Paolo e Vittorio Taviani : Padre Padrone
... Hommage à Paolo et Vittorio Taviani
[1931-2024 / 1929-2018, San Miniato (province de Pise)]
Padre Padrone (1977) ou l’éducation d’un berger sarde
- « Aujourd’hui, c’est le tour de Gavino, demain, cela sera le vôtre. » (Le père de Gavino)
« C’est le 7 janvier 1944 que, pour la première fois, j’ai pris place sur les bancs de l’école, et j’avais trois mois de retard sur mes condisciples. Né à la fin de 1938, je venais tout juste d’achever ma cinquième année : mais, au regard de l’état-civil, j’atteignais en ce 1944 l’âge de scolarité obligatoire, six ans, et l’institutrice fut bien obligée de m’accepter. Les premiers jours, mes camarades se moquaient de moi et ricanaient de mon ignorance : tous, garçons et filles, étaient plus âgés que moi, et nombre d’entre eux redoublaient leur classe. Ils crânaient devant moi, car ils savaient déjà tracer leurs bâtons, écrire et lire les voyelles et les consonnes. [...] Contre la volonté de mon institutrice et la mienne propre, mon expérience scolaire ne dura qu’un peu plus d’un mois et s’interrompit bien avant que je devienne un écolier. [...] Un matin de février, comme notre maîtresse s’efforçait de me faire tracer des lettres au tableau noir, mon père, animé par la conviction morale qu’il était mon seigneur et maître, entreprit de s’en prendre dès la rue, avec le regard terrifiant d’un faucon affamé (de unu astore famidu), à l’école : et; l’instant d’après, il fit bruyamment irruption dans la classe. [...]
- Je viens reprendre mon gamin. Il me servira à mener mes brebis et à les garder... Il est à moi. Et moi, je suis tout seul. Je ne peux pas laisser mes bêtes sans surveillance quand je viens ici à Siligo livrer mon lait à la fromagerie ou faire mon marché. Je ne suis pas uniquement berger [...] il me faut cultiver une partie de ma terre [...] Cela a toujours été notre sort à nous, bergers. Il y a des bandits partout, vous le savez bien, madame l’institutrice. [...] »
- Gavino Ledda (Padre Padrone)
~ L’analyse de Freddy Buache
Padre Padrone est une formule que la traduction française littérale (père/patron) rend mal. Il s’agit d’une œuvre sans vedettes, tournée en 16 mm (gonflé 35 mm), produite par la télévision italienne et qui raconte l’enfance, l’adolescence la jeunesse d’un petit berger de Sardaigne, analphabète jusqu’au moment de son service militaire, qui décide alors de devenir professeur de linguistique spécialiste du dialecte, et qui le devient : Gavino Ledda (note personnelle : natif de Siligo, dans la région du Logudoro volcanique au nord-ouest de l’île, Ledda est aujourd’hui âgé de 85 ans) raconte dans son livre qu’adaptent librement les frères Taviani cette expérience extraordinaire. Nous le voyons lui-même en personne au début du film, debout dans l’espace où commença l’aventure et où va débuter le récit : l’école du village. Il taille un bâton, le tend à l’acteur chargé d’incarner son père et disparaît du champ investi, de la sorte, par la fiction : d’emblée, le garçonnet est retiré de la classe parce qu’il n’a pas à perdre son temps avec l’instituteur (note : ici, c’est une institutrice !) puisque l’organisation familiale du travail exige qu’il devienne berger pour garder le troupeau de chèvres dans la montagne. Il va se laisser engourdir par les tâches quotidiennes, la solitude et l’obéissance (tout en bénéficiant des excellents conseils pratiques de son père-patron joué par Omero Antonutti : « Tu dois te concentrer. Avec les yeux le jour et les oreilles la nuit. Tu dois connaître la terre et le bois, pied à pied. Tu devras savoir t’orienter en tout lieu, à tout moment », lui dit-il) jusqu’à l’instant où le désir de communiquer par la musique le conduit à transgresser la loi du maître à l’esclave pour se procurer un accordéon. Ce premier geste ouvre la brèche où va s’engouffrer l’ouragan qui va le conduire jusqu’à la prise de parole.
Cette conquête d’un langage s’allie à une chronique paysanne d’une beauté folle. Exploité par le patriarche qui le traite en serviteur, qui ne perçoit en son fils qu’une force de production et qui n’hésite jamais à recourir aux châtiments corporels, l’enfant apprend d’abord à lire les signes de la nature et de son propre corps, avant de s’éveiller à la conscience, puis à la révolte. Les Taviani traitent par la sauvagerie lyrique aussi bien que par la tendresse les mœurs campagnardes dont la signification est exprimée superbement par un accompagnement sonore d’une violence poétique foudroyante. Ils ne craignent jamais l’efficacité des effets d’accompagnement ou de discrépance, car leur écriture a besoin de ces ornementations flamboyantes dans la mesure où elle relève de l’opéra plutôt que du conte réaliste. Leur film, pourtant, n’évite aucun des aspects du sujet, de la sexualité à l’économie agraire, pour saisir les complexes fondements du pouvoir et du savoir en faisant éclater un inoubliable chant de liberté. [...] Aucun jugement de valeur n’est porté sur cette épopée strictement personnelle qui n’est pas décrite pour offrir un modèle mais pour que se révèle à travers elle toutes les tensions, tous les rapports ambigus d’une organisation sociale fondée sur la propriété. Que cette organisation soit saisie à son stade primitif et que l’Œdipe y hante la relation du valet avec l’employeur ne font que mieux dévoiler des structures profondes que la modernisation masquera peut-être, mais ne brisera pas. C’est pourquoi les auteurs insistent sur la nécessaire complémentarité de la connaissance technique et des riches acquisitions de la pensée sauvage, de la maîtrise intellectuelle et de la sensualité (l’une étant paralysante sans l’autre). Padre Padrone apparaît dans l’histoire du cinéma comme un événement comparable à l’irruption de La terra trema de Luchino Visconti, sur les écrans au lendemain de la guerre. [...]
F. Buache in : Le cinéma italien 1945-1979, L’Âge d’Homme, Lausanne.
¬ Padre Padrone. Italie, 1977. 117 minutes. Réalisation : Paolo et Vittorio Taviani. Scénario : Taviani d’après le récit autobiographique « Padre Padrone : L’Educazione di un pastore », de Gavino Ledda (1975, Feltrinelli ; traduction française pour Gallimard par Nino Frank). Photographie : Mario Masini. Musique : Egisto Macchi. Montage : Roberto Perpignani. Décors : Gianni Sbarra Costumes : Lina Nerli Taviani. Production : Giuliani G. De Negri pour la RAI-TV. Interprétation : Omero Antonutti (le Père), Saverio Marconi et Fabrizio Forte (Gavino Ledda adulte et enfant), Marcella Michelangeli (la mère), Stanko Molnar (Sebastiano), Gavino Ledda (lui-même), Nanni Moretti (Cesare). Sortie : 20 mai 1977 au festival de Cannes. Palme d’Or.
~ Extrait d’entretien avec Jean A. Gili (« Écran », octobre 1977)
Q. Le père est victime de l’idéologie dominante. Il impose aux autres un esclavage qui est à l’image de son propre esclavage.
Vittorio Taviani. En effet. Le père croit conquérir son identité en empruntant au pouvoir qui le tient esclave les formes de ce pouvoir même. En ce sens, c’est un être subalterne et victime.
Paolo Taviani. Au fond, le père n’est que l’ombre de ce pouvoir. Il est la mimesis de certaines attitudes du pouvoir sans être le pouvoir. Et quand le fils, dans la dernière partie du film, lui révèle sa vérité, le père ne peut pas l’accepter parce que s’il l’acceptait, cela signifierait qu’il renierait toute son existence passée. Et c’est pour cela qu’il arrive à l’affrontement physique. Lorsqu’il découvre cette vérité, il la refuse immédiatement parce que l’identité que lui propose le fils correspond à un personnage qui non seulement le condamnerait lui-même mais condamnerait aussi toutes les générations précédentes.
Vittorio Taviani. Sans s’en rendre compte, le père re-parcourt - plus dans notre film que dans l’ouvrage - les étapes d’une structure économique précise, les étapes du capitalisme. D’abord, il possède un tout petit capital et il le gère en travaillant, c’est un capital actif. Quand un autre propriétaire vient à disparaître tragiquement, il englobe le capital du défunt et renforce son patrimoine. Au lieu de gérer activement ce petit patrimoine, il le transforme en capital bancaire, en capital passif (note personnelle : voir la séquence du rendez-vous en banque du père tout-puissant, entouré de sa famille au complet, excepté Gavino mobilisé aux armées. Il dit ceci : « J’ai tout vendu. Je n’ai gardé que le champ et les chèvres. Je place tout en banque à 10 %. En 7 ans, je double le capital. S’il le faut, je prêterais directement. » )
•• Premier invité à assister, à Cinecittà, à la projection du film, Gavino Ledda, qui essayait, jusque-là, d'observer une attitude distanciée et objective, ne put s'empêcher de pleurer lorsqu'il vit la scène où le père, après avoir battu l'enfant, le prend dans ses bras et que, sur la bande-son, débute un chant sarde de douloureuse imploration. À ce moment-là, le père croit avoir tué le fils. Paolo Taviani précise : « Cette récupération du père qui existe dans notre film - père et fils sont victimes de la même situation - ne figure pas dans le livre. (...) Gavino Ledda ne pouvait pas se permettre, dans sa structure narrative, de parler de ce problème et de l'affronter. »1 La logique de révolte et d'affirmation du droit à l'indépendance, qu'implique le livre de Ledda, en aurait été effectivement annihilée.
À la fin du film, Gavino Ledda considéra, paradoxalement, que celui-ci, « tout en étant totalement différent de son livre, demeurait, quant au fond, complètement identique. »
~~ Extrait d’entretien pour Cinéma 77
Paolo et Vittorio Taviani. Pour transposer le livre de Ledda au cinéma, il fallait le détruire. Car nous pensons que le langage n’est pas ce qu’en disent les écoles idéalistes, à savoir un fait formel externe ; mais le langage c’est le mode d’être d’un homme (d’un auteur) avec les autres, pour les autres, contre certains autres. Si donc le langage engage toute la responsabilité de l’auteur, notre film ne pouvait résulter que du choc entre la personnalité de Gavino Ledda et la nôtre, justement dans la forme de son langage.