L'Écran algérien : Houria hier. Houria aujourd'hui

☼ Cinéma d’Algérie au Féminin 

حرية    حرية حريةحرية

 

 

Avec une pensée pour Zoulikha et les autres,

la femme sans sépulture d’Assia Djebbar,

les oubliées de la Guerre d’Algérie

et des misères du colonialisme.

 

Je suis

La résolue

La courageuse

Je suis

Celle qu’on dévalue

Celle qu’on diminue

Celle qu’on réduit

Je suis

Celle qu’on humilie

Celle qu’on rabaisse

Celle qu’on salit

Je suis

Celle qui subit

Celle qu’on massacre

Celle qu’on tue

(Zeynab Laouedj, « Les Chants de la dernière colombe »)

 

Je suis – qui suis-je ?- je suis l’exclue….

(Assia Djebbar, « Femmes d’Alger dans leur appartement »)

 

 

 Le cinéma algérien s’enrichit à présent de deux films répondant au prénom féminin de Houria. Le premier, sorti en 1986, est l’œuvre de Sid Ali Mazif, auteur de « Sueur noire » (1972), un des très rares films sur les luttes de la classe ouvrière algérienne durant la période de la colonisation. Mazif avait vingt ans ou presque à l’indépendance de l’Algérie. Le deuxième, dû à la jeune réalisatrice Mounia Meddour vient d’être distribué récemment, le 15 mars plus exactement, sur les écrans de l’hexagone. Trente-six années se sont donc écoulées entre les deux œuvres. Houria signifie en arabe liberté. Et c’est aussi, de façon magique, un des plus beaux prénoms féminins qui soit. Sa résonance n’est pas uniquement symbolique. Il ne saurait exister d’Algérie vraiment libre sans que la femme algérienne ne soit totalement libérée du joug patriarcal multiséculaire, des préjugés et des violences machistes qui l’accablent. Les deux films sont naturellement très différents – ils ne se situent pas dans un même contexte politique ; le monde a changé et la tonalité n’est plus la même. Néanmoins, leur signification fondamentale les rapproche : dans le premier comme dans le second, il s’agit de femmes qui aspirent envers et contre tout à vivre leur existence en toute indépendance : étudier, exercer le métier qui leur plaît, s’épanouir, aimer. Or, en Algérie, mais également partout sur cette terre, ce qui est légitime ne va pas de soi. Ce que les deux réalisations montrent, celle de Sid Ali Mazif comme celle de Mounia Meddour, c’est que la lutte pour l’égalité entre hommes et femmes doit être conduite avec hardiesse et sans faiblesse. Du reste, ne pas affronter les traditions conservatrices périmées, ne pas en liquider les miasmes et les mentalités récurrentes c’est, tôt ou tard, s’exposer à la violence sous-jacente puis explosive des intégrismes religieux réactionnaires. Nous reviendrons dans un second volet sur ces deux films éponymes, sur Mounia Meddour et ses deux premières réalisations, « Papicha » datant de 2019. En outre ce film a été dédié à Azzedine Meddour, son père, le réalisateur de « La Montagne de Baya » (1997). Nous dirons quelques mots à propos de cette figure remarquable du cinéma national. Au surplus, il nous faudra rendre un juste hommage à l’écrivaine Assia Djebbar et son film, « La Nouba des femmes du Mont Chenoua » (1978) – une femme cinéaste était, à cet instant-là, chose neuve ! -, aux œuvres de Mohamed Chouikh (« La Citadelle » [1988], « Douar de femmes » [2005]). Nous songeons aussi à son épouse, Yamina Bachir-Chouikh et son très émouvant « Rachida » (2002) sur lequel nous avions écrit lors de sa disparition l’an passé, mais tout autant sur son documentaire historique, « Hier… aujourd’hui et demain » (2010) qui illustre le destin de femmes algériennes militantes dans la Guerre d’Algérie.

Répétons-le encore et toujours : le développement économique et social de n’importe quel pays au monde exige impérativement que le rôle de la femme soit autre chose que ce qu’il a été et ce qu’il est encore. L’Algérie n’y échappera pas : les femmes ont appris, se sont formées, ont arraché des diplômes et des qualifications, ont obtenu un travail. Or, pour les fondamentalistes religieux, ceci constitue déjà une hérésie. On ne peut se limiter aux signes extérieurs. Le port du voile n’est que l’archétype visuel d’une idéologie de l’enfermement et de la soumission. Voilées ou non voilées, les femmes affrontent des barrières identiques et n’ont d’autre perspective que la lutte individuelle et collective.

C’est ce qu’expriment ces deux films et quelques autres films algériens. Enfin, rappelons que, dès le lendemain de l’indépendance, les textes de l’organisation FLN/ALN – même s’ils ne rendaient pas pleinement justice à l’action extraordinairement courageuse des femmes durant la guerre de libération nationale -, énonçaient quand même l’impérieux besoin de mettre à bas les préjugés et l’oppression masculines à l’égard des femmes. Dans un chapitre inclus dans le projet de programme politique de la deuxième assemblée historique du FLN, tenue à Tripoli en juin 1962, on pouvait y lire ceci : « La participation de la femme algérienne à la lutte de libération a créé des conditions favorables pour briser le joug séculaire qui pesait sur elle et l’associer d’une manière pleine et entière à la gestion des affaires publiques et au développement du pays. Le Parti doit supprimer tous les freins à l’évolution de la femme et à son épanouissement et appuyer l’action des organisations féminines. Il existe dans notre société une mentalité négative quant au rôle de la femme. Sous des formes diverses tout contribue à répandre l’idée de son infériorité. Les femmes elles-mêmes sont imprégnées de cette mentalité séculaire. Le Parti ne peut aller de l’avant sans soutenir une lutte permanente contre les préjugés sociaux et les croyances rétrogrades. Dans ce domaine, le Parti ne peut se limiter à de simples affirmations, mais doit rendre irréversible une évolution inscrite dans les faits en donnant aux femmes des responsabilités en son sein. » Ces phrases, aussi réconfortantes qu’elles puissent être, figurent néanmoins parmi les rares passages consacrés aux femmes qui se chiffrent à 12 sur un total de 1 600 !!! On pouvait en effet – le premier Président algérien, Ahmed Ben Bella le fit – évoquer et souligner avec force, en écrits ou en paroles, le rôle indispensable de la femme, cette « moitié du Ciel », selon Mao… il n’en demeurait pas moins que, dans les faits au quotidien, la femme continuait d’être régulièrement sous-évaluée, écartée des responsabilités civiques, claustrée, maltraitée, battue quand ce n’est pas tout simplement trucidée. Dès l’été 1962, il devenait patent que rien n’adviendrait automatiquement. L’émancipation de la femme algérienne ne découlerait pas logiquement de l’indépendance algérienne. À dire vrai, il en avait été de même au moment du déclenchement de l’insurrection nationale. Dans la préface à l’ouvrage essentiel de Djamila Amrane, Pierre Vidal-Naquet le rappelle fort opportunément : « […] sur les 10 949 militantes répertoriées (ici), écrit-il, toutes par définition membres du FLN pendant la guerre, 6 seulement avaient, comme on dit, des « antécédents politiques » communistes ou nationalistes (Ndlr : autrement dit, la politique faite par les hommes les avaient tenues à l’écart). Selon une règle bien connue, la solution des problèmes féminins était renvoyée après l’Indépendance, ou après l’instauration du socialisme. »[1] Plus loin, l’historien français fait cette remarque au sujet du travail de Madame Amrane : « Un des aspects les plus étonnants de ce qu’elle nous apprend est ce qu’elle appelle la démocratie à l’athénienne, qui régnait dans les prisons de femmes et qui fait un contraste si violent avec la hiérarchie très autoritaire qui était au pouvoir chez les hommes. Démocratie à l’état sauvage, peut-on dire, marquée par exemple par un refus de désigner des « responsables ». On peut dire que la participation des femmes, sollicitée pourtant quand il s’agissait des infirmières ou des poseuses de bombe, prit le FLN par surprise comme le prirent par surprise les immenses manifestations urbaines de décembre 1960. » Or, ces manifestations demeurèrent longtemps sous-estimées en Algérie, alors qu’elles contenaient une double signification : primo, elles consacraient l’entière défaite psychologique du colonialisme français, puisque c’était le peuple algérien dans ses composantes les plus méprisées et les plus ignorées qui était dans la rue ; en second lieu, les femmes en constituaient le bataillon le plus impressionnant. Si l’événement n’eut pas l’heur de plaire – c’était naturel - aux ardents défenseurs de l’ « Algérie de papa », nous croyons, de notre côté, qu’il ne fut pas de nature, non plus, à rassurer la gente masculine locale. Ainsi, à travers une association nommée « Al Qiyâm » (« Les Valeurs »), les traditionnalistes musulmans poussèrent, dès le lendemain de l’indépendance, un cri de guerre contre la femme. Selon eux, celle-ci ne pouvait prétendre à l’égalité. Dieu était appelé, une fois encore, à la rescousse pour justifier un machisme pur et dur. « Il n’est pas donné à la femme, au point de vue mental pur, d’être à même de donner la leçon à l’homme. Au point de vue des structures physiques et biologiques du cerveau, l’homme a une formation supérieure. […] », ânonnait son président, M. Hachemi Tidjani. Ce même groupement donnait, quelque temps après un meeting à la Maison du peuple d’Alger. Plus de 3 000 participants mâles y réclamèrent, à cor et à cri, une politique théocratique, la fermeture des boutiques le vendredi « saint » ainsi que l’exclusivité des emplois aux seuls géniteurs de confession musulmane. Nous étions en janvier 1964, c’est-à-dire 20 ans avant l’adoption par l’Assemblée Populaire Nationale (APN) d’un Code de la famille largement entaché des préceptes de la Charia islamiste ! C’est suffisamment édifiant… et contredit l’idée, trop largement répandue, que l’intégrisme islamiste serait un élément purement étranger à l’histoire algérienne. Si les « écoles de pensée » wahhabite, Tabligh ou Frère Musulman ont pu s’enraciner ici c’est parce qu’il y avait de quoi les engaver. Le discours phallocentrique, sectaire et démagogique, la violence qui s’en est suivie, la tentative d’implanter un État islamique, tout cela aurait été impensable autrement. L’Algérie n’aurait pas eu besoin de déployer l’arme sécuritaire pour juguler la horde des « exaltés ».

Quoi qu’il en soit, des femmes – nombreuses – n’attendirent pas pour agir contre les tendances conservatrices à l’œuvre dans le pays. Le 8 mars de l’année 1965 fut un marqueur important dans la lutte des femmes algériennes. Il y en aura d’autres évidemment. Mais l’événement avait un aspect inédit. La syndicaliste et féministe Catherine Levy notait, des années plus tard, pour la revue « Clio » : « Ce jour-là, la manifestation des femmes devait défiler du Champ de manœuvre à Bab-el-Oued, c’est-à-dire d’un bout à l’autre de la ville d’Alger, en passant près du port ; et le long de la Méditerranée pour se terminer au Majestic, le grand cinéma de Bab-el-Oued. Les femmes descendirent en grand nombre au point de rassemblement […] Des revendications spontanées commencèrent à fuser dans le cortège, au début couvertes par les haut-parleurs de tête, mais bientôt reprises à l’unisson et couvrant à leur tour les mots d’ordre officiels. Ces revendications portaient sur l’égalité, le travail, le droit des femmes, étaient formulées en arabe dialectal ou en français… […] Quand la masse du cortège arriva devant le port, les femmes jetèrent, pratiquement toutes, leurs voiles à la mer. » Tout le monde ne put entrer au Majestic, on cassa les chaises pour faire de la place. Ben Bella était en retard et lorsqu’il entama un discours de solidarité avec les femmes du Tiers-Monde, il fut interrompu par la rumeur des femmes. Il parvint à calmer le jeu en énonçant une série de promesses.[2]  De son côté, le regretté Henri Alleg, jadis rédacteur en chef d’ « Alger Républicain », se remémore l’événement ainsi dans « Mémoire algérienne », autobiographie parue en 2005 : « […] Le 8 mars 1965, Journée internationale des femmes, des dizaines de milliers d’Algéroises de tout âge, certaines voilées, d’autres le visage découvert, manifestèrent dans les rues d’Alger, banderoles déployées, acclamant la révolution qui donnait à toutes et à tous les mêmes droits et les mêmes possibilités d’œuvrer pour le pays. Les rédacteurs et employés du journal […] regardaient avancer sur le boulevard Amirouche l’immense défilé de femmes parmi lesquelles ils reconnaissaient leurs mères, leurs sœurs, leurs épouses ou d’autres parentes qui, au passage, en signe d’amitié, lançaient vers eux des youyous éclatants. En retour du balcon d’ « Alger Républicain » fusaient des saluts joyeux et fraternels. » Henri Alleg souligne ensuite que tous ceux qui assistaient à ce spectacle en mesuraient l’importance. Mais les réactions différaient du tout au tout selon que l’on observe l’un ou l’autre côté du boulevard. Du côté du ministère de l’Agriculture, le comportement des témoins était plutôt extrêmement réservé. Alleg écrit même : « Ils étaient muets, ne répondaient à aucun appel et n’auraient pas montré mine plus austère s’ils avaient assisté au passage d’un convoi funèbre. » Voilà qui situe nettement la mentalité générale des hommes en Algérie, et qui, par ailleurs, se reflétait dans celle des autorités à tous les échelons du pouvoir.

« La femme algérienne est aujourd’hui considérée comme un objet, elle est pratiquement hors du circuit, hors de la vie du pays, elle est condamnée à rester sous la domination de l’homme, père, frère ou mari. Le cinéma algérien n’a que partiellement illustré cette situation », notait, au début des années 1980, Lotfi Maherzi, auteur d’un ouvrage sur le cinéma national.[3] Par ailleurs, tout ce qui s’écrivait sur la guerre d’Algérie avait pour dénominateur commun d’ignorer le rôle des femmes. La situation a sans doute timidement changé : des femmes algériennes sont historiennes, sociologues, réalisatrices… Rares furent les réalisateurs agissant en pionniers. C’est le cas de Sid Ali Mazif qui, en 1978, bien avant « Houria » (Farida Amrouche), mettait en scène des portraits féminins dans « Leila et les autres » avec Nadia Samir, Aida Guechoud, Chafia Boudraa et Biyouna. Ce cinéaste agira vraiment en militant puisqu’il sera l’auteur de trois documentaires fondamentaux sur la femme algérienne : « J’existe » (1982), film de montage divisé en trois parties qui aborde les problèmes auxquels sont confrontées les femmes, autant dans leur vie privée que sociale ou professionnelle ; « La Cause des femmes » (2007) qui retrace les combats féminins dans les périodes névralgiques de l’Histoire de l’Algérie  et enfin « La Violence contre les femmes » (2007) qui s’attache à dénoncer les violences de toute nature commises à l’endroit des femmes. Il apparaît évident que ces trois réalisations n’ont pu voir le jour que parce que des femmes ont souhaité que ces films se fassent. À côté de Sid Ali Mazif, j’aimerai citer aussi le Sétifien Ahmed Lallem (1940-2009), auteur d’un bouleversant « Elles » en 1966 déjà, un moyen métrage de 22 minutes, offrant la parole à des lycéennes en mal de communication dans une société incapable de saisir leur malaise et leurs espérances. « Nous discutions beaucoup avec mes élèves de la condition des femmes en Algérie et de leurs rêves. Elles avaient écrit de nombreux textes percutants sur ces thèmes. Un responsable des ciné-clubs les transmit à Ahmed Lallem, que je rencontrai alors. La directrice du lycée l'autorisa à conduire une quarantaine d'entretiens préparatoires au magnétophone avec des lycéennes, puis à filmer avec son équipe un débat en classe où les adolescentes parlèrent de leur vie et de leurs aspirations. Il filma aussi des cours d'arabe dispensés par des enseignants égyptiens dans une optique religieuse très traditionaliste. Beaucoup d'élèves venaient de Kabylie, parlaient peu l'arabe et rejetaient le contenu de cet enseignement », rappelait Monique Martineau, enseignante coopérante en Algérie en 1966, présente sur le tournage. Ahmed Lallem qui fut reporter de guerre à la zone frontière tuniso-algérienne et qui avait suivi plusieurs formations en Yougoslavie, en France à l’IDHEC et en Pologne avait réalisé ce documentaire dès son retour au pays. Six ans après, dans « Zone interdite », un long métrage de 100 minutes photographié par Nasredine Guenifi, Lallem créait le beau rôle féminin de Faïza. L’action du film qui, initialement aurait dû s’intituler « Al Faïza », se déroulait à la fin de la guerre d’indépendance. Faïza a une vie plutôt libre et, de fait, subit les critiques des milieux traditionnalistes. Mais, en même temps, elle fait preuve d’un grand héroïsme lorsque son fils sera arrêté par les autorités françaises. En 1978, il filme encore des « Étudiantes à Bab-Ezzouar » et s’intéresse, en outre, aux problèmes des jeunes générations. On comprendra ici que l’Algérie indépendante se sera laissée vieillir, qu’à force de ressasser le cliché d’une lutte de libération nationale fantasmée et d’en avoir pétrifié la figure du moudjahid, elle en aura effacé le sens profond, l’exposant de fait à l’objection révisionniste. Le moudjahid mort au combat mérite notre respect éternel, tandis que le moudjahid d’hier encore vivant n’est pas mécaniquement demeuré un moudjahid au présent. Des générations entières auront eu, à ces conditions, loisir de vieillir et de s’éteindre étourdis par la litanie des « héros positifs ». Lotfi Maherzi peut donc écrire, par exemple, qu’ « entre le héros positif et ses différents repoussoirs – (Ndlr : le colon, le militaire français, le marabout, le bachagha, le harki) -, il y a la représentation de personnages marginaux tels que la femme, l’enfant ou la jeunesse. »[4] Or, si les femmes, les enfants et la jeunesse ne sont que « marginalité », que peut-il rester de l’Algérie en tant que réalité vivante ? Le cinéma algérien va donc illustrer, un long temps durant, quinze ans approximativement, l’épopée résistante. Encore faut-il en mesurer l’approche, bien souvent dépourvue d’une forme de distance critique propre à alimenter la réflexion sur les problèmes présents.  Quant à la place des femmes dans ces luttes pour l’indépendance nationale, elle a purement été évacuée de l’écran algérien. Alors qu’en son temps, chacun s’accordait à en souligner l’importance. « La femme a été brave et intrépide, nous sommes fiers de la femme algérienne, qu’elle retourne au foyer à présent ! L’indépendance est acquise ! », semblent avoir pensé en chœur la plupart des hommes algériens. Il y a des exceptions tout de même : on ne dira jamais assez les mérites de Gillo Pontecorvo avec « La Bataille d’Alger » qui, bien sûr, montre l’insertion de femmes désormais célèbres – Djamila (Bouhired), Hassiba (Ben Bouali), Zohra (Drif), Baya (Hocine), Samia (Lakhdari) – dans la lutte pour l’indépendance, mais cherche également à introduire une réflexion sur cette implication. « En choisissant des actrices plus typées méditerranéennes que les réelles protagonistes, Pontecorvo a sans doute voulu signifier qu’il parlait de toutes les femmes d’Algérie. La présence des femmes dans cette scène charnière traduit un discours des auteurs du film proposant une vision d’une révolution qui s’amplifie en impliquant les femmes et les enfants dans la cité. La scène de Hassiba se préparant face au miroir, rappelle la réflexion de Frantz Fanon dans « L’Algérie se dévoile » : « C’est le Blanc qui crée le nègre. Mais c’est le nègre qui crée la négritude. À l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile », écrit avec une infinie justesse Ahmed Bedjaoui.[5] La problématique voilement/dévoilement et les diverses significations auxquelles elle renvoie se retrouve dans un des rares films algériens mettant en exergue une femme activement engagé dans la résistance au colonialisme. Dans « La Bombe » (1970), un moyen métrage de 35 minutes inclus dans un film en trois volets « Histoires de la révolution » et dû à Rabah Laradji, Nadia est indubitablement la « sœur » des Djamila, Zohra, Hassiba et Baya. Afin de venger son frère assassiné par un commando de l’OAS, elle s’habille à l’européenne et va déposer une bombe dans un bar et finit par exploser avec elle. « Ce film a longtemps été sous-estimé jusqu’à ce qu’une doctorante française, Alexandra Dols, l’ait repris dans sa propre réalisation « Moudjahidate » réalisé en 2008. Celle-ci a introduit aussi quelques scènes de « La Bataille d’Alger » avec l’autorisation de Yacef Saadi. Ce qui a permis aux critiques de redécouvrir ce beau témoignage sur le rôle joué par des femmes anonymes au cours de la guerre de libération », indique Ahmed Bedjaoui.[6] « Noua » (1972) d’Abdelaziz Tolbi d’après le roman de Tahar Ouettar dénonce la spoliation dont ont été victimes les fellahs les plus pauvres durant la colonisation française, mais, aspect nouveau à l’époque, il met aussi à nu la collusion d’intérêts entre une caste de riches propriétaires fonciers locaux et le colonialisme. Sorti au moment de la révolution agraire, le film cherchait à expliquer des situations présentes à la lumière de ces anciens conflits. Cependant le titre du film est révélateur : le personnage féminin en est l’inspirateur central. Noua s’engage dès l’aube aux côtés des maquisards de l’ALN. Lorsqu’elle conduit ceux qui sont blessés chez son père, ce dernier s’écrie, hors de lui : « C’est ça les maquisards ! Des hommes et des femmes… C’est ainsi qu’on fait de la résistance ! » Avec la guerre de libération nationale, la femme va donc commencer à s’insurger contre le cercle ancestral qui la maintient hors du champ social dans l’espace étroitement clos du foyer familial. Laâlia (Fatima Belhadj) dans « Ech-chebka » (« Le Filet », 1976) de Ghaouti Bendedouche sur un scénario de Mustapha Toumi, tout comme Fettouma Ousliha dans « Al-fahhâm » (« Le Charbonnier », 1973) de Mohamed Bouamari traduiront à merveille cette forte détermination. Nous n’achèverons pas ce premier volet sans noter l’effort relatif de la télévision algérienne (RTA) qui n’a pas manqué de rendre hommage à l’action des femmes durant notre guerre de libération. Citons ici les documentaires suivants (nous en oublions) : « Barberousse mes sœurs » de Hassan Bouabdellah et Ali Mouzaoui, « La Femme et la révolution » de Mey Bouabdellah (1982), « Paroles de femmes » (1986) de Slimane Mellah et Omar Lekloum qui nous donnent l’occasion d’entendre les moudjahidates Hassiba Abdelwahab, Nassima Hablal, Zhor Zerari et Zina Harraigue. Nous signalerons toujours dans cet esprit l’immense travail de Nadja Makhlouf, autant documentariste que photographe, avec « Moudjahida, femme combattante » (2013) qui constitue le deuxième volet d’une trilogie sur la condition des femmes en Algérie.

 

Avril 2023.

Michel SPORTISSE

(À suivre)

 

 

[1] Djamila Amrane : « Les Femmes algériennes dans la guerre », Préface de Pierre Vidal-Naquet, Plon, Paris, 1991.

[2] In : Baya Jurquet-Bouhoune, Jacques Jurquet : « Femmes algériennes.  De la Kahina au Code la Famille », Le Temps des cerises, 2007.

[3] L. Maherzi : « Le Cinéma algérien. Institutions, imaginaire, idéologie ». SNED. Alger.

[4] L. Maherzi : Op. cité

[5] Ahmed Bedjaoui : « Cinéma et guerre de libération ». Algérie, bataille des images. Chihab Éditions, 2014. Alger.

 

[6] A. Bedjaoui : Op. cité.

 

 

 

Le film 

Rachida

(Algérie, 2002 – Yamina Bachir-Chouikh)

 

 

 

†Avec une pensée pour la réalisatrice, décédée le 3 avril 2022

 

 

▪ Liminaire

Alger. Durant la décennie noire des années 1990, Rachida, institutrice débutante dans un quartier populaire, est brutalement abordée par quatre jeunes hommes. Parmi ceux-ci se trouve Sofiane à qui elle a enseigné. Il exige qu’elle dépose une bombe dans l’école. Elle s’y refuse. Rachida est alors abattue. Elle en réchappe par miracle. Accompagnée de sa mère, elle se réfugie alors à la campagne dans une villa appartenant à Yasmina, sa directrice. Hélas, la violence est partout. « Tout le pays est ainsi », affirme celle qui examine la cicatrice de Rachida. 

 ≈≈ Rachida est l’œuvre d’une décennie qui plongea une nation entière dans le chaos. Qu’un tel film ait été imaginé en ces temps d’infamie et de haine n’a rien d’un miracle. Même s’il fut a priori inenvisageable. Enfin, qu’une femme en soit la réalisatrice aurait pu surprendre l’observateur insensible. Rachida fut de surcroît le premier-né de Yamina Bachir-Chouikh. Celle-ci n’était pas une débutante au cinéma. Elle avait officié auprès de tant d’autres, comme scripte auprès de Merzak Allouache (Omar Gatlato) et de Mohamed Lakhdar-Hamina (Vent de sable), puis comme monteuse sur quatre films de son époux, Mohamed Chouikh, et aussi pour Okacha Touita (Le Cri des hommes). Face à l’immense détresse qui secouait son pays, face à l’atrocité des crimes que l’on commettait, face à l’injustice ignoble, on n’aurait pu rester muet. Au-delà de la douleur, celle qui étreint la gorge, qui brouille l’entendement et plonge alternativement dans l’effroi ou la haine… retrouver l’expression la plus juste et la plus claire afin d’être compris. Il le fallait absolument. Qui aurait pu exprimer vraiment la souffrance, la colère et l’ampleur de la tragédie ? Sans nul excès des passions et des sens ?

 L’histoire du cinéma algérien laissera Rachida comme le témoignage de ces temps d’infortune. Yamina Bachir-Chouikh était une femme : elle était passionnée, sensible, intelligente et ce qui l’animait depuis toujours c’était l’avenir de son pays. Les films de son époux et ceux des autres, elles les avaient au cœur, elle y avait donné le meilleur d’elle-même parce qu’elle y croyait. Ces films, par leurs thèmes, l’art et le savoir-faire qu’ils exigeaient, l’avait préparée. Une étincelle, un feu qui consume, un brasier qui s’allume : Yamina Bachir-Chouikh passerait, tôt ou tard, derrière la caméra. Envers tous et surtout contre tout, quoi qu’il en coûte. Il faut sûrement entendre, ici ou là, derrière les mots de son héroïne, Rachida, ou à travers ceux des autres interprètes féminines du film, la voix de Yamina. Cette voix c’est aussi celles des femmes algériennes. Elles... Elles qui ont tant ployé (et ploient encore) sous le joug des traditions ancestrales qui vouent la femme au servage. Elles, majoritairement, pressentaient entièrement ce qu’on leur promettait avec l’Islam des « fous d’Allah ». « Comment se taire alors que le pays n’est que douleur ? », hurle Rachida (Ibtissem Djouadi). Cet immense cri survenu du fond des âges, qui d’autre qu'une femme eût pu le pousser avec pareille indignation ? Avec semblable détermination ? Ici, en Algérie, mais partout ailleurs également ? Ces femmes ne cessent de se succéder dans Rachida : veuves, à la conclusion, leur deuil est immense ; mais, à travers le deuil, mais aussi le viol (celui de tante Zohra, l'autre grande figure féminine du film jouée par Rachida Messaouden), leur réprobation saute aux yeux de celui qui sait observer. Et qu'à l'écran, Yamina nous montre avec force. Que l'on contemple, à la suite ou à l'arrêt, les plans rapprochés des femmes de l'entourage de Zohra : on est absolument saisis. Il n'y a rien de plus vrai que ce constat : tant que la femme demeurera opprimée, maintenue en état d'infériorité, l'intégrisme religieux ne désarmera pas, quelle que soit la couleur qu'il revêtira. Captif de ses propres préjugés et de ses coutumes infondées, l'homme ira, le dos courbé, sur son chemin de misère. Et d'autres filles, comme la petite Kalima, continueront de ne pas vouloir grandir ou de rêver d'aller sur la lune, « la seule qui ait un joli sourire. » Une séquence nous paraît symbolique, à ce titre, des paradoxes vécus dans certaines familles algériennes. Il nous faut certes l'envisager avec un brin d'humour - c'est plutôt rare dans ce film essentiellement tragique : un jeune chômeur, très épris de la fille d'un père de famille tranquille, frappe énergiquement à sa porte. Effrayé, l'homme croit qu'il s'agit des « gens du GIA » et commande à ses proches de se cacher et de faire les prières d'usage. Lorsqu'il s'aperçoit qu'il a affaire à un « soupirant » qui lui crie : « Est-ce un péché d'aimer dans ce pays ? », il s'empare de son fusil et le menace en le réprimandant ainsi : « Tu viens bafouer mon honneur en pleine nuit ?! »  

Yamina nous a quittés, hélas. UN seul film, un seul, nous le regrettons c'est vrai, mais c’est beaucoup… Et c’est peut-être le plus beau, le plus accompli, le plus bouleversant du cinéma algérien.

MS

 

 

 

  • Mots

 

     - « On a déjà évoqué, à propos du terrorisme en Algérie, la saisissante image du film qui a frappé les esprits au moment de son lancement : on y voit la superbe actrice Ibtissem Djouadi ouvrant tout grand la bouche dans un immense cri où la fureur l'emporte, semble-t-il, sur tous les autres sentiments. De ce cri on pourrait dire qu'il résume à lui seul le caractère tragique du film, dans la mesure où il est aussi l'expression désespérée d'une révolte impuissante. Il y a tragédie lorsque l'héroïne est prise dans des événements qui la dépassent, contre lesquels elle ne peut rien, et dont elle sent qu'ils l'emportent malgré elle, comme si le sol se dérobait sous ses pieds. » 

[Denise Brahimi, 50 ans de cinéma maghrébin, Minerve.]

 

Extrait d'entretien avec la réalisatrice : 

 

 Q : Vous avez longtemps travaillé comme monteuse, qu'est-ce qui vous a poussé à passer à l'écriture, et à la réalisation ?

Yamina B. C. : Le passage à la réalisation a été pour moi comme une thérapie. Je vivais dans un climat de peur, de terreur, j'avais envie de l'exprimer. Il ne s'agissait pas de privilégier ma douleur personnelle, mais de parler de celle des autres. L'écriture a été difficile, car en règle générale la douleur obscurcit le jugement. On devient facilement haineux par rapport aux gens qui nous font subir cet état de fait. [...] me demander : « Qu'est-ce que je veux dire, qui sont ces gens que je veux montrer ? » Je ne pouvais raconter qu'une histoire d'hommes et de femmes. La douleur est humaine, elle n'est ni politique, ni militaire. 

 

Q : À travers Rachida (Ibtissem Djouadi) et sa mère (Bahia Rachedi), vous tracez le portrait de deux femmes blessées.


Yamina B. C. : En fait, je montre trois générations de femmes, il y a Rachida, sa maman, et la petite Kalima qui rêve d'aller sur la lune. Elle, c'est l'Algérie de demain... Rachida subit la violence terroriste, sa mère a subi une autre violence, de tradition. C'est une femme divorcée, une paria. Elle a quitté son mari quand il a pris une autre femme, pourtant c'est elle qui subit les médisances. « Une divorcée reste une divorcée, même si c'est une sainte », dit-elle. Rachida est une femme moderne. Elle a son insouciance, sa gaieté, elle aime se maquiller, elle a un fiancé. Elle veut pas se poser de questions, comme beaucoup d'Algériens à l'époque. Quand le terrorisme a commencé ses actions, tout le monde pensait être en dehors du conflit. [...] Personne n'osait élever la voix. On se méfiait les uns des autres, de son propre père, de ses frères, de ses cousins. La société a commencé à se construire sur la suspicion. C'était très difficile de gérer le quotidien dans ce climat infesté. Rachida n'est pas une militante. Elle aspire à une vie normale. Elle le dit, et en arabe sa phrase reste plus dure que dans la traduction : « Je ne demandais qu'à m'épanouir au sein de cet exécrable fumier, de ce dépotoir qu'est devenue l'Algérie et la société algérienne. »

[Entretien, octobre 2002 - Les Carnets du Paradoxe]

   

 Rachida. Algérie, France, 2002. 100 minutes. Réalisation et scénario : Yamina Bachir-Chouikh.  Photographie : Mustapha Ben Mihoub, Olivier Baillon, Lounissi Khalfaoui, Rachid Lakhdar-Hamina. Musique : Anne-Olga de Pass. Extraits musicaux : Cheb Hasni, la formation Essendoussia, Reinette l'Oranaise, El Anka, Nar Ouelfi, Cheb Akil, S.O.S. Son : Rachid Bouafia, Martin Boisseau, Djamel Bouaf. Montage : Cécile Andreotti, Yamina Bachir-Chouikh. Scripte : Kamel Laide. Costumes : Mahmia Aarar. Régisseur général : Mohamed-Chabanne Chaouche. Sponsors : Renault Algérie, DHL Algérie, Hôtel El Ryadh, ONCI, ONDA, ENRS. Production : Canal +, Ciel Production, Ciné-Sud Promotion, Gan Cinéma Fondation, Ministère de la Culture de la République française, Arte France. Sortie : 21 mai 2002 au Festival de Cannes (section Un certain regard). Interprétation : Ibtissem Djouadi (Rachida), Bahia Rachedi (Aïcha), Rachida Messaouden (Zohra), Zaki Boulkenafed (Khaled), Hamid Remas (Hassen), Amel Chouikh (la mariée), Abdelkader Belmokadem (Mokhtar), Amel Ksil (Fatima), Nacéra Merah (Yasmina), Narimen Lallali (Karima), Azzedine Bougherra (Tahar), Kamel Adouani (médecin), Mustapha Merbout (1er agresseur), Réda Belghiat (père de Karima), Lynda Sellami (mère de Karima), Lynda Fares, Djatout Kamel (Sofiane). Le film est dédié au frère de la réalisatrice, Mohamed, à Zakia Guessab et aux autres…