Idées : Juifs d'Algérie

 

ꓸꓸ. Juifs d’Algérie


À partir d’un texte de Frantz Fanon




 Cette question demeure à l’heure actuelle toujours débattue. Ne serait-ce que parce que certains voudraient réécrire l’histoire algérienne selon le prisme déformant de leur projet arbitraire. Les uns considèrent que les juifs n’auraient eu aucun avenir dans une Algérie essentiellement arabe et musulmane ; les autres, qu’en effet, l’Algérie serait viscéralement musulmane et que les juifs ne seraient pas des algériens. Quoi qu’il en soit, cette jeune nation algérienne n’a jamais interdit aux juifs comme aux européens de se sentir algérien et d’adopter la nationalité algérienne. Ni non plus de conserver la nationalité française et de vivre et travailler en Algérie. Demeurer en Algérie au lendemain de l’indépendance, avait une signification profonde : c’était accepter de coopérer à l’édification et à l’essor d’une Algérie moderne. Les Algériens, dans leur très grande majorité, ont à ce moment-là exprimé leur gratitude et ont fait taire d'éventuelles récriminations liées au passé. Ils n’ont certes pas oublié ce qui a été fait ici, mais ils ne l’ont pas dit et répété contre les Français et la France et encore moins contre les européens ou les juifs d’Algérie, compte tenu qu’un nombre non négligeable d’entre eux, farouches adversaires idéologiques du colonialisme, ont soutenu la révolution algérienne.


 Aussi, les lignes écrites par Frantz Fanon dans son An V de la révolution algérienne, paru en 1959 chez Maspero, me semblent indispensables, ne serait-ce que pour défaire les fausses analogies et rafraîchir d'autant nos mémoires titubantes :

• « (...) l’Algérie coloniale étant un pays éminemment raciste, on y trouve les différents mécanismes de la psychologie raciste. C’est ainsi que le juif, méprisé et mis à l’écart par l’Européen, est tout heureux dans certaines occasions de faire corps avec ceux qui l’humilient pour humilier à son tour l’Algérien. Mais il est très rare, sauf dans la région de Constantine où les juifs pauvres et nombreux prospèrent à l’ombre du règne colonial, de voir des juifs, en plein jour, affirmer leur appartenance aux groupes ultras d’Algérie.- À côté des deux grandes catégories de commerçants et de fonctionnaires juifs, il y a la masse imposante, arabisée à l’extrême, parlant mal le français, flottante, mais se considérant par les traditions et quelquefois par l’habillement comme d’authentiques «indigènes». Cette masse représente les trois quarts de la population juive algérienne. Ce sont sur le territoire algérien les homologues des juifs tunisiens de Djerba ou des mellah marocains. Pour ces juifs, aucun problème ne se pose : ILS SONT ALGÉRIENS.- On voit donc que la fraction de la minorité juive engagée activement dans les rangs du colonialisme est relativement peu importante. Abordons maintenant le cas des juifs algériens participant à la lutte de libération nationale. » (Frantz Fanon, op. cité, p. 144-45)

 

-... À cet endroit de la citation de Frantz Fanon, j’aimerais y signaler deux choses :


 - 1. Que l’historien Pierre-Jean Le Foll-Luciani aborde cette réalité édifiante et souvent sous-estimée dans son livre Les Juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965). En introduction à ce livre, l’auteur cite Georges Hadjadj (1921-2007), un médecin pneumologue exerçant à Bab-el-Oued (Alger), d’origine judéo-berbère, militant communiste, arrêté puis torturé par les autorités colonialistes le 11 juin 1957, au moment de la Bataille d’Alger, juste avant Maurice Audin et Henri Alleg. Georges disait ceci, au cours d’un entretien avec l’auteur en janvier 2007 : « J’ai perdu sept ans de ma vie : deux ans parce que j’étais Juif, trois ans parce que j’étais Français, deux ans parce que j’étais Algérien. » Le Foll-Luciani complète : « Hadjadj résume ce que les identités juridiques qui lui ont été imposées et l’identification politique qu’il s’est choisie ont coûté à son existence : deux ans d’exclusion du lycée français, de 1941 à 1942 (le lycée Bugeaud [aujourd’hui Émir-Abdelkader] à Alger), parce que le régime de Vichy le considérait comme juif ; trois ans de mobilisation dans l’armée française, de 1943 à 1945, par ce qu’il était né citoyen français ; et deux ans d’emprisonnement parce qu’il se considérait - et agissait - comme un Algérien en lutte pour l’indépendance nationale. » Et c’est l’objet du travail d’historien de Le Foll-Luciani. Or, pour l’essentiel, le parcours de l’ami Georges Hadjadj [0] ressemble à celui de mon père, William Sportisse. Mon père a été exclu du lycée à Constantine et n’a pu obtenir la seconde partie de son baccalauréat, il a été déchu de sa nationalité par le décret-loi d'octobre 1940, et, cependant, il fut mobilisé pour participer aux opérations du débarquement en Normandie. Mon père a échappé fort heureusement aux services de la sécurité militaire (DSM) durant la Guerre d’Algérie, mais il fut constamment recherché et poursuivi en tant que militant anticolonialiste. J’en sais quelque chose. Paradoxalement, c’est après l’Indépendance que William sera arrêté à la rentrée scolaire de l'année 1965 par le gouvernement du colonel Houari Boumediene alias Mohamed Boukherouba (1932-1978), installé au pouvoir à la suite d’un Coup d’État, le 19 juin précédent. Coup d’État que l’ancien chef d’État-major de l’armée des frontières qualifiera, pour sa part, de « redressement révolutionnaire », indiquant par là sa volonté non d’abandonner la voie suivie depuis la Charte de Tripoli (juin 1962) mais de la rendre effective dans la réalité. Quant à William, initialement incarcéré à El-Harrach (ex-Maison-Carrée), il sera transféré plus tard, en 1967 plus exactement, au bagne de Lambèse (présentement Tazoult), situé dans la wilaya de Batna (Aurès) à 1 200 mètres d’altitude. Jadis cité garnison romaine dans laquelle on envoyait déjà des détenus politiques, elle devint, en 1850, donc sous la colonisation française, une prison militaire particulièrement dure. Ici, furent incarcérés les insurgés métropolitains de juin 1848, des dirigeants et militants de la cause algérienne comme le zaïm Messali Hadj ou les communistes algériens condamnés au «procès des 61» en mars 1942 [1], les soldats du refus, réfractaires à la guerre contre le peuple algérien, souvent communistes d’ailleurs... Ce pénitencier, de sinistre réputation, prolongeait sa vie funeste sous l’Algérie indépendante et l’on y torturait encore et toujours. « Qui ? », interrogeront les naïfs. Entre autres paradoxes, d’anciens combattants de la libération nationale en désaccord avec d’autres combattants de la libération nationale au pouvoir. Encore heureux que ces derniers ne les aient pas tués, car il arriva en certains cas qu’on les tue. Revenons à mon père : Un homme comme lui devenait brutalement, du jour au lendemain, un adversaire de l’Algérie. Un Juif au service de l’État sioniste ? Bien plus certainement, un communiste algérien qui n'entendait pas en rester à une indépendance purement formelle, celle contre laquelle, en précurseur, Frantz Fanon mettait en garde. À la prison d’El-Harrach, William entendit ces reproches, mais une fois, une fois seulement. Ulcéré, William adressa une lettre au Président Boumediene pour lui rappeler quelques vérités élémentaires. Juif et communiste, mon père l'est toujours et cela ne l'empêche pas d'être Algérien. En outre, sa judéité ne l'empêche nullement d'observer à l'égard de la politique d'Israël un jugement critique en conformité avec ses idéaux politiques. 

 

- 2. Que s’il y eut bien des Juifs qui s'éloignèrent de la population musulmane, on ne doit surtout pas en conclure globalement à une « trahison ». Il y avait tant de choses qui expliquèrent pourquoi les Juifs accueillirent, à la longue, l'accès à citoyenneté française comme une amélioration considérable de leur statut et qu’ils devinrent, dès lors, Français et sans regret. Jamais, et surtout pas sous la suzeraineté ottomane, ils n’eurent droit à pareille condition. Bien évidemment, les autorités religieuses juives s’en effrayèrent un peu : ces juifs allaient ils oublier qu’ils étaient juifs ? Ils se sont trompés : les juifs restèrent bien juifs même s’ils le furent désormais différemment. Enfin, parce que c’est coutumier : il y a bien eu une minorité juive qui tira parti, avant même de bénéficier d’une émancipation générale, d’une forme de protection de la part des autorités en place, que ce soit sous la Régence ou sous la colonisation française. Il est difficile d’entrer ici dans une description plus serrée des habitants juifs d’Algérie. Récemment encore, des « ignorants » ont cru bon de propager la fausse antienne des Juifs adversaires de l’Algérie, à travers le cas des Juifs livournais Busnach et Bachri, hommes d’affaire roués, devenus au fil du temps des « médiateurs » entre la Régence et la communauté juive algérienne. Ils fondèrent aussi une société économique à leur nom régnant dans l’exportation du blé à destination des armées napoléoniennes principalement. Or, les besoins de ces armées ne cessaient de s’accroître, creusant la dette de la France à l’endroit de cette même société. En réalité, les Bachri-Busnach financèrent à leur tour leurs activités en ayant recours au trésor du dey d’Alger, Hussein. À la conclusion, c’est bien la Régence d’Alger qui était créancière... la France, sous Charles X et après, ne s’acquittera jamais de cette dette... et pour cause ! Répétons-le ici : Joseph Bachri et Nephtali Busnach (Bouchenak) n’étaient pas plus Algériens qu’Italiens ou Espagnols. Ils étaient des commerçants et des négociateurs apatrides plus intéressés à s’enrichir et à acquérir fortune et influence et, sans doute, pour ces raisons-là, s'octroyèrent-t-ils un pouvoir indéniable et des privilèges exorbitants. « Les grandes nations devaient admettre que Busnach, qui dirigea la politique et l’économie de l’Algérie durant un quart de siècle (1780-1805), reçût leurs envoyés et menât les négociations au nom du Dey », écrit Charles-André Julien. [2] On ne saurait néanmoins résumer la véritable condition des Juifs algériens à travers cet exemple. Plus haut, Julien décrit contradictoirement la situation des habitants juifs d’Alger ainsi : « Ils n’avaient le droit ni de monter à cheval, ni de porter une arme, fût-ce une canne, et ne pouvaient sortir de la ville sans permission spéciale [...] Les lieux publics fréquentés par les musulmans leur étaient interdits. En outre, “il n’y avait pas d’avanies auxquels ils ne fussent exposés, pas de travaux pénibles et rebutants auxquels ils ne fussent condamnés” (Dubois-Thainville) ». Ce sont pourtant ces juifs qui supporteront la colère des habitants lorsque la disette se déclara en 1805. On l’attribuait aux grains, à Busnach et Bachri évidemment. Ce cas, comme d’autres par ailleurs, ont montré que les Juifs furent souvent « amalgamés » en tant de « crise ». Julien résume plus justement le tableau : « Si la plèbe (juive) vivait dans des conditions de misère et de saleté repoussantes, il en était tout autrement des “juifs francs”, surtout originaires de Livourne, qui bénéficiaient du régime des « capitulations » et de la protection du consul de France en tant qu’étrangers. » (opus cité) Ceux-ci vivaient dans des maisons luxueuses et possédaient même immeubles et maisons de campagne. Ils envoyaient leur progéniture étudier à l’étranger.


 Semblable constat nous ramène aux observations faites par Hannah Arendt en Europe. La philosophe et politologue allemande s’interroge sur les racines de l’antisémitisme avec Sur l’antisémitisme publié en 1948. Évoquant l’horreur d’un crime méthodiquement organisé contre les communautés juives d’Europe, Mme Arendt affirme avec raison : « Une chose me parut évidente : il fallait non seulement se lamenter sur ces phénomènes et les dénoncer, mais aussi les expliquer. Ce livre constitue une tentative de compréhension de faits qui, au premier coup d’œil, et même au second, semblaient simplement révoltants. » « L’histoire complète de l’antisémitisme reste encore à écrire et dépasse les limites de ce livre », ajoute t-elle quelques lignes après. Elle pointe certaines particularités de la situation des Juifs en Europe, à partir de la fin du XVIIe siècle : « Parmi les populations européennes, aucun groupe n’était en mesure de fournir à l’État les capitaux nécessaires, ni de prendre une grande part au développement d’activités économiques étatiques. Les Juifs, au contraire, avaient une longue expérience du prêt et des relations avec la noblesse européenne, qui souvent les protégeait localement et les employait comme homme d’affaires. [...] Pour ses nouvelles activités économiques, l’État avait intérêt à accorder aux Juifs certains privilèges et à les traiter comme un groupe à part. [...] » Mais, il s’agissait là de Hofjuden (Juifs de cour) tandis que la grosse majorité des Juifs vivaient entassés misérablement dans le shtetl ou plus avantageusement dans le ghetto en ville, mais toujours sous le sceau d’une législation restrictive quasi féodale. Aussi, au XIXe siècle, « l’émancipation (des Juifs) signifiait à la fois, l’égalité et les privilèges, la destruction de l’ancienne autonomie de la communauté juive et la conservation consciente des Juifs en tant que groupe à part dans la société, l’abolition des restrictions et des droits spéciaux et l’extension de ces droits à un groupe d’individus de plus en plus vaste [...] » Or, la fin du règne absolutiste mit en relief l’antagonisme entre le droit politique et la réalité économique et sociale. Tandis que la société s’acheminait vers une nette division en classes sociales, les juifs semblaient en être détachés. Auparavant, les Hofjuden, sous le régime de l’aristocratie allemande, bénéficiaient d’un niveau de vie largement supérieur à celui de la bourgeoisie locale. Ce qui ne manqua pas de fournir quelque alibi à un nouvel antisémitisme. Celui-ci va s’accroître tandis que les juifs s’émancipent. On assiste à un antisémitisme d’un nouveau type, l’antisémitisme politique, lequel atteint toutes les classes et tous les courants idéologiques, d’une manière explicite chez les uns (l’extrême droite qui en fait son cheval de bataille) ou implicite chez les autres (une fraction de la gauche et des libéraux). La richesse des juifs, lorsqu'elle existe, est enviée et vitupérée en raison même de la place à part qu’occupent les juifs dans les rapports économiques. La fragilité des juifs tient précisément à cette situation. Un ouvrier peut s’opposer farouchement à son employeur lorsqu’il l’exploite trop férocement, mais il ne le haïra jamais. En revanche, ce même ouvrier pourra haïr le riche qui ne l’exploite pas. Celui-là lui semblera un parasite. Une des raisons de l’ancrage sans mesure de l’antisémitisme provient de ce genre de préjugé tenace que les militants d’un chauvinisme national ne cesseront plus d’alimenter. Alors que s'effacent les vieilles familles juives de cour, apparaissent de nouvelles catégories de juifs émancipés « traitant » voire se concurrençant auprès de l'État républicain. C'est ce que mettra en lumière la sordide affaire du canal de Panama en 1891. Un des faits les plus révélateurs de cette séquence est celui de la transmission de documents confidentiels à La Libre Parole de l'antisémite Drumont. L'indicateur c'est paradoxalement le banquier incriminé : à savoir le Juif Jacques de Reinach, incarcéré alors à la prison de Sainte-Pélagie dans le cadre d'une autre malversation. On devine à quelle fin ces informations serviront : « Les antisémites pouvaient désigner les parasites juifs d'une société corrompue pour "prouver" que, partout, les Juifs n'étaient que les termites d'un organisme ou d'un peuple par ailleurs sains. » (H. Arendt, opus cité). Trois ans plus tard, en effet, il y aura le complot contre Alfred Dreyfus, le premier officier juif à entrer à l'état-major de l'Armée française. Là encore, La Libre Parole héritera de nombreux détails sur ce procès, en opposition totale avec les règles usuelles en vigueur dans une affaire d'espionnage. Quoi qu'il en soit, les préjugés iront bon train à l’endroit des juifs. On n'en dressera pas l’inventaire. Il n'empêche : limiter l’antisémitisme à sa seule utilité - le Juif comme bouc émissaire ou la victime expiatoire -, ne permettra pas de répondre à  la question véritable. Cette aversion récurrente et tenace du Juif dans nos sociétés ne peut être réduite en poussière tant que l’on n’en aura pas détecté les origines profondes. La théorie du bouc émissaire peut même, en certains cas, confiner à une forme de banalisation du phénomène. Prenant l’exemple ressassé du complot juif ou Protocole des Sages de Sion, Mme Arendt juge qu’il ne s’agit plus de démonter le faux manifeste que constitue ce texte, mais plutôt de comprendre le fait qu’on y a cru. Ce qui la conduit à écrire : « La théorie du bouc émissaire reste donc l’une des principales tentatives d’éluder l’importance de l’antisémitisme et la signification du fait que les Juifs ont été placés au cœur de la tourmente. » (opus cité) Enfin, il y a, bien entendu, la banalisation directe du phénomène antisémite, forme d'indifférence fataliste : « l'antisémitisme a toujours existé, il existera éternellement », entend-on ici ou là. Cette résignation exprimée convient naturellement aux professionnels de l’antisémitisme. Cette insensibilité populaire leur permettra toutes les abjections, en paroles mais aussi en actes. Le réalisateur italien Ettore Scola expliqua, à propos de son film Concorrenza sleale (2001), ce phénomène. Il observa qu'en Italie fasciste, au moment des leggi razziali antisémites de 1938, beaucoup de citoyens italiens, tout en ne s'expliquant pas les motivations d'une telle politique, ne firent à peu près rien pour s'y opposer. Selon lui, l'indifférence était aussi une forme de racisme antisémite. 


 Or, si nous nous sommes éloignés du terreau algérien c’est pour mieux en saisir l’antijudaïsme présent ici. La Régence turque à Alger offre certaines similitudes avec la monarchie prussienne : elle s’entoure d’une catégorie de juifs qu’elle entretient et préserve - hommes d’affaires, négociateurs financiers, banquiers, prêteurs -, tandis que les rigueurs de la condition servile s’appliquent pour l’ensemble de la population juive, au gré des humeurs du prince ou selon le contexte environnant. La dhimma (ou protection), code des droits et des devoirs de Gens du Livre dans la cité musulmane, en principe instaurée par le Prophète dans un esprit de tolérance, connaîtra de malheureuses variations. L’antijudaïsme algérien qui se prolonge encore aujourd’hui n’est pas uniquement attribuable au conflit lié à la naissance d’Israël et à la Naqba (désastre), l’exode palestinien. On ne doit pas omettre l’influence néfaste de l’administration ottomane d’abord, puis du colonialisme français ensuite, sur les esprits. Les uns comme les autres, en vertu du divide ut regnes, ont su propager les vieilles antiennes de l’antijudaïsme. Cependant, là où l’on peut, à juste titre, parler d’antijudaïsme s’agissant des Turcs, il serait plus juste de parler d’antisémitisme pour le colonisateur français. Cet antisémitisme possédait des propriétés nettement plus pernicieuses parce qu’il s’abreuvait aux sources de l’antisémitisme européen dont nous avons signalé certaines données plus haut. Il est tout de même confondant de constater combien l’antijudaïsme algérien, copieusement engraissé par les idéologues de l’islam salafiste, est banal et peu original, copiant tristement la prose de l’antisémitisme français d’un Édouard Drumont (La France juive, 1880). Ce qui montre, à quel point, la propagande antisémite hexagonale a manifestement opéré ici des dégâts considérables et qu’il faudra bien du temps pour en défaire les préjugés qui lui sont attachés. Chacun sait d’ailleurs que la promulgation du décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui ouvrait la porte à l’accession à la citoyenneté française des Juifs indigènes avait été mal accueillie par une partie importante de la colonisation européenne. S’agissant de ce décret, n’oublions pas qu’il constitua également une abrogation du senatus-consulte impérial du 14 juillet 1865, une loi en cinq articles inspirée par le Saint-Simonien Ismaÿl Urbain et qui permettait aux Musulmans comme aux Juifs d’acquérir la nationalité française sans obligation de renoncement à leur statut personnel. La chute de Napoléon III en septembre 1870 mit fin au projet et fut naturellement reçue avec joie par tous les colons français qui avaient fini par haïr l’Empereur. Tous, ou presque, furent, à ce moment-là, d’« ardents républicains ». On verra qu’ils apprendront à détester cette République ensuite, surtout lorsqu’elle revêtira les traits du Front populaire de Léon Blum, le « socialiste juif ». Beaucoup auront l’occasion d’exulter ouvertement au moment de l’instauration des lois antisémites de 1940 imputables au régime de Vichy. « Publiée dès le 8 octobre 1940 au Journal officiel, la loi abrogeant le décret Crémieux est le premier des textes d'inspiration antisémite que le régime du maréchal Pétain rend officiel », écrit Jacques Cantier [L'Algérie sous le régime de Vichy, Odile Jacob, 2012] qui ajoute : [...] Si la responsabilité de la législation antijuive et de son application relève du gouvernement français et de ses représentants locaux, il semble que le sentiment de répondre à une demande locale ait contribué à renforcer leur bonne conscience et leur ait même sans doute donné l'impression de manœuvrer un des leviers de la « haute politique » algérienne. [...] L'idée d'une révision du statut des Juifs d'Algérie n'est pas apparue en effet comme un phénomène de génération spontanée. Le thème tombé en désuétude depuis la fin des années 1898-1902, a été récupéré dans les années d'avant-guerre par l'extrême droite locale, qui voit dans l'antisémitisme une bannière capable de fédérer par la désignation de boucs émissaires les rancœurs des populations européennes et musulmanes. Le 12 novembre 1938, Jacques Doriot (ndlr : fondateur du Parti populaire français d'inspiration fasciste) lance à Alger le mot d'ordre d'abrogation du décret Crémieux. » Avant même l'instauration du régime de Vichy, l'ancien maire de Sidi-Bel-Abbès, Lucien Bellat, rayait plusieurs centaines de juifs d'Algérie des listes électorales de sa ville au seul prétexte qu'ils ne pouvaient fournir la preuve que leurs ancêtres avaient bénéficié du décret Crémieux (In : Michel Ansky, Les Juifs d'Algérie du décret Crémieux à la Libération, Paris, CDJC, 1950). On s'aperçoit donc qu'en Algérie française, la politique antisémite de Vichy est depuis longtemps dans les esprits et qu'Alger en deviendra à la fois une place-forte et un accélérateur. Michaël R. Marrus et Anthony O. Paxton dans un ouvrage désormais légendaire soulignent, à juste titre, que « L'Algérie constitua à tous les égards un cas à part. Les trois départements algériens faisaient légalement partie intégrante de la France, mais un climat particulier de conflit ethnique y régnait. L'hostilité des colons aux Juifs était notoire. Dès les premiers mois, les mesures de Vichy furent appliquées, parfois sous une forme exacerbée. L'administration française en Algérie prit même l'initiative d'imposer un quota de 7% aux enfants juifs à l'école. Elle exclut les jeunes Juifs des Chantiers de la jeunesse, provoquant une action similaire aux Chantiers en métropole. Les associations estudiantines en Algérie incitèrent le gouvernement à installer des quotas pour les Juifs à l'Université en métropole. À la veille du débarquement allié en novembre 1942, l'administration française en Algérie était en train de constituer sur place un double de l'UGIF, l'Union générale des Israélites d'Algérie, reconnaissant en quelque sorte une nationalité juive. » (In : Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 1981).

 Il est intéressant, en revanche, de décrire la réaction des élites musulmanes en Algérie au moment où les juifs « citoyens français depuis soixante-dix ans, se voient rabaissés à la condition d’indigènes, privés de tous leurs droits politiques. » (Benjamin Stora) [3] Aïssa Chenouf [4] montre que les dirigeants politiques influents de l’échiquier politique algérien, à savoir Ferhat Abbas (UDMA) et Messali Hadj (PPA-MTLD), ont toujours exprimé à Marcel Peyrouton, ancien ministre de l’Intérieur du maréchal Pétain, gouverneur général de l’Algérie entre janvier et juin 1943, leur antipathie à l’endroit des mesures antijuives de Vichy. Messali, contacté avant son procès du 28 mars 1941 (ndlr : Condamné à 16 ans de travaux forcés avec confiscation de ses biens. Enfermé au bagne de Lambèse jusqu'au 23 avril 1943), par un officier du gouvernement général qui essaie de lui « arracher » un ralliement à la politique de Vichy, répondra : « L'abolition du décret Crémieux ne peut-être considérée comme un progrès par le peuple algérien. En ôtant leurs droits aux Juifs, vous n'accordez aux Musulmans aucun droit nouveau. L'égalité que vous venez de réaliser entre Musulmans et Juifs est une égalité par le bas. » [In : Daniel Guérin : Ci-gît le colonialisme - Témoignage militant, 1973] Côté religieux, une personnalité comme le cheikh Tayeb El Oqbi (1890-1960), cofondateur de l'Association des oulémas musulmans algériens, s'engage avec ferveur au sein de l'UCM (Union des croyants monothéistes) pour défendre les juifs. Que ce soit dans ses causeries au Cercle du progrès (Nadi al-Taraqqi) à Alger ou dans les colonnes de son journal El Islah (La Réforme), le cheikh condamne le racisme. Malade, il continue de se faire soigner par le docteur Marcel Loufrani, membre du Comité d'entraide juive à Alger. En septembre 1940, il assiste aux obsèques d'Henri Lellouche, conseiller municipal de Constantine de confession juive... Pourtant, rien n’aura été évité qui puisse dresser la communauté musulmane contre la communauté juive... et, néanmoins, la manœuvre des thuriféraires coloniaux du régime de Vichy aura lamentablement échoué. Selon Benjamin Stora, leur qualité de citoyen français une fois retrouvée, une grande partie des juifs d’Algérie auraient été pourtant « conduits à dévaloriser injustement tout ce que leur avait apporté l’histoire de l’Algérie musulmane et leur propre histoire juive. » (opus cité) De fait, examinons des extraits de trois documents que cet auteur nous donne à lire (nous soulignons, pour notre part, les passages qui nous paraissent dignes d’intérêt) :

 

- Le Bulletin de la fédération des sociétés juives d’Algérie de novembre 1946 : « Le problème judéo-musulman » (1) ;

- L’appel du FLN à « nos compatriotes israélites » d’octobre 1956 (2) ;

- La réponse des responsables de la communauté juive de novembre 1956 (3).

(1) « Le problème judéo-musulman demeure pour tous ceux qui sont épris de justice, de concorde et de paix, un souci constant, car sa solution est soumise à tant de considérations, à tant de facteurs et surtout à tant de préjugés qu’elle semble parfois irréalisable. Et pourtant, si l’on interroge l’histoire, on y puisera maintes preuves qu’une entente sincère a régné entre les peuples sémites, frères, et que, dans les États musulmans arrivés à un haut degré de civilisation, alors que le monde chrétien était encore plongé dans les ténèbres du Moyen-Âge, les juifs trouvèrent asile, protection et liberté de travail et de pensée. La haine, la persécution n’ont cessé depuis deux mille ans de s’exercer envers une minorité ethnique, incapable de se défendre, à qui toute possibilité d’indépendance fut refusée et qui, victime des lois raciales, aussi injustes qu’inhumaines, se demande où et quand elle pourra trouver un asile qui l’abritera et un foyer où s’exercera dans toute sa plénitude son génie particulier. Or, il parut que cet asile ne pouvait être donné au peuple juif que sur sa terre ancestrale « la Palestine » et l’on sait ce qu’il en a coûté d’efforts, de sang et d’or, pour hâter la réalisation de ce rêve millénaire d’Israël. [...] la Palestine ne devra pas être une cause de division entre juifs et musulmans, ce qui se produira si d’incessants apports exclusivement juifs se continuent en Palestine. [...] Jérusalem, terre du monothéisme, doit demeurer aux yeux des juifs comme aux yeux des chrétiens et des musulmans, la terre sacrée, le but d’un pieux pèlerinage [...] » (Novembre 1946-Janvier 1947)


(2) « Le Front de Libération Nationale qui dirige depuis deux ans la révolution anticolonialiste [...] estime que le moment est venu où chaque Algérien d’origine israélite, à la lumière de sa propre expérience doit, sans aucune équivoque, prendre parti dans cette grande bataille historique. [...] Ce choix clairement affirmé dissipera tous les malentendus et extirpera les germes de haine entretenus par le colonialisme français. Il contribuera en outre à recréer la fraternité algérienne, brisée par l’avènement du colonialisme. [...] Ce n’est qu’après les troubles colonialo-fascistes du 6 février (1956) au cours desquels sont réapparus les slogans anti-juifs, que la communauté israélite s’est orientée vers une attitude neutraliste. Par la suite, à Alger notamment, un groupe d’Israélites de toutes conditions a eu le courage d’entreprendre une action nettement anticolonialiste, en affirmant son choix raisonné et définitif pour la nationalité algérienne. [...] C’est parce que le FLN considère les Israélites algériens comme les fils de notre patrie qu’il espère que les dirigeants de la communauté juive auront la sagesse de contribuer à l’édification d’une Algérie libre et véritablement fraternelle. Le FLN est convaincu que les responsables comprendront qu’il est de leur devoir et de l’intérêt bien compris de toute la communauté israélite de ne plus demeurer “au dessus de la mêlée” , de condamner sans rémission le régime colonial français agonisant, et de proclamer leur option pour la nationalité algérienne. » (1e octobre 1956)


(3) « Le rabbinat et les consistoires sont des institutions à caractère strictement confessionnel et ont pour objet exclusif l’exercice du culte et la gestion administrative des intérêts religieux de la collectivité juive algérienne. C’est donc une erreur de vouloir faire croire à l’opinion que ces associations pourraient ou voudraient prétendre exprimer l’opinion générale de la collectivité israélite. En outre, aucun organisme juif non confessionnel, ni aucune aucune personnalité juive ne peut prétendre parler au nom d’une collectivité qui compte dans son sein, à l’image des autres groupes ethniques, tout un éventail d’opinions. [...] En tant que membres d’une collectivité qui a particulièrement souffert de l’humiliation, de la persécution et du racisme, et au nom d’une religion qui a toujours fait de la justice et de l’égalité entre les hommes une exigence absolue, nous demeurons inébranlablement attachés à ces principes. En ces heures particulièrement dramatiques où le fossé s’est dangereusement élargi entre les différents éléments de la population en Algérie, les juifs, installés en ce pays depuis plus de deux mille ans, profondément reconnaissants à la France, à laquelle ils doivent tant, attachés à cette terre [...] entendent rester fidèles à la vocation qui les fait également proches des deux autres communautés religieuses, musulmane et chrétienne. Leur ferme espoir est de continuer à vivre en étroite amitié avec toutes deux. En ce qui concerne la communauté musulmane, et en dépit de l’injuste tribut payé par trop de nos coreligionnaires, innocentes victimes tombées ces derniers mois, nous nous devons de rendre hommage à la correction, voire à la cordialité, qui ont habituellement marqué les relations judéo-musulmanes en Algérie, et particulièrement à l’époque de Vichy. Les événements qui se déroulent actuellement au Moyen-Orient ne doivent pas altérer les sentiments qui existent ici entre Israélites et Musulmans. Nous tenons, à ce propos, à souligner que, vis-à-vis de la collectivité musulmane, les principes qui ont inspiré l’action des organisations juives d’Algérie ont été rappelés dès 1944 et réitérés en 1952 par un des leurs, l’éminent et regretté professeur Raymond Benichou [5] qui, traduisant le sentiment général, s’exprimait ainsi : : « Aussi haut que les dirigeants responsables des destinées de la France voudront élever les populations musulmanes, aussi grande sera la satisfaction des populations d’origine juive de notre pays. » [...] (Novembre 1956)

 Frantz Fanon juge, pour sa part, que « les intellectuels juifs ont spontanément, soit dans les partis démocratiques et traditionnellement anticolonialistes, soit dans les groupes de libéraux, manifesté leur soutien à la cause algérienne. Aujourd'hui encore, ajoute-t-il, les avocats ou les médecins juifs qui partagent dans les camps ou en prison le sort de millions d'Algériens, attestent la réalité multiraciale de la nation algérienne. » Il nous semble, quant à nous, que la réalité fut bien plus complexe et qu'il serait plus juste de nuancer ce point de vue. Fanon parle des intellectuels juifs. Or, les juifs d'Algérie ne furent pas tous des enseignants et n'exercèrent pas tous des professions libérales, loin s'en faut. Des artisans, des commerçants, des petits fonctionnaires, des ouvriers, il y en eut certainement plus chez les juifs. La communauté juive n'était pas uniforme, ses origines étaient diverses : à la fois socialement, à la fois ethniquement parlant. Il est vrai que s'agissant des juifs « autochtones », ceux-ci ont le net sentiment d'être, ne serait-ce que par les coutumes, la langue et la culture, profondément et historiquement Algériens. En même temps, si l'essentiel d'entre eux comprenaient et soutenaient les aspirations et revendications de la population indigène musulmane, ils n'allèrent pas jusqu'à rejoindre le camp de l'Algérie indépendante et, encore moins celui des nationalistes. La question de la place que pourraient prendre les juifs voire les européens d'Algérie dans le combat pour une Algérie indépendante n'a jamais été réellement débattue avec sérieux par les organisations nationalistes. Quant au Parti Communiste Algérien (PCA), il a certes fonctionné en formation pluricommunautaire, mais sa politique, trop soumise aux directives communistes extra-muros, est restée en-deçà des exigences patriotiques algériennes. Son exemple n'eut donc qu'une résonance limitée. Quoi qu'il en soit, les juifs ressentaient aussi tous les bienfaits qu'avait pu constituer pour eux le fait d'être citoyen français. De fait, les juifs furent l'objet d'un réseau de pressions inouïes. Et, pour cela, ils l'ont souvent payé et bien injustement. On en citera ici les événements les plus saillants : le saccage de la grande synagogue d'Alger en décembre 1960 et l'assassinat de l'immense chanteur malouf Cheikh Raymond fin juin 1961, à Constantine. [6] On sent d'ailleurs que l'appel du FLN (voir plus haut) revêt un caractère quasi comminatoire. D'autres juifs, en effet, moins nombreux quand même, se sont sentis d'emblée algériens, et ce n'est pas en 1954 qu'ils optèrent en ce sens. À cet instant là, les choix avaient déjà été faits. L'appel du FLN, déjà menaçant, arrive, en fait au moment où les positions sont quasiment établies.


 Si l'on observe justement l'attitude politique des juifs algériens, on constate aussi des fluctuations. Comme l'exprime Benjamin Stora, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il eût été possible de réunir plus fortement juifs et musulmans. Stora écrit, par exemple : « Très éprouvés par la période vichyssoise et ses humiliations, les juifs de Sétif, de Guelma et des environs se tiennent à l'écart des événements, d'autant plus que, comme le rappelle l'historien Jean Laloum [7], « une large partie de la communauté musulmane a exprimé une grande sympathie à l'égard des familles juives ». Dans son enquête minutieuse, Marcel Reggui [Les Massacres de Guelma, Algérie, mai 1945 : Une enquête inédite sur la furie des milices coloniales, La Découverte, 2006] ne cite qu'un seul nom juif parmi les membres des « des comités de salut public de Guelma, ces comités de civils européens chargés d'organiser la répression. [...] À l'inverse, des responsables communautaires interviennent, à la fin du mois de juin, en faveur des victimes musulmanes de la répression. Le 27 juin 1945, à l'initiative d'Élie Gozlan [8] et de Lamine Lamoudi, des personnalités juives et musulmanes se réunissent au Cercle du Progrès, au pied de la Casbah, pour lancer une souscription. » (opus cité) Que ce soit donc sous Vichy ou à l'époque des massacres de Sétif, juifs et musulmans ont éprouvé un vrai sentiment de solidarité intercommunautaire, car, pour l'essentiel, ceux qu'ils trouvèrent en face d'eux et contre eux, furent les mêmes groupements et les mêmes hommes. Évidemment, avec la guerre civile qui se déclare au lendemain de la décision onusienne de partage de la Palestine mandataire et de la proclamation de l'État d'Israël qui suivra (14 mai 1948), les possibilités de rapprochement finiront par s'éloigner. Les anticolonialistes juifs, souvent caricaturaux, et surtout mal informés, ne seront pas en capacité de renverser la tendance. Le communiste Lucien Hanoun confiera plus tard : « J'ai été candidat aux élections du conseil général à Bou Saâda. [...] On avait un très bon camarade instituteur algérien musulman, qui me reçoit et qui me présente à ses amis. [...] Il y avait une quinzaine de musulmans, dont des enseignants, des membres de l'UDMA. 1949, [...] en Israël ça chauffe, et il y a des Palestiniens qui sont chassés, des centaines de milliers. Question posée : « Qu'est-ce que vous en pensez ? » C'était la première fois que je l'entendais, moi, je ne savais rien. Je suis resté interloqué. Et j'ai indisposé les musulmans. Je n'ai pas eu beaucoup de voix. [...] » [9] Et, depuis, forcément, rien ne fut aussi simple qu'on l'aurait souhaité entre juifs et musulmans. En France comme en Algérie, au-delà du conflit israélo-palestinien qui nous bouleverse tous, je veux croire encore et toujours que juifs et musulmans d'origine maghrébine resteront unis par une même volonté d'empathie réciproque, qu'ils n'oublieront jamais ce qui les aura rassemblés fondamentalement. Il suffit simplement de lire et de comprendre l'arabe et l'hébreu. Il suffit simplement de lire nos noms et nos prénoms.

Le 24 octobre 2023

Michel SPORTISSE


 

Lire : Les Juifs d'Algérie, du dhimmi au citoyen français (Joëlle Ayouche-Benayoun)  

https://books.openedition.org/pup/18272?lang=fr







Notes :

[0] Hadjadj : Indifféremment juif ou musulman en Afrique du Nord, le nom correspond à l'arabe Hajjâj, qui signifie celui qui argumente, ou encore celui qui va souvent en pèlerinage. Variante : Adjadj.


[1] Je pense notamment à l’ami Jacques Salort, un camarade de William, que j’ai bien connu à Alger. Jacques avait été arrêté sous Vichy en juin 1941 et condamné avec 61 de ses camarades par le tribunal militaire d’Alger. Torturé par la police, il fut d’abord incarcéré à la prison Barberousse puis à celle de Maison-Carrée. Passif de 20 ans de travaux forcés, il est alors envoyé au bagne de Lambèse. Après l’Indépendance, Jacques deviendra administrateur du quotidien Alger Républicain. Il est de nouveau arrêté, après juin 1965, boulevard Mohamed V dans son appartement où je me rendais souvent, plus tard, pour voir son épouse, Rolande, et son fils, Georges, avec lequel j’étais très lié. Jacques subira pour la troisième fois la torture - il avait été à nouveau arrêté en décembre 1957 à Alger. Et, sous l’Indépendance, il refit le même itinéraire que sous le colonialisme : Maison-Carrée et Lambèse. L’ami Jacques passa tragiquement une grande partie de son existence en prison.


[2] Ch.- André Julien : Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 1. PUF, 1979. Paris.


[3] B. Stora : Les Trois Exils. Juifs d’Algérie. Stock, 2006, Paris.


[4] A. Chenouf : Les Juifs d’Algérie, 2 000 ans d’existence, El Maarifa, 1999, Alger.


[5] Raymond Benichou (1890-1955), professeur de philosophie et docteur en droit, grandit à Oran. Savant en grec, latin, hébreu et arabe. Il fut actif au sein du Comité Juif algérien d’études sociales (CJAES) et de l’UCM (Union des croyants monothéistes). Début 1936, il fut aux côtés d’Élie Gozlan, Marcel Loufrani, André Narboni et André Levi-Valensi, un des intellectuels juifs partisans d’un rapprochement avec les élites musulmanes. Il rédigea cette année-là, conjointement avec Narboni, Maxime Choukroun, Gaston Soucy, Gozlan et Fernand Touboul, un texte publié dans La Dépêche algérienne qui affirmait ceci : « [...] il ne nous paraît pas conforme à la stricte justice que, sur cette terre que la France a modelée à son image, les indigènes, qui constituent l’immense majorité des habitants, soient maintenus dans la condition de sujets, et, qu’en face d’une minorité qui a tous les droits, les leurs soient tellement mesurés. » (26 février 1936).


[6] Devenue mosquée à présent, les Algérois ne l'appelle pas Djamâa Fares comme elle est officiellement nommée mais Djamâa Lihoud (Mosquée des juifs), en souvenir de ce moment tragique. Alice Kaplan, autrice d'un roman, Maison Atlas, publié chez Barzakh puis chez 10|18, décrivant trois générations de familles juives d'Alger, déclare ainsi : « C'est en parcourant les rues d'Alger [...] que je me suis rendu compte des nombreuses traces de la judaïté dans l'espace algérois pour ceux qui savent les reconnaître, à commencer par la grande synagogue d'Alger devenue mosquée et qu'on appelle aujourd'hui encore Djamaa Lihoud, la mosquée de juifs. Il y a de la tendresse et de l'humour (parmi les grandes qualités algériennes) dans ce rappel des absents. » (Interview, Le Point, 20 avril 2023).


Cheikh Raymond (1912-1961), né Raymond Leyris, était un chanteur et joueur de luth ('oud) de Constantine. Il pratiquait la musique arabo-andalouse (malouf) en usage dans cette région. Respecté par les deux communautés, son orchestre était composé à la fois de musiciens musulmans et de musiciens juifs. Il s'était formé auprès des maîtres Omar Chaklab et Abdelkrim Bestandji. Il était le beau-père du célèbre Gaston Ghrenassia alias Enrico Macias qui, jeune, évoluait dans son ensemble. Cheikh Raymond fut abattu d'une balle dans la nuque par un jeune musulman non affilié au FLN et pas même politisé, un 22 juin 1961, au souk El Acer, place Négrier à Constantine, sous les yeux de sa fille et du futur journaliste français Paul Amar. Ce dernier raconte ce traumatisme dans son livre, Blessures, paru chez Taillandier en 2014. Dans cet ouvrage, Paul Amar écrit : « « Il incarne la société rêvée, où les hommes s'enrichissent de leurs différences. Il s'entête d'ailleurs à donner des concerts, en pleine guerre, et à rassembler les uns et les autres dans une même ferveur. Je vois, enfant, des hommes pleurer, émus et attendris par ses mélopées. Et je pleure aussi, mais pour une autre raison, le jour où cet homme tombe sous mes yeux. Abattu de deux balles en plein jour, place du marché. J'ai dix ans. Je suis à quelques mètres de lui quand les coups de feu sont tirés. Raymond s'écroule et je reste près de lui, figé, tétanisé. Je comprends ce jour-là que le monde n'est pas innocent. « Ils » ont tué l'artiste et plus encore « l'homme de paix ». « Ils » rendent dès lors impossible tout espoir de réconciliation. »


[7] Jean Laloum : Sétif la fervente, in : Les Juifs d'Algérie, images et textes, Éditions du Scribe, 1987, Paris. Nom porté par des juifs d'Afrique du Nord, en particulier autrefois à Constantine. Il est formé sur la racine arabe `.l.m. = apprendre, savoir et signifie "le savant" (arabe d'Algérie l`alûm, cité par Laurent Hertz). Eisenbeth signale qu'à Constantine on considérait que le nom signifiait "sans défaut, irréprochable". Jean est né à Sétif en 1950. Docteur en histoire, chargé de cours à Panthéon-Sorbonne, il a également publié de nombreux travaux sur la Shoah et, en particulier, sur le sort de l'enfance juive sous l'Occupation.


[8] Le mot Gozlan est un patronyme qui vient de l'arabe dialectal « ghuzlân », pluriel de « ghazâl » (gazelle). Il existe les variantes Ghozlan, Ghozland, Rezlan (variante de Meknés au Maroc) et Gozland. Selon Joëlle Bahloul, chercheuse de la Jeune Équipe CNRS en anthropologie urbaine, les patronymes contiennent des données de la mémorisation des origines géographiques, « retracent une géographie itinérante et constituent un support d'identification territoriale et aussi historique » : ainsi, les Gozlan seraient principalement originaires de la région de Constantine. Une commune kabyle, nommée Aumale sous la colonisation française et située dans la wilaya de Bouira porte le nom de Sour El-Ghozlane (¯ Le Rempart des gazelles »). Beaucoup de poètes y sont nés ou y ont vécu : M'hamed Aoune, Kaddour M'hamsadji, Djamel Amrani, Messaour Boulanouar, Arezki Metref... Ce qui explique un poème de Jean Sénac, Poésie de Sour El-Ghozlane. Le défunt comédien français Jean-Claude Brialy, dont la mère est juive (Suzanne Abraham) y est né également. Né à Constantine en 1876, peu après la promulgation du décret Crémieux, Élie Gozlan est une figure exemplaire de la communauté juive d'Algérie en ce qu'il a cru passionnément à la possible fusion du judaïsme algérien et de la République française et lutté toute sa vie pour l'intégration des Algériens musulmans à la cité », écrit Benjamin Stora (op. cité). Instituteur, il parlait admirablement bien en langue arabe. Comme sa mère, déjà institutrice, il enseigna sa vie durant dans les écoles arabo-françaises de Bône, Sétif, Tébessa et Constantine, où deux de ses élèves Ferhat Abbas et Mohamed Bendjelloul, futurs élus musulmans, se feront les amis et défenseurs de la communauté juive en Algérie.


[9] Source : P.-J. Le Foll-Luciani, opus cité. Lucien Hanoun est natif d'Inkermann (aujourd'hui Oued-Rhiou) en 1914. Mon père, William Sportisse, y a été incarcéré en 1967, après son transfert au bagne de Lambèse dans les Aurès. Nommée ainsi pendant l'époque coloniale française en souvenir de la bataille d'Inkerman pendant la guerre de Crimée en 1854, où les zouaves et tirailleurs engagés dans l'armée française se sont fait remarquer dans les combats, Oued Rhiou tire son nom de « oued « (rivière en arabe) et de arhiou (monstres ou lions en berbère) est la deuxième ville de la wilaya de Relizane, au nord-ouest de l'Algérie. Professeur de français, Lucien Hanoun avait été mobilisé dans l'armée française entre 1939-1940. Il demandera à être remobilisé en 1942. Militant anticolonialiste, il a été condamné à quatre ans de prison par le tribunal militaire d'Alger en novembre 1958. Emprisonné à Marseille, libéré en 1961, il rejoint l'Algérie clandestinement et devient agent de liaison du PCA jusqu'à l'indépendance algérienne. Porté par des Juifs ou par des Arabes, parfois par des Chrétiens (au Liban notamment), Hanoun correspond à l'arabe Hanân (= compassion, tendresse, la racine H.n.n signifiant aussi "grâce" en hébreu). La racine consonantique H.n.n est à l'origine de nombreux autres noms, portés aussi bien par des musulmans que par des juifs, et qui comportent tous cette idée de tendresse, de compassion ou, pour les Juifs, de grâce divine : Hanan, Hanana, Hanine, Hanoun, Hanouna, Hannoun, Hannoune, Announ, Anoun (les formes en -oun sont des augmentatifs).