. Santosh

(Angleterre, 2024 - Sandhya Suri)

 

 

 

 Sandhya Suri n’est pas une débutante : il y a près de vingt ans son documentaire « I for India » avait été diffusé sur Arte. Santosh est sa première fiction. Il s’agit d’un polar mais c’est surtout une œuvre à caractère social, mettant en relief un continent traversé par la corruption, la ségrégation ethnique, l’éternelle division en castes, les émeutes populaires et l’incroyable sort réservé aux femmes. Le film est entièrement porté par le regard de l’interprète principal, Santosh Saini (Shahana Goswami excellente), veuve de 28 ans, qui par la grâce d’un « recrutement compassionnel » prend la place de son époux, agent de police assassiné lors d’une manifestation. Or, les forces de sécurité, largement masculines, sont imprégnées par un esprit usuellement machiste, raciste, gangrené, violent voire sadique, abusif, viscéralement hostile aux jeunes générations. D’esprit foncièrement sain, Santosh doit affronter dans son nouveau métier cette réalité par trop écrasante à la faveur d’une affaire de viol dans une région rurale du Nord de l’Inde. Or, la jeune victime, tuméfiée et morte au fonds d’un puits, est issue d’une famille dalit (intouchable). Qui s’en souciera donc ? Et, comme le dit, à la fin, Sharma, la supérieure de Santosh, il y a en Inde deux sortes d’« intouchables », ceux qu’on ne doit pas toucher et ceux contre lesquels on ne peut rien. Aussi, arrive-t-il souvent qu’un faux coupable paye pour un vrai coupable. Un film, parfois dur, mais d’une grande lucidité. Extrait d’entretien pour « Positif » (avec Yann Tobin, n° 761-62, juillet-août 2024)
 
 
 
Q. Pour quelle raison êtes vous passé à la fiction ?
 
Sandhya Suri : J’ai fait cette fiction car il est impossible de faire un documentaire sur la police indienne !
 
Q. Santosh ?
 
S. Suri : J’avais envie de faire un projet sur la violence faite aux femmes en Inde. Je suis allée voir des ONG, mais je ne suis pas une cinéaste militante, et je ne parvenais pas à trouver un moyen de raconter l’histoire de manière adéquate. Je ne souhaitais pas simplement montrer la violence, mais traiter le sujet de l’intérieur. J’étais dans l’impasse quand est survenue « l’affaire Nirbhaya » - ce viol collectif d’une jeune étudiante dans un bus de Delhi en décembre 2012 - qui a fait la une des médias dans le monde entier. La presse a montré les manifestations de femmes à Delhi, et sur une photo, parmi les policiers en charge du maintien de l’ordre, il n’y avait qu’une seule femme. Je n’arrivais pas à comprendre l’expression de son visage : qu’avait-elle en commun avec les autres femmes qui manifestaient ? Comment réagissait-elle face à leur impuissance ? Quel pouvoir ressentait-elle dans son uniforme ? J’ai aussi pensé aux violences policières, qui sont un autre grand sujet. Je me suis alors dit que cette femme serait au bon endroit pour raconter l’histoire. À partir de quoi j’ai commencé à me documenter sur les femmes policières, et je suis tombée sur ce décret gouvernemental : la possibilité d’hériter d’un poste de la fonction publique apprès la mort d’un(e) conjoint(e), y compris dans la police. C’est donc devenu une histoire sur le changement de statut, à commencer par celui d’épouse à veuve, une vraie déchéance en Inde... puis le revêtement de l’uniforme, qui représente un tel statut d’autorité que le potentiel m’a semblé formidable.
 
Q. Votre film évoque trois notions qui ont la même étymologie : le stéréotype de genre, le genre cinématographique et le contraste des générations. Commençons par les générations : à un moment donné, Santosh s’identifie à la jeune victime sur laquelle elle enquête...
 
S. Suri : Ah oui, en effet, je n’y avais jamais pensé en ces termes ! Quand vous me parlez de génération, cela me rappelle une remarque de mon monteur français Maxime Pozzi-Garcia qui m’a fait remarquer, en voyant les rushes, la présence de différents enfants dans le film. Inconsciemment, cela met l’accent sur la place où vous naissez et le déterminisme social : cela va des jeunes sœurs du suspect musulman à la petite fille que nous laissons toute seule sur le quai de gare nocturne à la fin du film, en passant par la victime elle-même et sa famille, ou même, dans la maison du haut fonctionnaire après l’arrestation du suspect, par le garçon sur le canapé avec son jeu vidéo, comme un petit roi...
 
Q. Il y aussi la petite fille qui donne un indice essentiel sur la victime...
 
S. Suri : Exactement. Elle qui est d’une haute caste, comment perçoit-elle les filles de castes inférieures ?. Quand cessera ce cycle d’inégalité ? Cette désignation identitaire est très présente dans le film, mais ce n’était pas conscient...
 
Q. Sharma (Sunita Rajwar) la cheffe policière semble reconnaître sa propre jeunesse en Santosh. On a l’impression que c’est ce qui l’attire. À la fin, elle va jusqu’à se sacrifier...
 
Sandhya Suri : C’est vrai, comme pour préserver un jeune double d’elle-même. Nous avons beaucoup échangé sur cet aspect avec les actrices sur le plateau, de leur relation en miroir. Sharma se revoit à l’âge de Santosh lorsqu’elle a rejoint la police. Elle a éprouvé pareil isolement, l’humiliation de la part de ses collègues masculins. Elle en a développé une sensibilité féminine à sa façon, avec une rhétorique qu’elle utilise dans son speech à la conférence de presse. C’est un personnage étrange et compliqué, énigmatique finalement. On se demande si elle croit en son propre discours.
 
Q. Elle confie avoir conscience d’être en représentation, d’avoir à jouer son rôle...
 
S. Suri : Oui. C’est un film sur le théâtre obscur du milieu policier.
 
 
Santosh. Angleterre, 2024. 120 min. Réalisation et scénario : Sandhya Suri. Ph. Lennert Hilege. Dir. art. Parvindar Singh. Déc. Devika Dave. Cost. Bhagyashree, Dattatreva Rajurkar. Mont. Maxime Pozzi Garcia. Mus. Luisa Gerstein. Pr. Mike Goodridge, James Bowsher, Balthazar de Ganay, Alan Mealex. BBC Film, BFI. I. Shahana Goswami (Santosh), Sunita Rajwar (Sharma), Nawal Shukla (Inspecteur Thakur).