Omaggio : Francesco Maselli

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 Il regista e sceneggiatore italiano Francesco Maselli è morto a Roma il 21 marzo 2023. Nato il 9 dicembre 1930 nella stessa città, aveva quindi 92 anni. Gli rendiamo omaggio attraverso due opere che evocano il periodo fascista. Sono state realizzate a venti anni di distanza (1955-1975).

  Naturalmente, altri film da vedere. Ad esempio : Gli indifferenti (1964), adattamento di romanzo di Moravia ; I delfini (1960) [nostra foto : Maselli dirige Claudia Cardinale e Sergio Fantoni] ; Lettera aperta a un giornale della sera (1970) ; Codice privato (1988), Nastro d'argente per l'attrice Ornella Muti e menzione per il miglior regista alla Mostra del Cinema di Venezia. 

 

 

 

♠  Gli sbandati (Les Égarés - 1955, F. Maselli) : Fine d'estate

 

 

 

 

Le réalisateur 

 

Né dans un milieu bourgeois extrêmement cultivé – il eut pour oncle et parrain le dramaturge Luigi Pirandello -, Francesco Maselli acquiert précocement une forte conscience politique. À peine âgé de 13 ans, il rejoint la Résistance, dans une Rome – sa cité natale – contrôlée par les nazis, en assumant d’emblée des responsabilités au sein de l’Unione Studenti Italiani. On ne sera donc pas surpris de ce premier long métrage qui évoque le chemin de croix d’une nation italienne qui, au lendemain de l’armistice de Cassibile (8/09/1943), va traverser une période de désarroi moral, de misère sociale et de désorganisation matérielle. On rappellera aux cinéphiles les excellents Estate violenta (1959) de Valerio Zurlini et Tutti a casa/La Grande pagaille (1960) de Luigi Comencini qui, sur un mode fort dissemblable, situent leurs récits au cœur même de cette bourrasque politique. Le film de Maselli pourra donc constituer l’élément d’une trilogie indispensable. Mais, il est aussi pertinent de l’inscrire dans un triptyque personnel : Nicola Baccino pointe, à travers ses premiers films, « une identification précise des personnages et des milieux sociaux, un discours critique sur l’histoire transcendant le pur récit néoréaliste » – outre Gli sbandati, on y intégrera I delfini (1960) et l’adaptation du roman d’Alberto Moravia, Gli indifferenti (1964), stupidement distribuée en France sous le titre des Deux rivales. Car, en effet, ce sont quarante années de crise spirituelle de la bourgeoisie qui y sont plus ou moins exposées, celles-ci expliquant largement le ventennio fasciste. Les trois réalisations observent, non sans quelque schématisme récurrent, des protagonistes de jeunes privilégiés, tous captifs de leur milieu d’origine. Ainsi d’Andrea (Jean-Pierre Mocky), trop attaché à la comtesse Luisa (Isa Miranda), sa mère, et, forcément incapable d’accomplir un acte périlleux mais néanmoins libérateur.

Gli sbandati est, par conséquent, un film précurseur. Il contient des éléments de réflexion politique qui le porte au-delà du nécessaire pedinamento réaliste. Du reste, aborder, avec franchise et sans aucune zone d’ombre, les réalités de l’expérience fasciste, de la collaboration avec l’occupant allemand et des tiraillements inter-résistancialistes n’allait pas de soi dans l’Italie démochrétienne, contaminée par les effets de la Guerre Froide. De surcroît, les institutions et les mécanismes de contrôle en vigueur sous le fascisme n’avaient pas été modifiés. Laurence Schifano écrit d’ailleurs : « La Résistance devient un sujet tabou : Lettres des condamnés à mort de la Résistance italienne qui reçoit le Grand Prix du documentaire à Venise en 1953 n’est pas distribué car il est jugé non patriotique par la présidence du Conseil ; un an plus tard, les jeunes frères Taviani doivent interrompre le tournage de leur premier film, San Miniato, juillet 1944, sur intervention des autorités ecclésiastiques locales ; des coupures multiples sont imposées à des films inoffensifs comme le Totò et Caroline de Monicelli en 1954 dont on change certaines réparties aussi subversives que À bas les patrons ! en exclamations plus constructives du type Vive l’amour ! »[1] On comprendra aisément, dans ces conditions, les préventions de Francesco Maselli lui-même et de ses collaborateurs.

 

Le tournage

 

Afin d’échapper à toutes ces difficultés prévisibles, ces derniers ont donc tourné quasi clandestinement, à l’automne 1954, en production propre, à la villa Toscanini de Ripalta Guerina, située dans la province de Crémone. Au fond, les similitudes météorologiques vont contribuer à la vraisemblance du tableau. Car, 1943 fut un été réellement chaud. C’est la voix off d’Andrea qui, d’autre part, le confirme. « Même la période du tournage fut chaude, raconte Francesco Maselli. C’étaient les années de la loi Andreotti (loi sur l’industrie cinématographique), un moment vraiment incroyable durant lequel s’exprima le pire du régime de la Démocratie chrétienne. Il y avait des brimades, au niveau de la censure, dont nous n’avons qu’une vague idée aujourd’hui. »[2] D’un autre côté, Maselli choisit également des décors naturels, lieu idyllique, à vrai dire, et que la caméra de Gianni Di Venanzo, bientôt chef opérateur patenté d’Antonioni, couvre supérieurement aux alentours de la rivière Serio, dans la vallée du Pô. Le contraste entre une situation politique, extrêmement incertaine et tendue, et l’atmosphère d’insouciance dans lequel vivent les garçons et filles de la bourgeoisie n’est pas fortuitement recherché. Il est évident que des illusions persistent – se réfugier à la campagne ne serait-ce qu’un temps ! Jean-Antoine Gili suggère, à juste raison, de pareilles humeurs dans Estate violenta de Zurlini et sa station de Riccione, au bord de l’Adriatique. La riche famille d’industriel milanais qui s’est durablement installé dans une résidence secondaire s’imagine, à l’instar de beaucoup d’autres transalpins, que la guerre est à son stade d’achèvement : un jeune paysan annonce à la comtesse que l’armistice est signé et que, par conséquent, « la guerra è finita ! ». L’aveuglement est naturellement confondant.

 

Un contexte politique complexe

 

Les bouleversements politiques à l’œuvre à partir de 1943 jettent le peuple italien dans l’expectative et le désarroi. La brutalité et la rapidité des changements ne permettent pas au citoyen ordinaire d’en comprendre instantanément les origines, d’en analyser les manifestations contradictoires et d’opérer les transformations intérieures indispensables. Le titre choisi en français, Les Égarés [3], s’efforce d’en exprimer peut-être la factualité. Si le fascisme a égaré le peuple italien, la fin du fascisme plonge également la nation italienne dans une nouvelle forme d’égarement. Toutefois, il est parfaitement juste d’indiquer, comme le signale Jean-Antoine Gili [4], que l’on devrait traduire le terme sbandati par dispersés, dont l’origine est à chercher dans le verbe pronominal intransitif, sbandarsi (se disperser). Ce qui ressuscite, bien sûr, le souvenir du titre français de Tutti a casa de Comencini : La Grande Pagaille, ainsi l’avait-on nommé en France. Les dispersés sont des citadins de modeste condition qui fuient les bombardements et, tout autant, des soldats transalpins, devenus prisonniers des Allemands, cherchant à rentrer auprès de leur famille (Tutti a casa : tout le monde à la maison) ou à rejoindre les maquis résistants. La jeune femme incarnée par Lucia Bosè répondra, pour sa part, à son aristocrate amoureux : « Qui sait où nous irons une fois la guerre finie. » Il nous faudra saisir, à vrai dire, cette période en effectuant un détour dans l’histoire italienne et dans celle du fascisme en particulier.

L’Allemagne nazie a entraîné l’Italie fasciste dans une guerre que cette dernière souhaitait plus tardive. Les raisons en sont claires : L’Italie n’avait ni la structure industrielle, ni les moyens militaires de l’Allemagne. Benito Mussolini et ses lieutenants n’étaient pas, pour autant, dépourvus de prétentions. Ils convoitaient, eux aussi, des territoires qu’ils estimaient historiquement liés aux intérêts italiens en Afrique (Tunisie, Lybie, Éthiopie, Somalie) et dans les Balkans (Albanie, Grèce, Dalmatie, Monténégro). Toutefois, l’Italie fasciste n’avait pas les moyens immédiats de réaliser toutes ses ambitions. Les dirigeants fascistes en eurent très tôt conscience. Ainsi, le 22 mai 1939, à Berlin, lorsque, à la suite de longues négociations, Joachim von Ribbentrop et Galeazzo Ciano, respectivement ministres des Affaires étrangères des deux pays, signent une alliance politique et militaire, il apparaît, aux yeux des observateurs, que les deux pays n’y mettent pas les mêmes préoccupations. Le pacte signé va encourager Hitler à conduire une guerre d’agression à grande échelle, tandis que les Italiens en attendaient une possibilité de paix temporaire. Trois mois plus tard, les choses se déclarent plus nettement : Ribbentrop paraphe, à Moscou, un pacte décennal de non-agression entre l’URSS et l’Allemagne. Ciano, écœuré, écrit alors ceci : « Ils (les Allemands) nous ont trompés et menti. Et aujourd’hui ils s’apprêtent à nous entraîner dans une aventure que nous n’avons pas voulue et qui peut compromettre le régime et le pays. Le peuple italien frémira d’horreur quand il apprendra l’agression contre la Pologne et il voudra peut-être même prendre les armes contre les Allemands. Je ne sais si je dois souhaiter à l’Italie une victoire ou une défaite germanique. »[5]

De fait, entre 1940 et 1942, l’Armée italienne multiplie les échecs militaires et la Wehrmacht doit, à plusieurs reprises, la sauver d’un plus mauvais pas. L’Empire italien d’Afrique orientale est, quant à lui, irrémédiablement perdu, dès mai 1941. On notera, pour finir, que l’implication italienne sur le Front de l’Est se soldera par le désastre le plus complet. Toutes ces déconvenues auront forcément un malheureux impact sur la population italienne qui « supportait d’autant plus mal les restrictions et les privations, que celles-ci étaient dues à une guerre dont les Italiens ne voulaient pas et qui se traduisait uniquement par des défaites. » (C. Brice) [6] Le coût de la guerre joint à un sentiment de diminution nationale vont provoquer la désaffection croissante des transalpins à l’égard du régime. On est pourtant éloigné d’un véritable esprit de résistance. On reprendra ici les propos d’un Alessandro Blasetti, réalisateur emblématique de l’ère mussolinienne, affirmant « n’avoir été fasciste qu’au temps de l’assèchement et de la bonification des marais pontins », ceux d’un Elio Petri, s’adressant ainsi à la génération d’un Giuseppe De Santis (« Riz amer ») : « À quel moment étiez-vous fascistes et à quel moment ne l’étiez-vous plus ? » ou, plus près de nous, ceux du regretté Ettore Scola qui, à propos d’Una giornata particolare, dira : « Les Italiens, dans leur grande majorité, ne furent ni fascistes et ni, non plus, antifascistes. » Autour de 1941-43, un courant cinématographique très bref – le calligraphisme – reflètera, en conséquence, le refus d’une réalité présente, trop dure à agréer, et une forme de nostalgie patriotique, trouvant son inspiration dans la littérature XIXe siècle d’un Antonio Fogazzaro par exemple (« Piccolo mondo antico/La Mariage de minuit »).

 

Le film dans son cadre historique

 

Il faut noter avec précision le cadre historique de Gli sbandati. Le film dure, en réalité, à peine plus d’un mois : la date du 5 octobre 1943 surgit à la dernière séquence. Or, nous l’avions souligné plus haut : les évènements se sont bousculés avec une précipitation extrême. La situation sociale italienne était explosive : il fallait sauvegarder la monarchie piémontaise, quitte à évincer le Duce. Les milieux groupés autour de Victor-Emmanuel III complotaient désormais pour sortir de la Guerre. Au sein même de l’organe fasciste, de nombreux hiérarques (Dino Grandi, Giuseppe Bottai, Luigi Federzoni, Galeazzo Ciano) rejoignaient, à leur tour, la conjuration. Le 25 juillet 1943 – la date est invoquée, à deux reprises, au cours des dix premières minutes du film - le Duce fut donc remplacé par le maréchal Badoglio et mis au secret. « Ce ne fut donc pas une insurrection populaire qui eut raison du régime, mais l’action de ceux qui, hommes politiques ou militaires, avaient soutenu le régime depuis ses débuts », fait remarquer Catherine Brice. Il fallait pourtant se méfier : Hitler ne l’entendrait pas de la même oreille. Les nouveaux caciques cherchèrent ainsi à temporiser – signé le 3 septembre, l’armistice fut annoncé cinq jours plus tard – et le débarquement allié ne s’effectua pas à Rome, déclarée bientôt città aperta, puisque les Allemands y étaient très présents, mais au Sud, à Salerne (Campanie). En réalité, si le Führer n’acceptait aucun rival, il comptait néanmoins sur des alliés fidèles et inconditionnels. Selon son optique, l’Italie devait rester à ses côtés sans faiblesse : toute autre attitude équivalait à une trahison. Ainsi, après avoir dûment libéré le Duce (12/09/43), put-on remettre en selle une nouvelle mouture du fascisme, la République Sociale italienne, sur les rives du lac de Garde, à Salò (Lombardie), largement assujettie aux volontés du régime nazi. Une telle initiative avait pour inconvénient majeur de précipiter l’Italie dans la guerre civile.

 

Goliarda Sapienza, actrice, écrivaine et compagne du cinéaste

 

Gli sbandati est très lié au souvenir de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza (1924-1996). Celle-ci était alors la compagne de Francesco Maselli. Actrice dans le film, elle y incarne la tante de Lucia (Lucia Bosè). Ses apparitions, très brèves, demeurent inoubliables. L’auteure de L’Arte della gioia, éditée très tard en Italie, resta longtemps méconnue en France. Dans Apputamento a Positano, écrit en 1984, mais publié en 2015, elle nous entretient du désir de tourner initialement à Positano, une station balnéaire de la côte amalfitaine. Nous n’étions donc guère éloignés de Salerne, lieu de débarquement des troupes anglo-américaines. « C’est justement la réputation de Positano qui nous avait fait venir, à la suite du cinéaste et de son scénariste, Prandino (Eriprando) Visconti (ndlr : le neveu de Luchino Visconti), pour voir si ce lieu pouvait servir de toile de fond à l’histoire du film Gli sbandati que nous étions en train d’écrire », écrit Goliarda. Plus loin, elle conclut son premier chapitre, avec les propos de Maselli s’exprimant ainsi : « Cet endroit est trop pittoresque, notre visite a été inutile, nous devons rentrer tout de suite à Rome et nous remettre à la recherche du lieu qu’il nous faut. J’avais pensé que l’histoire pouvait se passer dans le Sud mais – tu as raison, Prando – c’est dans le Nord qu’elle doit se dérouler, même si l’isolement de nos personnages par rapport au contexte historique de 1944 aurait été plus justifié dans le Sud. »  Nous nous situions alors à la fin des années 40. Que penser d’une semblable décision ? Nous ne sommes pas, sur ce point-là, dans le secret des dieux. Toutefois, nous sommes en mesure d’admettre que Positano – un village sis à flanc de falaise au-dessus de la mer Tyrrhénienne ; Wilhelm Kempff [7], l’interprète d’élection des compositeurs allemands, y fit tirer son piano à des hauteurs vertigineuses – revêtait un caractère paradisiaque voire protégé. La beauté de l’endroit jurait trop avec un récit forcément sombre et déchiré. En outre, la mise en relief de conflits fratricides, ceux décrits plus haut, risquait peut-être de se heurter à l’objectivité des situations locales réellement vécues. Nous ferons remarquer que le choix de Ripalta Guerina a cet avantage de se rapprocher des aires géographiques où se maintenait d’une façon plus nette la gouvernance effective de l’armée allemande et des défenseurs acharnés du fascisme. En outre, la province de Crémone fut longtemps sous la coupe de l’aristocratie viscontienne : en bref, Maselli et Goliarda qui entretenaient des rapports étroits avec les rejetons de cette famille bénéficiaient d’éclairages plus conséquents sur les réalités du terrain. En dernière analyse, nous rappellerons le passé particulièrement fasciste de Crémone : elle fut sous la férule d’un des lieutenants les plus redoutés du Duce, Roberto Farinacci, surnommé le « caïd de Crémone », antimonarchiste et antisémite avéré. Compte tenu enfin que l’aristocratie lombarde avait toujours entretenu des rapports intimes – autant culturels que consanguins - avec les cours germaniques, on avait là de quoi brosser un tableau assez riche en contrastes.

L’arbre généalogique de Goliarda Sapienza offrait, de son côté, le reflet d’une histoire italienne signifiante. Comme Francesco Maselli, Goliarda avait un parcours antifasciste. Elle avait, en outre, de qui tenir. Native de Catane, l’auteure de L’Arte della gioia évolua, enfant, dans une famille socialiste. Son père tenait un cabinet d’avocat et fut secrétaire de la chambre du travail de Catane, tandis que sa mère, Maria Giudice, jadis liée en « union libre » à l’anarchiste Carlo Civardi, avait été secrétaire de la Fédération socialiste de la province de Turin et rédactrice en chef de l’hebdomadaire « Il Grido del Popolo »Civardi mourut au front en octobre 1917. Un an plus tard, Maria écopa d’une peine de prison pour avoir incité les ouvriers d’une manufacture d’armes à cesser le travail. Relaxée en 1920, elle fait la rencontre de Giuseppe Sapienza en Toscane, au cours d’une manifestation, et s’établit avec lui à Catane, où elle fut assignée à résidence durant vingt ans. Elle et son conjoint feront face au déchaînement des squadristi : les locaux de la chambre du Travail seront incendiés, et eux-mêmes seront menacés de mort. En mai 1921, un des fils de Giuseppe, Goliardo, est retrouvé noyé : on n’en connaîtra jamais les auteurs – mafia ou fascistes ? Car, d’évidence, les idées et l’action de Maria et Giuseppe gênaient autant les uns que les autres. Les drames ne s’achèveront pas là : trois enfants de la famille mourront, à leur tour, dans des circonstances imputables à la montée du fascisme en Italie. En février 1942, Giuseppe est arrêté et écroué à la prison de Catane. À partir de 1943, il participe à la résistance à Rome en créant les brigades Vespri dans lesquelles Goliarda agit sous un faux nom. Recherchée par la police allemande, elle se réfugie dans un couvent. C’est une époque terrible pour la jeune femme : elle affronte la faim, la persécution nazie et la tuberculose. D’un autre côté, Maria Giudice, sa mère, est assaillie par des troubles mentaux qui lui valent d’être transférée dans un hôpital psychiatrique. Ainsi peut-on comprendre l’intensité de la séquence des hurlements puis des pleurs de Goliarda/Maria, à l’instant où sourdent les fracas des bombardements (25/28e min.). Expressions de terreur qui, dans le film, provoquent les regards hébétés et désarmés des figli di papà de la villa La Malga ! Au-delà d’un tournage, la vie de Goliarda et celle des siens sont à eux seuls le témoignage vibrant et grandiose d’une Italie à laquelle nous nous référerons sans discontinuer. Une Italie à laquelle, aujourd’hui encore, nous voulons croire.

 

Le film

 

Scindé en deux parties (d’une durée respective de 41 min. et 35 min.), Gli sbandati se subdivise en chapitres signés d’un écran noir. Le découpage effectué tente d’estomper les inconvénients d’un tournage compliqué. Le film n’a sans doute pas vu le jour dans une continuité souhaitée. Quoi qu’il en soit, leurs auteurs auront choisi d’attirer l’attention sur le drame des réfugiés citadins – la population civile chassée par les bombardements – d’une part, et la situation des soldats italiens capturés par l’armée allemande, d’autre part. Bien entendu, les tragédies spécifiques ne sont pas arbitrairement séparées. Dès l’orée du film, une mise en situation de type marxiste s’ébauche nettement : Martino, un bracciante repéré comme « agitateur », incrimine un propriétaire terrien, d’obédience fasciste, de ne pas vouloir l’embaucher, puis émet une réflexion acerbe à l’endroit d’un villageois qui prend sa défense [8]. Maselli tient à souligner le caractère économiquement conservateur du fascisme. Ailleurs, on pourra comparer la tablée des jeunes bourgeois – serveur en sus ! - autour de la Comtesse avec la chiche pitance de la famille de Lucia. Gli sbandati s’efforce, en outre, de décrire des personnages qui, même s’ils appartiennent à des milieux sociaux proches, n’ont pas obligatoirement les mêmes raisonnements, ni les mêmes attitudes face à l’Histoire. Nous émettons l’idée, suggérée plus haut, que bien des éléments – le sujet est signé Prando Visconti – appartiennent à la mémoire de compagnons proches du cinéaste ou des Visconti eux-mêmes. Enfin, s’y déploie, tout autant, et, en contraste avec ce contexte extrêmement tendu et écartelé, le récit d’une passion amoureuse impossible. De fait, la musique de Giovanni Fusco, à vrai dire très brahmsienne, c’est-à-dire romantique, traduisant précisément cet amour, n’est pas sans rallumer les passions incontrôlées du Senso de Luchino Visconti. L’amour à l’égard d’une personne, issue d’une classe plus aisée et qui, de surcroît, en aurait conservé les traits les plus caractéristiques, déchaîne paradoxalement une incompréhension et une haine décuplées. Elle devient l’expression d’une douleur inguérissable. Mais cet amour ne trouve aucune explication forcément rationnelle. Sauf, à considérer que ce qui aimante c’est précisément la différence ! Andrea, le fils de la comtesse (J.-P. Mocky), est aimée par une fille de son milieu, Isabella (Ivy Nicholson), et l’épousera un jour – qui sait ? – mais, à l’heure présente, celle qu’il aime passionnément, c’est la cartonnière de Lodi, Lucia (Lucia Bosè). Une de ces sbandati qui fait un métier peu « intéressant » (C’est Andrea qui ose le lui dire ainsi !), mais pour laquelle il éprouve la più grande sbandata (un gros béguin). Une fille noble – au vrai sens du terme - et fière qui lui répond aussi sec, et, avec une moue dédaigneuse : « On ne choisit pas toujours la façon de gagner sa vie ! » Ici, du côté des genres, les rôles s’inversent : le « petit soldat habsbourgeois » c’est la fille, isolata de pauvre condition, tandis que la comtesse Serpieri s’incarne en ce fils de dame-aristocrate, dirigeant une industrie (I. Miranda) – où l’on n’y produit pas seulement – guerre oblige ! – des réchauds électriques et des fers à repasser. Il existe, quand même, une différence entre Visconti et Maselli : là, c’est Andrea qui fait des complexes. « J’enrageais de me sentir inférieur à elle ! », se dit-il intérieurement (en voix off). La fille a son âge - vingt ans, l’âge des amours -, mais elle a déjà vécu, et possède une conscience d’elle-même et des siens plus affirmée. Au fond, n’est-il pas « une crapule » ? Andrea éprouve de la peine, car, c’est Carlo (Antonio De Teffè/Anthony Steffen), le cousin, fils de fasciste exilé en Suisse et recueilli chez sa mère, qui le lui assène. Ce Carlo n’est, en vérité, qu’un authentique résistant qui brûle l’héritage désastreux de son infâme géniteur. Le spectateur en est averti bien avant qu’Andrea n’ait flairé la chose. Tandis qu’Andrea croise au village Carlo, en compagnie d’un jeune rural, il remarque dans l’une de ses mains des imprimés pliés. Il l’interroge : « Ce sont les journaux du jour ? ». Carlo lui répond négativement, dissuadant celui-ci de les consulter. Au regard des scènes précédentes, on devine pour qui œuvre désormais le beau Carlo que la Comtesse héberge… Andrea évalue, maintenant, et, dans toute sa clarté, les pensées qui viennent de surgir en lui, quelques instants auparavant : « Je sentais qu’il (Carlo) avait raison, mais je ne voulais pas faire le premier pas… » La question de la rupture avec le milieu social d’origine est donc une des questions intrigantes du film. Qu’elle soit posée avec tant d’insistance ne surprendra pas. Elle concerne, au premier chef, les auteurs de Gli sbandati : la voix du narrateur n'est-elle pas celle d'Andrea ?

Dans une séquence névralgique (35e min.), au cours de laquelle les villageois sont réunis sur la place centrale, et, ceci afin d’entendre la radio annoncer l’armistice signé avec les forces alliées [9], la caméra fixe, par ailleurs, très bien les forces en présence : Lucia, au sein de la foule, jette un regard vers Andrea qui se retourne vers elle quasi instantanément (Champ/Contrechamp) – Plan, à présent, sur Carlo, au milieu de personnes liées à la Résistance/Contrechamp : Plan sur les derniers fidèles du fascisme qui accueillent négativement la nouvelle (on revoit le fameux propriétaire terrien du début)/Retour sur Andrea, la Comtesse et le « protagoniste qui n’était plus officiellement fasciste au 25 juillet », autrement dit « le patriotisme » qui agrée, en toutes circonstances, les décisions de l’autorité supérieure, la monarchie piémontaise. On pourra lui reprocher un caractère trop accusé voire simplificateur, mais elle prépare à la compréhension des événements ultérieurs, décrits dans la seconde partie du film.

Celle-ci met en relief, de façon extraordinaire, la situation de guerre civile dans laquelle le pays est plongé. Au demeurant, un sentiment de trahison – l’Italie est bafouée - habite toutes les parties engagées. À la station de Montodine, des soldats italiens, prisonniers des Allemands, se sont échappé d’un train. Ils refusent de servir la Wehrmacht. L’un d’eux est grièvement blessé. Carlo et ses camarades de la Résistance les accueillent. Lucia apprend la nouvelle à Andrea qui accepte de les cacher dans la villa. On note, au passage, l’absence de la comtesse Luisa. Évidemment, on croit pouvoir comprendre Andrea : il agit en Italien. Ces recrues doivent se conformer à l’esprit de l’armistice de Cassibile. Pourtant, leur évasion est interprétée par d’autres, fidèles au régime fasciste, comme une désertion. Les Allemands sont partout présents au Nord et les recherchent de façon implacable. Ces soldats ont donc besoin d’être protégés. Or, qui les protégera, sinon la Résistance ? Les soldats sont forcément partagés : entre ceux qui cherchent à rejoindre les partisans et ceux qui, lassés de tous ces événements, n’ont qu’une obsession, celle de rentrer à la maison. Ils finissent néanmoins par trouver un terrain d’entente. Andrea et Carlo sont, à ce moment-là, d’un parfait accord. En revanche, le troisième jeune bourgeois, Ferruccio (Leonardo Botta) n'est pas sur la même longueur d'ondes et les dénonce aux affidés de la République de Salò. Andrea réagit vigoureusement et administre une sévère correction à son ami d’enfance qu’on finit par séquestrer. Cette attitude le rapproche indéniablement de Lucia, avec laquelle il s’était séparé, de façon conflictuelle, à la fin de la première partie du film. Lorsque le camion arrivera et rejoindra les maquis, Andrea devrait logiquement suivre Lucia et Carlo ainsi que les soldats-fuyards. Or, Maselli a choisi d’introduire un coup de théâtre : l’arrivée en trombe de la Comtesse, en provenance de Milan. Elle surgit dans une voiture conduite par un officier allemand. À cet instant-là, la Comtesse, implorant son fils, invoquant la solitude d’une mère, réussit à faire fléchir Andrea. C’est aussi la fin d’un amour : Lucia, le visage brouillé par le chagrin et le dégoût, laisse Andrea dans l’effroi d’un sentiment de lâcheté et de culpabilité. La vraie terminaison du film est dans cette image. L’Histoire est cruellement faite : elle ne peut nous délier des engagements pris et à prendre. Andrea a forcément trahi.

 

Interprètes : Lucia Bosè et Isa Miranda

 

Avant Gli sbandati, son premier long métrage, Francesco Maselli avait réalisé de nombreux documentaires consacrés aux métiers artisanaux ; parmi ceux-ci, Festa a Positano et Festa dei morti in Sicilia, témoignages d’une époque vécue aux côtés de Goliarda Sapienza. Sa première fiction date de 1953 : il signe, avec Cesare Zavattini, l’épisode Storia di Caterina du film collectif L’amore in città. Maselli coopère donc activement au vent de renouveau qui traverse le cinéma italien d’après-guerre. Cependant, il s’efforce d’outrepasser le simple constat qui consiste à inspecter, avec une rigueur scrupuleuse, la réalité immédiate. Deux réalisateurs vont influencer ses propres recherches. Outre Luchino Visconti, très souvent cité plus haut, Michelangelo Antonioni constituera un pôle esthétique et psychologique décisif. Du reste, Maselli est associé à l’écriture scénaristique des premières fictions d’Antonioni, Cronaca di un amore (1950) et La signora senze camelie (1953). Dans ces deux films, la jeune Lucia Bosè en est la vedette principale. Maselli l’a découverte, comme actrice, à ce moment-là. Sa prestation dans Gli sbandati est magnifique. Elle pourra surprendre un public non averti. Car, en effet, dans les deux réalisations d’Antonioni, elle incarne des femmes d’un autre genre. C’est omettre qui fut, à l’origine, cette jeune femme… et aussi le fait qu’elle débuta, en réalité, chez Giuseppe De Santis, dans le rôle d’une paysanne nommée Lucia Silvestri, aux côtés de Raf Vallone dans cet excellent film, hélas bien oublié, Non c’è pace tra gli ulivi/Pâques sanglantes (1950). Elle avait même failli commencer plus tôt : Silvana Mangano lui fut finalement préférée pour incarner la protagoniste de Riso amaro (1949) du même De Santis. En outre, elle apparaissait, la même année, dans le rôle d’une bourgeoise froide et calculatrice – une vraie garce ! – dans un film symptomatique de l’Espagne franquiste, Mort d’un cycliste, dû à Juan-Antonio Bardem. Lucia Bosè était infiniment belle et sa coiffure lui valut d’être parfois comparée à Louise Brooks. Ne fit-elle pas la une des magazines transalpins en devenant, en 1949, « Miss Italie » ? Le cinéma l’attendait inévitablement… De fait, Luchino Visconti, accompagné d’un de ses proches, l’avait dénichée dès 1948. « […] en entrant dans une pâtisserie de Milan – la pâtisserie Galli de la via Victor Hugo, célèbre pour ses panettones – Visconti a remarqué une petite caissière de seize ans à la taille élancée, aux grands yeux mélancoliques, au maintien si racé qu’on la prendrait pour une aristocrate. « Vous, lui a-t-il dit, vous ferez du cinéma, j’en suis sûr. » C’est ce qu’écrit, dans son Visconti, une vie exposée [10], Laurence Schifano qui rappelle, néanmoins, la pauvreté initiale de Lucia : Qui est Luchino - l’aristocrate devenu communiste ? Cette employée qui trime depuis l’âge de douze ans ne le sait pas. Originaire d’une ferme des environs de Milan, Lucia était une fille de modeste condition, en proie à la misère et à l’angoisse des bombardements. « L’évasion, pour moi, c’était la ligne 26, Monforte, Scalo, Porta Romana, Ripamonti, Porta Vigentina. Il y avait Sergio, mon premier amoureux et l’Idroscalo, un quartier périphérique de Milan », dira-t-elle.  C’est le propre des êtres exceptionnels de pouvoir être, simultanément, raffinés, élégants et proches du peuple. C’est aussi le propre des grands acteurs de pouvoir incarner, tout à la fois, des personnages paradoxaux voire antagoniques. Lucia avait tout pour devenir une grande. Énoncer ce fait ne revient pourtant pas à diminuer les qualités de la direction d’acteurs et, en particulier, celles de Maselli. Quoi qu’il en soit, Cronaca di un amore fut véritablement le film qui la révéla. « Je n’avais jamais vu de femme aussi belle. Dans le bout d’essai, elle arborait un air sombre et troublant qui convenait à merveille pour le rôle », déclara Antonioni qui ajouta aussi : « Quand on a commencé à l’habiller avec des vêtements de haute couture et de vrais bijoux, la toute jeune fille qu’elle était est devenue une vraie splendeur. » (Entretien avec Lietta Tornabuoni).

C’est encore sous l’émanation d’Antonioni que Maselli médite le projet d’attribuer à Jean-Pierre Mocky le rôle d’Andrea, un fils trop émotif, et qui, au moment crucial, abandonne Lucia pour ne pas abandonner sa mère. Mocky avait incarné, avec beaucoup de conviction et de justesse, l’adolescent fanfaron et pourtant extrêmement fragile du segment français d’I vinti (Les Vaincus, 1952), basé sur un fait divers authentique (l’affaire Guyader). Sous son apparence joyeuse, le beau Pierre dissimule, dans cette œuvre, une solitude intérieure profonde et un besoin d’affection permanent. Maselli a donc, à juste raison, choisi l’acteur français pour camper Andrea. Cette mère tant aimé exerce, par ailleurs, la même fascination que celle de La Vena d’oro (1955) de Mauro Bolognini, jouée par l’actrice suédoise Märta Torén. Il est, par conséquent, assez curieux de retrouver Leonardo Botta, en tant qu’ami privilégié des deux fils (Mocky dans notre film ; Mario Girotti - futur Terence Hill - dans celui de Bolognini). Du reste, nous retrouvons fugacement Mario Girotti dans Gli sbandati également !

La mère souveraine, nous l’avons signalé, est incarnée par Isa Miranda (1909-1982). Cette diva se manifeste de manière sporadique dans notre film. Elle ne laisse pourtant jamais indifférent. Ce sont deux générations d’actrices qui se confrontent ici : Lucia Bosè figurerait celle de l’après-guerre, tandis qu’Isa Miranda personnifierait celle du ventennio fasciste. Évitons cependant l’a priori facile. Entre les deux comédiennes, existe une concordance de destin. Isabella Sanpietro – c’est son nom réel – est née à Milan d’une famille modeste. Comme Lucia, elle travaille, dès l’adolescence : d’abord comme ouvrière, puis comme dactylo. Et, bien sûr, elle n’est guère moins éclatante que Lucia ! La suite, on la devine : elle pose comme mannequin, apparaît dans des spectacles publics… et le cinéma lui ouvre bientôt ses portes. Sa reconnaissance est plus tardive que Lucia : elle a vingt-cinq ans lorsque Max Ophuls, contraint de quitter l’Allemagne en raison de ses origines juives, lui offre enfin un rôle remarqué dans La signora di tutti. La même année, elle tourne avec l’un des meilleurs représentants du cinéma italien d’alors, Mario Camerini (Como le foglie). Entre 1936 et 1938, Isa devient l’étoile féminine du cinéma transalpin. Il est donc logique qu’elle en verse un tribut : elle occupe le haut de l’affiche de Scipione l’Africano (1937, C. Gallone), film de propagande fasciste commandité par le Duce, destiné, par le biais de l’Antiquité romaine, à ranimer la flamme nationaliste et coloniale. À vrai dire, Isa est d’ores et déjà une comédienne de stature internationale. Son objectif est de tourner à Hollywood. Aussi, n’est-on pas surpris de la voir s’embarquer vers le Nouveau Monde, fin août 1937, à bord d’un transatlantique. La Paramount n’est pas en reste : on s’efforce de lui façonner l’image d’une star d’origine étrangère. Une vague ressemblance avec Marlène Dietrich pourrait la favoriser. C’est du moins ce que tente Robert Florey, avec Hôtel Imperial (1939). Toutefois, au bout de quelques mois, il est évident que l’actrice ne s’adapte guère à l’univers hollywoodien. À l’écran, elle n’est pas foncièrement médiocre, mais elle souffre de ne rien pouvoir faire d’autre que de singer les autres stars d’Hollywood. Fin 1939, elle retourne donc au pays. Or, là aussi, sa surprise sera grande. Au fond, c’est la Guerre et si la Miranda était aux États-Unis, c’est qu’elle était chez les « ennemis » !  « Le gouvernement de mon pays m’accueillit avec réprobation, confiait-elle plus tard. Une circulaire du Ministère fasciste de la Culture ordonnait aux journaux de ne pas s’occuper de moi et le Ministère de l’Intérieur avait recommandé de ne plus me délivrer de passeport. » De façon étrange, Isa avait été l’actrice principale de l’insolite Passaporto rosso [11] (1935) de Guido Brignone, un des films les plus originaux de l’ère fasciste, ne serait-ce qu’à travers le thème abordé, celui de l’émigration italienne. Quoi qu’il en soit, la carrière d’Isa semblait dorénavant entravée : le régime la boycottait ouvertement. C’était tout de même surestimer le poids des autorités les plus attachées au fascisme. Alfredo Guarini, le producteur de Passaporto rosso, peu connu en nos contrées, l’aidera à se reconstruire. C’est, à vrai dire, l’irruption du calligraphisme, courant formaliste très furtif, exprimant simultanément le repli et le refus, qui dessinera une neuve représentation de l’artiste. Certes, Malombra de Mario Soldati et Zaza de Renato Castellani, tous deux sortis en 1942, diffèrent notablement. Tandis que le film de Soldati assume ses choix esthétiques, le second en subit essentiellement l’influence.  Les deux films diffusent, en tous cas, le sentiment d’impuissance qui scelle, à ce moment-là, l’Italie tout entière. L’obtention des deux rôles est cependant vécue comme une heureuse conjoncture : Isa n’était, en aucune façon, l’interprète souhaitée. Soldati croyait Alida Valli préférable, alors que Castellani envisageait Luisa Ferida pour incarner Zaza. Selon ce dernier, Isa Miranda n’aurait interprété ce rôle que parce qu’elle venait de le perdre aux États-Unis dans le Zaza de George Cukor (1939) au profit de Claudette Colbert. En réalité, c’est un accident de voiture qui l’en avait privée. Malombra retiendra prioritairement notre attention. Dans ce film, transcription d’un roman de Fogazzaro, Isa personnifie une jeune marquise, orpheline et désargentée, qui, après avoir lu une œuvre traitant de la métempsychose, croit reconnaître en son oncle maternel la réincarnation du mari de Cecilia, son ancêtre. Situé en Lombardie, dans la région des grands lacs, le film de Soldati, d’une « lenteur suppliciante » (J. Lourcelles), dépeint, avec une splendeur morbide, l’univers décalé si ce n’est la folie des personnages mis en scène – aristocrates qui ne perçoivent désormais plus rien du monde extérieur. Il est naturellement troublant de retrouver Isa en comtesse certes vieillie, mais au magnétisme intact, dans Gli sbandati. Ses brèves apparitions jettent une lumière révélatrice sur le caractère d’une aristocrate industrielle – lombarde, de surcroît - cramponnée à d’étroits jugements de caste et d’honneur, et, subséquemment « collaboratrice » - c’est le terme utilisé par son protecteur, un officier nazi, soucieux que sa luxueuse demeure soit préservée. La dame-patronnesse aux abois n’a qu’un seul souci : fuir en Suisse avec les siens… en spéculant sur des « jours meilleurs » pour l’Italie (sic) !  Elle déploie, à ce sujet, un chantage sentimental à l’endroit d’Andrea, son fils. Sa solitude et sa détresse sont pourtant bien réelles, à l’image de cette monarchie discréditée qui tente alors de sauver ses ultimes vestiges.  Tandis qu’au Nord, dans la région des grands lacs toujours, au milieu de la confusion et de la discorde, s’éteignent les dernières flambées criminelles d’un fascisme à l’agonie… Il est impossible qu’Isa ne s’en soit pas souvenue en interprétant la comtesse Luisa.

 

Conclusion

La digression rétrospective nous semblait nécessaire. Elle pouvait instruire, forger des clefs de compréhension. La réussite de Gli sbandati s’explique non par l’audace de son sujet uniquement, mais par l’authenticité des incarnations. Nous l’avons suggéré auparavant : le vécu des interprètes a sûrement impacté le film [12]. D’un autre côté, le réalisateur était lui-même très concerné et parfaitement conscient des implications d’un tel récit. Gli sbandati n’évite pas le raccourci trop rapidement esquissé : des mises en situation auraient mérité des regards plus approfondis et plus subtils. Or, nous n’ignorons pas les conditions d’un tournage contrarié. Les autorités au pouvoir manifestèrent, en actes, leur agacement à l’endroit d’un projet qui réveillait des aspects politiques que l’on cherchait à enfouir dans les décombres d’un passé jugé, en haut lieu, et, selon la formule de Giulio Andreotti, comme peu à même d'instaurer un « optimisme sain et constructif, susceptible d’aider l’humanité à progresser ». Gli sbandati est donc un double témoignage : témoignage sur un événement majeur et tragique de l’Histoire d’un pays et témoignage politique sur les aléas d’un tournage, et, en conséquence, sur les orientations culturelles de l’État italien d’après-guerre. À ce titre-là, Gli sbandati demeure extrêmement précieux. Au même titre que de nombreux chefs-d'œuvre du cinéma néoréaliste d’après-guerre, devenus incontournables grâce au ton de vérité poignante qui s’en dégage.  

 

 

2 /12 janvier 2019,

 

MiSha.    

     

 

[1] L. Schifano : Le cinéma italien de 1945 à nos jours, Armand Colin, 2007.

[2] Livret DVD Gli sbandati. Cité par Anna Savelli.

[3] Dans le film, le sous-titrage indique plutôt Les Abandonnés. Les protagonistes de la résidence d’été les appellent, pour leur part, isolati (isolés ou réfugiés).

[4] J.A. Gili : Les Égarésl’heure du choix. Critique « Positif », n° 665-666, Juillet –Août 2016.

[5] Cité par R. De Felice: Breve storia del fascismo, Arnaldo Mondadori Editore. 2000.

[6] C. Brice : Histoire de l’Italie, Perrin, 2002.

[7] Wilhelm Kempff (1895-1991), pianiste et compositeur allemand. Durant la période nazie, il se serait, dit-on, enfermé dans le mutisme le plus absolu. Il s’installa plus tard à Positano où il créa une école d’interprétation. C’est dans cette commune qu’il finit sa vie. Le compositeur finlandais Jean Sibelius, l’ayant écouté jouer la sonate Hammerklavier de Beethoven, lui aurait déclaré : « Vous n’avez pas joué comme un pianiste, mais comme un être humain. »

[8] « Tu dis que la guerre n’est pas finie, clame Martino au propriétaire, pour vousla guerre ne fait que commencer ! ». Il reproche ensuite à son défenseur d’avoir été fasciste jusqu’au 25 juillet 1943. Lequel répond : « C’était pour des raisons professionnelles ! »

[9] On aperçoit, du reste, sur le mur de l’osteria, une des devises du fascisme : « credere, obbedire, combattere. »

[10] Éditions Gallimard, 2009.

[11] Le titre du film fait référence au passeport de couleur rouge délivré par le Royaume d’Italie aux candidats à l’émigration (décret du 13/11/1919), transformé, par la suite, en décret royal. En 1928, celui-ci sera abrogé.

[12] À ce titre, nous aurions aimé rendre hommage à Giuliano Montaldo qui joue ici le rôle d’un soldat toscan évadé. Le réalisateur de Sacco et Vanzetti (1971) participera souvent à des entreprises liées à cette période de l’histoire italienne : soit comme acteur (Achtung ! Banditi ! 1951 – Chronique des pauvres amants, 1954), soit comme réalisateur (Tiro al piccione/Le commando traqué, 1961 – L’Agnese va a morire, 1976).

 

 

Gli sbandati (Les Abandonnés/Les Égarés), Italie. 1955. 76 minutes. Noir et blanc. Réalisation : Francesco Maselli. Scénario : F. Maselli, Aggeo Savioli, Prando Visconti. Photographie : G. Di Venanzo. Décors : G. Polidori. Costumes : Emanuela Castelbarco. Montage : Antonietta Zita. Musique : G. Fusco. Son : G. Della Vedova. Production : F. Cucchini, N. Caracciolo pour C.V.C. Prod. associé : A. Pellizzari. Interprètes : Lucia Bosè (Lucia), Jean-Pierre Mocky (Andrea), Antonio De Teffè (Carlo, le cousin d'Andrea), Leonardo Botta (Ferruccio), Isa Miranda (la comtesse Luisa), Ivy Nicholson (l'amie d'Andrea), Goliarda Sapienza (la tante de Lucia), Giuliano Montaldo (le soldat toscan). Sortie : 29/08/1955 au Festival de Venise.

 

 

 

 

 

 

Il sospetto/Le Soupçon (1975, Francesco Maselli)

 

 

 

Italie – 111 minutes. Couleur

Scénario: Francesco Maselli, Franco Solinas. Photographie : Giulio Albonico. Musique : Giovanna Marini. Montage : Vincenzo Vertecchi. Production : Grazia Volpi (“Cinericerca”). Interprétation : Gian Maria Volonté (Emilio), Annie Girardot (Teresa), Renato Salvatori (Gavino Pintus), Daniele Dublino (le fonctionnaire communiste), Felice Andreasi (Alessandri).

 

    ≈Synopsis.

    1934.Autrefois radié des cadres du PCI émigrés à Paris, Emilio demande à être réintégré au moment où s’effectue un changement de ligne politique. Il subit de nouveaux interrogatoires censés être capables de tester sa fidélité à l’organisation. Finalement coopté par le Comité central, il est envoyé à Turin pour repérer un soi-disant espion infiltré dans la direction locale du Parti. Débarqué en Italie, il est immédiatement identifié par l’OVRA, les services secrets de la police politique fasciste, et constamment filé. Ce qui provoque forcément l’arrestation des camarades qu’il contacte…

     

    ≈Le réalisateur s’exprime…

    • « J’ai tourné « Le Soupçon » parce qu’à cette époque, autour des années 70, il m’intéressait de décrire comment les divisions internes à gauche pouvaient conduire à l’échec (ndlr : Maselli est communiste). L’histoire n’aurait pu se dérouler qu’à Turin, nous étions d’accord sur ce point, Franco Solinas (ndlr : le scénariste) et moi. Turin fut l’unique ville où le Parti communiste, même aux heures les plus noires du fascisme, maintint une structure clandestine qui fonctionnait réellement. Le fascisme le savait et concentrait une attention soutenue sur les usines turinoises. D’un autre côté, les conflits au sein de la gauche pouvaient servir les desseins du fascisme. Durant le tournage du film, nous étions à l’hôtel Sitea et nous y avons rencontrée là Paola Borboni, une icône du spectacle transalpin, qui était déjà âgée (ndlr : elle avait 74 ans). J’ai fait un entretien avec elle : elle m’a interrogé sur la genèse du film, a émis des remarques très sensées puis m’a souhaité bonne chance. Je n’ai nulle part croisée une femme aussi magnétique, y compris dans sa façon de vous saluer. Le casting comprenait deux turinois : Gian Maria Volonté et Felice Andreasi, deux acteurs intelligents, capables de me fournir indications et suggestions sur le mode de vie des ouvriers. » (F. Maselli in: D. Bracco, S. Della Casa, P. Manera et F. Prono : a cura di, Torino città del cinema, Il Castoro, Milano, 2001)

     

    • « [...] Je pensais [...] avoir avec mon parti des problèmes pareils à ceux que m'avait valu mon précédent film : Lettre d'un ouvrier (ndlr : Lettera aperta a un giornale della sera). J'avais été alors assez critiqué au cours de polémiques ouvertes : on m'avait donné pour répondre dans le journal une place identique (quant à l'emplacement et l'espace) à celle des attaques. Je m'attendais à une nouvelle bataille de ce genre. Or, ce que les dirigeants et militants du parti ont vu - avec raison je crois - c'est un film qui, malgré toutes les contradictions, obscurités et même aberrations qui sont montrées dans le parti de cette époque - malgré, et même on peut dire à travers cela - donne l'image d'un parti qui était le seul à se battre contre le fascisme d'une façon organisée, qui était doublement héroïque, qui avait des possibilités d'influencer la base italienne, d'être en rapport avec elle. » (Entretien avec Jean et Ginette Delmas, « Jeune Cinéma », Paris, novembre 1975)

     

    • “[...] La conception du film remonte à 1971-72. Il repose sur la documentation fournie par les archives de l’Institut Gramsci. Nous y avons trouvé l’idée centrale du scénario, le soupçon généralisé, l’obsession de démasquer les espions poussés au-delà de la nécessaire vigilance révolutionnaire. À l’époque, le Parti utilisait tous les moyens dans la lutte contre l’infiltration : c’est cela que nous montrons mais en critiquant les excès de la logique de cette lutte contre le noyautage. […] par exemple, dans la scène avec le dirigeant de Milan qui donne à Emilio toutes les justes raisons de vigilance mais exprime aussi des soupçons contre les militants « trop parfaits ». C’est là un des points-clés du stalinisme, lié à une fameuse circulaire de Staline appelant à chercher l’ennemi non parmi ceux qui n’appliquaient pas la « ligne » mais parmi ceux qui l’appliquaient « trop bien ». (Francesco Maselli, propos recueillis par M. Martin, « Écran », mai 1976)

     

    ≈Anatomie d’un film

     Maselli choisit une période cruciale de l’histoire contemporaine. Les antagonismes idéologiques s’exacerbent et trouvent leur expression dans des conflits sanglants ; la France et l’Autriche sont le théâtre de violences provoquées par des groupes d’extrême-droite (février 1934). L’Allemagne est désormais national-socialiste et le nouveau chancelier Adolf Hitler, soucieux d’avoir les mains libres, purge au sein de son propre camp (« Nuit des longs couteaux », fin juin 1934) tandis qu’en Italie, le Duce semble, après douze ans de pouvoir, tenir la situation bien en mains ayant procédé à la fascisation complète de l’État. Dans ce contexte, les Partis communistes européens sont contraints de procéder à des révisions déchirantes. À la théorie « classe contre classe » succède lentement et difficilement une stratégie plus réaliste de « grand front antifasciste ». Des communistes « critiques » peuvent dès lors réintégrer les rangs du Parti. Cela ne va pas de soi pour autant. Staline s’est trouvé un ennemi, le « trotskisme », qu’il n’hésite pas à qualifier de « gauchisme » pour se couvrir des lauriers du « léninisme ». Tout désaccord exprimé à l’intérieur des organismes communistes est donc forcément d’inspiration « trotskiste » … Du reste, et, paradoxalement à la mise en œuvre de cette nouvelle politique, Staline prend prétexte de l’assassinat d’un rival – le secrétaire du Comité central, Sergueï Kirov - le 1e décembre de la même année, pour déclencher une purge contre d’autres responsables bolchéviks jugés comme « opposants », en particulier des « historiques » comme Zinoviev et Kamenev. L’histoire du communisme est donc traversée par une logique effrayante. À vrai dire, aucun militant communiste ne saurait échapper au « soupçon ». Emilio (Gian Maria Volonté) se trouve naturellement dans une position ambiguë. Il est chargé de démasquer un faux « camarade », mais il est, en même temps, mis à l’épreuve, surveillé et « honteusement » trompé. Maselli montre qu’il en est ainsi pour chaque militant : Teresa (Annie Girardot) qu’il connut jadis et qui, elle aussi, est jaugée. Maselli se sert généreusement du flash-back afin de souligner l’extrême tension et précarité des situations. Le film pourrait être un passionnant film policier (ou d’espionnage) s’il n’était, avant tout, le portrait d’un personnage confronté à un dilemme personnel. Pour la petite histoire, on rappellera qu’en Italie le film fut titré « Il sospetto di Francesco Maselli » afin de ne pas être pris pour un remake de celui d’Alfred Hitchcock avec Joan Fontaine et Cary Grant. Or, l’idée du « Soupçon » naquit au cours du tournage ; le titre provisoire étant « Missione nell’Italia fascista ».

    « Il sospetto » n’est pas précisément un film idéologique. Il n’est pas non plus un film purement historique, quand bien même on y détecte un patient et rigoureux examen. Il fouille surtout l’esprit d’une époque, d’un environnement et peint avec exactitude l’âme de ses malheureux héros. La cité de Turin hivernale et sombre, les lieux parcourus – la basilique rococo de Superga, le parc du château du Valentino, le musée égyptologique… -, les personnages craints ou recherchés, tous sont vus à travers la conscience et le ressenti du héros, interprété avec sobriété par Gian Maria Volonté. Le drame d’une conscience humaine (« Je suis membre du Parti communiste et je n’ai rien d’autre à déclarer », dit Emilio aux sbires fascistes) s’inscrit sans schématisme au sein d’une tragédie en deux dimensions qui ne cessent de s’interpeller l’une et l’autre : celle d’une destinée communiste tiraillée, défaite et trahie et celle d’une Europe dévastée par le totalitarisme. « Mon film n’ayant pas de rapport avec la réalité contemporaine, je ne le considère pas comme un film politique », disait Maselli qui ajoutait : « Il joue un rôle de médiation en cherchant plutôt à approfondir un moment critique de l’histoire ».  « Il sospetto » survenait cependant à un moment critique de l’histoire du PCI, dans ces années 70 où se formait désormais une « gauche » plus radicale, égalitaire et anti-autoritaire en prise avec un mouvement social que l’appareil du Parti n’avait guère anticipé. On peut donc lire ici une inquiétude toute contemporaine.

     

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    Photo ci-dessous : Gli sbandati (1955) : Lucia Bosè et Goliarda Sapienza (avec l'enfant). 

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