Women directors VI
Kinuyo Tanaka
.. La Nuit des femmes
(Japon - Kinuyo Tanaka, 1961)
Le cinéma japonais ne saurait se raconter et s’imaginer sans Kinuyo Tanaka (1909-1977). Elle en fut l’actrice omniprésente et emblématique depuis les années 1920 jusqu’à sa disparition en 1977. Elle aura tourné avec les meilleurs réalisateurs de son pays, de Heinosuke Gosho à Kenji Mizoguchi bien sûr, mais aussi avec Minoru Shibuya, Seiji Hisamatsu, Kozaburo Yoshimura, Akira Kurosawa, Mikio Naruse, Kon Ichikawa, Keisuke Kinoshita. Sa filmographie aurait de quoi nous étourdir : plus de 250 films. Deux cinéastes auront joué pour elles un rôle décisif : Gosho et Mizoguchi. Là, elle aura certainement appris. Cependant, si l’on regarde les films qu’elle va tourner en tant que réalisatrice, il nous faudra constater plutôt l’empreinte de Mikio Naruse et de Yasujiro Ozu.
Ce n’est, du reste, ni Gosho et pas non plus Mizoguchi qui l’encourageront lorsqu’elle prendra la décision de passer derrière la caméra en 1953. Elle trouvera en revanche plus de compréhension du côté de Naruse et d’Ozu. Ce qui, à dire honnêtement, ne doit pas surprendre lorsqu’on voit leurs films et leurs personnages féminins épris d’indépendance, comme les ont incarnées les actrices Hideko Takamine (chez Naruse) et Setsuko Hara (chez Ozu). La jeune société ShinToho, fondée en 1947, connaît les intentions de Kinuyo Tanaka. Son président, Ichiro Nagashima, vient justement de travailler avec elle sur le tournage du « Trône du maître de nô », réalisé par Daisuke Ito. Le producteur a été agréablement surpris par ses nombreuses suggestions concernant la mise en scène du film. La ShinToho veut apparaître comme un studio aux idées modernes et progressistes. Pourquoi ne pas engager une femme pour diriger un long métrage ? Ce sera certainement un grand événement dans ce Japon encore fortement patriarcal. La première fiction de Kinuyo Tanaka s’inspire d’un roman de Fumio Niwa, « Lettre d’amour ». Elle entre en correspondance avec la réalité d’après-guerre au Japon : c’est bien sûr un shomin geki, une œuvre enracinée dans le réel et la vie quotidienne des gens du peuple, mais plus encore un film profondément contemporain. Les films suivants, « La Lune s’est levée » - une comédie de mœurs - et « Maternité éternelle », tous produits par la Nikkatsu, sont eux aussi des récits qui évoque le Japon de ces temps. On remarquera un décalage de cinq ans entre « Maternité éternelle », peut-être son film le plus accompli, et la fresque « La Princesse errante » (1960), premier film en couleurs de la réalisatrice ramené en 1937 au moment où le Japon occupe la Mandchourie. Cela peut s’expliquer diversement. Il est impossible que le décès de Kenji Mizoguchi, à l’été 1956, n’ait pas affecté son actrice d’élection. En deuxième lieu, Kinuyo Tanaka reprend les chemins du studio comme comédienne et, de ce point de vue, elle est plutôt très sollicitée. On la voit, par exemple, dans « Fleurs d’équinoxe » (1958) de Yasujiro Ozu et surtout dans «La Ballade de Narayama » (1958), superproduction de la Shochiku réalisée par Kinoshita. Mais, il semblerait que Kinuyo Tanaka traverse aussi une période d’incertitude créatrice. Quoi qu’il en soit, à l’aube des années 1960, dans la bataille que se livrent les studios nippons, la Daiei de Masaichi Nagata vient d’emporter des succès décisifs. Elle a engrangé les récompenses dans les grands festivals : « Rashomon » (A. Kurosawa, 1950), Lion d’or à Venise ; « La Porte de l’enfer » (T. Kinugasa, 1953), Palme d’or à Cannes ; « Les Contes de la lune vague » et « L’Intendant Sansho » (K. Mizoguchi, 1953-54), Lions d’argent à Venise. Nagata confie une double mission à son nouveau directeur général, Matsuyama : convaincre Kinuyo Tanaka de revenir derrière une caméra pour mettre en scène la star du moment : l’actrice Machiko Kyo, la Dame Wakasa des « Contes de la lune vague...». La Daiei propose à Kinuyo Tanaka le roman « Dix ans d’amour triste » de Torahiko Tamiya. À la fin, elle choisira plutôt les mémoires de Dame Hiro Saga. L’existence romanesque, parcourue d’errances et de captivités, de Hiro Saga lui semblera plus propice à mettre en relief un destin de femme hors du commun. La Daiei acceptera le deal. Kinuyo aura pour scénariste, Nato Wada, l’épouse et collaboratrice de Kon Ichikawa («La Harpe de Birmanie», «Feux dans la plaine»).
Le mérite d’une telle entreprise c’est de redonner confiance à Kinuyo Tanaka qui aborde l’année suivante un sujet d’actualité conforme à ses aspirations. La cinéaste va traiter des conséquences de l’adoption d’une législation anti-prostitution au Japon, promulguée le 24 mai 1956, mais mise en application en avril 1958, et qui, faut-il le rappeler, est prise également sous la menace d’une élévation accélérée de maladies sexuellement transmissibles chez les soldats des forces d’occupation. Le film montre bien l’impréparation des prostituées et de la société tout entière. À travers l’exemple édifiant de la jeune Kuniko, jouée par la débutante Chisako Hara, et de façon remarquable, Kinuyo Tanaka adopte un ton et une démarche qui ne sont pas sans rappeler celles de l’Américaine Ida Lupino. Le titre du film fait écho à celui du maître Mizoguchi qui, en 1948, avec « Les Femmes de la nuit » décrit le Tokyo dévasté de l’après-guerre. La détresse morale, matérielle et physique de nombreuses femmes, comme Fusako Owada, interprétée par Kinuyo Tanaka elle-même, favorise en partie le phénomène de la prostitution. Le scénariste de Mizoguchi, Yoshikata Yoda, explique les choses ainsi : « La défaite avait engendré des mœurs sauvages, mis le corps et l'âme à nu, exacerbé la sensualité. » À dire vrai, bien que le Japon de l’époque ait un énorme besoin de changement, celui-ci ne peut germer en profondeur et être vécu comme une guérison morale, si le peuple d’ici le vit trop souvent dans le cadre d’une occupation américaine humiliante et d’un sentiment de catastrophe et de honte. Le premier film de Kinuyo Tanaka, « Lettre d’amour » (1953) laisse percevoir les stigmates d’un tel désarroi à travers le personnage de l’ancien combattant de la marine Reikichi, incarné par l’inaltérable Masayuki Mori, parfaitement épaulé par la grande comédienne Yoshiko Kuga, visage familier du cinéma nippon. Dans cette œuvre initiale, la réalisatrice esquisse, par ailleurs, des portraits de « femmes de la rue » dont Reikichi, devenu écrivain public, se fait le complaisant traducteur. Ce sont les « lettres d’amour », la sienne, authentique, et les autres, plus ou moins menteuses et surtout intéressées. Huit ans plus tard, Kinuyo Tanaka traite de front le problème, celui-ci n’est plus un simple motif dans la toile. Elle choisit de le mettre en valeur à travers le destin particulier d’une de ces nombreuses « baishunfu » (prostituée). À la différence de Kenji Mizoguchi, la réalisatrice n’assombrit pas le tableau. Elle l’expose avec une très grande distanciation et sans dramatisation excessive : en ce sens, elle se différencie de la noirceur hallucinante (et expiatoire) de Mizoguchi. Ceci étant dit, l’interprète principale du film de Mizoguchi, Kinuyo Tanaka, en savait certainement beaucoup sur le thème : l’auteur d « Akasen chitai » (« La Rue de la honte » ou le « Quartier de la lumière rouge »), son ultime film, ressent en effet, en 1947, le besoin de dresser un nouvel état des lieux du monde de la prostitution « Avec son scénariste Yoda, il mène une enquête dans les bas quartiers, les commissariats et les hôpitaux de la ville, exprimant un désir sincère de montrer combien les hommes sont coupables de la déchéance de ces femmes dont il connaît si bien le milieu pour l'avoir fréquenté. » Yoshikata Yoda explique notamment : « Hisaita (le romancier) voulait écrire un mélodrame, Mizoguchi désirait plutôt faire une description brutale et violente du mode de vie des prostituées. Influencé par les méthodes néoréalistes qu'il vient de découvrir, Mizoguchi « ne vise qu'à montrer l'essentiel par un style sans concession (...) » (Source : Noël Simsolo, Kenji Mizoguchi, Paris, Cahiers du cinéma, collection Grands Cinéastes, 2007). On remarquera le renversement du titre chez Kinuyo Tanaka, « Les Femmes de la nuit » devient « La Nuit des femmes ». Car, ce qui intéresse la cinéaste n’est pas tant le fait qu’elles soit des prostituées, que ce qu’elles vivent en tant que femmes d’un point de vue moral et physique, donc d’un point de vue intérieur, et l’immense gouffre duquel il faudrait, coûte que coûte, qu’elles s’extrayent, le gouffre dans lequel la société des hommes cherche à les y laisser en les stipendiant continuellement.
Aussi, la lente tentative de transformation de Kuniko ne peut pas s’opérer simplement, quelles que soient les bonnes volontés des dames des centres de réhabilitation créés, sous le sceau du Ministère de la Justice, pour protéger les anciennes prostituées et leur apprendre un métier. C’est ce que cherchent à montrer Kinuyo Tanaka et sa scénariste, Sumie Tanaka, qui vont fréquenter ces établissements de réinsertion, animées d’un réel souci d’authenticité tout en ne négligeant pas la trame narrative, celle d’un roman écrit par Masako Yana (1911-1986) et appelé «Bien qu’il y ait un chemin». « On a tendance à parler de réhabilitation facilement, mais je suis allée rencontrer des femmes de ce métier, et j’ai été très surprise. Ce n’est pas le genre d’activité pour laquelle on peut dire, dans un film, qu’il faudrait faire ceci ou cela. On ne peut pas résoudre ce problème comme ça, et leur faire la morale. Cela ne veut naturellement pas dire qu’il faille nier la réalité, n’est-ce pas ? Au bout du compte, j’espère avoir montré l’humanité de ces filles et le fait qu’elles ont quelque chose de pur... », déclare alors Kinuyo Tanaka au magazine « Kinema Junpo » en 1961.
C’est ce que l’on vérifiera avec la personnalité affirmée de Kuniko qui n’accepte jamais qu’on la dupe ou qu’on ne la respecte pas. Elle réclame ouvertement d’autres relations avec les hommes, mais, pour l’essentiel, ceux-ci n’en sont guère capables. Elle souffre en outre d’être regardée avec les œillères du passé qui sont ceux du préjugé. Les écueils sont, en conséquence, de deux ordres : la société reste marquée par un jugement essentiellement moral sur le phénomène de la prostitution féminine ; ensuite, toute société édifiée sur la base d’un statut inférieur de la femme entraîne de façon objective le développement de la prostitution, sous quelque forme qu’elle soit. Il faut donc changer de paradigme en mettant à égalité l’homme et la femme. Dans la société japonaise, comme partout ailleurs, lorsque la femme travaille, elle occupe, pour l’essentiel, des postes subalternes, parfois proches du sous-prolétariat. Les femmes constituent, bien souvent, une main-d’œuvre taillable et corvéable que le capitalisme exploite et maintient dans la servilité. Il y a double exploitation de la femme, au travail et au foyer. La prostitution participe également de cette exploitation. Les prostituées sont des travailleuses du sexe. Le film de Madame Tanaka ne tient pas ce discours, pareil discours serait démagogique et vain dans le cadre d’une œuvre artistique, qui est avant tout un témoignage, un moment de vérité, une révélation bouleversante en quelque sorte. Aussi faut-il que l’observation soit extrêmement fine et précise, toujours nuancée et lucide. De fait, après un premier emploi chez un épicier, Kuniko doit renoncer à cause de la médisance et de la concupiscence des hommes, de leur incapacité à concevoir son besoin de liberté. Côté femmes, les choses ne sont guère meilleures. Kuniko est donc tenté de retourner sur le « trottoir ». Là, en effet, elle « pense reprendre son ancienne vie. Elle offre une telle liberté... », c’est elle qui le dit expressément. Et c’est terriblement dénonciateur en même temps. Le film de Kinuyo Tanaka n’est pas pessimiste, il est réaliste plutôt. Nous avons parlé à son endroit de lucidité, nous maintenons ce jugement. Et, du reste, à une époque quasiment contemporaine, et dans le cadre italien, un film plus désespéré et traitant du même thème, imputable à Antonio Pietrangeli, « Adua et ses compagnes » (1960) nous conduirait au même constat. Celui de Kinuyo Tanaka le dit clairement au début : on fait d’abord fermer les maisons closes, puis ensuite on arrête les prostituées qui sollicitent le client dans la rue. Et, là, bien entendu, puisque les baishunfu opèrent dans l’ombre, les flics agissent, eux aussi, dans l’ombre et sans uniforme. C’est de cette manière que Kuniko sera reprise une seconde fois et renvoyée vers le « centre de détention » de Shiragiku, dirigé pourtant avec humanité par Madame Nogami (Chikage Awashima). Là, où les propositions de réinsertion s’inscrivent en conformité avec l’optique d’une société patriarcale et uniformisante dans laquelle la femme ne peut prétendre à aucune vraie responsabilité : femme de ménage, ouvrière, employée de bureau, couturière... ce sont les seules perspectives d’emploi qui s’offrent à Kuniko et ses compagnes d’infortune ! Certes, il faut bien commencer, mais on se doute que, dans ce Japon-là, et avec, de surcroît, le regard des autres (« les gens respectables »), toutes ces anciennes « femmes du trottoir » affronteront vite des barrières insurmontables.
Comme l’écrit Andrea Grunert dans un article consacré à Kinuyo Tanaka, « Kuniko est, dès le début, présentée comme un objet : l’objet du regard des autres – que ce soient les femmes d’un milieu aisé qui visitent le centre ou bien l’épicier. Cependant, Kuniko n’accepte pas le rôle de la victime et sait se défendre verbalement et physiquement. » Exemples : Elle gifle l’ouvrière de l’atelier d’usinage de Murata où elle travaille parce qu’elle la traite de « spécialiste » en lui proposant d’arrondir ses fins de mois avec des hommes mal déniaisés. Ces trois quidams la retrouveront dehors et ils sauront de quoi il en retourne : Kuniko ne se laisse pas intimider et, à cet instant-là, on saisit ce qui l’a conduit réellement sur la voie de la prostitution. Il y a chez elle, de façon inconsciente, une forme de révolte contre la condition faite aux femmes japonaises : « On vend ce que les hommes veulent. Vous vendez bien votre temps et votre cerveau pour un salaire », rétorque-t-elle à l’endroit de la directrice du centre de réinsertion qui lui répète qu’un corps humain n’est pas un objet. La réalisatrice ne pouvait ignorer le climat révisionniste et moralisateur dans lequel s’inscrivait la loi anti-prostitution de 1956. Elle soutenait le désir d’émancipation des femmes et ne pouvait adhérer à un projet qui visait des femmes sous l’angle de la punition. Ce n’était pas vraiment contre la prostitution que des hommes s’insurgeaient, bien plutôt contre cette « arrogance » de la fille de rue qui choisit librement son « client » et son tarif. S’éloignant de l’érotisme de la romancière Masako Yana, la réalisatrice sculpte plus en avant la destinée exemplaire de Kuniko. Elle refuse courageusement toute forme de happy end. Cependant, il est juste d’interroger sa conclusion. Kuniko trouve enfin un emploi qui lui plaît au sein d’une pépinière appartenant à un couple de condition bourgeoise. Son jardinier, Tsukase Hayakawa, est patient et respectueux : il finit d’ailleurs par s’éprendre d’elle et la demande en mariage. Or, sa mère, descendante d’une de ces familles que le romancier Osamu Dazai a surnommé les « gens du Soleil couchant », refuse catégoriquement pareille alliance. Déjà réticente, Kuniko voit dans cette décision la confirmation d’un péché qu’il lui faut expier : « Je suis une femme salie. Ta gentillesse est déjà un cadeau trop précieux pour moi », dit-elle une première fois à Tsukase lorsqu’il souhaite l’épouser. Tsukase part, durant cinq jours, chez sa mère et demande à Kuniko de bien réfléchir. À son retour, il constate son absence, mais la présence d’un portrait dessiné au crayon et punaisé au mur de la chambre de la jeune femme : le sien ! Tsukase est, de son côté, resté inébranlable, malgré l’opposition de sa propre famille : il veut se marier avec Kuniko. Celle-ci lui a laissé une lettre dans laquelle on peut lire : « Et pour le bien de l’homme qui m’a soutenue et purifiée, je souhaite devenir encore plus pure. » Cette vision plus pure illustrée, à la terminaison, par un plan sur les vagues de l’océan. Kuniko s’est détachée du monde en rejoignant une communauté de pêcheuses de perles ama. Elle n’est pas parvenue à surmonter la détestation de soi et sa malheureuse existence passée. « Sa décision peut être considérée comme l’autopunition d’une personne qui ne s’autorise pas à être heureuse. À cet égard, la décision de la protagoniste est conforme au discours moralisateur qui inspire le film », juge Andrea Grunert. Nous ne partageons pas entièrement cet avis : nous croyons simplement que Kinuyo Tanaka et sa scénariste ont évalué à sa juste mesure le poids de l’idéologie culpabilisante et moralisatrice qui accable plus encore les femmes que les hommes. Kuniko est une femme de son temps. La conclusion de Kinuyo Tanaka ne pouvait être autre que ce qu’elle est.
Le 8 mars 2024
MiSha
La Nuit des femmes (女ばかりの夜, Onna bakari no yoru). Japon, 1961. Noir et blanc, 93 minutes. Réalisation : Kinuyo Tanaka. Scénario : Sumie Tanaka, d'après le roman de Masako Yana. Photographie : Asakazu Nakai. Direction artistique : Motoji Kojima. Musique : Hikaru Hayashi. Production : Ichiro Nagashima, Hideyuki Shiino - Tokyo Elga Co Ltd., Tōhō. Interprétation : Chisako Hara (Kuniko), Akemi Kita (Chieko, l'amie de Kuniko), Chieko Naniwa (une femme du centre), Chikage Awashima (la directrice du centre), Yosuke Natsuki (Tsukase, le pépiniériste), Kyoko Kagawa (Mme Shima, la propriétaire de la pépinière), Akihiko Irata (son mari).