J. Huston : Wise Blood (1979)

 

  • Le Malin (Wise Blood)

     John Huston, 1979

 

Lecteur assidu, écrivain à ses heures, John Huston adapta, tout au long de sa carrière, des œuvres pour lesquelles il éprouvait une réelle admiration. Le cinéaste américain aimait, en outre, s’éloigner des studios hollywoodiens, tourner en extérieurs, partir vers l’inconnu en quelque sorte. En 1975, il avait enfin réalisé un vieux projet, un rêve caressé depuis plus d’une vingtaine d’années : porter à l’écran une nouvelle de Rudyard Kipling, « L’Homme qui voulut être Roi » ou le périlleux voyage de deux aventuriers britanniques dans une contrée impénétrable, le Kâfiristân, située au Nord de l’Afghanistan. Huston ne s’était pas rendu jusque-là néanmoins : il s’était contenté de tourner – c’était déjà un pari – à Glen Canyon, au Mont-Blanc et au Maroc. Les connaisseurs auront certainement reconnu ces endroits en regardant ce film extraordinaire. Le réalisateur du « Trésor de la Sierra Madre » (1948) - un roman d’aventures, là encore, et écrit par B. Traven - se rappela l’entente Paul Newman-Robert Redford dans « Butch Cassidy et le Kid » (1969) de George Roy Hill. Il ambitionna de les retenir pour cette transposition de Kipling. Or, Paul Newman se désista. Selon lui, les héros étaient citoyens du défunt Empire colonial. Il n’était pas juste de tricher : ce furent donc Sean Connery et Michael Caine. Il y avait, à travers le récit d’un ancien soldat, sujet britannique en quête d’une couronne en une autre terre, la légende d’une maçonnerie antique à laquelle avait appartenu Alexandre le Grand. Une « religion » sans « Dieu » et sans Christ. Huston qui n’était ni « croyant », ni disciple s’y intéressait avec force curiosité et non sans quelque fascination. Du reste, tout ce qui vient de l’homme a un cachet religieux même lorsque celui-ci prétend, par rébellion, ne pas s’en revendiquer.

 Huston ne pouvait pas l’ignorer. Faut-il alors s’étonner qu’il puisse éprouver un sentiment d’émerveillement à l’endroit d’un des romanciers les plus captivants de la littérature étatsunienne, Mary Flannery O’Connor (1925-1964), décédée trop prématurément ? Si j’ai dit « romancier », c’est précisément parce que je ne voulais pas et que je ne veux plus établir cette différence qui entretient, qu’on le veuille ou non, la ségrégation qu’on refuse et qu’on dénonce. Quatre ans plus tard, donc, Huston transpose « Wise Blood » (« La Sagesse dans le sang »), le premier roman écrit par Mme O’Connor, au cinéma. Le cinéaste aime l’œuvre et parce qu’il respecte son auteur, il ne déroge jamais à une éthique qui lui est personnelle : il demeure fidèle à l’esprit et à la lettre du roman. On verra précisément comment il parviendra à rendre « Wise Blood » plus actuel que jamais. J’aimerais auparavant écrire quelques lignes au sujet de Flannery O’Connor : elle perdit son paternel alors qu’elle n’était qu’une adolescente. Elle en fut effondrée. Edward F. O’Connor mourut d’une affection incurable des organes du tissu conjonctif, et, en 1951, un médecin diagnostiqua les mêmes symptômes chez la jeune femme. On lui accordait peu de chances de survie. Elle se retira alors dans une vieille ferme de famille dans le comté de Baldwin, dans cet État de Géorgie où elle vit le jour. Ses œuvres et son style sont très marqués par cette région. Sa personnalité littéraire est associée au Southern Gothic. Évidemment, tout cela ne saurait suffire à cerner l’auteure. Fervente catholique, elle vivait paradoxalement à l’intérieur d’une zone largement influencée par un protestantisme rigoriste, la Bible Belt (« Ceinture de la Bible »). Elle avait beau s’être isolée, elle ne s’était pourtant pas enfermée dans sa propre sphère de pensée religieuse. Elle donnait des conférences littéraires, éprouvait sa foi au contact des hommes, écrivait des lettres à des écrivains comme Robert Lowell ou Élizabeth Bishop. Elle possédait, de fait, une infinie compréhension de la psychologie humaine. Dès son roman initial, publié en 1952 aux États-Unis, traduit en français en 1959, Flannery O’Connor est associée à une esthétique grotesque et sombre, emblématique d’un genre appelé gothique. L’écrivaine dira, pour sa part, que tout ce qui vient du Deep South est ainsi étiqueté par les gens du Nord, et quand bien même les œuvres ne comporteraient aucune trace de comique, on parlerait alors de « réalisme ». Huston a très bien compris que l’on ne pouvait conserver l’esprit de « Wise Blood » et d’une région, si l’on ne faisait pas effort pour être « dans ce milieu », au sein de cette géographie et au milieu des hommes de cette région, comme, par ailleurs, s’était efforcée de l’être Flannery O’Connor. Bien qu’inspirée par une vision du monde viscéralement imprégnée de Dieu, O’Connor n’a jamais écrit de fictions apologétiques, trop souvent caractéristiques de la littérature catholique. Ses œuvres mettaient en scène des personnages très authentiques, pris dans leur environnement et confronté à toutes sortes d’expériences contradictoires et inattendues. Ces êtres, incontestablement décalés, à l’esprit extérieurement rudimentaire, finissaient par atteindre la grâce, certes au prix de la douleur, mais surtout parce que leur sacrifice renvoyait l’image d’un monde qui, tout en professant Dieu, avait cessé de croire en Dieu. Dieu était devenu, ici et dans tant d’autres contrées, un commerce, alors que ses prophètes en avaient fustigé ce négoce pour en affermir la foi et en consacrer la théophanie au-delà de l’illusion et de la seule promesse. En dernier lieu, l’écrivaine ne se dispensait jamais d’une forme d’écart humoristique, mettant en relief, ici ou là, la cruelle disproportion entre l’étroitesse d’esprit de certains de ses personnages et la terrible destinée qui, pour cette raison-là, finirait par les frapper immanquablement. C’est le cas du antihéros Hazel Motes, génialement interprété par Brad Dourif dans « Wise Blood » que l’on a distribué en France sous le titre « Le Malin ». Que John Huston y ait retrouvé là des motifs – dérision, folie, échec, chute - qui lui soient familiers est chose à peu près sûre.

Le réalisateur posera sa caméra à Macon, une des plus grandes aires urbaines de la Géorgie, située à 266 km au nord-ouest de Savannah, la ville natale de Flannery O’Connor. Les deux villes sont d’importance équivalente. Macon est réputée parce qu’elle est le lieu de naissance ou de résidence de musiciens célèbres : Little Richard, Lena Horne, Otis Redding entre autres. Le cinéaste n’a pas reconstruit un décor propre à une ère déterminée : des contraintes budgétaires l’en auront empêché certainement. Faut-il le déplorer ? Nous ne le pensons pas. Le roman de Flannery O’Connor déroule, par ailleurs – trait typique des récits du Deep South –, une histoire à la temporalité assez indistincte. Huston l’a donc placée à l’époque de son film. La modernité des lieux et leur expansion sous-jacente n’ont donc pas été masquées. Du coup, et, en contraste avec cette réalité, l’aspect et l’esprit du prédicateur Hazel Motes ont été maintenus tels quels ainsi que tout son environnement : ses vêtements, ses expressions, sa rhétorique, les lieux qu’il habite, son mobilier et les personnages centraux de l’écrivaine : Enoch Emory (Dan Shor), le prêcheur Hawks (Harry Dean Stanton), la jeune Lily (Amy Wright), la logeuse…  En sorte que le film de Huston, et, en conformité avec l’idée du roman, accroît notablement la dissonance entre un univers désuet et un monde en pleine transformation. Comme si l’esprit d’une époque ne parvenait pas à s’effacer entièrement, à céder la place face aux signes de la modernité, lesquels semblent, au demeurant, purement artificiels, « collés » en arrière-plan. Tous les personnages principaux du film semblent ainsi frappés d’anachronisme. En ce sens, le regard offert par le « vétéran » John Huston interroge bien plus significativement que bien des films mystico-surnaturels imputables à des réalisateurs américains nettement plus jeunes. À propos de « Fat City » (1972), un de ses derniers chefs-d’œuvre, Jacques Lourcelles écrit : « À partir des années 1970, l’œuvre de Huston trouve une nouvelle jeunesse et va devenir l’une des plus attachantes du cinéma américain […] Ce qui paraît le plus précieux dans cette évolution n’est pas un renouvellement des sujets, mais un renouvellement du regard, comme si le cinéaste avait enfin trouvé […] l’angle juste (juste de son point de vue) d’où observer la condition humaine. Il entre dans ce regard beaucoup de compassion virile, une connaissance intime du sujet et aussi une certaine distance critique. » Huston peut avoir de fraternelles similitudes avec certains de ses héros – comme le boxeur raté Tully (Stacy Keach) de « Fat City » – ou des antinomies fondamentales avec d’autres personnages comme justement le fanatique Hazel Motes -, il n’en conserve pas moins la bonne distance qui nous permettra d’entrer dans la compréhension d’un phénomène. Là, précisément, réside la clef de la sagesse. Or, qui dit sagesse, dit jeunesse : la jeunesse du regard appartenant aux sages.   

Cinéaste classique au style plutôt linéaire, John Huston a recherché, plus encore ici, à ne rien défaire de la stabilité du cadre narratif, ni de la visualité d’un paysage : la photographie de Gerry Fisher – l’opérateur attitré de Joseph Losey – évoque en maints endroits les représentations d’une Amérique idéalisée comme celles de Grant Wood par exemple. Il y a tant de singularité, d’étrangeté voire d’exceptionnalité dans les personnages de « Wise Blood » qu’afin de les faire ressortir avec plus de netteté, il n’y avait pas précisément à en perturber le cadre.

L’exceptionnalité c’est justement Hazel Motes, le « révolté » incarné par Brad Dourif. Il aura, sans aucun doute, beaucoup captivé John Huston. C’est le type d’idéaliste désillusionné qui cherche à établir un nouvel ordre, celui de « L’Église du Christ sans Christ ». Il est en guerre contre son grand-père pasteur évangélique. Il s’insurge contre les falsificateurs qui font commerce du Christ comme le faux-aveugle joué par Harry Dean Stanton. Il crée, en définitive, une absurdité et finit tragiquement. Radical et jusqu’au-boutiste, hanté par le remords et l’expiation, Hazel Motes est le martyr avili d’un monde dénaturé. L’œil de John Huston l’a si bien capté qu’on l’aura reconnu ici ou là, à travers quelques échantillons de l’espèce humaine.

 

MiSha 

 

Le Malin (Wise Blood). E.-U., R.F.A.  1979. 105 minutes. Réalisation : John Huston. Scénario : Benedict et Michael Fitzgerald, d'après le roman de Flannery O'Connor. Photographie : Gerry Fisher. Décors : Sally Fitzgerald. Musique : Alex North. Montage : Roberto Silvi. Interprétation : Brad Dourif (Hazel Motes), Ned Beatty (Hoover Shoates), Harry Dean Stanton (Asa Hawkes), Daniel Shor, Amy Wright, Mary Nell, John Huston (Grand-père Motes), William Hickey (le pasteur). Sortie en France : 24 octobre 1979. Sortie aux États-Unis : 17 février 1980.