en est impressionné, tout en décidant d’y apporter quelques modifications substantielles avec Franco Solinas, de sorte qu’il deviendra évident que le film prendra quelque distance d’avec le roman. L’histoire présente un scénario d’ordre historique : en 1940, Mussolini, pour tenir le choc aux côtés de l’allié allemand, déclare la guerre à la Grèce, convaincu que celle-ci se rendrait dans quelques semaines; à l’inverse, l’armée grecque résistera avec acharnement. Bien que victorieuse à la fin - grâce à l’intervention de l’Allemagne -, la campagne de Grèce se traduit par un grave échec politique pour l’Italie qui, contrainte d’abandonner toute prétention, perd en outre plus de 20.000 hommes dans un massacre inutile. Le film naît de l’urgence de réaliser un aveu sur ce qu’avait été le comportement des Italiens pendant la guerre. » Il s’agissait en l’occurrence d’un acte de courage déconstruisant une idée trop facilement colportée ici et là. Valerio Zurlini déclarait à ce propos :
« Mi sembro molto rara importante l’occasione, una volta tanto, di dire, dopo il grande “assolveteci” di Roma città aperta e dopo gli spettacoli umanissimi fatti vedere dal cinema neorealistico. “Signori, i massacri non li hanno fatti solamente i tedeschi. Ne siamo ugualmente responsabili. Abbiamo ugualmente ucciso, stuprato, ferito sarà anche bene ridividere un pochettino ii debiti, e quindi assumerci il nostro nei confronti di quella che è stata la storia d’Europa”. Di conseguenza l film è stato impostato su questo atto di mea culpa, pieno di amor di patria, se vogliamo, ma anche pieno di oggettività: noi abbiamo ugualmente occupato i Paesi. La Grecia si ricorderà la nostra occupazione come una delle pagine nere della sua storia ». [Da Campo 1991, pp. 156-57]
Traduction française. « J’ai ressenti l’opportunité très rare d’exprimer, après la grande « absolution » de Rome ville ouverte et les spectacles humanistes décrits par le cinéma néoréaliste : "Messieurs, les massacres ne sont pas seulement l’œuvre des Allemands. Nous en sommes également responsables. Nous avons également tué, violé, blessé, il serait aussi bien de régler un peu les dettes, et donc d’assumer la nôtre vis-à-vis de ce qu’a été l’histoire de l’Europe". Par conséquent, le film a été tourné autour de cet acte de mea culpa, habité d’amour pour la patrie, si nous voulons, mais aussi plein d’objectivité : nous avons également occupé les pays. La Grèce se souviendra de notre occupation comme l’une des pages noires de son histoire. » [G. Da Campo, Intervista con V. Zurlini, Circolo del Cinema di Mantova, marzo 1990. p. 156-57]
 
« Le film - peut-être parce qu’il est une œuvre inconfortable, un film de dénonciation -, obtient des reconnaissances à l’étranger (en 1965 il remporte le Prix Spécial du Jury au Festival de Moscou), mais affronte un revers en Italie, où, à cause de conflits entre le producteur Ergas et le distributeur Angelo Rizzoli (Cinériz), il est retiré des salles dès que les mises sont récupérées. Cet échec engendre chez le cinéaste une longue période de crise dans la seconde moitié des années soixante; il revient ainsi à la mise en scène théâtrale, signant la mise en scène de La pietà di novembre, un drame de Franco Brusati avec Anna Proclemer et Giorgio Albertazzi, inspiré par les événements de Lee Harvey Oswald, le présumé assassin de Kennedy, qui est représenté en 1965 à Rome avec un grand succès critique et public, et L’aventure d’un pauvre chrétien d’Ignazio Silone, mis en scène en 1969, auquel Zurlini tient particulièrement à cause du travail sur les décors et les costumes avec l’un des peintres les plus aimés, Alberto Burri. Dans la "pièce" de Silone, qui obtient un bon succès public, se distingue Giancarlo Giannini dans le rôle du pape du grand refus Célestin V, auquel s’oppose comme antagoniste Boniface VIII (l’acteur Gianni Santuccio). »
- P. 135, 36-37. Federica Fioroni, opus cité.
 
Bonne vision à vous tous, chers spectateurs.
 
Msh.
 
 
Le soldatesse (Des filles pour l’armée). Italie, France, Yougoslavie. 120 min. N&B. Pr. Moris Ergas. R. Valerio Zurlini. Sc. Piero De Bernardi, Leo Benvenuti, Franco Solinas d’après le roman de Ugo Pirro. Mus. Mario Nascimbene. Ph. Tonino Delli Colli, Dario Di Palma (cadreur). Montage : Franco Arcalli. Int. Anna Karina (Elenitza), Lea Massari (Toula), Marie Laforêt (Eftikia), Tomás Milián (lieutenant Gaetano Martino), Mario Adorf (Castagnoli), Valeria Moriconi (Ebe Bartolini), Aleksandr Gavrić (major Alessi), Milena Dravić (Aspasia), Guido Alberti (colonel Gambardella).