Roma, città aperta (Rossellini, Anna Magnani)

Rome, ville ouverte

 

~~ Rome , ville ouverte (Roma, città aperta, 1945)


Roberto ROSSELLINI


Un film-clé

 

 

Prologue (par Freddy Buache)

 

[...] Le 4 juin 1944, Rome est libérée. Ce vaste mouvement de libération dirigé dans la perspective de la naissance d'un pays nouveau gagne en force. L'Italie connaît une phase prérévolutionnaire active qui, du point de vue international, pouvait être considérée comme annonçant les ultimes convulsions, l'agonie de la bourgeoisie européenne tout entière. Dans l'accord retrouvé des masses laborieuses avec les intellectuels, les organisations de la Résistance, les syndicats, les partis politiques, à travers la suppression de la monarchie et le vote d'une Constitution libérale, participaient à la formation de structures inédites qui faisaient de cette renaissance un événement gros d'espérance non seulement pour l'Italie mais pour le monde occidental. 

Dans le pays, cette transformation bouillonnante de l'ordre faisait apparaître quelques-unes des contradictions dissimulées par le fascisme, en particulier les différences entre le Sud et le Nord ou les oppositions de classes. Et ce n'est que par référence au climat social de cette époque-charnière que nous pouvons comprendre ce qui constitue l'extrême originalité du néoréalisme ; les cinéastes comme, d'ailleurs, tous les intellectuels ont la possibilité de fonder leur activité sur la double postulation la plus féconde : exprimer le présent en même temps par la description critique et par l'exaltation d'un humanisme rajeuni, dépoussiéré. La polémique et le lyrisme, tels seront les deux pôles entre lesquels éclateront les œuvres du néoréalisme. 

 La première en date de ces œuvres est Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini.

Rossellini avait réalisé quelques documentaires et deux ou trois longs métrages douteux qui ne prenaient même pas, par rapport au régime fasciste, la distance que pouvait représenter les fioritures délicatement ciselées des calligraphes - Mario Soldati, Renato Castellani, Luigi Chiarini. Il avait été l'assistant de Francesco De Robertis (1902-1959), en 1941, pour un drame situé dans un sous-marin, Uomini sul fondo (SOS 103), qui par sa tonalité réaliste inaugurait un courant parallèle à la calligraphie et qu'on nomma : le documentarisme. Un an après, Rossellini et De Robertis se séparent à la suite d'une dispute relative à leur collaboration pour le film La Nave bianca ; De Robertis reprochait à Rossellini d'avoir introduit une idylle sentimentale superflue à l'intérieur de son récit. En 1942, Rossellini réalisa Un pilota ritorna avec Massimo Girotti à partir d'un sujet imaginé par Vittorio Mussolini, deuxième fils du Duce et pilote décoré durant la guerre d'Abyssinie. Puis il fit L'uomo dalla croce, coproduction italo-allemande racontant, sans quitter la ligne idéologique fasciste, l'histoire d'un aumônier italien (Alberto Tavazzi), inspiré d'un personnage réel, Reginaldo Giuliani, mais transposé en Ukraine, sur le front de l'Est européen. On tenait là une trilogie fasciste. Rien ne semblait par conséquent désigner Rossellini pour bâtir la première œuvre néoréaliste. Au contraire, il y avait en Italie au moins une dizaine de cinéastes plus lucides, plus talentueux, mieux préparés intellectuellement, spirituellement et politiquement pour ouvrir la brèche. 

Rossellini possède en revanche beaucoup d'intuition, une frémissante sensibilité, une incontestable fraîcheur d'inspiration, un certain flair pour saisir immédiatement d'où vient le vent. [...]

[F. Buache, Le Cinéma italien, L'Âge d'Homme, 1979]

 

 

~ « J’aurais pu faire Rome, ville ouverte comme de la propagande, contre tout. J’ai essayé de ne pas le faire. J’ai essayé d’explorer et de comprendre, parce que j’avais le sentiment que nous étions TOUS responsables de ce qui s’était passé, NOUS TOUS. [...] Je me suis donné deux objectifs. D’abord, la position morale : regarder sans mystifier, essayer de faire un portrait de nous, de nous alors, aussi honnêtement que possible. [C’était] didactique, précisément parce que l’effort que je faisais... avait pour objectif de parvenir à la compréhension d’événements dans lesquels j’avais été plongé, qui m’avaient secoué. [...] L’autre objectif était de briser les structures industrielles de ces années, d’être capable de conquérir la liberté et d’expérimenter sans aucune condition. Une fois ces deux buts atteints, vous vous apercevez que le problème du style est déjà automatiquement résolu. Quand vous renoncez à faire semblant, à manipuler, vous avez déjà une image, un langage... un style. Quand, pour tuer les structures industrielles du cinéma, vous quittez le studio... et filmez dans la rue... comme quelqu’un qui y vit et y est à sa place, vous découvrez que le résultat, c’est que vous possédez un style. Le langage, le style du néoréalisme sont là : c’est l’aboutissement d’une position morale, d’un regard critique porté sur l’évident. »


[Roberto Rossellini, in : Bianco e nero, 1952]

 

 

. Rome, ville ouverte, tourné entre 1944 et 1945 [1] avec des moyens de fortune, sans un scénario rigoureusement observé, n’a pas inauguré le néoréalisme italien - il existait à l’état embryonnaire depuis Ossessione [1942] de Luchino Visconti [...] - et il n’en est pas un représentant exemplaire. Simplement, il a mis un terme au cinéma du ventennio fasciste, et s’impose comme somme de ces ferments qui étaient présents même dans les moments les plus sombres (par exemple dans Gli uomini, che mascalzoni! [1932] de Mario Camerini).


Le plus conscient du cinéma italien a toujours aspiré, inévitablement pourrait-on dire, au néoréalisme [...] ; Roma, città aperta représente, surtout du point de vue du contenu, la libération définitive de toute contrainte. Mais, et ceci est important, sa structure est encore en-deçà de la révolution authentique qui surviendra avec Paisà le premier chef-d’œuvre du néoréalisme italien.
La narration de Rome, ville ouverte n’est pas encore typique de Rossellini, qui, par ailleurs, n’est jamais un narrateur.
[...] Dans le même temps, pourtant, Rome, ville ouverte est un film-clé pour le cinéma transalpin parce qu’il exaspère une façon de faire le cinéma et la porte à son sommet ; non qu’il la détruise automatiquement, les traces en subsistent encore, mais il en fait la somme d’une manière unique et, dans ce contexte, le film est un chef-d’œuvre.
Pour Roberto Rossellini, c’est le premier film important et dans sa carrière il représente :


1) Une adhésion à l’histoire - ou à la chronique - la différence entre les deux concepts tendant à disparaître chez lui [...]


2) Le respect de cette chronique, qui se manifeste dans le refus d’un jugement à travers une « autolimitation » dans la présentation au spectateur de matériaux honnêtes, grâce auxquels il pourra juger les faits dont il est témoin avec un regard vierge. Dans le film, cette attitude est déjà clairement manifestée : Don Pietro Pellegrini (Aldo Fabrizi) et l’ingénieur Manfredi (Marcello Pagliero) sont mis sur le même plan, mais leur divergence idéologique est soulignée. Par exemple, Pina (Anna Magnani) dit qu’elle préfère un mariage à l’église plutôt que devant un podestà fasciste ; l’officier allemand Bergmann (Harry Feist) décrit clairement à Don Pietro l’avenir politique de l’Italie. Mais Rossellini n’intervient pas davantage, ses héros sont tous des héros sur le même plan : le protagoniste du film, c’est Rome, c’est-à-dire l’Italie, c’est-à-dire l’Europe en guerre ; le temps est le présent, le passé est aboli, le futur est uniquement l’image des enfants qui s’éloignent au plan terminal ; l’idéologie est provisoire, déjà sur le déclin avant même de naître. Le regard de Rossellini, photographique, au « présent » ne permet pas de distinguer, de choisir, sinon à un niveau plus élevé. Pour cette raison aussi, Rome, ville ouverte est le premier documentaire de Rossellini en ceci qu’il documente sans juger, qu’il renvoie à des concepts supérieurs à la réalité laide du moment.


3) La découverte du paysage, compris comme décor naturel, qui devient protagoniste en même temps que les personnages. Dans ce film, l’immeuble où habitent Pina et Francesco le typographe (Francesco Grandjacquet) est un personnage, il a un caractère propre - une maison populaire construite sous le fascisme pour les employés et les ouvriers des chemins de fer -, des habitudes - les enfants qui s’amusent dans les escaliers ou sur la terrasse -, un langage propre - la façon de s’exprimer de Pina... etc., et il subira son sort en même temps que les autres personnages : l’irruption des SS l’écartèle ; les appartements déserts, la cour affolée; les escaliers cadrés différemment, vus par les fascistes qui regardent les jambes des femmes.
Phénomène absolument nouveau que celui-ci, à ne pas confondre avec celui qui s’était déroulé dans l’Ossessione de Visconti, film où le paysage reste également fondamental : là où Luchino Visconti reconstruit le paysage par une opération consciente de mise en scène, Rossellini le découvre.
Je ne crois pas que, dans l’histoire du cinéma, le paysage ait eu une pareille splendeur, sinon dans son heure de gloire, qui culmina avec Murnau. `


[Maurizio Ponzi, L’Avant-scène, juin 1967]

 

.. [...] Rossellini a voulu regarder la réalité sous un angle et dans une lumière plus vrais, plus documentaires que tout ce qui avait été tenté auparavant. Cela impliquait une critique radicale de tout le cinéma précédent. Cette volonté révolutionnaire est-elle véritablement le point de départ du film ? Cela n’est pas du tout certain. À la toute première origine du film, si tant est qu’on puisse remonter jusque-là, il semble qu’il y ait eu de la part de Rossellini, le désir de capter le présent, rien que le présent, et le plus à chaud possible. D’aller contre la vocation passéiste du cinéma, cette machine à transformer le présent en passé. Ce désir a tout entraîné avec lui. Le parti-pris documentaire de Rossellini a été servi au-delà de toute mesure par l’extravagante précarité de ses conditions de travail (lumière insuffisante ou intermittente, durée des plans soumise à la quantité variable de pellicule disponible, etc.).Tourner des images de cette période de la guerre finissante en Italie et la vivre (ou venir de la vivre) sont deux expériences qui se sont confondues dans le film en lui donnant une stupéfiante authenticité historique. [..] La construction ultra-habile du récit, avec ce resserrement de l’action autour des trois martyrs - Pina, Giorgio Manfredi et Don Pietro, cet allongement progressif de la durée des scènes à mesure que l’histoire avance et devient de plus en plus tragique, témoigne d’un art consommé de la narration. De sorte que Rome, ville ouverte apparaît comme une œuvre doublement unique : révolutionnaire d’une part, créant un élan, un mouvement nouveaux, suscitant un espoir de changement quasi illimité sur le plan esthétique, et restant fidèle d’autre part au savoir et au savoir-faire accumulés avant elle par le cinéma. [...] »


[Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma - Les films. Robert Laffont, Bouquins]

 

... Roma, città aperta est le premier témoignage artistique sur la résistance italienne : c’est le tableau vivant d’une situation qui fit des «hommes de la rue», des femmes, des enfants, les véritables protagonistes de la nouvelle histoire civile de notre pays.
[...] La force du film est dans la multiplication d’éléments humains organiquement rassemblés dans une unité supérieure.
Réussir à donner une vision synthétique des nombreuses forces sociales convergeant dans la lutte contre la tyrannie et la violence, réussir à créer un tableau équilibré de la nouvelle situation qui avait mûri en Italie dans la période récente de la résistance, tel était le mérite de Rossellini et de Sergio Amidei, en même temps que la raison véritable et profonde de leur succès.
La fraîcheur, la spontanéité, la nouveauté du film avaient leur source dans la clarté avec laquelle le réalisateur et ses collaborateurs avaient su « coller » à une réalité vécue collectivement durant cette période-là [...]


[Carlo Lizzani, réalisateur dans Le Cinéma italien, EFR, 1955]

 

.... Plusieurs des éléments de la jeune école italienne préexistaient donc à la Libération : hommes, techniques et tendances esthétiques. Ainsi la conjoncture historique, sociale et économique a brusquement précipité une synthèse où s’introduisent d’ailleurs des éléments originaux.
La Résistance et la Libération ont fourni les principaux thèmes de ces deux dernières années. Mais, à la différence des films français, pour ne pas dire européens, les films italiens ne se bornent pas à peindre des actions de résistance proprement dite. Avec le départ des Allemands la vie recommençait. En Italie, au contraire, la Libération ne signifiait pas retour à une liberté antérieure, toute proche, mais révolution politique, occupation alliée, bouleversement économique et social. Enfin, la Libération s’est effectuée lentement, au long de mois interminables. Elle a profondément affecté la vie économique, sociale et morale du pays. En sorte qu’en Italie, Résistance et Libération ne sont point, comme la révolte à Paris, des sortes de mots historiques.
[...] Ce qui a naturellement d’abord frappé le public, c’est l’excellence des interprètes. Avec Rome, ville ouverte le cinéma mondial s’est enrichi d’une actrice de premier plan. Anna Magnani, l’inoubliable jeune femme enceinte, Fabrizi, le curé, Pagliero, le résistant, et d’autres n’ont pas de peine à égaler dans notre mémoire les plus émouvantes créations du cinéma. [...]


[André Bazin : L’École italienne, in : Qu’est-ce que le cinéma ? Repris d’Esprit, janvier 1948, Éditions du Cerf, 2011]

 

 

¬ Roma, città aperta (Rome, ville ouverte). Italie, 1945. Noir et blanc, 97 minutes (DVD), 103 minutes. Réalisation : Roberto Rossellini. Production : Excelsa Film - Contessa Chiara Politi, Giuseppe Amato, Aldo Venturini. Scénario : Sergio Amidei, avec la collaboration de Federico Fellini et Rossellini. Sujet : S. Amidei avec Alberto Consiglio. Musique : Renzo Rossellini. Photographie : Ubaldo Arata. Montage : Eraldo Da Roma. Interprétation : Anna Magnani (Pina), Aldo Fabrizi (Don Pietro), Marcello Pagliero (Giorgio alias Luigi Ferraris), Harry Feist (Major Bergmann), Maria Michi (Marina Mari), Vito Annichiarico (Marcello, le fils de Pina). Sortie en Italie : 27 septembre 1945. Sortie en salles en France : 13 novembre 1946. Grand Prix du Festival de Cannes, septembre 1946.

 

[1] Le film a été tourné dans un studio improvisé via degli Avignonesi chez Sergio Amidei (scénariste) et en extérieurs à Rome : quartier Prenestino, place d’Espagne, etc., à partir du 19 janvier 1944 jusqu’au 30 juin 1945. Le scénariste Ugo Pirro a écrit un récit du tournage et la genèse du film, publié chez Rizzoli en 1983.

 

.. Synopsis

 

Rome. Les occupants allemands investissent un immeuble afin d'y arrêter un responsable de la Résistance italienne, Giorgio Manfredi (Marcello Pagliero). Ce dernier a le temps de s'échapper par les toits. Il rejoint l'appartement d'un camarade de combat, Francesco (Grandjacquet), typographe de son métier. Celui-là va épouser bientôt Pina (Anna Magnani), voisine de palier. Pina est veuve et élève un petit garçon, Marcello. Manfredi confie au prêtre Don Pietro (Aldo Fabrizi), sympathisant de la Résistance, la mission de recueillir à sa place une somme d'argent dans une imprimerie clandestine et de la remettre à un autre compagnon travaillant dans les chemins de fer. Une explosion causée par les adolescents de l'immeuble a lieu à la gare proche. Ces gosses craignent, semble-t-il, plus encore les réactions de leurs parents que les conséquences politiques de leurs actes. Parmi eux, Marcello, le fils de Pina. Celle-ci craque et fond en pleurs. Francesco lui redonne le moral en lui affirmant que leur idéal est juste et qu'ils finiront par en sortir. La maîtresse de Manfredi, Marina (Maria Michi), danseuse de music-hall, est accro aux stupéfiants. Elle se fournit auprès d'Ingrid (Giovanna Galetti), une intrigante qui collabore avec la Kommandantur et son major Fritz Bergmann (Harry Feist). Le lendemain matin, jour du mariage de Pina et de Francesco, les troupes allemandes encerclent l'immeuble. Don Pietro cache les bombes artisanales fabriquées par un des enfants sous le lit d'un grabataire auquel il fait mine de prononcer l'extrême-onction. Il a dû l'assommer préalablement avec une poêle à frire, l'homme refusant de se prêter au simulacre [l'unique séquence comique du film, si l'on peut dire]. Francesco est arrêté et transporté dans un camion de prisonniers. Pina accourt vers lui en criant. Elle est abattue par un soldat allemand. Premier meurtre. La Résistance stoppe le convoi de prisonniers et les libèrent. Francesco et Manfredi sont logés chez Marina. Le chef du Comité de libération nationale découvre qu'elle se drogue. Ils se disputent violemment. Le jour suivant, Manfredi est arrêté par la Gestapo ainsi que Don Pietro et un déserteur autrichien (Akos Tolnay) qui s'était réfugié chez le curé. Cette capture n'a pu avoir lieu qu'à cause des renseignements fournis par Marina à Ingrid. Les trois hommes sont donc incarcérés. Giorgio Manfredi succombe sous la torture. Deuxième meurtre. Il n'a en revanche rien lâché. Don Pietro est quant à lui exécuté sous le regard triste des enfants du quartier de Pina qui s'éloignent ensuite dans la rue, face au Dôme de la basilique Saint-Pierre. 

 

 

 

 

A. Magnani Amore

 

. ANNA MAGNANI

(1908 - 1973)

 

Anna Magnani est l’actrice majeure du cinéma italien. Elle traduit aussi et, mieux que quiconque, l'âme et la mentalité d'une ville, celle de Rome. Elle s’impose enfin comme une figure emblématique du courant néoréaliste. Ce n’est pas surprenant. Le néoréalisme est un cri du cœur. Il veut exprimer le plus sincèrement et le plus naturellement possible l’âme du peuple italien. Anna Magnani n’a jamais voulu être autre chose qu’une humble femme du peuple. Elle déclara au « Life » en février 1950 : « Je déteste la respectabilité. Donnez-moi la vie de la rue, celle des gens ordinaires. » Son inclination pour le romanesco - un dialecte populaire en usage dans la région du Tibre - qu'elle partage en commun avec Aldo Fabrizi (1905-1990), l'autre grand acteur romain de Roma, città aperta, en est un témoignage évident. Ainsi, par exemple, d'une comédie réalisée par Mario Bonnard - incluse dans une trilogie populaire qui comprend Avanti c'è posto... [Anna Magnani ne figure pas dans celle-ci] et L'ultima carrozzella - et scénarisée par Marino Girolami, Tullio Pinelli et Federico Fellini. Dans Campo de' Fiori (1943), c'est une place célèbre de Rome où se tient un marché tout aussi réputé, les deux comédiens y interprètent une marchande de fruits - Anna le sera aussi dans Mamma Roma de Pasolini - et un poissonnier - Aldo était de son côté le fils d'une marchande de fruits et légumes sur ce même marché ! On les entend bavarder avec des expressions, des tournures d'esprit et des blagues totalement archaïques de nos jours. C'est, bien entendu, un aspect qui aiguillonnait particulièrement Pier Paolo Pasolini, mais également le dirigeant communiste Antonello Trombadori (1917-1993), par ailleurs critique d'art et poète en romanesco. Ce dernier écrivait : « Le romanesco était pour elle un moyen de communiquer avec le public. En fait, Anna Magnani était une intellectuelle ratée, elle n'était pas une actrice populaire mais une actrice qui visait à être extrêmement fonctionnelle et intellectuelle. Elle n'était pas instinctive, mais méditée et réfléchie. Plus que ce que l'on pourrait croire. L'instinct et l'impulsion de communiquer n'ont pas libre cours chez elle, mais contenus et contrôlés. Ses personnages ne sont donc pas son point de départ, mais une façon d'être afin de se rendre populaire. » (citation de Simonetta Ramogida, Roma, città aperta, 2015).  Quoi qu'il en soit, les cinéphiles n’oublieront pas les refus de la Magnani d’entrer dans l'honorabilité ou de se trouver propulsée au-dessus du citoyen de la rue dans deux films importants de l’après-guerre : L’onorevole Angelina (1947) de Luigi Zampa et Bellissima (1951) de Luchino Visconti. Enfin, le diptyque Abbasso la miseria! et Abbasso la ricchezza! (1945-46), dû au vétéran Gennaro Righelli, l’auteur du premier film parlant italien [La canzone dell’amore, 1930], offre précisément à la Magnani un éventail d’humeurs et d’attitudes contradictoires qu’elle seule pouvait interpréter. Pourtant, ces deux réalisations n’épousent en aucune manière l’éthique néoréaliste. Elles se situent entre joyeuseté et aigreur, dans la tonalité d’une œuvre plus légère, plus apte à attirer le grand public. L’esprit de la comédie est aussi présent dans L’onorevole Angelina. Sauf qu’ici la situation décrite est nettement plus critique et, de surcroît, plus anticipatrice des péchés nationaux ultérieurs. Le ton est volontiers à la satire : Luigi Zampa, trop sous-estimé à mon goût, n’entrait pas dans un champ de vision trop uniment néoréaliste. La Magnani montrera, quant à elle, l’étendue de son registre et il eût été difficile de la circonscrire, à son tour, au seul néoréalisme. Outre les films cités, l’Institut Lumière de Lyon nous a donné l’occasion d’apprécier la diversité du talent de l’actrice grâce à la projection de films peu connus en France : l’Assunta Spina de Mario Mattoli (1948), transposition contemporaine d’une illustre pièce du poète et dramaturge napolitain Salvatore Di Giacomo (1860-1934), mettant en scène une héroïne tragique victime de la jalousie de son amant. Autre film rare, dans un sous-genre - le film de prisons pour femmes - moins prisé en Italie qu'aux États-Unis : Nella città l’inferno [L’Enfer dans la ville] (1958) de Renato Castellani. La Magnani y excelle aux côtés de Giulietta Masina. Elle a d’ailleurs obtenu un Prix d’interprétation pour ce rôle. Nous aurions aimé voir également Il bandito (1946) d’Alberto Lattuada, dans lequel l’actrice évolue aux côtés d’Amedeo Nazzari, l’acteur des années du ventennio fasciste : un film noir à l’ambiance plus expressionniste que néoréaliste.

 

Anna Magnani avait failli joué dans la première œuvre classée comme néoréaliste, Ossessione - l’appellation était due au monteur Mario Serandrei. Ce film inaugural réalisé par Luchino Visconti se distancie largement d’un « polar » écrit par l'Américain James M. Cain, le cinéaste lombard se montrant plus soucieux de traduire une tangibilité sociale transalpine. La grossesse de l’actrice l’empêcha de participer à cette expérience. Le 23 octobre 1942, en effet, elle donna naissance à son unique enfant, le garçon Luca, fruit d’une liaison extrêmement brève avec l’acteur Massimo Serato (1916-1989), acteur remarqué du courant calligraphique local, et, en particulier, grâce au film de Mario Soldati, Le Mariage de minuit (Piccolo mondo antico, 1941) où il jouait aux côtés d’Alida Valli. C’est donc Clara Calamai (1909-1998) qui remplaça la Magnani. Des années plus tard, au milieu des années 1940, la destinée des deux comédiennes se croisa à nouveau. Le scénariste Sergio Amidei songea à Calamai pour incarner le rôle-titre d’un film tourné à Rome par Roberto Rossellini. Clara n’était guère disponible, elle travaillait alors avec Mario Camerini sur Due lettere anonime avec Andrea Checchi. La fin de la Seconde Guerre mondiale et le thème de la Résistance italienne étaient également au cœur de ce film trop méconnu en France. Amidei s’adressa alors à Anna. « Blessée dans son orgueil (elle ne digérait pas d’être un pis-aller), la Magnani accepta néanmoins, absolument fascinée par le scénario ». (A. Corsi, Dictionnaire du cinéma italien. De la marche sur Rome à la République de Salò. Vendémiaire, 2019) Il est difficile d’imaginer le rôle de Pina sans l’incarnation de la Magnani. De son côté, Clara Calamai fut excellente chez Camerini. Les choses se déroulèrent donc au mieux.

 

Anna Magnani n’eut pas, sa vie durant, suffisamment de bonheur dans ses relations affectives ou sentimentales. Il en allait ainsi depuis sa plus tendre enfance. Sa mère l’avait confiée à sa grand-mère maternelle avant de l’abandonner et d’émigrer à Alexandrie, en Égypte, où elle épousa un riche Autrichien. C’est le motif pour lequel on crut longtemps qu’elle était native du port fondé par Alexandre le Grand. Nannarella - un de ses surnoms - était, en réalité, totalement romaine, née dans le quartier de Nomentano, tout près de la symbolique Porta Pia, un 7 mars 1908. En outre, elle n’avait jamais connu son père naturel. Elle s’était mise à en rechercher la trace. Elle découvrit qu’il était d’origine calabraise et qu’il s’appelait Pietro Del Duce, de noble descendance. Dotée d’un humour intarissable, Anna dira : « Dès que j’ai su qu’il portait un tel nom, j’ai stoppé mes recherches. Je ne voulais pas être la fille du Duce ! »

Au milieu des années 1930, elle épouse le réalisateur Goffredo Alessandrini avec qui elle tourne Cavalleria. Avec Luciano Serra, pilota (1938), celui-ci devient le cinéaste officiel du régime fasciste. Cependant, si Anna se sépare de lui en 1942, ce n'est pas pour ces raisons-là, plutôt parce que les infidélités d’Alessandrini ne se comptent plus. « Il m’a fait porter plus de cornes qu’un panier d’escargots! », dira-t-elle. [(...) e finché fui sua moglie ebbi più corna di un cesto di lumache! in : Entretien avec Oriana Fallaci, Mamma tragica, « Europeo », 14/15 avril 1963]. Mais il y a plus, sans aucun doute : il y a aussi l’amour. Celui qu’elle porte à Massimo Serato et qui donnera, entre autres, Luca. Malchance terrible : Luca contracte la poliomyélite et perd, à l’âge de 18 mois, l’usage de ses jambes. Anna dépensera sans compter pour son fils unique. Son ironie amère refera surface des années plus tard : « Je me rends compte maintenant que c'est pire quand ils grandissent », s’exclamera-t-elle lorsqu’elle croisera un vétéran de guerre amputé. Ceux qui ont vu le déchirant film de Pasolini se remémoreront la scène terminale d'Ettore, le fils unique de Mamma Roma, attaché à un lit de contention, tel le Christ de Mantegna. Ses rôles se confondaient avec sa propre vie. Dès ses débuts au théâtre, son mentor, Silvio d’Amico, qui animait l’École d’art dramatique Élonora-Duse, avait cerné l’exceptionnelle prédestination d’Anna Magnani. Elle n’avait guère à apprendre. « Elle ne joue pas. Elle vit les rôles qui lui sont attribués », affirmait-il.

 

Dans Roma, città aperta, aventure exaltante au demeurant, elle joue une des plus célèbres scènes de l’histoire du cinéma : une course effrénée à la poursuite d’un camion dans lequel est enfermé son mari et qui se termine tragiquement : Anna/Tina fusillée par une mitrailleuse allemande. Rarement, ou jamais, séquence n’avait parue si vraie. Rarement à l’écran, nous n’avions ressenti semblable bouleversement. Au cours du tournage, nous avons évoqué plus haut ce malheur, le fils d’Anna est frappé par la polio. Anna songe à abandonner le cinéma. Ses larmes, son désespoir dans le film lorsque, incarnant Tina, elle évoque face à son futur conjoint, sa lassitude face aux laideurs et aux contraintes de la guerre... Enfin, la séquence de la course mortelle n’est nullement mise en scène là aussi. Roma, città aperta c’est aussi une aventure sentimentale entre Anna et Roberto Rossellini. Une altercation s’ensuit : Serato et Anna en viennent aux mains. L’acteur s’enfuit dans une camionnette et Anna s’écroule dans la poussière. Sergio Amidei, le scénariste, propose d’en conserver l’idée pour le film. À propos de Rossellini, la Magnani dira : « Je pensais avoir enfin trouvé l'homme idéal... [Il] avait perdu son propre fils et j'ai senti que nous nous comprenions. Surtout, nous avions les mêmes conceptions artistiques ». Rossellini se fit, par la suite, violent, versatile et possessif. Leur discorde fut dès lors quasi continuelle. Enfin, il y avait cette Suédoise qui, sans le connaître encore, lui écrivit une lettre d’admiration un 8 mai 1948, jour anniversaire de ses quarante-deux ans. Elle était une actrice célèbre et se nommait Ingrid Bergman.

 

 

Amore, sorti en 1948, film en deux épisodes - La Voix humaine et Le Miracle - réalisé par Roberto Rossellini revêt, à bien des égards, un caractère avant-coureur. Dans La Voix humaine d’après une pièce de Jean Cocteau, Anna incarne une héroïne désespérée par la rupture de son amant. Dans le second épisode, scénarisé par Tullio Pinelli et Federico Fellini d’après une nouvelle de Ramon Valle-Inclan, une pauvre bergère naïve se croit enceinte de Saint-Joseph... Alain Bergala écrit : « Rossellini a tourné cruellement un documentaire de la souffrance d’une femme. Anna Magnani y montre une âme, une figure sans maquillage. Ce documentaire pourrait s’intituler Du téléphone considéré comme un instrument de torture. On ne peut s’empêcher, en regardant aujourd’hui ces images de la Magnani, de penser qu’un an plus tard, alors qu’elle recevait pour ce film un prix d’interprétation, Rossellini l’avait remplacée dans sa vie et dans son œuvre par Ingrid Bergman - certains plans du Miracle préfigurant Stromboli. Cette ironie de la vie rend encore plus cruels ces plans sublimes de générosité d’actrice où Magnani donne à Rossellini TOUT ce qu’il attend d’elle, jusqu’à la laideur, jusqu’à l’hystérie. [...] » [Photos du haut]

 

On suivra, par la suite, la chronique d’une rupture fracassante que les échotiers baptiseront la « guerre des volcans ». Renzo Avanzo, cousin de Rossellini, fonde en 1947 une maison de production, la Panaria Film. L’appellation renvoie à l’île de Panarea, une des Éoliennes situées au nord de la Sicile. Avanzo propose à Rossellini de tourner un film dans une de ces îles éruptives. La vedette en sera son épouse, la Magnani, actrice au tempérament concordant. Rossellini note le projet. Puis, n’en fera qu’à son gré. Son esprit, manifestement, est braquée au-delà de l’Atlantique, là où gîte l'Alicia Huberman des Enchaînés d'Hitchcock, la star Ingrid Bergman. Le 17 janvier 1949, il discute du futur Stromboli - l’une des îles Éoliennes - avec Sam Goldwyn. Sans succès, l’incompréhension étant totale. Cela ne s’avère guère probant non plus du côté de Howard Hughes qui vient d’acquérir les studios de la RKO - pour apprivoiser, entre autres, Ingrid Bergman. « Au bout du compte, le système hollywoodien et moi, nous nous sommes rejetés mutuellement. [...] Comme Hughes eut la franchise de me le donner à entendre, c’était Ingrid qu’Hollywood désirait, pas moi. Le metteur en scène n’était toléré que pour avoir la star. En fait, Hollywood et moi étions frappés d’allergie réciproque. » (In : Tag Gallagher, Les Aventures de Roberto Rossellini, Léo Scheer, Paris, 2006).

 

Fin mars, Ingrid Bergman quitte Hollywood et débarque à Rome. Le réalisateur de Rome, ville ouverte divorce officiellement d’Anna Magnani. Le tournage débute le 4 avril, et la presse fait déjà scandale sur la vie privée de Rossellini. Ici, en Italie, et là-bas, aux États-Unis, rares seront ceux qui comprendront la relation, ne serait-ce qu’artistique, entre un créateur au tempérament méditerranéen et une artiste venue du Nord. Alors que c’est cela qui les aimantait justement, l’une comme l’autre. Ce monde étranger dans lequel pénètre Karin, l’héroïne slave jouée par Ingrid Bergman, aurait-il pu être vécu et interprété tel un phénomène d’ordre cosmique s’il l’avait été par la Magnani ? La cruauté de la tonnara (pêche au thon) agit d’ailleurs comme un des révélateurs les plus saisissants pour la jeune femme d’origine suédoise. Rien ne lui sera épargné. Stromboli, pour elle, fait l’effet d’un véritable chemin de croix, ainsi de l’ascension oppressante qu’elle effectue vers les sommets du volcan. Au matin, sa découverte du cadre, une perspective à la beauté inouïe, quasiment extra-terrestre, donc inconnue à ses yeux, devient la manifestation concrète d’une révélation d’ordre spirituel et donne son sens au titre Stromboli, terra di Dio. Cette expérience, Rossellini voulait la vivre et la faire vivre à une interprète réellement « égarée ». Issue d’une gentry sophistiquée, la voilà immergée dans un univers brut, formé de roches pouzzolane et de laves incandescentes. C’est un retour vers l'origine du monde, plus exactement une aventure d’ordre spirituel. Nous pensons que la conjonction Rossellini/Bergman correspond à une authentique recherche mutuelle qui constitue le fondement d'une attirance réciproque. Parmi les quatre films tournés ensemble ensuite, Europe 51 et Viaggio in Italia prolongeront cette thématique de l’exilée au sein d’un environnement qu’il lui faut connaître pour comprendre et s’accomplir soi-même. 

 

Aussi, la tentative d’Avanzo et d’Anna Magnani de contrecarrer Rossellini nous paraît aujourd’hui purement événementielle. Le producteur et l'actrice-épouse se sentent floués. Ils tournent dans l'île d'en face, Vulcano, située plus au sud. François-Guillaume Lorrain, au moyen du récit (L’Année des volcans), et Francesco Patierno (La guerra dei volcani, 53 min.), à travers un documentaire, chacun à leur façon, ont ranimé cet épisode. Pour réaliser Vulcano, on avait fait appel à William Dieterle, un « émigré » allemand fixé à Hollywood par antinazisme. Le film possède de réels attraits : une affaire de mœurs édifiante, le confinamento punitif à l'endroit de la protagoniste et l’observation méticuleuse du travail des pêcheurs et celui des mineurs dans les carrières de pierre ponce. Et, à la fin une éruption volcanique filmée en Technicolor, conclusion d'un mélodrame moralisateur. Du pur style hollywoodien en quelque sorte... Un comble pour Anna Magnani !

 

Grand moment symbolique et, néanmoins longtemps sous-évalué, le tournage de Risate di gioia (Larmes de joie, 1960) aux côtés de l'immense Antonio De Curtis alias Totò  (1898-1967) qu'on surnomme Il principe della risata (Le Prince du rire). Les deux artistes se connaissent bien : ils ont été partenaires dans la rivista, un type de spectacle centré sur la parodie de l'actualité sociale et politique. Vers les années 1940, le producteur Remigio Paone voulut faire d'Anna Magnani l'envers féminin de Totò. Narguant la censure, Totò dispensait son humour acerbe à l'égard des autorités fascistes, tandis qu'Anna y osait des allusions à forte connotation sexuelle. Par la suite, leurs chemins s'éloignèrent. Leurs caractères présentent de forts contrastes. Anna Magnani est tendanciellement jacassière, directe et même triviale en certains cas ; Totò, flegmatique, parfois mélancolique, est doté d'un humour pince-sans-rire. Il ne cesse d'invoquer ici ou là son hypothétique ascendance aristocratique. On ne doit pas omettre non plus qu'il souffre, depuis un accident contracté à la fin des années 1930, d'une choriorétinite pigmentaire. À la fin de sa vie, celle-ci le rendait quasiment aveugle. Enfin, Anna est profondément romaine, tandis que le spécialiste de la macchietta (numéro comique à mi-chemin du monologue et la chanson humoristique) est foncièrement napolitain. C'est donc une première : ils sont enfin ensemble à l'écran. Mais l'actrice critique l'option du réalisateur Mario Monicelli, lequel s'entoure de Suso Cecchi d'Amico, d'Age et Scarpelli pour adapter deux racconti romani d'Alberto Moravia, très en vogue à l'époque. Lorenzo Codelli parle, à contrario, d'un « merveilleux effet de décalage » [« Positif », avril 2013]. Mais, ce qu'il faut retenir dans cette description du Nouvel An 1960, c'est une forme de constat immergé de fausse gaieté, mi-pathétique et surtout résigné : la porte refermée sur une période de l'histoire du cinéma et de la scène transalpine. Et... sur une période de l'histoire italienne : Codelli notant qu'on se situe forcément aux lendemains de l'après-guerre puisqu'on y repère des protagonistes de sfollati (migrants) et de borsari neri (trafiquants du marché noir). Le film n'évoque donc pas la destinée des deux acteurs. Plutôt de ceux qui n'ont pas été en haut de l'affiche, les médiocres comparse (figurants) du monde du spectacle. Et qui, néanmoins, contribuent au fait que le spectacle se maintient, vit, se prolonge. Dès lors, l'amarezza se charge d'un poids significatif. Tortorella [la tourterelle] alias Gioia Fabbricotti (Magnani) et Umberto Pennazzuta alias Infortunio [l'accidenté] (Totò) fêtent la Saint-Sylvestre comme ils peuvent, désargentés qu'ils sont. Face à une brochette d'invités sournois - tredici qu'ils promettaient d'être ! - et qu'elle a retrouvés, par miracle...  la Tortorella s'enorgueillit : elle vient d'être félicitée par le metteur en scène (lequel ?) pour la scène du Miracle (Pas celle de Rossellini en tous cas !) interprétée, selon elle, avec force «souffrance intérieure». La voici, ensuite, toujours colorée en blonde, vêtue de fourrure et de strass, qui s'écrie au bord de la fontaine de Trevi : « Mannaggia al Cinematografo! » (Maudit Cinématographe !), cherchant à retenir son commensal noctambule, un riche Américain, qui cherche à s'y baigner.  Pointe taquine adressée à Federico Fellini et à La dolce vita, film tourné trois mois auparavant ? Piero Gherardi, son costumier-décorateur, est encore à la manœuvre. Le tandem de Risate di gioia demeure, quant à lui, inimitable et insurpassable. « Geppina Gepì, le duo chanté par Totò et Magnani, est un trésor de métier, de rouerie et d’émotion, la seule trace existante de leur complicité scénique », écrit Christian Viviani. [In : Jeu d'acteurs : Anna Magnani, l'actrice Louve.]

 

L'Adieu à la scène - Il sipario che si abbassa - c'est donc Federico Fellini qui le lui offre. En 1971, avec Roma, fresque-poème dédiée à la Cité éternelle, hommage tumultueux, vibrant, halluciné et baroque dont le sommet d'inventivité culmine peut-être dans l'étourdissant défilé de mode ecclésiastique concocté par une immémoriale princesse (Domitilla ?) en l'honneur de son Éminence. Federico clôt son film sur l'annuelle Festa de Noantri, donnée fin juillet à Rome. La nuit est bien avancée. La caméra saisit, dans l'obscurité d'un trottoir, l'avancée d'une passante, c'est Anna Magnani rentrant a casa sua. Federico commente : « Symbole de Rome. Louve et vestale ;  aristocrate et gueuse ; sombre et bouffonne. » Anna, fourbue mais rayonnante, réplique : « Federico, va dormir ! » C'est elle qui dormira, deux ans plus tard, hélas d'un sommeil infini. L'image est forcément émouvante a posteriori. [Photos du bas] 

Anna Magnani aimait Rome et le clin d'œil de Federico est mille fois justifié. Quant à Roberto Rossellini, elle s’en rapprocha à la fin de son existence. Atteinte par la maladie - un cancer du pancréas -, elle sera soignée par lui et par son fils. Elle s'éteint le 26 septembre 1973 à Rome. Sa dépouille repose, depuis 1988, dans le petit cimetière de San Felice Circeo, non loin de sa villa. ·

 

MiSha

 

 

 

 

 

 

Roma 1972