Écran : Sorties 2024 (I)

 

~~ May December (E.-U., 2023 - Todd Haynes)

 


« Mon film entend faire bouger le sol pendant que vous le regardez. » (Todd Haynes)

 

 

1.¬ May December est une expression qui n’a pas d’équivalent en français et qui désigne une relation amoureuse entre deux personnes d’âges très différents, aussi différents que le sont les mois de mai et de décembre, le printemps et l’hiver. C’est dans la touffeur de l’été à Savannah, en Géorgie, que se déroule cette histoire. Une fanfare au loin laisse penser que nous sommes un 4 Juillet, fête de l’Indépendance, lorsqu’une belle jeune femme entre dans une vaste demeure ancienne comme il y en a tant en le vieux Sud. Dans une grande maison entourée d’arbres, au bord d’un plan d’eau qui scintille sous les rayons de soleil, une autre femme, plus mûre, prépare un barbecue tandis que des adolescents se prélassent sur le toit. Le jeune homme qui s’affaire avec elle est-il son employé ? son fils ? Quelque chose ne va pas dans ce jardin d’Amérique idéale. Il y a cette piscine inachevée [...], ce colis qu’ont vient de livrer à la maîtresse de maison, qui contient de l’excrément et qu’elle accueille sans surprise...
C’est un film de Todd Haynes, le cinéaste qui explore depuis ses débuts le destin de femmes étouffées dans un univers normé et payant au prix fort leurs velléités d’émancipation. Carol White (Safe, 1995), Cathy Whitaker (Far from Heaven, 2002) [Julianne Moore dans les deux films], Mildred Pierce [Kate Winslet], Carol Aird [Cate Blanchett] (Carol, 2015) sont autant d’héroïnes sublimées par un réalisateur qui a rendu ses lettres de noblesse au mélodrame en choisissant de magnifier ses personnages par une forme ample et lyrique, pleine de couleurs et d’excès, en se plaçant sous l’influence de Douglas Sirk et Rainer Werner Fassbinder. Ici, les héroïnes sont deux, et il n’est pas facile de dire qui est le personnage dominant : actrice, Elizabeth Berry [Natalie Portman] s’apprête à interpréter au cinéma le rôle de Gracie-Atherton-Yoo [Julianne Moore] et vient passer quelques jours dans sa famille pour mieux la connaître. Plus de vingt ans auparavant, Gracie, 36 ans, alors, mariée et mère de famille, a eu une liaison avec Joe, jeune métis d’origine coréenne de 13 ans, qui a lui valu de faire de la prison. Elle a épousé Joe, dont elle a eu trois enfants aujourd’hui au seuil de l’âge adulte. [...]
En faisant mine d’aborder un « sujet de société » à partir d’un fait divers [note : le film puise son inspiration d’une histoire réelle qui défraya la chronique américaine : celle de Mary Kay Letourneau, née Schmitz (1962-2020), professeure de mathématiques qui fut emprisonné entre 1997 et 2004 pour avoir eu des relations sexuelles avec Vili Fualaau, un de ses élèves, d’origine polynésienne et alors âgé de 12 ans. Est-il utile de répéter ici que May December n'est pourtant et, en aucune façon, la relation de cet événement-là ?], Todd Haynes revient à l’une de ses obsessions : comment des protagonistes, échappant aux normes sociales, se construisent un monde à part qui les ouvre à leurs propres désirs. Peintre de l’identité féminine et du trouble genré depuis ses débuts, mais aussi maître de l’ironie, le cinéaste américain vient du cinéma underground tout en s’affichant comme continuateur des grands cinéastes hollywoodiens qui surent œuvrer pour mieux le questionner ou le subvertir [...]. Avec « May December », il franchit un cap dans la mise en abyme, puisque le film propose une réflexion sur les faux-semblants de la création, en confrontant sa comédienne fétiche Julianne Moore à un personnage ambivalent d’actrice, joué par Natalie Portman qui lui a proposé le projet. Il en découle un fascinant jeu de miroirs, brillamment orchestré [...]

- 1. Jean-Dominique Nuttens (”Une explosion de l’esprit et des sentiments” in : « Positif », n° 755, Janvier 2024)


2. ¬ [...] On devine très vite que les certitudes de l’actrice, en quête de cette introuvable et contemporaine vérité infernale (la sexualité réprimée et transformée en fait divers honteux) s’effondrent devant une réalité inattendue. Ni la honte ni la culpabilité ne gouvernent la vie d’une femme qui dira, en toute conscience, qu’elle a été sauvée par sa naïveté. Dans un monde où la catastrophe la plus redoutée serait de manquer de hot dogs pour le barbecue du dimanche, Gracie Atherton-Yoo a recrée un univers confortable et familial, normalisé, s’assurant, grâce à un aveuglement salutaire, d’avoir mis à distance la sourde hostilité qu’éprouverait la société, et plus prosaïquement, le voisinage. Une hostilité déclenchée par une transgression originelle. Il est facile de sentir aussi que cette situation contredit la vision toute faite de la nouvelle arrivante. Elizabeth veut devenir Gracie. Elle essaie le maquillage de celle-ci, reconstitue sa manière de parler, s’incruste dans les rituels familiaux. La mise en scène, minutieuse et acérée, tout en reflets et en compositions duelles, s’organise, dès lors, autour de la volonté d’imitation de la comédienne, qui va essayer de se « mettre à la place » de son modèle, moins par empathie, bien sûr, que parce qu’elle est guidée par un ressentiment inavoué. Désirer le désir de l’autre, tel est l’obscur mécanisme qui va motiver un personnage confronté à une situation à la fois fascinante et enviable. « May December » est l’histoire d’une impitoyable rivalité mimétique, ce concept qu’avait observée l’anthropologue René Girard dans la littérature romantique du XIXe siècle. À une femme sûre de son désir va s’opposer une autre qui va tenter de la déposséder de l’objet de celui-ci. [...]
Todd Haynes réussit un film incroyablement complexe, traversé d’affects troubles et peuplé de secrets, vrais ou faux, un film qui résonne de façon très inattendue aujourd’hui. [...] Le film est un exercice de virtuosité pour les comédiennes, une manière de duo musical où Julianne Moore et Natalie Portman pratiquent de façon impressionnante, alternativement, l’art de l’unisson et celui du contre-chant.
- 2. Jean-François Rauger (”L’actrice dans le miroir de son sujet”, in : « Le Monde », 24 janvier 2023)

 

3. Le trouble n’est sans doute pas le sentiment le plus en vogue. Dans un cinéma où la semi-pénombre intérieure des personnages paraît désormais inexorablement traversée par la lumière des rampes de projo LED, « May December » implique de se réhabituer, en clignant des yeux, à une sorte de défaut de visibilité à plus d’1 mètre. Il s’agit du tout premier script d’une directrice de casting, Samy Burch, fictionnalisant un fait divers ayant défrayé la chronique américaine [...]. L’histoire connaît sur plusieurs décennies de nombreux rebondissements [...]. Certes, le film reprend de nombreux éléments de l’histoire véridique, mais Todd Haynes s’intéresse moins au caractère scabreux de l’histoire qu’à son intensité perturbatrice, aussi bien sur le groupe social qu’au cœur des individus concernés. [...]
[...] Haynes est parvenu à un tel niveau de maîtrise qu’il n’a plus besoin de s’accrocher aux vieux colifichets référentiels de ses maîtres, il fait coulisser les degrés de lecture dans tous les sens à longueur de scènes cultes, sans qu’on soit tout à fait sûr qu’il faille rire devant les face-à-face d’aménité torve entre l’actrice et son modèle ou bien griffer le bras de fauteuil de malaise devant les affres de solitude terminale du personnage masculin, étrange sex-symbol pris à jamais dans le tourbillon d’actes fatidiques qu’il ne pouvait ni comprendre, ni rejeter, dérivant depuis et sans recours entre l’opprobre et la relégation. [...]

- 3. Didier Péron (”Trouble fresque” in : « Libération », 24 janvier)

 

 

~~ Entretien avec Todd Haynes (extrait)

 

Q. Quel attrait avez-vous trouvé dans le scénario de Samy Burch ?


Todd Haynes : Le coup de génie de Samy est de situer le film vingt ans après, quand le mur que la famille a érigé pour se préserver du scandale est devenu impossible à faire tomber. Quand seul un élément extérieur peut entamer une excavation de son passé.


Q. Élément extérieur plus trouble qu’il n’y paraît puisque Elizabeth, la star de télé jouée par Natalie Portman, n’est pas un personnage très fiable.


T.H. : Elle apparaît comme celle à laquelle nous pourrions nous identifier, mais ce qui advient ensuite révèle une chausse-trappe. Tout était évident dans le scénario de Samy, lesté d’un esprit qui m’a énormément troublé, et, tout autant, amusé. Le défi qui se posait était de reproduire ce trouble et de le rendre tout aussi plaisant au spectateur. Tout l’attrait du film tient à l’interprétation qu’il exige, une sollicitation un peu malveillante, je l’admets, et jouissive. De nos jours, on pense tout savoir sur ce genre d’affaires, les tenants et les aboutissants moraux, les problématiques liées à la maltraitance et à l’âge. Mon film entend faire bouger le sol sous vos pieds pendant que vous regardez.

 

Q. Peut-on dire que ce film parle de l'industrie du cinéma, de sa nature vampirique ? Aucun film adapté d'un fait divers n'a participé à rendre la vie de ceux dont il s'inspirait meilleure et moins tourmentée.

 

T.H. L'indécence c'est l'ambition de raconter « la vérité ». Ceux qui y prétendent ont tendance à occuper des positions de pouvoir, fait d'importance qu'on a tendance à éluder. Et cela nous encourage à continuer à nous agiter autour du fantasme de la vérité. Natalie a adoré jouer avec ce fantasme, ces mensonges qu'on agite devant le public, l'idée qu'on allait se demander si elle ressemble à son personnage. Cette audace, cette malice, c'est le sujet du film. 


[Propos recueillis par Olivier Lamm, « Libération », 24 janvier 2023]

 

• May December. États-Unis (2023). Réalisation : Todd Haynes. Scénario : Samy Burch. Photographie : Christopher Blauvelt. Décors : Sam Lisenco. Costumes : April Napier. Montage : Alfonso Gonçalves. Musique : « The Go-Between » (film de J. Losey) de Michel Legrand. Adaptation musicale : Marcelo Zarvos. Production : Natalie Portman, Sophie Mas, Pamela Koffler, Christine Vachon, Grant S. Johnson, Tyler W. Konney, Jessica Elbaum, Will Ferrell. Interprétation : Natalie Portman (Elizabeth Berry), Julianne Moore (Gracie Atherton-Yoo), Charles Melton (Joe Yoo), Cory Michael Smith (Georgie Atherton). Sortie en France : 24 janvier 2024.