Écran : Sorties 2023 (III)
►Les Filles d’Olfa
(Tunisie-France, Kaouther Ben Hania - 2023)
Ce qui intrigue et ébranle tout à la fois n’est pas certainement le thème qu’aborde la réalisatrice tunisienne mais plus justement l’option choisie pour en rendre compte. Native de Sidi Bouzid, un 27 août 1977, Kaouther Ben Hania, autrice de 5 longs métrages dont deux précédentes fictions (La Belle et la Meute, 2017 ; L’Homme qui a vendu sa peau, 2020), aurait, à mon sens, mérité une récompense au Festival de Cannes. Ni documentaire classique, ni fiction bien entendu, Les Filles d’Olfa est plus qu’un témoignage : l'autopsie d'une tragédie, celle d’une mère et de ses filles cadettes. Tout est suffisamment dit ici pour que l’on en saisisse la dimension. Kaouther Ben Hania n’emprunte jamais le travers du récit froidement relaté. Les Filles d’Olfa se donne précisément les moyens – fort inhabituels, à vrai dire – de ne pas verser dans ce piège. Le film est surtout l’expression d’une résolution, d’un désir, d’un projet qu’on ne peut envisager jamais sans les autres, mais toujours dans l’échange réciproque, avec cette soif de comprendre sans éteindre tout à fait la douleur non éteinte, puisque les filles aînées d’Olfa ne peuvent qu’être absentes. S’agit-il alors d’une “reconstitution”, celle que l’on fait rituellement dans les couloirs de l’institution judiciaire ou dans les salles de commissariats ? Au demeurant, qu’irait-on glaner dans ces lieux qui ne soit le reflet d’une société désormais figée et rigide ? La séquence où l’on voit la mère déposer contre la fille au commissariat est par ailleurs symptomatique : le fonctionnaire de police n’a rien compris de la révolte de la jeune voilée djihadiste, il se comporte avec elle comme tous les hommes du pays (ou presque) se comportent avec leurs filles : les hommes ont toujours raison, seuls eux sont intelligibles et jamais les filles (ou les femmes) : djihadistes ou pas, qu’elles se taisent donc ! Il paraît évident que les filles aînées se cabrent et s’insurgent contre une éducation aliénante et foncièrement machiste. Il est tout aussi clair qu'elles n'analysent pas de cette façon.
“J’ai reproduit avec mes filles ce que j’avais subi autrefois”, admet Olfa. L’énormité du paradoxe est justement la radicalisation islamiste des deux filles aînées d’Olfa. Jacques Mandelbaum écrit pour Le Monde du 5 juillet : « Soit six femmes sur le plateau, dans un huis clos stylisé qui tient de l’expérience de laboratoire. (…) Une histoire se raconte aussi, à la fois intime et collective. Celle, particulière, d’Olfa, femme monstre à la fois victime de la violence et la redistribuant sur ses enfants, femme plus masculine et plus forte que les hommes, qui a élevé ses filles dans la hantise de leur émancipation sexuelle et dans la haine de la gent masculine – elle est interprétée dans le film par un seul et même acteur. » On mesure par conséquent l’extrême complexité du phénomène djihadiste qui, comme on le sait, touche essentiellement les jeunes générations, tous sexes confondus. En même temps, ce film – une fois encore -, comme tant d’autres, montre à quel point toute société ne peut se concevoir sans cette faculté essentielle d’accomplissement personnel qui est justement refusée aux femmes plus encore que les hommes. Ensuite, la prévalence, ici en Tunisie ou ailleurs en terre d'Islam, d’une religion normative et soi-disant apaisée ne constitue-t-elle pas en soi le grain à moudre d’un islamisme vindicatif, belliciste, flagellatoire et autopunitif ? Or, cet Islam du « juste milieu » n'est-il pas, lui aussi, un Islam imposé, un Islam du conformisme social ?
Olfa Hamrouni, femme seule élevant ses quatre filles à la force du poignet, conte donc son histoire, celle des aînées Rahma et Ghofrane parties rejoindre Daech (l’État islamique) en Lybie. Olfa est devenue célèbre depuis avril 2016 en rendant publique la radicalisation de ses filles. Olfa transmet son récit et ses sentiments, ce qu’elle a vécu et traversé, ce qu’il lui a fallu comprendre de la révolte de ses filles tant aimées, à Hend Sabri, une comédienne renommée en Tunisie (Les Silences du palais, La Saison des hommes). À dire vrai, le film de Kaouther Ben Hania n’est rien d’autre que l’expression d’un projet de film. Aussi, ne sommes nous qu’au cœur d’un tournage. Les filles cadettes Eya et Tayssir épanchant, de leur côté, la déchirante “aventure” de leurs sœurs à Nour Karoui et Ichraq Matar censées les incarner à l’écran. Nous suivons ces allers-retours entre confession et voix intérieure, échanges entre personnages et actrices, images d’actualités et souvenirs passés. Notre réflexion ne s’interrompt jamais et n’interdit, bien au contraire, jamais l’émotion. Les Filles d’Olfa produit nettement un choc autant chez les protagonistes du drame que chez les actrices et la réalisatrice. On devine ce qui peut forcément advenir chez le spectateur. Les Filles d’Olfa est un film révélateur, essentiel. Un grand film à connaître absolument. Merci Kaouther Ben Hania.
Le 10 juillet 2023
Michel Sportisse
• Kaouther Ben Hania s’exprime
« Au départ, le film ne marchait pas, il n’était pas à la hauteur de l’émotion qui m’avait amenée à Olfa. J’ai donc dû inventer quelque chose qui permette de prendre de la distance et d’amener de la profondeur. En même temps, c’était une hantise : je me demandais tous les jours dans quoi je m’étais embarquée. Ce tournage a été, de bout en bout, une libre expérimentation, j’étais en ce sens la première spectatrice de mon film. C’est ce que j’aime dans le documentaire, qui est une forme ouverte : il vous oblige à vous adapter au sujet et à ses personnages. Mon défi, c’était que le spectateur, conscient des artifices du film, le ressente néanmoins comme un tout organique. »
À propos d’Olfa Hamrouni : « Elle m’a fait une réflexion que j’ai d’abord jugée naïve, mais qui est d’une grande intelligence cinématographique : elle pensait que la présence de cette actrice célèbre jouant son rôle accréditerait enfin son propre récit aux yeux du public. Et elle a eu parfaitement raison. »
Les Filles d'Olfa. Tunisie, France, Allemagne, Arabie Saoudite, 2023. 110 minutes. Documentaire. Réalisation et scénario : Kaouther Ben Hania. Langue originale : arabe. Musique : Amine Bouhafa. Décors : Bessem Marzouk. Photographie : Farouk Laaridh. Montage : Jean-Christophe Hym, Qutaiba Barhamji, K. Ben Hania. Production : Nadim Cheikhrouha. Tanit Films, Cinetelefilm, Twenty twenty Vision, ZDF/Arte. Sortie au Festival de Cannes : 19 mai 2023. Sortie en salles en France : 5 juillet 2023.