Hommage : Laurent Cantet (1961-2024)
. ¬ Laurent Cantet en bref
(11 avril 1961, Melle (Deux-Sèvres) - † 25 avril 2024)
. 1999. Ressources humaines
Franck, issu d’un milieu ouvrier, a fait de bonnes études commerciales grâce au sacrifice de ses parents. Il revient chez eux pour effectuer un stage au service des ressources humaines dans l’entreprise où travaille encore son père. Motivé par l’application de la loi sur les 35 heures, il propose à la direction un référendum auprès des ouvriers, s’attirant ainsi la méfiance de ceux-ci et l’appui hypocrite du patron. Incidemment, il découvre un plan de licenciement dont son père fait partie. Il épouse, dès lors, la cause des ouvriers, allant jusqu’à la grève.
≈ Voici un excellent film ancré dans la réalité sociale la plus immédiate. Rarement une œuvre aura montré avec une telle acuité, une telle justesse les conditions difficiles du monde du travail. Mais, au-delà de cet aspect documenté, il s’agit aussi d’une fiction exposant le conflit entre ce fils à l’enthousiasme affiché et son vieux père soumis à un travail aliénant et au paternalisme patronal. « Derrière une histoire familiale, à travers elle, dit Laurent Cantet, (cité dans Le Monde), c’est le rapport des sphères privée et publique qui est en jeu dans ce film, la situation des individus, des liens sociaux, la politique, l’implication individuelle et collective... Mais aussi le travail, la place qu’il prend dans la vie des hommes, celle qu’il occupe dans leur esprit. » Avec un scénario remarquable, une réalisation impeccable, des acteurs non professionnels étonnants (Jean-Claude Vallod et Danielle Mélador en particulier, chacun dans son propre emploi), Laurent Cantet a su « capter la complexité » des rapports familiaux, sociaux et humains d’une manière pertinente.
[Claude Bouniq-Mercier]
Sc. L. Cantet, Gilles Marchand. Ph. Matthieu Poirot-Delpech. Int. Jalil Lespert. 100 minutes.
. 2001. L’Emploi du temps
Vincent, cadre marié, trois enfants, se retrouve sans emploi. Il traîne dans les halls d’hôtel et sur les autoroutes, faisant croire à sa famille qu’il est consultant auprès de l’ONU à Genève.
≈ Inspiré d’un fait divers (Jean-Claude Romand avait assassiné toute sa famille pour ne pas lui avouer qu’il mentait en se prétendant chercheur à l’Organisation mondiale de la santé), ce film raconte l’histoire d’une double vie. Tout repose sur l’interprète, Aurélien Recoing, ses regards, ses silences... et il faut avouer que la performance est remarquable. Après Ressources humaines, Cantet confirme qu’il est un observateur pénétrant de notre société.
[Jean Tulard]
Sc. Robin Campillo, L. Cantet. Ph. Pierre Milon. Mont. Jocelyn Pook. Int. Aurélien Recoing, Karin Viard. 132 minutes.
. 2005. Vers le sud
Dans le chaos haïtien des années 1980, trois Nord-Américaines d’âge mûr, Ellen, Brenda et Sue, viennent chaque année exorciser leur solitude et leur frustration sexuelle dans les bras de jeunes et beaux Caribéens moyennant quelques dollars.
≈ La représentation du tourisme sexuel, conjugué ici au féminin, n’est pas le seul intérêt de ce film fort, magnifiquement interprété et réalisé. L’argent (ou son manque) détermine les rapports et cadre le climat social douloureux du pays, dont témoigne la poignante scène d’ouverture, où une femme vient offrir sa fille mineure au maître d’hôtel de l’aéroport. L’argent ne suffira pourtant pas à aliéner la liberté de Legba - au grand désespoir de la romantique Brenda et de la cynique et désabusée Ellen - ans une société gangrenée jusqu’à créer un apartheid ethnique où les tensions raciales ne sont qu’à peine dissimulées. Regards faussés de touristes en quête d’exotisme (sexuel ou autre) qui ignorent la réalité des pays qui les accueille.
[C. B-M.]
Sc. L. Cantet, R. Campillo d’après Dany Laferrière. Ph. Pierre Milon. Int. Charlotte Rampling, Karen Young, Louise Portal, Ménothy César. 107 minutes.
. 2008. Entre les murs
François enseigne le français dans un collège « difficile » à Paris. Il est aussi professeur principal d’une classe de 4e de vingt-quatre élèves issus de milieux défavorisés.
~ Tout le film se déroule « entre les murs » de ce collège au fil d’une année scolaire. Marqué par les rapports (d’autorité, de pédagogie, parfois de force) qui rattachent ce professeur à ses élèves, mais aussi par les rivalités entre eux, le film pourrait être coupé de toute réalité extérieure, et pourtant elle s’y engouffre à tout instant. Au-delà d’un système éducatif qui peut être contesté, c’est un microcosme social qui est ici représenté. La fin du film (salle de classe vide, chaises retournées, élève qui avoue n’avoir rien appris) laisse un goût d’amertume, même si tout espoir n’est pas perdu (la partie de foot). François Bégaudeau interprète son propre rôle, avec une présence remarquable, dans ce film mi-document, mi-fiction où les élèves jouent des personnages auxquels ils ont apporté leur parler, leur comportement, leurs gestes. Quant à la réalisation, elle cadre le plus souvent les visages en gros plan, avec une telle vivacité que l’intérêt ne se relâche pas. Un film original dans sa conception, passionnant par son propos et qui obtint, à l’unanimité, la palme d’or à Cannes en 2008.
[C. B-M.]
Sc. L. Cantet, R. Campillo d’après François Bégaudeau. Ph. Pierre Milon, Catherine Pujol, Georges Lazarevski. Int. F. Bégaudeau. 128 minutes.
. 2013. Foxfire : Confessions d’un gang de filles
Aux États-Unis, en 1955, cinq adolescentes de la classe populaire se mutinent contre les harcèlements qu'elles subissent. Elles créent Foxfire, une société secrète contre le machisme. Adaptation du roman de Joyce Carol Oates.
~ Laurent Cantet s'est lancé Outre-Atlantique dans une expérience qui lui est inédite. Il ne s'éloigne pourtant pas de ses motifs favoris : l'individu face au groupe, la résistance à l'oppression. Un long casting de six mois à Toronto lui a permis de trouver des non-professionnelles aptes à former un groupe solidaire. Il a adopté la démarche qui lui a si bien réussi avec Entre les murs. Il a longtemps travaillé avec ses actrices avant de tourner avec deux caméras. Contrairement à l'Américaine Annette Haywood-Carter en 1996, le réalisateur français est demeuré fidèle à l'époque décrite par la romancière. La reconstitution est d'ailleurs soignée et authentique sans verser non plus dans le tableau purement illustratif. Dès lors qu'on aborde les épidodes du centre de redressement, le film paraît marquer le pas. Il semblerait que Laurent Cantet ne parvienne pas à maîtriser les séquences où la violence se fait jour - chose sensible également dans L'Atelier en 2017. « Foxfire de Laurent Cantet n'est pas le grand film qu'il aurait pu être, mais la révolte qu'il décrit est universelle. » (L'Annuel du cinéma 2014).
Ph. Pierre Milon. Mont. R. Campillo, Sophie Reine, Stéphanie Léger, Clémence Samson. I. Katie Coseni, Raven Adamson, Madeleine Bisson, Claire Mazerolle, Rachael Nyhuus, Paige Moyles. 143 minutes.
. 2014. Retour à Ithaque
Sur une terrasse dominant La Havane, trois quinquagénaires Tania, Rafa et Aldo, sont réunis autour de leur ami Amadeo, revenu à Cuba après seize ans d’exil en Espagne. Ils boivent, se racontent, regardent des photos, évoquent leur jeunesse.
~ Tout en s’étant fait le chroniqueur régulier de la société française (Ressources humaines, L’Emploi du temps, Entre les murs), Laurent Cantet ponctue sa filmographie de ponctuelles escapades au-delà de l’Europe : à Haïti (Vers le sud), aux États-Unis (Foxfire : Confessions d’un gang de filles) ou, cette fois-ci, à Cuba. Même si elle s’organise sur deux niveaux, l’œuvre du cinéaste tend avec constance vers l’exploration d’un seul thème principal - la relation entre l’individu et le groupe, entre le social et l’intime - qu’il réussit ici à attaquer sous un nouvel angle. Cependant, si dans ses précédents films son propos était soutenu par des récits d’où jaillissaient l’émotion (L’Emploi du temps), le trouble (Vers le sud) ou l’énergie (Entre les murs), dans Retour à Ithaque, il reste écrasé sous la pesanteur d’un dispositif théâtral (unité de temps, de lieu et d’action) beaucoup trop didactique.
[L’annuel du cinéma 2015]
Sc. Leonardo Padura et L. Cantet avec Lucia Lopez Coll. Ph. Diego Dussuel. Mont. Robin Campillo. Int. Isabel Santos, Jorge Perrugoria, Fernando Hechavarria, Néstor Jiménez. 95 minutes.
. 2017. L’Atelier
Une villa située à La Ciotat, été 2016. Olivia, une romancière, anime un atelier d’écriture pour des jeunes en insertion. Antoine propose un scénario qui attire les foudres du groupe. Olivia tente de calmer les esprits. Un matin, la visite des chantiers navals déclenche l’ire d’Antoine qui se sent marginalisé. Le lendemain, le groupe entame un débat houleux sur la radicalisation et le terrorisme. Antoine s’emporte de façon dangereuse contraignant Olivia à interrompre son entreprise.
~ Malgré de belles promesses - un portrait de groupe très juste -, le film bascule ensuite dans un thriller beaucoup moins surprenant. « On regrette la contemporanéité, un temps effleurée, puis abandonnée au profit de jeux d’ambiances plus classiques. » (L’Annuel du cinéma 2018).
Sc. Robin Campillo, L. Cantet. Ph. Pierre Milon. Mont. Mathilde Muyard. Int. Marina Foïs, Matthieu Lucci, Warda Rammach, Issam Talbi, Florian Beaujean. 113 minutes.
. 2021. Arthur Rambo
Inspiré par l’affaire Mehdi Meklat (2017), blogueur et écrivain français. Un jeune écrivain, "issu de la diversité", publie son premier roman tandis que l'on retrouve sur internet ses anciens commentaires homophobes et antisémites, publiés sous le pseudonyme, Arthur Rambo, dérivé du nom du poète Arthur Rimbaud.
~ « Comme beaucoup, j’écoutais les Kids, Mehdi et Badrou, le matin sur France Inter dans l’émission de Pascale Clark, et j’étais troublé par leur jeunesse et par la puissance de ce qu’ils osaient parfois à la radio. Leurs chroniques étaient très créatives et très éclectiques, pas du tout cantonnées aux problématiques des banlieues. J’avais aussi lu des articles de ce duo dans le Bondy Blog que je trouvais pertinents, intelligents et politiquement forts. N’étant pas utilisateur des réseaux sociaux, je n’avais jamais eu connaissance des fameux tweets de Mehdi Meklat. Je les ai découverts le lendemain matin de l’affaire, à la radio et dans la presse. Ma toute première réaction a été la stupeur. Mais j’avais surtout du mal à recoller les morceaux, à me dire que ce gars intelligent et sensible avait pu écrire ça. Comment tout cela pouvait-il cohabiter dans un même esprit ? Par la suite, beaucoup de gens, journalistes, intellectuels, ont essayé d’analyser cela et j’ai eu le sentiment que ça tournait en rond. Ce besoin de comprendre passait inévitablement par du discours, qui de toute part voulait établir une vérité. Mais la dialectique a ses limites. J’avais l’impression que le discours, si construit soit-il, n’épuiserait jamais le mystère du personnage, ce qu’un film pouvait tenter de faire de manière plus sensible. » (Laurent Cantet)
Sc. L. Cantet, Fanny Burdino, Samuel Doux. Ph. Pierre Milon. Musique : Chloé Thévenin. Mont. Mathilde Muyard. Int. Rabah Nait Oufellah, Antoine Reinartz, Sofian Khammes. 87 minutes.