Registi : Pietro Marcello
► Pietro Marcello
Martin Eden (Italie, 2019)
https://www.arte.tv/fr/videos/082673-000-A/martin-eden/
12 mai sur Arte 13 h 35
Pietro Marcello est, sans aucun doute, l’un des réalisateurs italiens les plus captivants de sa génération. Cet excellent documentariste fut particulièrement remarqué avec son film, La Bocca del lupo (La gueule du loup, 2009). Cette œuvre montrait qu’on pouvait faire des morceaux d’une vie, non pas de celle qu’on pourrait recréer ou imaginer, mais de la nôtre ou de celle d’un autre, ici le gangster sicilien Enzo (Vincenzo Motta), rien d’autre qu’un roman qui serait encore l’exacte traduction de passions parcourues, de part en part, dans l’ombre d’une cité maritime fabuleuse, Gênes en l’occurrence. Le film était passionnant, poétique, déchirant. Et l’on se disait que Pietro Marcello ne pouvait pas demeurer qu’un documentariste, aussi brillant soit-il. Quoi qu’il en soit, La Bocca del lupo fut couvert de récompenses. Puis, il y eut deux hommages à des réalisateurs admirés, L’Arménien Artavazd Pelechian (Il silenzio di Pelečjan) et le compatriote Bellocchio (Marco Bellocchio, Venezia 2011). L’homme en surprit peut-être avec Bella e perduta (2015), une histoire d’aujourd’hui aux allures de conte intemporel. La mort inattendue de son personnage, Tommaso Cestrone, « l’ange » du palais royal de Carditello à San Tammaro, non loin de la commune natale de Pietro, aura interrompu son voyage à travers la péninsule. Mais, à la conclusion, c’était toujours l’Italie qu’on évoquait non sans quelque pincement de cœur : Italia, bella e perduta ? « Cette histoire, profondément enracinée dans l'histoire de notre pays, examine un sujet universel : la relation entre l'homme et la nature », déclara le réalisateur. Or, l’Italie n’est pas ailleurs que sur notre planète. Le destin du bufflon Sarchiapone revêt une dimension universelle. Il en a certainement été ainsi dans l’âme de Pietro Marcello, lorsqu’il exprima le désir de porter à l’écran un romancier aimé, un livre tant lu, relu et admiré : Martin Eden, de Jack London, écrit au début du vingtième siècle. Un chef-d’œuvre dit-on, et, néanmoins, souvent mal compris. Et l’écrivain s’en rendit très rapidement compte. N’écrivait-il pas à son confrère Upton Sinclair : « Un de mes motifs dans ce livre était l’attaque de l’individualisme (en la personne du héros). Je dois avoir raté mon coup, car pas le moindre critique ne s’en est aperçu. » Que Martin Eden ait quelque ressemblance avec l’auteur du Talon de fer quoi de plus naturel : l’écrivain en a épousé de semblables duretés, d’identiques illusions et une égale chute. De fait, Martin Eden n’est pas l’écrivain Jack London. Car, c’est bien ce Jack London que nous célébrons et son roman bien sûr dans lequel il représente Martin Eden tel un « individualiste par tempérament et plus tard par conviction intellectuelle. […] Étant un individualiste […] ignorant des besoins de la collectivité humaine, […] il est mort seulement pour lui. » Ce fut la réplique du romancier à l’ecclésiastique Charles Brown qui voyait en Eden un socialiste. Je pense que Pietro Marcello l’a très bien compris et c’est l’écrivain London qu’il a voulu retenir avant tout et parce que ce jugement n’a rien perdu de sa criante actualité. Martin Eden, campé par l’excellent Luca Marinelli, ne jette-t-il pas à la face de ses nouveaux admirateurs : « Je vous dévoile un secret. L’écrivain Martin Eden n’existe pas. C’est le fruit de votre imagination » ? Avant que le générique défile, Martin Eden, le marin jadis débarqué à Naples devenu romancier en renom, prononce aussi ces phrases : « Le monde est donc plus fort que moi. À son pouvoir, je n’ai rien à opposer que moi-même. Ce qui, en vérité, n’est pas rien. En effet, tant que je ne me laisse pas submerger, je suis moi aussi une puissance. Et ma puissance est redoutable tant que j’aurai le pouvoir de mes paroles à opposer à celui du monde, parce que ceux qui construisent des prisons s’expriment moins bien que ceux qui construisent la liberté. » Au cœur du film comme du livre, on retrouve, par conséquent, les thèmes ou les enjeux d’un affrontement : pour accéder à une reconnaissance sociale pleine et entière faut-il trahir les siens ? Question éternelle et qui ne trouve, aujourd’hui comme hier, nulle réponse totalement satisfaisante. Il nous faut admirer en outre ce Martin Eden viscéralement traversé par le caractère italien. Martin Eden foncièrement nomade au demeurant : loup des mers et vagabond du rail. Caractère indubitablement cosmopolite et plébéien, en fidèle osant ici des libertés inouïes avec le temps et les lieux familiers à Jack : ciels d'azur, paysages méditerranéens, terres et campagnes brûlées, quartiers étroits, ruelles exiguës en forte pente, balcons colorés de fleurs et de lingerie, hommes et femmes du peuple de l'abîme, fredaines populaires du siècle finissant, cela frémit de ce qui aurait tout autant chamboulé et irrité le cœur de Jack si Jack eût appartenu à notre histoire. N'est-ce pas fantaisie raisonnée d'annoncer le retour à Naples de Martin Eden avec Voglia e turnà de la chanteuse locale Teresa De Sio ? Et que penser du Salut fraternel aux trimardeurs, allochtones taiseux fouettés par les flots : « J'ai un peu trop navigué/Et je me sens fatigué/Fais-moi un bon café/J'ai une histoire à te raconter » ou les paroles de Vito Pallavicini chantées en français par Joe Dassin ? Enfin, les images ultimes, celle d’une guerre qu’on déclare sur les sables, sont aussi celles d’une destinée tragique qui ont tant affecté la péninsule. Aussi crois-je indispensable de reproduire quelques passages de la note de Pietro Marcello :
- « Dès mon premier film, Il passagio della linea, un documentaire sur les trains de nuit en Italie, j’ai toujours cherché à focaliser ma recherche créative sur la vie des plus humbles et des opprimés. […] Le roman de Jack London a été pour chacun de nous (ndlr : Lui et son scénariste Maurizio Braucci) un « roman de formation » […] Dans la réalisation de ce projet ambitieux, je n’ai jamais voulu perdre le contact avec le réel, mais tout au contraire repartir de celui-ci.
- […] Dans le scénario, le récit de la vie de Martin Eden commence par les derniers jours de sa vie. Puis, il suit une narration par ellipses, à travers une série de flashbacks qui racontent le parcours de Martin avant qu’il rencontre le succès. Le film n’entend pas être une simple adaptation à l’époque actuelle du roman de Jack London, parce que l’on aurait couru le risque de désamorcer la puissance réflexive du thème central du récit.
- […] J’ai choisi d’adapter l’histoire dans une ville imaginaire dont Naples est la référence la plus proche par ses couleurs, le rapport à la mer et les dynamiques sociales et politiques. Mais Naples n’est qu’un élément dans un collage : la ville de Martin Eden, en effet, est une ville portuaire européenne, pas un lieu spécifique mais plutôt un endroit reflétant l’esprit et l’atmosphère des grandes villes du Sud. (Ndlr : Voir Martin Eden déambuler sur le front de mer face au golfe de Naples, dans les quartiers et ruelles de la cité renvoie à Enzo, le prisonnier libéré de La bocca del lupo, errant, de son côté, dans l’autre port qu’est Gênes, situé au Nord pourtant. Le cinéaste s’attache à en montrer essentiellement le versant populaire).
- L’épopée de l’histoire du jeune matelot aux origines humbles qui, en essayant de s’élever socialement, trahit sa classe d’origine, est une histoire éternelle. Je suis convaincu qu’elle peut parler encore aujourd’hui aux nouvelles générations. Cette perpétuité offre d’infinies possibilités d’associations historiques et, tel que je le vois, elle épouse l’histoire du XXe siècle. C’est le siècle des grandes découvertes historiques qui ont apporté d’un côté le progrès et l’affirmation de la culture de masse et de l’autre la consolidation des valeurs de l’individualisme.
- L’idée était de pouvoir naviguer librement dans l’histoire du XXe siècle, pour pouvoir puiser des éléments historiques, politiques, esthétiques de différentes époques afin de créer une dimension chronologique autonome par rapport à l’espace et au temps, mais dont la référence la plus proche sont les années quatre-vingt. […] Ainsi se construit un univers indépendant qui trouve sa forme dans un conte du XXe siècle.
- Le ressort dramatique, tout autant que le ressort esthétique, sont le fruit de l’intention de se mettre à l’écoute de la mémoire, de l’histoire et des territoires, de l’Italie et de l’Europe d’hier et d’aujourd’hui : retrouver une relation, un lien, à partir desquels repartir en connaissance de cause et avec détermination. »
- Trois ans après Martin Eden, Pietro Marcello renoue avec l’esprit du conte instruit par Bella e perduta. De façon surprenante, L’Envol (Sortie à Paris : 11 janvier 2023), situe son action en France, dans la région normande, à la fin de la Première Guerre mondiale. Comme Martin Eden, le réalisateur effectue une transposition géographique : la nouvelle du Russe Aleksandr Grine, Les Voiles écarlates, inspire cette histoire surnaturelle d’aviateur tombé du ciel, le songe de Juliette (Juliette Jouan) ou la prédiction d’une sorcière. Louise Dumas écrit : « L’Envol prolonge le questionnement de Martin Eden, qui quitte sa famille pour se réaliser en tant qu’écrivain, Juliette préfère rester à la ferme d’Adeline (Noémie Lvovsky) lorsqu’on lui propose de poursuivre ses études dans un collège de la ville. Comment prendre son envol sans quitter ni trahir les siens ? » (L. Dumas, in « Positif », janvier 2023) Là encore, Pietro Marcello respecte le temps tout en montrant qu’il ne respire pas un récit au passé mais au présent. Il l’insinue, par exemple, à travers l’intégration d’un montage d’archives colorisées, lequel, déjà à l’œuvre dans Martin Eden, en exalte la portée romanesque. Tout ce qui a constitué la nouveauté du XXe siècle semble en effet vaciller. L’homme est entré dans ce siècle avec la peur du lendemain et, par contrecoup, l’inclination pour les valeurs-refuges. Juliette comme Martin Eden sont le résultat d’un conflit qui nous touche présentement.
- Martin Eden. 124 minutes. Italie – France. 2019. Réalisation : Pietro Marcello. Scénario : Maurizio Braucci et P. Marcello, d’après le roman de Jack London (1909). Photographie : Francesco Di Giacomo et Alessandro Abate. Montage : Aline Hervé et Fabrizio Federico. Musique : Marco Messina et Sacha Ricci. Décors : Luca Servino. Costumes : Andrea Cavalletto. Direction artistique : Tiziana Poli. Production : Avventurosa, IBC Movie, Rai Cinema, Arte. Interprétation : Luca Marinelli (Martin Eden), Jessica Credy (Elena Orsini), Vincenzo Nemolato (Nino), Marco Leonardi (Bernardo Fiore), Denise Sardisco (Margherita), Carlo Cecchi (Russ Brissenden), Carmen Pommella (Maria Silva), Autilia Ranieri (Giulia Eden), Elisabetta Valgoi (Matilde Orsini), Pietro Ragusa (M. Orsini), Anna Patierno (Carmela). Sortie en France : 16 octobre 2019. 148 526 entrées en France [©CBO].
Liminaire :
Le récit de Martin Eden en jeune marin napolitain. Il a passé la nuit dans la cale d’un bateau, en compagnie d’une fille appelée Margherita. Au matin, il tire d’un mauvais pas un jeune bourgeois agressé par un malfrat. Invité chez celui-ci, Martin lie connaissance avec sa famille, mais surtout avec sa sœur, Elena. Il en tombe instantanément amoureux. Elena l’initie à la littérature. Afin de la séduire, mais aussi par intérêt personnel, Martin lit, apprend et se cultive ; il se met même à écrire. Il souhaite, par la suite, en faire son activité principale. Mais il lui faut bien subsister, il travaille donc quelque temps dans une fonderie. Chassé de chez sa propre sœur, Eden se retrouve en banlieue. Il continue d’écrire furieusement. Le succès tarde quand même à éclore…
≈≈ Ce que les critiques en disent :
- « […] La mise en scène est précise et subtile et le montage elliptique. Martin fuit vers un paysage de brebis digne d’une pastorale. Des images d’archives surgissent des quartiers d’ouvriers, en écho à la Bocca del lupo (2009), le deuxième film de Marcello. Des souvenirs, en couleurs vives, du gamin dansant avec sa sœur Teresa et la scène des adieux mélancoliques avec la mère rappellent les memory pictures du livre source. Enfin, Martin a-t-il trahi sa naissance ? Tragédie de l’hypocrisie d’ici-bas, portée par une nostalgie universelle, Martin Eden s’inscrit dans la lignée du cinéma italien qui marie satire sociale et passions individuelles. »
[Eithne O’Neill, « Positif », n° 704, octobre 2019]
- « Cette adaptation, frondeuse bien que fidèle, du roman de Jack London trouve son éclat le plus pur dans sa volonté de faire feu de toute étincelle lyrique. Elle permet aussi de rendre tout l’envoûtement d’une passion corsetée par les oppositions de classe. »
[C.D. « L’Annuel du cinéma 2020 »]
*Bella e perduta (2015)
Il bufalo del pastore e Pulcinella
D'une ruralité qui s'estompe et d'une péninsule en désordre ("La Camorra est honnête/L'Etat c'est du vol !", s'exclament des campagnards en colère), Pietro Marcello en retient l'ultime et souveraine magnificence... Comme ses héros, le réalisateur surmonte les désespoirs inutiles : Enzo, le gangster sicilien qui a passé la moitié de sa vie en prison et qui ne reconnaît plus la Gênes de sa jeunesse, rêve, à présent, de « vivre à la campagne, avec des chiens, des canards, un étang » et la femme de sa vie (La bocca del lupo, 2009), et Tommaso Cestrone, se bat pour préserver Carditello, somptueux manoir qui, faute de successeurs, menace de tomber en ruines. Entre fatalité et rédemption, c'est à travers Caserte et la Campanie, sa propre région natale, toute l'Italie qui y est invoquée. Sera-t-elle désespérément belle et néanmoins perdue (bella e perduta) ? Toute la question est là.
Le cinéma, selon Marcello, ne se définit pas aisément : ses cadres sont bousculés. En réalité, le film est lui-même organisme vivant : son destin particulier est imprévisible. A l'origine, il y a bien la vérité des lieux, des situations et des personnages, script préétabli et scénario possible, mais, à la fin des fins, éclot un récit inattendu où poésie et féérie enchantent et bouleversent le spectateur. D'histoires simples et modestes s'édifie une fable singulière aux résonances fondamentales. Car, ce qui constitue denrée précieuse, c'est justement cet amour et cette abnégation qui transfigurent en miracle ce qui est dans l'ordre des choses. La péninsule serait-elle si contaminée qu'elle serait incapable de reconnaître en Cestrone, le berger vigoureux et doux, le visage radieux de l'homme naturellement bon selon l'acception rousseauiste ? Entre l'ange de Carditello et Enzo, le voyou assagi, seul les casiers judiciaires respectifs les séparent nettement. L'amante d'Enzo ne le voit-elle pas "sous son masque d'homme fort, comme une âme tendre et sensible" qui "aurait la douceur d'un enfant dans un corps de géant" ? A vrai dire, le portrait ne jurerait pas s'il était appliqué à Tommaso Cestrone. En outre, on comprendra peut-être ceci : rangez au placard votre image du citoyen transalpin ordinaire. Enzo et Tommaso ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Une part de marginalité les habite incontestablement. Tout comme l'art de la narration chez Pietro Marcello, souple, mouvant et innocemment insensible aux classifications.
En second lieu, la vie surprendra toujours. Notre protagoniste, l'humble et dévoué Tommaso Cestrone, décède d'un infarctus l'avant-veille de Noël 2013. Privé de sa figure de proue, le film doit suivre un cours nouveau. Au départ, l'esprit prenait racine du côté des choses vues par Guido Piovene (1907-1974) dans son Voyage en Italie, rédigé entre 1953 et 1956. L'ouvrage relatait les vertigineux déséquilibres d'un pays soumis aux caprices d'une urbanisation et d'une industrialisation médiocrement maîtrisées. Indro Montanelli (1909-2001), un des plus brillants journalistes italiens, considérait ce texte comme devant être obligatoirement diffusé dans les écoles italiennes. Selon lui, Viaggio in Italia serait le "reflet profond et clair des distorsions et des plaies vécues (nelle pieghe e nelle piaghe) par notre pays." (In : Corriere della Sera, juillet 1998). Piovene écrivait, pour sa part, ceci : "Pendant que je parcourais l'Italie et, après avoir décrit chaque étape, la situation se transformait à mon insu... Des industries se fermaient alors que d'autres ouvraient, préfectures et mairies tombaient tandis que s'érigeaient de nouvelles provinces." ("Mentre percorrevo l'Italia, e scrivevo dopo ogni tappa quello che avevo appena visto, la situazione mi si cambiava in parte alle spalle... Industrie si chiudevano, altre si aprivano; decadevano prefetti e sindaci, nascevano nuove province.") Avec Bella e perduta, Marcello entend donc poursuivre la méditation qui traverse déjà son premier long métrage.
Le berger disparu, il faudra faire revivre son âme et ses idéaux. Entrent donc en scène deux messagers : le bufflon causeur, Sarchiapone, et le batelier mythologique des défunts, protagoniste intemporel de la Commedia dell'Arte, le facétieux Pulcinella/Polichinelle. Le trajet devient, de fait, microcosme. Comment imaginer notre ruminant, si lent et si lourd, aux confins de la botte ou sur la côte ligure ? Quant à Pulcinella, l'homme au masque (maschera) en bec de corbin, n'est-il pas, avant tout, profondément ancré dans la culture locale, celle de la Terra dei Fuochi, éternellement tourmentée par les crachats du Vésuve ? Du reste, l'animal Sarchiapone ne l'est-il pas tout autant ? Il apparaît chez l'écrivain Giambattista Basile (1634-36), qui, le premier, introduisit le conte de fées en tant qu'expression d'un inconscient populaire. Cinquante ans plus tard, ou presque, le librettiste religieux, Andrea Perrucci (1651-1704), l'utilise, à nouveau, comme personnage principal pour son œuvre lyrique, Il vero lume tra le ombre ou La Cantata dei pastori. Plus récemment encore, dans un de ses poèmes, le grand Antonio de Curtis, alias Totò, acteur napolitain par excellence, nommait, de cette façon, un cheval pur-sang qui, l'âge venu, devenait, aux yeux des hommes, une charge encombrante. Enfin, en 1958, pour l'émission télévisée de la Rai, La via del successo, Walter Chiari et Carlo Campanini, découvrant le vocable ("le sifflet Sarchiapone") sur une plage de Fregene, station balnéaire de la mer Tyrrhénienne, remettait l'animal imaginaire au goût du jour. Quoi qu'il en soit, le Sarchiapone de Pietro Marcello s'appuie sur ces diverses et variables considérations : le buffle est têtu et capable de rébellion. A cet instant, il peut revêtir l'aspect de l'animal effrayant et incompréhensible, irascible et torturé par la cruauté des hommes. Mais, il peut aussi aimer les hommes, avec un attachement et une fidélité illimitée, à condition qu'ils se débarrassent de leur égocentrisme et qu'ils perçoivent, dans son souffle harassé et ses mugissements douloureux, autre chose que les manifestations primaires d'instincts viscéraux. La bête ne sert plus à rien ("à quoi bon la faire vivre puisqu'on ne peut rien en traire ?") : qu'on l'abatte ! En ce cas, Sarchiapone réagit normalement : il chérit son maître, l'humble et généreux Tommaso, et maudit ces hommes qui devraient "en créatures ailées" quitter, en masse, la noble terre, dit-il, et nous la léguer en héritage.
La grandiose humanité (peut-on, sans ironie, user d'un tel concept ?) de Bella e perduta se définit simplement en ce fait : "Tommaso élevait des bovins : les buffles, sauvés de l'abattoir, sont amenés dans les prés du Palais pour les faire croître. La réalité a fusionné avec le conte féérique et nous avons donc décidé de donner la parole à un bufflon pour narrer le récit de la mort et de la résurrection de Tommaso Cestrone, l'ange de Carditello", affirme le cinéaste. De la voix du berger que reste-t-il ? Sinon que Sarchiapone en est le dépositaire amoureux. Qu'exprime-t-elle clairement ? Ce que devrait être l'Italie. Et, bien sûr, la terre toute entière devrait l'être. Il n'y a pas de film italien, il y un film tout court. Certes, la beauté lumineuse de la nature, la musique - la clarinette bucolique et affectueuse du concertino de Gaetano Donizetti, les violons éperdument mélancoliques de l'adagio pastorale d'Antonio Casimir Cartellieri -, la quiétude sereine du paysan Tommaso, tête penchée sur un tronc d'arbre, la splendeur du Palais des Bourbons, eux seuls sont de cette contrée, si riche encore et si fascinante, que l'on ose toujours croire en une renaissance future. Sarchiapone, le buffle penseur, est, quant à lui, lucide : le masque de Pulcinella ôté, comment pourrait-il, à présent, dialoguer avec les vivants ? La larme à l'œil, il lui faut renoncer à la vie avec le souvenir de "l'odeur et du léger sourire dédaigneux de Tommaso" et de son ineffable terrain de San Tammaro. "Clapotis, piétinement, doux bruits, /Ah ! Pourquoi ne serais-je pas, là-haut, avec mon berger ?" ("bruits, /, bruits, /, dolce romarin, /Ah perché non son Io cosmo Pastoret ?"), aurait pu reprendre, en paraphrasant la terminaison d'I pastori de Gabriele D'Annunzio, le nostalgique Sarchiapone. Pour l'heure, les visiteurs ont retrouvé le château, racheté par l'Etat, et la victoire de Tommaso Cestrone rassure. Au-delà, l'angoisse n'est jamais plus éteinte, tant que "la relation entre l'homme et la nature" ne redeviendra pas "le thème universel de notre époque." (P. Marcello).
MiSha
Bella e perduta. Italie (2015). 87 minutes. Couleurs. Réalisation : Pietro Marcello. Scénario : P. Marcello, Maurizio Braucci. Photographie : P. Marcello, Salvatore Landi. Montage : Sara Fgaier. Musique : Marco Messina, Sasha Ricci et musique du répertoire. Production : S. Fgaier, P. Marcello pour Avventurosa, Rai Cinema. Interprétation : Tommaso Cestrone, Sergio Vitolo (Pulcinella), Gesuino Pittalis (le berger poète), Teresa Montesarchio (Teresa), Elio Germano (la voix du buffle Sarchiapone)
Dans les extrêmes et plus lumineuses terres du sud/Il existe un ministère caché/Pour la défense de la nature contre les êtres humains/Un génie maternel à la puissance illimitée/Aux soins jaloux et perpétuels de qui est confié le sommeil où dorment ces populations. /Si, en un seul instant, cette défense se relâchait, /Si les voix douces et froides de la raison humaine pouvaient pénétrer cette nature, /elle en serait foudroyée. (In : script de Maurizio Braucci pour Bella e perduta)
PHOTOS
1. Diaporama 1-10 : Martin Eden
2. 11 : Bella et perduta
3. 12 : La Bocca del lupo
** Filmographie Pietro MARCELLO (Caserte, 1976)
Courts métrages :
Carta ; Scampia [2003]
Il cantiere [2004]
La baracca [2005]
Longs métrages :
Il passaggio della linea [2007]
La Bocca del lupo [2009]
Il silenzio di Pelesjan [2011]
Bella e perduta [2015]
Martin Eden [2019]
L'Envol [2022]