Écran : Sorties 2024 (II)

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¦¦ La Zone d’intérêt

(2023 - Jonathan Glazer)

... Ou la quiétude des bourreaux

 

~ Jonathan Glazer, 59 ans bientôt, n’a réalisé que quatre fictions depuis le début du XXe siècle. Les cinéphiles auront surtout remarqué son talent. Adaptation d’un roman de Michel Faber, traduit dans quinze pays, « Under the Skin » lui a valu une belle réputation. « Un film fascinant, qui sous la peau - c’est le titre adopté au Québec - de la science-fiction interroge le statut de la star Scarlett Johansson et, plus largement, la puissance du cinéma », écrivait le magazine Les Inrockuptibles.

Ce pouvoir du septième art opère incontestablement dans le cinquième film de Jonathan Glazer, cette fois-là dans l’intimité effrayante des bourreaux innommables qui coordonnent le crime de masse sans faire de bruit, mais en toute efficacité. Ce récit ne relève aucunement de l’anticipation, et pas non plus d’une mise en scène de l’atrocité. Il s’agit ici d’un fait historique - la Shoah - vue non de l’intérieur des camps, mais du côté des assassins, dans sa dimension la plus ordinaire - la fameuse « banalité du mal » qu’invoquait Hannah Arendt. Le film décrit la vie du sinistre Rudolf Höss (1901-1947), commandant du camp d’extermination d’Auschwitz entre 1940 et 1944. L’officier SS et sa famille logeaient dans une demeure adossée au plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich, ce Troisième Reich que ses chantres malfaisants nous promettaient pour un millier d’années, si ce n’est une éternité. Selon Jonathan Glazer - il suit en ceci Primo Levi -, la Shoah est une monstruosité que l’on ne peut regarder en face. « La Zone d’intérêt » c’est précisément le jardin et la maison voisines, ceux de l’Obersturmbannführer SS, Rudolf Höss. Le film sort sur nos écrans ce 31 janvier 2023. Qu’en disent nos journaux ou qu’en écrivent-ils ? Exemples choisis : « Le Monde » et « Le Figaro ».

 

.. « D’abord, trois minutes d’écran noir déchiré par les notes distordues de la compositrice Mica Levi alias Micachu (note : elle était aussi l’illustratrice musicale d’Under the Skin). Puis, soudain, une clarté aveuglante et le chant des oiseaux : le tableau parfait d’un déjeuner sur l’herbe qui réunit une famille au bord d’une rivière. Ces deux séquences radicalement antagonistes posent dès l’ouverture le parti pris formel, narratif, éthique choisi par Jonathan Glazer pour conduire son œuvre. Film glaçant et magistral qui vient ajouter un chef-d’œuvre à la filmographie, aussi rare que passionnante, du cinéaste britannique. Lequel, avec ce film inspiré du roman du même nom de Martin Amis, faillit remporter la Palme d’Or du Festival de Cannes en 2023 (Note : On remarquera comme headliner, à nouveau Sandra Hüller qui triomphera avec le film de Justine Triet, Anatomie d’une chute.)

La Zone d’intérêt recevra le Grand Prix du jury. Comme huit ans auparavant, l’époustouflant Fils de Saül du Hongrois Laszlo Nemes - long métrage dont l’approche immersive, en caméra portée, collée aux semelles d’un membre du Sonderkommando d’Auschwitz, ne saurait être plus éloignée de celle adoptée par Glazer. Qui, lui, se tient à quelques encablures du camp [...] dans ce périmètre que les nazis nommèrent la « zone d’intérêt ».

Ces deux approches mettent brillamment à l’épreuve l’une et l’autre position qui ont longtemps nourri la pensée et les débats autour de l’éternelle question : l’art, et singulièrement la fiction, peut-il ou non s’autoriser la moindre tentative de représentation de la Shoah ? Question, on le sait, tranchée avec autorité par Claude Lanzmann et sur lequel s’aligne Glazer. Puisque le cinéaste, à l’inverse de Nemes, choisit de se tenir à distance du camp, de n’en rien montrer au profit de son contraire absolu - l’insignifiante banalité du quotidien - qui, en réalité, aura pour effet de rendre l’horreur omniprésente.

Car ce qui nous est donné d’observer ici n’est pas l’ordinaire de n’importe quelle famille. Rudolf Höss l’homme de la maison est le commandant historique d’Auschwitz-Birkenau (Note : Ce qui fait la différence avec le roman d’Amis qui ne met pas en scène des personnages ayant réellement existé). Ingénieur hors pair, ses talents lui permirent de mettre au point de nouvelles techniques capables d’optimiser les capacités d’extermination du camp.

[...] Un mur surmonté de barbelés sépare la propriété du camp. [...] Sans discontinuer, nous arrivent aussi le ronflement des fours crématoires, l’aboiement des chiens, la détonation des armes, les hurlements des prisonniers, le roulement des trains. À tout cela, qui hante le spectateur, la famille Höss ne prête plus attention. [...] Chez ceux-ci, l’organisation et la discipline, plus qu’un art de vivre, fondent un mode de pensée dont la mise en scène se fait l’écho. Cadrages d’une rigueur maniaque, fixité des plans, découpage au scalpel participent à l’élaboration d’une image plate, à l’intérieur de laquelle les comportements de la famille revêtent un caractère mécanique, quasi burlesque. On pense à Chaplin. Tenu à distance par le grand angle, ce petit théâtre ridicule ne cesse cependant jamais de nous terrifier. Par la connaissance que nous avons du hors-champ, par les fragments visuels et la rumeur sonore qui nous parviennent. [...] Le dispositif mis en place par Glazer - dix caméras fixes postées à plusieurs endroits - place sous contrôle chacune des pièces de la maison et ce qui s’y joue. [...] Rien de ce que nous observons chez les Höss n’échappe à cette obscénité du dérisoire et de la tranquillité. Car ce que porte à notre regard et à notre conscience La Zone d’intérêt n’est rien d’autre que cette quiétude. Quiétude à laquelle chacun de nous aspire, au point d’être tenté de rejoindre, pour y parvenir ou pour la préserver, le rang des aveugles et des monstres. »

[Véronique Cauhapé, “À côté d’Auschwitz, une obscène tranquillité”, « Le Monde », 31 janvier]

 

.. « [...] Le réalisateur de La Zone d’intérêt s’est inspiré d’un roman de Martin Amis, en a gardé la substantifique moelle. L’adaptation transcende son modèle, ce qui n’est pas si fréquent. Le travail sur le son impressionne, ce qui produit deux films : celui qu’on voit et celui qu’on entend. Ils se contredisent tout en se complétant. Le mélange est sidérant. Le passé remonte à la gorge. Dans des vitrines aujourd’hui, des tonnes de valises vides, des montagnes de chaussures dépareillées nous regardent. L’horreur, mode d’emploi. »

[Éric Neuhoff, « La Zone d’intérêt » : silence, on tue, « Le Figaro », 31 janvier]

 

 

~ Extrait d’entretien avec le réalisateur Jonathan Glazer (« Le Monde », 31 janvier, propos recueillis par Jacques Mandelbaum)

 

Q. Vous dites dans le dossier de presse du film : « Ce n’est que lorsque j’ai compris comment filmer que j’ai compris ce que j’allais filmer. » Pourriez-vous préciser cette pensée ?

Jonathan Glazer : Il y avait pour moi un réel danger à utiliser les techniques cinématographiques courantes pour filmer un criminel nazi. Je ne voulais en aucune manière prendre le risque de le rendre attirant, séduisant, en adoptant les codes de la fiction classique. Il était impératif de créer une distance critique entre moi et le sujet. Je voulais également que le spectateur soit mis en position de s’identifier non avec les victimes, mais avec les bourreaux. Ce n’est qu’à partir de là que j’ai su quoi filmer.

 

Q. Et comment définiriez-vous ce que vous avez filmé ?

J.G. : Je ne suis pas certain d’en être encore capable. Je peux en revanche définir ce que j’ai essayé de faire. Il s’agit moins, en l’occurrence, de montrer ce qu’ils ont fait que ce en quoi ce qu’ils ont fait nous engage, et engage notre monde, plus que nous le croyons. Je ne voulais surtout pas filmer quelque chose qui aurait donné l’impression au spectateur que cette histoire est close. La volonté de détruire l’autre est un problème humain qui continue et qui se pose à notre conscience.

Q. L’histoire de la représentation de la Shoah au cinéma a été, en France, dès les années 1960, un enjeu esthétique important. Votre film n’est pas étranger à ce débat...

J.G. : J’espère bien me situer dans cette tradition qui a stigmatisé la fétichisation et la spectacularisation du génocide, et qui a réfléchi à une éthique de la représentation sur ce sujet. Il y a des films qui ont évidemment servi de jalons, tels ceux d’Alain Resnais [Nuit et brouillard, 1955] et de Claude Lanzmann [Shoah que France tv 2 vient de diffuser dans sa version intégrale le 30 janvier] et nous qui venons après eux ne pouvons que nous hisser sur les épaules de ces géants. Le danger, toutefois, serait d’interdire toute représentation. Nous avons besoin que cette catastrophe ne soit pas un moment calcifié de l’histoire, nous avons besoin qu’elle nous guide pour le temps actuel. Le couple nazi Höss nous dit quelque chose, par exemple, de l’esprit de la colonisation. Il se considère comme un élément pionnier de l’implantation germanique à l’Est, du Lebensraum (biotope) qui a été largement inspiré à Hitler par le concept de la « destinée manifeste » américaine.

 

 

.. Parmi les sources d’information qui ont servi de référence à l’équipe du film de Jonathan Glazer pour reconstituer le quotidien de Rudolf Höss, de son épouse Hedwig et leurs cinq enfants dans la pimpante maison qu’ils ont habitée entre mai 1940 et novembre 1944 à Auschwitz, il en est une de tout premier ordre : les photos en couleurs du jardin de la villa. Ces images sidérantes d’un « paradis » fleuri, situé de l’autre côté du mur du camp de concentration et sur lequel veillait avec passion la terrifiante Hedwig Hensel Höss, font partie du fond Höss. Un ensemble de correspondance personnelle, objets et notes, déposé en 2010 par Rainer Höss, le petit-fils du criminel de guerre, à l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IFZ).

[Isabelle Spaak, « Le Figaro », 31 janvier]

 

.. Membre du parti national-socialiste (NSDAP) dès 1922, Rudolf Höss fut emprisonné en 1924 pour l’assassinat d’un enseignant du KPD (communiste), Walter Kadow. Celui-ci avait anciennement appartenu au Parti nazi. Ce retournement lui valut d’être soupçonné de trahison par les nazis, et notamment en faveur de la France. D’où son meurtre en mai 1923. Höss fut condamné à dix ans d’incarcération, mais il n’en fera que quatre. SS convaincu, Höss intègre le système concentrationnaire nazi en novembre 1934. Il fera preuve d’une allégeance sans limites au projet de « solution finale de la question juive » (« Endlösung Judenfrage »). Plus encore, il ne ménagea pas son énergie et son imagination pour accroître les capacités exterminatrices d’Auschwitz, grâce à l’usage du fameux Zyklon B. Suite à la capitulation allemande, en mai 1945, Höss parvint à se cacher durant une année sous une fausse identité. Arrêté par l’armée britannique, en mars 1946, il est parmi les témoins du procès de Nuremberg (novembre 1945 - octobre 1946). Durant celui-ci, Höss comparaît donc comme témoin lors de l'examen du chef d'accusation de crime contre l'humanité ; contrairement à Otto Ohlendorf et Dieter Wisliceny, appelés à la barre par l'accusation, il est cité par la défense, en l'espèce à la demande de l'avocat d'Ernst Kaltenbrunner, qui entend démontrer que celui-ci n'a pas eu de rôle dans la « solution finale ». Höss témoigne le 15 avril 1946 et confirme le contenu de sa déclaration sous serment du 14 mars et de celle faite à Nuremberg le 5 avril. Il insiste sur le fait que ses ordres émanaient directement de Heinrich Himmler et qu'il s'agissait d'une « affaire d'État » ; il estime le nombre des victimes assassinées à Auschwitz de 2 500 000 à 3 000 000 personnesl. Le témoignage de Höss atterre les principaux accusés : Hermann Göring et Karl Dönitz estiment qu'un prussien ne se laisserait jamais aller à faire des choses pareilles ; pour Hans Frank, « C'était là le moment honteux de tout le procès, qu'un homme dise, de sa propre bouche, qu'il avait exterminé 2 500 000 personnes de sang-froid. C'est là quelque chose dont on parlera dans mille ans » ; quant à Alfred Rosenberg, il pense qu'on lui a joué « un mauvais tour » en le mettant dans une position très difficile pour défendre sa philosophie. Pour Arthur Seyss-Inquart, le témoignage de Höss démontre que s'« il existe une limite au nombre de gens que l'on peut tuer par haine ou par goût du massacre, […] il n'y a pas de limite au nombre de gens que l'on peut tuer, de manière froide et systématique, au nom de l'impératif catégorique militaire ». À vrai dire, Höss fut le type d’accusé idéal, confirmant en tous points la pensée d’Hannah Arendt. Des hommes, des femmes et des enfants, il en eût tué autant que faire se peut, si telle avait été le programme de son Chef, le Führer. C’était un exécutant sans failles et il en assumait froidement les conséquences. L’historienne Annette Wievorka affirme qu’il « n’en mesurait jamais l’insondable horreur, comme si le sens moral ordinaire lui avait à jamais fait défaut ». Les brutalités dont il fut victime lors de son arrestation - lire sa confession de huit pages et son livre “Le commandant d’Auschwitz parle” - s’expliquent donc amplement. Livré aux autorités polonaises, il sera jugé hautement coupable par le Tribunal suprême de Pologne. Condamné à mort, il est pendu le 16 avril 1947 près du crématorium du camp d’Auschwitz I. Pour conclure, nous aimerions qu’on médite sur les phrases de Tzvetan Todorov : « La lecture du livre de Höss provoque chaque fois en moi un fort malaise. [...] Dès que je lis ou recopie de telles phrases, je sens monter en moi quelque chose comme une nausée. Aucun des autres livres dont je parle ici ne me donne cette impression aussi fortement. À quoi est-elle due ? Sans doute à la conjonction de plusieurs facteurs : l'énormité du crime ; l'absence de véritables regrets de la part de l'auteur ; et tout ce par quoi il m'incite à m'identifier à lui et à partager sa manière de voir. […] En lisant, j'accepte de partager avec lui ce rôle de voyeur de la mort, et je m'en sens sali. »

 

 

 

 

 

. La Zone d’intérêt (The Zone of Interest). E.-U., Royaume-Uni, Pologne. 2023. 106 minutes. R. Jonathan Glazer d’après le roman éponyme de Martin Amis. Musique : Micachu. Montage son : Johnnie Burn. Montage : Paul Watts. Photographie : Lukasz Zal. Direction artistique : Joanna Kus, Katarzyna Sikora. Production : Ewa Pusczyska, James Wilson. Interprétation : Sandra Hüller (Hedwig Höss), Christian Friedel (Rudolf Höss). Sortie en France : 31 janvier 2024.