V. Zurlini : La prima notte di quiete 1972
◙ La prima notte di quiete ( Le Professeur, 1972 - Valerio Zurlini)
Le film de Valerio Zurlini – un réalisateur rare et exigeant – connut en Italie un énorme succès (6e film italien au box-office avec 7 M de spectateurs). Sorti en France un 1er novembre 1972, Le Professeur est, en revanche, mal accueilli par une partie de la critique hexagonale. Paradoxalement, elle restera une œuvre réservée aux cinéphiles. Il y a quelques mois, au moment de sa reprise, le 12 juin exactement, l’écrivaine Denitza Bantcheva (« Positif » n° 701-702) espérait, quant à elle, qu’on puisse réévaluer sa valeur et celle d’un réalisateur trop souvent méconnu [Estate violenta (1959) ; La ragazza con la valigia (1961) ; Cronaca familiare (1962) ; Le Désert des Tartares (1976)]
Le titre original La prima notte di quiete en dit beaucoup plus sur le film et sur le personnage principal, l’enseignant Daniele Dominici, incarné par Alain Delon. Il est issu d’un poème de Goethe et il constitue la réponse à une question : « Pourquoi la mort est-elle la première nuit tranquille ? » Mort, en effet, tu seras, homme, débarrassé de tes rêves. Voilà un premier indice suggestif.
Débarqué à Rimini, la patrie de Fellini et de ses « vitelloni », l’enseignant - on ne sait d’où il vient et ce qui le conduit en ce port de l’Adriatique ; on le saura à peine plus tard… - propose à ses élèves un thème libre et un thème littéraire. L’unique élève qui choisit le thème littéraire c’est Vanina Abati (Sonia Petrovna). C’est alors que Daniele Dominici lui offre l’œuvre de Stendhal (« Vanina Vanini »), celle qui raconte l’amour égocentrique d’une princesse pour un carbonaro. On signalera, au passage, la mention faite de l'adaptation cinématographique due à Roberto Rossellini (1961). Daniele se rend aussi avec Vanina, à Monterchi, où réside sa sœur. Cette commune se situe dans la province d’Arezzo en Toscane. Là, se trouve conservée une fresque de Piero della Francesca, « La Madonna del Parto », datant de 1455 et découverte en 1889. C’est le motif d'un échange bouleversant…
Enfin, le scénariste c’est Enrico Medioli, celui de Luchino Visconti (Rocco et ses frères, Vaghe stelle dell’Orsa, Ludwig) et l’acteur principal Alain Delon évidemment. Mais, on note aussi, dans la distribution, Renato Salvatori et Alida Valli, ex-comtesse viscontienne devenue ici une prostituée à la retraite. Cette dernière est aussi la mère de Vanina. En réalité, tout concourt à la description d’une déchéance globale et d’une tentative (« la dernière fausse chance ») masochiste et désespérée. Celle de refermer la page sur un couple défait par la lassitude, l'érosion et la compromission (celui formé entre Daniele et Monica/Lea Massari) - « la fatale impossibilité du couple » qu'évoquait Zurlini au cours d'un entretien [*] - et d'en illuminer une nouvelle, auréolée d'une ferveur sans flétrissure, ni faiblesse. Et qu’au final, Alain Delon traduit avec la conviction souveraine d’un loser à la lucidité amère, rongé contradictoirement par une pulsion d'autodestruction et de mort. La malinconia inguérissable qu'il attribue à sa nouvelle conquête n'est-elle pas surtout la sienne ? Le climat général entaille toute aspiration au bonheur : la station balnéaire se projette grise, noyée dans la brume hivernale, tandis que sa petite-bourgeoisie, claquemurée dans les salles de jeu ou les dancings onduleux, macère ses rancœurs en nuitées ostensiblement imbibées d'alcool. Les relations humaines sont imprégnées d'une humeur médiocre voire malsaine. La cité entière émerge d'un horizon diminué, oppressif. La musique elle-même (Mario Nascimbene) et, particulièrement, le thème inaugural au trombone (Maynard Ferguson) donnent le ton d'un récit foncièrement sombre et pathétique. C'est tout autant Valerio Zurlini qui se profile. [**]
Je laisse le cinéaste s’exprimer : « Certes, le film contient beaucoup de choses personnelles, par exemple, […] cette étrange instance de besoin de christianisme [***]. Et puis, il y a en moi un fond de nihilisme dont j’ai chargé à pleines mains les personnages, avec un désir de destruction et d’autodestruction. […] En cela, tout en n’étant pas autobiographique, peut-être aussi dans une certaine peur de la vie contemporaine, une certaine façon d’attendre sa propre fin avec presque un sens de libération. » Ainsi, s’éclaire le vers du poète allemand, ainsi s’explique le titre du film, le vrai, le seul qui soit digne de lui.
Deniza Bantcheva montre dans son article remarquable combien le masochisme dont je parlais plus haut – « la maestria de Zurlini », affirme-t-elle – se manifeste à un stade révélateur dans la séquence où Vanina danse avec son « amant » Gerardo Pavani (Adalberto Maria Merli) sur la chanson Domani è un altro giorno, interprétée par Ornella Vanoni. Tout ici est feint et absolument conçu pour susciter la douleur ; douleur à laquelle Delon/Dominici ne cherche nullement à s’extraire, eût-il à l’encaisser sous le masque qu’on lui sait capable d’avoir, celui de l’impassibilité, synonyme de l’individu confronté au vide existentiel.
En ce sens, l’acteur est totalement chez lui dans le Dominici de M. Zurlini. Comme il le sera, plus tard, avec le M. Klein de Joseph Losey ! De ce point de vue, il est juste de considérer « Le Professeur » comme une œuvre fondamentale chez Zurlini. Elle a le mérite de renseigner sur ce qu’aurait pu être la filmographie de ce réalisateur, si le cinéma avait pu être autre chose que ce qu’il a toujours été essentiellement : un mensonge et de la poudre aux yeux. On doit donc s’émouvoir au spectacle d’une première version mutilée qui explique, en partie, la désaffection hexagonale : version de 105 minutes au lieu des 125 minutes désormais diffusées. Et c'était, comble du paradoxe, l'acteur principal, Alain Delon, qui en avait décidé ainsi.
Quoi qu'il en soit, et je le regrette pour Madame Bantcheva, le film n'aurait jamais pu satisfaire totalement Valerio Zurlini – comparé au projet antérieur : une trilogie sur le déclin d’une famille coloniale italienne. En ce sens, il n’est pas, selon nous, « son chef-d’œuvre absolu ». Nous penserons plutôt au déchirant Cronaca familiare (Journal intime), d'après Vasco Pratolini, avec Marcello Mastroianni et Jacques Perrin à l'acmé de leur inspiration.
Qu’est ce qui me conduit à pareil constat ? Ce que déclare le réalisateur lui-même :
- « […] En 1949, je suis allé pour la première fois en Afrique orientale ; j’ai eu une très forte sensation en voyant cette société coloniale qui ne se rendait pas compte que ses jours étaient comptés, elle ne se rendait pas compte que ses privilèges d’une vie coloniale à l’anglaise étaient en train de s’achever […] De fait, lorsque je suis retourné une seconde fois en 1959, ce monde avait déjà disparu. Je retournais là-bas avec l’idée de préparer un film sur un épisode extraordinaire qui est le siège de Mekele et la bataille d’Adoua en 1896, sans doute la plus grande bataille coloniale de tous les temps. Je crois qu’il y avait là matière d’un film extraordinaire, mais ce sont des films que peuvent se permettre de produire des Etats : L’URSS peut produire Guerre et Paix de Tolstoï alors qu’un producteur italien ne peut pas mettre sur pied Il paradiso all’ombra delle spade (« Le paradis à l’ombre des épées ») – ndlr : c’était le titre initial du film envisagé – car, il y faudrait trop d’argent. »
Témoignage antécédent d'un intérêt indubitable pour le continent africain : Valerio Zurlini tourna en 1967 Seduto alla sua destra (Assis à sa droite, ou Black Jesus en version anglaise) qu'il situait au Congo. Ce film, co-scénarisé avec Franco Brusati (le futur réalisateur de Pane e cioccolata), fut en réalité inspiré par un passage des Évangiles, « La passion de Jésus » ou « Le complot » contre lui [« Le Fils de l'Homme sera trahi pour être crucifié », Mt. 26.1] - les dialogues en sont imprégnés. On aurait tort de distinguer, à travers la figure du héros incarné par l'impressionnant Woody Strode (« Le Sergent noir » de John Ford), le Patrice Lumumba assassiné en 1961 au Katanga. Et, d'entériner, à partir de là, une éventuelle réflexion sur la tragédie congolaise. Le film de Zurlini atteste surtout, une fois encore, de ce « christianisme laïc » qui habite son auteur, en particulier cette croyance raisonnée à une forme d'état de grâce chez un personnage nullement sanctifié. Aussi, a-t-il voulu faire revivre une passion païenne dans un huis clos carcéral contemporainement identifiable. Une prison des peuples striée par une violence crue et atrocement nue, exprimée en plans rapprochés et par une bande-son insoutenable. La métaphore symboliquement christique est celle du pieu qu'on enfonce dans la main de Maurice Lalubi/Woody Strode. Il n'y a rien de plus humain que le hurlement effrayant du Messie d'ici-bas. Homme parmi les hommes dans un continent blessé, spolié et martyrisé. Ici, nul passé chargé de mystère, mais un présent concret au cœur de l'Afrique centrale. En cela, Zurlini offre une captivante alternative à la démarche de Pier Paolo Pasolini, à celle de La ricotta (1963) ou d'Il vangelo secondo Matteo (1964). La présence au générique de Franco Citti, l'Accattone de Pier Paolo, ne fait que renforcer ce sentiment.
Valerio Zurlini pensa également, à un moment, à un film en trois épisodes. Or, le vœu était impossible à exaucer. Il n’en restera que l’ébauche du troisième, « La prima notte di quiete » ou « Le Professeur ». Les allusions sont suffisamment claires : Daniele Dominici fut enseignant à Mogadiscio (Somalie) entre 1959 et 1960 – le principal (Salvo Randone) nous l'apprend au début – et, à la conclusion, Giorgio Mosca alias Spider (Giancarlo Giannini), l'homme à la Ferrari, découvre que le « professeur » est l’ultime descendant d’une haute famille, de surcroît le fils d’un digne commandant décédé sur le front à El Alamein - Daniele prétendait, à l'orée du film, n'en être qu'un homonyme. Au demeurant, le film puise à des sources rigoureusement exactes : le paternel « médaillé d'or » de la Folgore, ou la fameuse 185e division de parachutistes italiens, ainsi nommée et formée en septembre 1941. Il est difficile aussi de croire qu'un homme né à Vienne et ayant étudié dans la plus notable université de Milan soit un Italien comme les autres. « Ce personnage, déclarait Zurlini, était le fruit de nombreuses expériences » et, surtout, « le récit d’un homme à la fin de sa vie ». Zurlini l’échafauda sur cette « côte adriatique qu’il avait vue l’hiver quand n’existe pas l’explosion du tourisme estival et que se resserrent les haines, les férocités, les violences ». Dire des films de Zurlini qu’ils sont les moins italiens n’est, au demeurant, pas forcément juste ; ils le sont au contraire plus profondément, car cet aspect n’y est jamais souligné ou sollicité outre mesure. Aussi sont-ils si attachants, bouleversants et universels. Un an auparavant, avec Mort à Venise, Luchino Visconti inscrivait un tel drame – le croisement douloureux des générations et l’agonie des cœurs sans consolation – dans une optique moins contemporaine et moins provinciale.
Le 7/01/2020
MS
[*] Les propos de Valerio Zurlini sont issus d'un entretien avec Jean Gili, fait à Rome en novembre 1976 et publiés chez UGE (« Le cinéma italien ») en 1978.
[**] Rimini est située non loin de Riccione, la « perle verte » de l'Adriatique, là où le jeune Zurlini y passait ses vacances d'été avec sa famille. Du reste, certaines parties du film ont été tournées dans cette ville qui, jusqu'en 1922, n'était encore qu'une fraction de Rimini. La dimension autobiographique du film s'éclaire dans les dialogues entre Mosca et Daniele, au moment où ils visitent la maison abandonnée. Mais, c'est tout autant, à travers l'œuvre de Zurlini, qu'elle s'observe : « Été violent » (1959) se situait à Riccione, à l'été 1943 et le jeune Carlo (Jean-Louis Trintignant) s'éprenait de la veuve d'un amiral mort au combat (Eleonora Rossi Drago). « La ragazza con la valigia » (1961), avec Claudia Cardinale et Jacques Perrin, se tient encore entre Rimini et Riccione. Au cours de l'interview précitée, le cinéaste dira aussi : « Dans La prima notte di quiete, je suis allé retrouver les lieux perdus de mon enfance. J'ai retrouvé ces lieux complètement changés [...] Je suis resté presque un mois ici avant de tourner, à humer tous les parfums, tous les souvenirs [...] Par la force des choses, à l'intérieur de moi se construit quelque chose qui donne au paysage son importance dans le film ». Dernier élément à relever : Riccione était devenue la station d'été du Duce à partir de 1934. Il y avait acheté une villa somptueuse. Il y accostait là en hydravion, avec la présence permanente d'un navire de guerre l'Aurora, propriété de la Marine royale. Ses arrivées ne passaient jamais inaperçues.
[***] Écho de cette nécessité, outre le voyage à Monterchi auprès de la Madone, le pèlerinage mémoriel fait avec Mosca - confident fusionnel de Daniele - à « La Chêneraie » (la maison abandonnée). Sous la forme d'un dialogue (80 e min.), les références bibliques sollicitées sont réintroduites à la conclusion, aux funérailles de Daniele : « - Parfois certains souvenirs me viennent à l'esprit./ Celui que vous cherchez n'est pas ici. Il est ressuscité le troisième jour. Partez il vous a précédé en Galilée. Vous l'y retrouverez./ Tu es chrétien ? Je suis athée. »
▪ Dvd sorti le 7/12/2019
👍 Le Professeur (La prima notte di quiete). Italie, France. 125 minutes. Couleurs. Réalisation et sujet : Valerio Zurlini. Scénario : Enrico Medioli. Production : Titanus, Mondial TE.FI Rome, Adel Production Paris. Photographie : Dario Di Palma. Musique : Mario Nascimbene. Montage : Mario Morra. Décors : E. Tovaglieri. Costumes : Luca Sabatelli. Interprétation : Alain Delon (Dominici), Sonia Petrovna (Vanina), Giancarlo Giannini (Mosca), Lea Massari (Monica), Renato Salvatori (Marcello), Adalberto Maria Merli, Salvo Randone, Alida Valli.
►Histoire : Le royaume d’Italie et l’Empire colonial
Le royaume d’Italie a caressé le rêve d’un grand empire colonial, et ce, dès la fin du XIXe siècle. L’apogée de cet Empire se situe à la fin du ventennio fasciste. L’Italie possède, durant cette période, des territoires en Méditerranée, en Afrique, en Asie et dans les Balkans. L’Italie, ayant réalisé tardivement son unité, demeure toutefois, comme l’Allemagne, très en retrait sur ce plan-là. À partir de la fin des années 20, le Duce affiche nettement ses ambitions impérialistes. Dans le même temps, on assiste à des flux migratoires italiens : vers Mogadiscio, par exemple, une des cités les plus rayonnantes de l’océan Indien jusqu’à la fin des années 80. Mais, comme le souligne justement Marie-Anne Matard-Bonucci, cette guerre d’expansion est conduite « à contretemps de l’histoire, à une époque où les prémisses de la décolonisation apparaissent dans plusieurs des Empires. » Il est intéressant d’épingler cette caractéristique lorsqu’on parle de La prima notte di quiete de Zurlini. Une part crépusculaire du film nous est ainsi dévoilée. Quant au personnage incarné par Delon, il est sûrement habité par l’étrange sentiment d’être un individu « à contretemps de son époque » et même doublement, puisque qu’il est au fond « un survivant des miasmes » de l’Empire colonial italien.
Le Professeur avait enseigné à Mogadiscio, capitale portuaire de la Somalie. Ce pays fut italien de 1889 à 1936. Mussolini l’inclut dans une Afrique orientale italienne entre 1936 et 1941. Si l’on étudie l’implantation italienne ici, et la colonisation progressive qui s’en suit, on constate d’emblée une dureté, une ingratitude et une violence inouïe à l’endroit des autochtones. Une politique discriminatoire sans précédent ! Tous les secteurs importants sont gérés et quadrillés par l’administrateur italien. Les jeunes indigènes n’ont pas accès à l’éducation publique, et ne sont pas formés professionnellement. L’unique voie d’apprentissage pour la population locale – les Somaliens sont pour l’essentiel musulmans -, ce sont les médersas et les écoles coraniques. Tout cela aura forcément une incidence pour l’avenir. Ceux qui suivent les évolutions plus contemporaines de la Somalie saisiront.
Aussi, les Nations Unies donneront dix ans à l’Italie (1950-1960), par l’envoi de coopérants, pour former des cadres somaliens et préparer l’indépendance de ce pays. À la veille de celle-ci, beaucoup restait à faire néanmoins. Il est clair que notre Dominici/Alain Delon aura vécu cette période. Question intéressante, à laquelle le film ne répond pas et nous préférons, sans doute, qu’il n’y réponde aucunement : Quels furent les élèves du Professeur en Somalie ?
Il en ressort clairement que le rejeton d’un haut gradé italien, installé aux Colonies, n’est plus nulle part chez lui. Ceux qui, comme moi, auront connu l’Afrique française comprendront.
Le 6/12/2020
MiSha