Cinémas d'Afrique (Lyon, 2024) III
. Soleil Ô
(1970, Mauritanie/France. Med Hondo)
98 min. Noir et Blanc.
Musée Lumière (Lyon). Cinémas d’Afrique. Me 15/05 18h30
Un Africain débarque au pays de « ses ancêtres les Gaulois » le cœur empli d’espoir. Il a tôt vite fait de déchanter : il y constatera amèrement le mépris dans lequel sont maintenus les travailleurs immigrés... Sans nul manichéisme, le réalisateur mauritanien Med Hondo livre une parabole à la fois caustique, exaltée et inventive du racisme ordinaire.
.. « Nous avions possédé notre propre civilisation Nous avions le fer Nous avions nos danses et nos chants populairesNous nous entendions à modeler le bois et le ferÀ filer le coton et la laineÀ tisser, à tresser la vannerie... »
¬ Med Hondo, cinéaste anticolonialiste
~ Natif d’Atar, une ville du Centre-Ouest de la Mauritanie capitale de l’Adrar, Med Hondo (1936-2019) fut l’une des grandes personnalités du cinéma africain de la seconde génération. Il arrive en métropole, à Marseille, en 1959 et y exerce d’emblée, mais pour quelque temps, le métier de docker. Ce qui rappelle bien évidemment le parcours de son confrère sénégalais Ousmane Sembène. En réalité, sa formation initiale à l’École hôtelière de Rabat le conduira à devenir cuisinier. En France, il découvre bientôt le théâtre et entreprend des études d’art dramatique auprès de la grande comédienne Françoise Rosay. Il joue chez Serreau puis chez Bourseiller. Il fondera même sa propre troupe. Le cinéma l’attire également. Il s’initie en tournant deux courts métrages et interprète des rôles mineurs pour Jean-Luc Godard, Costa-Gavras et John Huston. Dès 1965, il échafaude le scénario d’un premier LM qui fera date, Soleil Ô. Doté d’un budget restreint, sa gestation sera longue et difficile : Med Hondo achèvera son film en 1969. Défini par l'auteur comme « 10 ans de gaullisme vus par les yeux d'un Africain à Paris », reprojeté à Cannes en 2017 dans une sélection de reprises de classique et présenté comme « une attaque cinglante contre le colonialisme », il remporte divers prix et est sélectionné une première fois au festival de Cannes mais il est interdit par la suite, pour des raisons diplomatiques, dans divers pays. On remarque qu’à l’épilogue du film, apparaît à l’écran la mention : À suivre ... Il faut donc envisager Soleil Ô comme une œuvre sans conclusion définitive, comme s’il s’agissait d’un work in progress inspiré par le fleuve de l’Histoire. Si l’observation reste pessimiste, elle ne se referme pas sur une note désespérée : la fureur de l’homme africain indique sa capacité à modifier son destin. Les dernières images de Soleil Ô rappelle les figures tragiquement assassinées : celles de Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka et Ernesto Che Guevara seraient-elles définitivement effacées ?
Aussi, n’est-ce qu’à peine surprenant de voir Med Hondo approfondir le thème dans le film suivant, Les Bicots-nègres, vos voisins [190 min.], sorti en 1974 chez nous et présenté en ouverture au 5e Festival de Ouagadougou. La représentation de l’immigré dans la société française est un élément central du film. Son titre et la chanson de Catherine Le Forestier (« Mes voisins ») utilisée en tant que motif musical renvoient à cette idée fondamentale que l’immigré n’est pas autre chose que votre voisin et qu’il mérite bien mieux que votre oubli ou votre dédain. Il l’est parce qu’il est en face ou a côté de votre palier en France, mais il l’est aussi d’un point de vue géographique et historique. Tout comme dans Soleil Ô, la présence de l’immigré n’est jamais perçue en-dehors de la réalité contraignante des rapports de servitude entre le continent africain et l’Europe. Hondo rappelle les structures qui maintiennent les pays qu’on nomme sous-développés dans une posture de dépendance et de soumission. Dans Soleil Ô, évocation d’un chant antillais, l’acteur guadeloupéen Robert Liensol, le « compagnon de route » de Med Hondo ou son moi dans le film, enregistre et interprète le message de « l’homme blanc » : « l’homme noir » doit apprendre à devenir un nouvel « homme blanc », un homme second en quelque sorte. Nulle autre alternative ne s’offrirait à lui, ce serait son unique salut. Que des « hommes noirs » avec une cervelle d’ « homme blanc » soient les nouveaux dirigeants africains, voilà le credo de l’ « homme blanc » placé au plus haut de la hiérarchie technocratique occidentale. Ainsi, l’univers restera « blanc ». Et l’ « homme noir » restera toujours quand même l’ « homme noir » pour l’ « homme blanc ». Il le restera dans tout ce qui l’asservit, le diminue, l’invalide, et cela pour une éternité. Comment l’ « homme blanc » serait-il « blanc » (lisez supérieur) sans l’ « homme noir » (lisez inférieur) ? Quant à l’ « l’homme noir », il jettera aux orties ce qui distingue la noblesse et la sagesse africaines, ce qui nourrit sa créativité et son imagination débordante. Point d’identité africaine en devenir hélas. L’Africain ne doit plus penser, ne doit plus croire en lui, ne doit plus dire haut et fort ce qu’il est, et nous enchanter, nous surprendre, nous apprendre. Il ne doit qu’être le « technicien occidental » de race noire au service des descendants de l’ex-oppresseur colonialiste. Qu’il danse et s’agite comme un enfant dissipé et immature et il restera, aux yeux de l’homme occidental, l’Africain par nature. On comprendra le courroux de Med Hondo. Comme on saisira le sarcasme amer à l’endroit des préjugés qu’une morale occidentale véhicule depuis des lustres : le scandale que constitue la proximité d’une femme blanche accostant un homme noir et s’entretenant avec lui comme s’il s’agissait d’un ami voire d’un amant. L’idée du « sauvage » entretient certainement le tabou. Or, le tabou nourrit le fantasme. La blonde parisienne (Yane Bary), insatisfaite, n’a point trouvé son « sauvage » chez l’immigré africain censé lui donner, en tant qu’amant, quelques sensations fortes. Là où l’immigré (Robert Liensol) attend un peu de réconfort ou de tendresse, un mince filet de soulagement à sa solitude, il se voit réduit à l’état d’objet de curiosité. C’est l’autre versant du « nouvel esclavage » africain. Les dames de la haute société occidentale n’étaient-elle pas couvertes jadis de domestiques et de cochers « noirs » ? Mais il y avait la morale « chrétienne » pudibonde comme barrage aux obsessions du sexe. À présent, l’esclavage s’est affranchi d’une telle morale.
1976. Med Hondo se rend sur les lieux de la lutte armée engagée par le Front Polisario pour l’indépendance du Sahara Occidental alors convoité par le Royaume du Maroc à la suite du retrait espagnol. Nous rappellerons ici que le Front Polisario fut constitué en 1973 à Zouerate en Mauritanie. À cette époque, il se battait non contre le Maroc mais contre le colonisateur espagnol. Jean Monsigny, directeur de la photographie, filme pour Nous aurons toute la mort pour dormir - le titre nous fait penser à la chanson populaire de Georges Moustaki, mais aussi au monologue d’Hamlet dans Shakespeare - les atrocités d’un conflit trop méconnu. « Personnes civiles désarmées, viols, meurtres, tortures, blessés au napalm, prisonniers désemparés... Images et témoignages assez forts pour que tout commentaire devienne inutile », commente Télérama. Le film arrache un prix de l’OCIC (Office catholique) à Berlin en 1977. Les mois suivants, Med Hondo documente les combattants du Front Polisario (« Polisario, un peuple en armes »).
Med Hondo retrouve Robert Liensol pour tourner West Indies ou les Nègres marrons de la liberté (110 min.) qui sort en France en septembre 1979. Med Hondo adapte là une pièce de Daniel Boukman (Blérald), un écrivain et dramaturge martiniquais qui refusa de participer à la Guerre d’Algérie et vint, par la suite, enseigner la langue française dans ce pays de 1962 à 1981. Le réalisateur mauritanien est secondé par Jean Léon, assistant d’Alain Resnais pour Hiroshima mon amour et Muriel ou le Temps d’un retour. Insérons à cet endroit une déclaration instructive de Med Hondo, répondant à « Médiapart » sur les raisons qui l’ont conduit à la réalisation :
- « Ce qui m'a décidé c'est le côté éphémère du théâtre. C'est à dire que tu répétais une pièce de théâtre pendant trois mois, tu la jouais trois fois, quatre fois, ou peut-être pas du tout. C'était éphémère, il fallait recommencer, alors je me suis dit : un film, c'est quelque chose de costaud, qui reste. On le prend sous le bras, on va le projeter et puis il n'est pas mort. La pièce, vous la jouez, c'est fini. Moi je n'avais rien, je n'avais pas d'argent, je payais quand je pouvais. J'achetais de la pellicule quand j'en avais ; quand je n'en n'avais pas, on ne tournait pas. J'achetais du matos quand je pouvais, quand je ne pouvais pas, on ne tournait pas. Donc le cinéma m'a attiré par cet aspect technique. Et j'avais commencé dans mon apprentissage d'acteur à toujours m’intéresser au cinéma, j'étais toujours derrière la boite noire, la caméra, et les techniciens qui étaient très sympas avec moi : « qu'est-ce que tu veux voir ? voilà, ça c’est un objectif, c'est un 50mm, ça c'est un 25mm »... C'était passionnant, formidable, c’était des gens formidables, très sympathiques. J'étais derrière la caméra tout le temps, donc tout ça fait que je me suis retrouvé entrepris par le cinéma plutôt que le contraire. »
Aussi, doit-on comprendre que le cinéma selon Med Hondo ne peut jamais s’éloigner de la scène tout à fait. West Indies... se présente comme un ensemble de tableaux théâtraux variés sur l’histoire des Antilles et de chants en créole qui l’évoquent. On pourrait en effet parler de comédie à caractère poIitique. C’est, une fois encore, un pamphlet anticolonialiste que Med Hondo a tourné symboliquement dans les anciens ateliers Citroën.
La réalisation est donc le but suprême de Med Hondo. Mais il faut bien survivre : dans ces années-là, le cinéaste s’est fait une spécialité, doubler la voix d’acteurs afro-américains : Eddy Murphy, Cleavon Little, Carl Weathers, Danny Glover etc. Il faudra patienter sept ans pour revoir une œuvre de Med Hondo. Elle sera superbe. Le réalisateur mauritanien réalise au Burkina Faso, Sarraounia, l’histoire d’une reine légendaire qui leva une armée contre une colonne militaire française à la fin du XIXe siècle. À la tête de cette colonne, également composée de tirailleurs sénégalais, se trouvait le capitaine Paul Voulet. Celui-ci fut affecté en Afrique de l’Ouest pour participer activement à l’édification d’un protectorat français en pays Mossi, puis en 1898, le Ministère des Colonies lui confie une mission, celle de relier le Soudan au Tchad afin de s’assurer le contrôle du cœur de l’Afrique. Dans cette opération, il sera secondé par le capitaine Chanoine. Avides de gloire et de pouvoir, ces officiers français outrepasseront leurs prérogatives et, tout autant, les frontières de l’inhumanité. Début mai 1899, par exemple, en pays haoussa, le grand village de Birni N’Konni (Niger actuel) sera entièrement dévasté. La plupart de ses habitants seront massacrés alors qu’ils fuyaient. Un mois auparavant, les troupes trouvèrent néanmoins une âpre résistance à leurs exactions. Ici, se tisse le mythe de Sarraounia, la reine de la tribu Azna. En haoussa, sarraounia signifie reine. Elle dirigeait le village de Lougou, situé sur le territoire de la commune de Dar Kassai au Niger. Elle opposa une belle résistance et l’occupant fit machine arrière, craignant des pertes plus considérables. Les habitants de Lougou purent donc regagner leur village. Sarraounia est devenue l’objet d’une vénération, symbole du panafricanisme certainement, mais aussi du féminisme en terre d’Afrique. Claude Bouniq-Mercier écrit à propos de Sarraounia : « Elle garde tout son mystère et reste une figure mythique, presque abstraite, de la liberté. Par d’amples mouvements de caméra, de beaux déplacements de foules et une musique en parfaite harmonie, le film est lui-même marqué par un souffle lyrique. » Bien accueilli dans les festivals, le film sera néanmoins un échec commercial. La société de production de Med Hondo, Les Films du Soleil, se trouvera, de fait, en faillite. Huit ans après, Med Hondo tourne en France Lumière noire, d’après un polar écrit par Didier Daeninckx. Le romancier participe à l’écriture scénaristique. Le film aurait pu être un passionnant thriller politique mêlant des sujets toujours actuels et particulièrement éclairants. Pourtant, le cinéaste mauritanien ne semble pas très à l’aise dans le genre, ne parvenant pas à crédibiliser son récit. Watani, un monde sans mal (1998), où l’on retrouve Patrick Poivey que Med Hondo avait peut-être connu dans le monde du doublage, est, à son tour, décevant. La pointe corrosive du réalisateur et son regard critique sur le monde qui l’entoure ne sont pas en cause. Il y manque là des moyens et une véritable ambition artistique. Je ne sais rien, en revanche, de Fatima, l’Algérienne de Dakar (2004) et c’est fort dommage. Med Hondo aura connu, sans doute, le destin que connaissent tous ceux qui n’entrent pas dans le rang, qui croient à un cinéma de dénonciation et d’éveil de la conscience politique.
Msh
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