I giorni contati (Elio Petri)
-
1962
La morte negli occhi
« Il faut regarder le présent avec les yeux de l'avenir. »
(Charles Dé dans Charles mort ou vif (1969), A. Tanner.)
1.
Un demi-siècle, c'est le temps qu'il aura fallu au public français pour découvrir I giorni contati, le deuxième long métrage d'Elio Petri, « héritier direct du néo-réalisme » (Jean A. Gili)¹. Celui-ci fut, en effet, le collaborateur régulier de Giuseppe De Santis, réalisateur auquel il voua, sa vie durant, une reconnaissance et une amitié infinies. Or, l'Histoire et son ironie tenace auront aussi voulu que l'écrivain Tonino Guerra, scénariste de Petri pour I giorni contati et trois autres de ses fictions, décède pratiquement un mois avant cet événement. De fait, Positif consacrera simultanément un article d'hommage au scénariste et un autre à cette œuvre longtemps méconnue*. Il est difficile a priori d'évaluer la part que Tonino Guerra apporte à I giorni contati. Cependant, que ce soit dans la thématique - l'aliénation et le désespoir de l'homme contemporain - ou dans la mise en relief du récit, de la langue et des expressions populaires (on appréciera le « On est comme des chats coincés dans un sac ! » de l'ouvrier-plombier incarné par Salvo Randone), il est impossible de ne pas y déceler sa contribution. « Tout ce qui nourrira le regard clinique, quasi entomologique de L'avventura, de L'Éclipse et du Désert rouge est déjà présent, en germe, mais exprimé au moyen d'une fable typique de l'art de Cesare Zavattini : l'errance au cœur de l'aride société moderne, qui relègue dans les marges tous ceux qu'elle n'enrichit pas, noyant peu à peu les êtres dans les eaux glacées du calcul égoïste. »** La métaphore dernière incombe à Marx : elle figure dans le proverbial Manifeste du Parti communiste de 1895. Le philosophe allemand écrit exactement ceci : « (La bourgeoisie) a noyé l'extase religieuse, l'enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité du petit-bourgeois dans les eaux glacées du calcul égoïste. » Autrement dit, ce dont souffre Cesare Conversi (Salvo Randone), le protagoniste qui, saisi d'effroi, croit voir sa propre mort dans celle de l'usager assis dans le tram - cet individu anonyme qui lui ressemble tant ! -, c'est de vivre dans un monde sans âme. Un monde qui ne peut voir en lui que l'ouvrier-plombier âgé de 53 ans. Et, qui lui interdit d'être autre chose que l'ouvrier-plombier de 53 ans ! Conclusion à laquelle, par ailleurs, aboutit l'hypocrite amateur d'art (le marchand de toiles incarné par Vittorio Caprioli) qui, tournant en dérision l'ignorance de Cesare ("Raphaël ? Cranach ?"), s'exclame, « À chacun son métier ! », puis, ayant relevé sa profession, l'emmène chez un artiste qui crée autour des sanitaires : - Présentation : « J'ai un ami plombier. » - Réponse du créateur : « Les chiottes, c'est là ! » (27mn 54). La différence énorme entre Antonioni et Petri est ici : l'auteur de La classe operaia va in paradiso (1971) inscrit le thème de l'aliénation dans le contexte, profondément étriqué, des rapports de production en système capitaliste. Retour à Marx qui complète, quelques lignes plus loin, ainsi : « La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les professions jusqu'alors réputées vénérables et vénérées. Du médecin, du juriste, du prêtre, du poète, du savant, elle a fait des travailleurs salariés. » Et, de l'artisan par conséquent. I giorni contati nous reconduit vers ce constat. Le film ne fit guère de choux gras, pas même du côté de la critique qui anatomisait, tel Narcisse admirant sa sœur jumelle, les tableaux prétendument angoissés et fortement stylisés de feu-Antonioni.
2.
Jacques Lourcelles - l'un des rares à en louer les qualités avant les autres - indique, à juste raison, qu'I giorni contati d'Elio Petri « occupe une place à part dans son œuvre. » Nous ajouterions, de notre côté, que son exemplarité vaut pour le cinéma italien tout entier. Une telle lucidité, un tel pessimisme sont, à vrai dire, peu coutumiers. Le réalisateur les portaient en lui. L'examen des lettres qu'il adressa, vingt ans plus tard, à Giuseppe De Santis nous éclaire.*** L'œuvre d'Elio a pour genèse sa propre histoire. De ce point de vue, il est juste d'en établir quelque affinité avec Umberto D de Vittorio De Sica. Toutefois, le réalisateur souligne combien Les Fraises sauvages de Bergman fut, plus encore, une réelle source d'inspiration. « Petri a voulu réaliser un Umberto D doté d'une conscience politique plus aiguë », affirme encore J. Lourcelles. Nous ne serons qu'à moitié d'accord avec lui. Cesare - c'est le film lui-même qui le définit ainsi - est un travailleur existentialiste (« Votre problème est divinement moderne... Vous êtes, sans le savoir, existentialiste », lui administre V. Caprioli) : il a désormais un sens accusé des notions de mort, de maladie et de vieillesse. En conséquence de quoi, il mûrit une réflexion intuitive sur l'existence. Il ressent plus qu'il n'analyse. Où donc se trouve la politique chez Cesare ? Lorsqu'il décide d'interrompre son travail, à seule fin de conjurer la fatalité et de vivre enfin, la société lui rappelle cruellement ce qu'il est - un ouvrier-plombier de 53 ans -, le réduisant promptement à sa fonction sociale et à son âge civil. Petri ne s'intéresse - il a amplement raison - qu'à l'individu concret et non hypothétiquement au sympathisant politique. À partir de là, la détresse de Cesare est immense. Celle d'Elio Petri également. Du coup, les furtives allusions qu'il jette sur le petit monde de gauche qui s'agite autour de la pauvreté et de la condition du salarié modeste relève de l'humour noir le plus féroce. Pasolini lui-même n'en sort pas indemne. Jugez-en : à l'orée du film, le citoyen romain qui s'écroule, terrassé par une crise cardiaque, était un lecteur assidu du Corriere dello Sport - on l'apprendra ensuite lorsque Cesare, revenu sur ses pas, veut savoir si l'individu considéré est bien mort. Afin de protéger le trépassé des vivants, on lui couvrira la tête d'un quotidien mettant en exergue les élucubrations de Pasolini. Donc, gros plan sur la une : « Comment Pasolini concilie cinéma et littérature ? » Voilà pour les faits divers que Pasolini reproche aux dirigeants communistes de ne plus savoir comprendre ! Or, l'auteur des Racconti romani a quand même eu le loisir de pondre un article sur les relations - ô combien transgressives - de la littérature et du cinéma ! Et auxquelles le citoyen-prolétaire ne s'intéresse aucunement, ce citoyen-prolétaire autour duquel rouges orthodoxes ou contestataires prodiguent tant de compassion et d'intérêt et qui, en réalité, est beaucoup plus proche du terrain de football que des Maisons du peuple !
3.
Dix années plus tôt, Umberto D élevait la démarche néo-réaliste à son plus haut développement. « Au lieu d'attaquer brutalement des structures inébranlables, De Sica s'attarde à refléter l'atrocité inhumaine de ces structures dans le cœur d'un homme. C'est par ce petit homme grisonnant, désemparé que nous comprenons l'injustice monstrueuse à laquelle nous sommes liés », notait alors Jean Collet.**** De Sica avait choisi - comme pour Le Voleur de bicyclette - un acteur non-professionnel : Carlo Battisti, professeur de philologie, bientôt retraité, précisant, en outre, qu'il avait songé à son père, même si le récit, celui de Zavattini, différait de celui de son géniteur. D'identique manière, Elio Petri dédie ce film à son père parce qu'il « était chaudronnier, un métier éreintant étant donné qu'on travaille avec des acides à des températures très élevées pour dissoudre l'étain et dans des ateliers qui ressemblent à l'enfer. » « (Celui-ci) était devenu très faible physiquement et avait arrêté de travailler. Je pensais que sa décision avait des raisons très profondes, mais nous n'en parlâmes pas », déclare-t-il à cette époque-là. Or, son père fut, de prime abord, un artisan qui travaillait le cuivre dans la région des Marches. Son travail lui appartenait donc, c'était son œuvre. L'atelier familial, transmis de génération en génération, périclita, anéanti par les lois du développement capitaliste qui exigeaient la division du travail. « Je me souviens, racontera Elio, de la peine de mon paternel. Il était véritablement privé de lumière et privé d'espérance parce que, à un moment donné, son père mourut. L'atelier fut dissous. Il devint ouvrier, il offrait ses services. »***** Seconde incursion chez Marx, cette fois-là au détour des Manuscrits de 1844 : « Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. [...] L'activité de l'ouvrier n'est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même. » C'est brièvement esquissé le processus d'aliénation au travail. C'est à ce processus que Cesare Conversi et, de manière plus directe et brutale, Lulù Massa (Gian Maria Volonté), le héros de La Classe ouvrière va au paradis, essaient de se dérober. Effectivement, Cesare n'est pas encore intégré dans la mécanique de la division taylorienne du travail. On comprend pourquoi Petri a ressenti le besoin d'offrir un prolongement à ce premier essai sur l'aliénation par le travail salarié. À propos du film sorti en 1971, Elio Petri déclare en effet : « [...] il y a un point très important qui, je l'espère, ne vous a pas échappé, comme spectateurs, sans cela le film serait raté ; quand les syndicalistes vont trouver Lulù pour lui dire « tu es repris », à ce moment pour lui, c'est comme l'annonce de la mort d'un ami ; il est comme étourdi ; il dit : « Alors je dois revenir à l'usine, travailler comme un fou, comme un singe ! » Tout le monde se souviendra, à présent, de cette image, tournée en boucle, d'une jeune femme qui, au sortir des journées mythiques de mai-juin 1968 en France (Huit semaines qui ébranlèrent la France), refusait de réintégrer la taule (l'usine) ! Faut-il un troisième retour sur Marx pour expliquer, à nouveau, que tant que durera le travail salarié (c'est-à-dire le capitalisme), les citoyens ne seront jamais libres ?
4.
I giorni contati, littéralement les jours comptés, pourrait aussi se traduire par l'expression en sursis. On mesure dans quel état d'esprit se trouve notre héros, l'ouvrier-plombier Cesare, lorsqu'au cimetière, devant la plaque d'un défunt, il s'aperçoit que celui-ci est son jumeau astral. L'angoisse l'habite entièrement : il est entré dans la dernière ligne droite. Son compagnon Amilcare Franceschetti (Franco Sportelli), spectateur de son malaise, l'interroge : « Che vuol dire ? », Cesare lui répond ainsi : « Che vuol dire ? Vuole dire che i miei giorni contati ! » L'ouvrier-plombier a désormais la mort dans les yeux (negli occhi) : peut-il encore contrarier ou retarder ce destin inéluctable ? Là où Umberto D ne pouvait plus rien tenter, Cesare cherche, de son côté, une passerelle de secours. La sagacité du cinéaste est sans appel : Cesare échouera forcément. Toutefois, Petri aura eu l'occasion d'enraciner son récit dans un paysage social plus concret. La virée (ou "la cavale" d'un vieil homme, selon les termes de Jacques Lourcelles) de Cesare l'aura introduit (et le spectateur par la même occasion) dans l'univers mental et sociologique d'une capitale et d'un pays en voie de transformation. L'observation est accusatrice. De quel miracle économique nous entretient-on dans la péninsule ? Certes, la cité romaine s'est agrandie, modernisée et l'on construit partout... Certes, le niveau de vie semble s'être amélioré puisque la circulation automobile ne cesse de se densifier. En réalité, à la périphérie, les bidonvilles n'ont guère disparu, offrant l'étalage de leur malheur. La vespa sur laquelle s'est juché notre héros, curieux de savoir ce(ux) que les pompiers doivent sauver, débouche sur des populations qui brûlent leurs meubles contaminés par les tiques et réclament d'être décemment relogés (environ 15e mn) : une version moins poétique des borgate que celle proposée par Pasolini dans Accatone (1961). À vrai dire, Cesare est à l'affût de toute solution à son dilemme ; du coup, il dépiste une contamination bien plus grave : celle des esprits dans la société italienne. La combinazione croît sur le corps d'une civilisation individualiste : du faux-mendiant anarchiste à la semi-prostituée qui pourrait être sa fille (Graziella) ; des juges corrompus aux mafieux qui pourrait lui "fabriquer" un accident et lui permettre de toucher une pension d'invalidité, tout n'est que mensonges et tricheries. Il est normal que Cesare ressente le besoin d'ouvrir ses persiennes pour respirer un peu (41mn 40)... et puisse rêver d'un coin tranquille à la campagne - le titre d'un des films d'Elio Petri, réalisé, en 1968, avec la collaboration de Tonino Guerra. Mais, au village, il n'y a plus personne et la misère s'est pétrifiée : le contadino trime sur son lopin de terre (ou ses vignes), écrasé par le labeur ingrat, la solitude et la rapacité des grossistes. Quel arpent pourrait-on acheter ici ? Ainsi faut-il comprendre la détresse du parent Costantino qui avait oublié l'existence de Cesare (séquence bouleversante en plongée et, à la tombée du jour, sur les collines. Photographie : Ennio Guarnieri, musique : Ivan Vandor. 67/68e mn). Petri s'explique : « Dans le processus d'industrialisation du pays, la campagne a été désertée par ses habitants, et rien n'est venu combler ce désert. [...] L'habitant refuse de continuer à vivre à la campagne et il est dépaysé à la ville. Donc, ce retour à la nature est une fois de plus, et plus encore cette fois, un retour à la mort ; car tout ce qu'il voit est mort. »******
5.
Décidément, Elio Petri ne nous accorde aucune trouée d'air, conformément aux croquis de Renzo Vespignani² illustrés au générique. Comme pour Umberto D, le réalisateur n'a pas désiré que le spectateur puisse soupçonner en Cesare un être sympathique. Bien sûr, Cesare n'est pas une canaille, mais il est comme beaucoup, plutôt équivoque. Sa dépression seule surprend : elle le maintient dans une clairvoyance raisonnable. Ainsi, avec les femmes par exemple : on pourrait, du reste, y consacrer un paragraphe. Au-delà du contexte social, I giorni contati évoque, avec profondeur, une ontologie de la vie et de la mort. Avec sagesse, Petri et Zavattini travaillaient selon d'identiques motivations. Ils déclarent la guerre au spectateur, s'appliquant à stimuler sa conscience. Ni Umberto, ni Cesare ne sont Chaplin dans City Lights ou Modern Times. Signalons au passage l'immense composition de Salvo Randone******* et la fortune d'Elio. Le cinéaste le fera d'ailleurs jouer dans tous ses films suivants jusqu'à La propriété, c'est plus le vol (1973). Quant au spectateur, il l'a finalement entendu d'une autre oreille. Était-il disposé à regarder les choses en face ? C'est-à-dire, peut-être, sa propre destinée ? À l'instar d'Amilcare jetant à l'adresse de Cesare : "beccamorto !" (croque-mort !) Enfin, les élites au pouvoir n'avaient pas apprécié Umberto D********, comment auraient-elles pu agréer I giorni contati ? Le film de Petri eut de rares admirateurs. Il dérangeait aussi les pourvoyeurs d'espérance qui, yeux perpétuellement bandés, promettaient le socialisme pour demain.
MS
I giorni contati (Les Jours comptés). Italie, 1962. Noir et blanc. 84 minutes. Réalisation : Elio Petri. Scénario : E. Petri, Carlo Romano, Tonino Guerra. Photographie : Ennio Guarnieri. Décors : Giovanni Checchi. Costumes : Graziella Urbinati. Son : Enzo Silvestri. Montage : Ruggero Mastroianni. Musique : Ivan Vandor. Production : Titanus, Goffredo Lombardo. Interprétation : Salvo Randone (Cesare Conversi), Franco Sportelli (Amilcare), Regina Bianchi (Giulia), Vittorio Caprioli (le marchand d'art), Paolo Ferrari (Vinicio), Lando Buzzanca (le fils de Cesare), Angela Minervini (Graziella). Dates de sortie : 5 avril 1962 en Italie ; 25 avril 2012 en France.
- Le Musée du Cinéma de Turin a commencé la restauration des films d'Elio Petri en coopération avec le laboratoire Immagine Ritrovata de Bologne.
* Positif, revue mensuelle de cinéma, n° 615, mai 2012. Tonino Guerra est mort le 21 mars 2012.
** Olivier Maillart in : Dictionnaire du cinéma italien, Nouveau Monde Éditions, 2014.
*** E. Petri, Lettres parlées à Giuseppe De Santis, Plein Chant, 1997.
**** J. Collet in : Téléciné n° 38.
***** E. Petri, op. cité.
****** Propos recueillis par Jean A. Gili.
******* Salvo Randone avait été choisi par le producteur Goffredo Lombardo parce qu'il était le moins cher. Les autres acteurs pressentis étaient Totò et Jean Gabin.
******** Dans l'organe de la Démocratie-chrétienne, G. Andreotti, alors secrétaire d'État au tourisme et au spectacle, publiait un texte Basta con i panni sporchi reprochant à Vittorio De Sica, dans Umberto D, de nuire à l'image de l'Italie à l'étranger. "Nous demandons à l'homme de culture de prendre conscience de sa responsabilité sociale qui ne peut pas se limiter à décrire les vices et les misères d'un système et d'une génération, mais qui doit aider à les surmonter."
- Renzo Vespignani (1924-2001), graveur, scénographe, peintre et écrivain, ami de Petri. Il collabora à ses deux premiers films.
Q : La séquence avec les travailleurs, devant le Colisée, est un choc visuel. On a l'impression d'une vision fantastique.
R : Beaucoup de gens font ce travail. C'était assez beau le soir, lorsque Randone allait trouver son ami qui travaillait. Il y a aussi le symbole de sa condition du fait que la rue doit être traversée à cet endroit. On ne peut passer ailleurs : pour aller à la station de métro du Colisée, il y a cette rue. Il y a un autre symbole dans la seconde conversation avec son ami ; il y a une espèce de Stop, et il semble parler avec un feu rouge, qui dit "Avanti, avanti". C'est une espèce de symbole abstrait, métaphysique : le destin est là, mais pourquoi ? (E. Petri).