Écran : Sorties 2023 (I)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

¬ Toute la beauté et le sang versé

All the Beauty and the Bloodshed, 2022 

Laura Poitras

 

 

 

 Né un 2 février de l’année 1964 à Boston, Laura Poitras est une photographe et une documentariste américaine dont l’œuvre est essentiellement constituée de films politiques - 5 courts métrages et 7 longs métrages. Elle a initialement un tout autre projet : elle aime la gastronomie et veut être une chef-cuisinière. Elle entre donc au fameux restaurant français de Boston, « L’Espalier », fondé et dirigé par le regretté Moncef Meddeb, chef d’origine tunisienne disparu en 2019. Cependant, après avoir achevé des études à la Sudbury Valley School, où il n’y a ni notes, ni division des élèves par âge, elle se rend à San Francisco pour prendre des cours au San Francisco Art Institute où elle étudie auprès du cinéaste expérimental Ernie Gehr. En même temps, Laura Poitras suit des cours de sociologie et de sciences politiques. « Je me suis intéressée, dit-elle, à l’École de Francfort et au mouvement intellectuel critique qu’incarnaient des penseurs comme Walter Benjamin, Theodor Adorno, Herbert Marcuse, pour qui les sciences sociales étaient plus interprétatives et artistiques que ce que l’on considère habituellement. Ces figures m’ont beaucoup inspirée. La critique politique adossée aux sciences sociales, la réalisation cinématographique, tout s’est emboité au moment où j’ai commencé à faire des films. »

De fait, les sujets choisis par Laura Poitras sont tout à la fois hardis et captivants. Ici, nous aborderons son dernier LM documentaire, Toute la beauté et le sang versé (All the Beauty and the Bloodshed), récompensé d’un Lion d’Or à la Mostra de Venise 2022 et qui relate l’œuvre et la vie de Nancy (Nan) Goldin, une artiste photographe, âgé aujourd’hui de 71 ans. Au cœur du film, le combat de Nan Goldin contre le clan américain Sackler y est décrit largement. Les familles Sackler - Arthur M. Sackler, le patriarche décédé en 1987, Mortimer et Raymond - sont les maîtres des laboratoires pharmaceutiques Purdue Pharma, impliqués dans le scandale des opioïdes avec OxyContin, un analgésique stupéfiant extrêmement puissant dérivé de la thébaïde. Nous en reparlerons plus bas.

Examinons auparavant les grandes étapes du processus créatif de Laura Poitras.

Son premier vrai documentaire, Flag Wars (2003, 86 min.), produit et dirigé avec Linda Goode Bryant, porte « sur la gentrification d’un quartier ouvrier noir à Columbus (Ohio), par des gays et lesbiennes blancs. J’ai observé cela du point de vue des tensions économiques et raciales. Là, j’ai sérieusement appris à faire du documentaire. On filmait au quotidien les habitants dans leur quartier en plein bouleversement. En suivant la vie de ces gens, on apprenait sur la société, sur les classes sociales, le racisme, l’homophobie... Tous ces thèmes organiquement imbriqués affleuraient naturellement, sans structure préconçue, dans le cours du film. C’est ainsi que j’ai vraiment compris ce que je voulais faire et que, depuis, je n’ai cessé de faire. » (L. Poitras)

Avec My Country, My Country (sorti en 2006 sur le réseau de télévision public PBS), la réalisatrice franchit un palier décisif. C’est d’ailleurs ce film qui la placera sur la liste de surveillance du département de la sécurité intérieure (DHS) en 2004. « J’ai été informé, dira-t-elle, par la sécurité d’un aéroport qu’on m’avait attribué l’indice de menace le plus élevé possible au département de la DHS. » My Country, My Country forme en effet le départ d’une trilogie poursuivie avec The Oath (2010) et Citizenfour (2014), Oscar du meilleur documentaire en 2015. Ces trois films sont consacrés à une Amérique post-11 Septembre, « trois perspectives sur la réponse américaine aux attentats du 11 septembre 2001 », affirme-t-elle. Nous l’écoutons :

« My Country, My Country est consacré à la guerre d’occupation en Irak. The Oath (Le Serment) porte sur la prison de Guantanamo et Al-Qaïda. Citizenfour dévoile, à travers Edward Snowden (ndlr : informaticien lanceur d’alerte, ancien employé de la CIA et de la NSA), la logique de surveillance de masse de la part du gouvernement américain. Je vivais à New York au moment des attentats et j’ai compris que nous étions face à une mutation historique. La réponse américaine qui s’est ensuivie m’a terrifiée. En tant que réalisatrice, j’ai cherché à documenter ce processus et à en montrer les contradictions. Il s’agissait de déconstruire la rhétorique qui justifiait l’occupation et la guerre en Irak par le soupçon de présence d’armes de destruction massive - ce qui n’a jamais été prouvé -, le tout au nom de la démocratie. Un discours relayé par le gros des médias américains. C’était fou. Il fallait pointer les dangers de cette situation, notamment celui de la radicalisation de plusieurs générations d’Américains. Les États-Unis donnent des leçons de démocratie et de liberté au monde entier, alors qu’aujourd’hui encore, des prisonniers qui n’ont jamais été inculpés croupissent à Guantanamo. [...] j’ai donc passé huit mois en Irak à filmer la famille d’un médecin - le docteur Riyadh al-Adhadh, candidat sunnite aux élections, ainsi que les soldats de l’armée américaine. Je me suis même retrouvée à filmer l’achat au marché noir d’armes par des mercenaires australiens embauchés pour protéger les bulletins de vote nécessaires aux élections. Mon objectif était de mettre en question la légitimité d’un processus démocratique qui se déroule sous occupation. C’était passionnant de voir que les Irakiens qui étaient critiques face à l’occupation américaine l’avaient aussi été face à la dictature de Saddam Hussein et étaient prêts à risquer leur vie pour bénéficier d’un processus démocratique leur permettant de se déterminer librement. »

Avec Citizenfour (114 min.) , Laura Poitras qui travaillait au préalable sur un film traitant des programmes d’écoutes américains ne se contente plus de filmer : elle entre dans la mécanique du lancement d’alerte, avec laquelle néanmoins elle conserve une certaine distance critique, très perceptible dans Risk (2016, 86 min.), un documentaire consacré à Julian Assange, un célèbre cybermilitant australien, fondateur de WikiLeaks, passible d’une peine de 175 ans de prison par les autorités américaines qui l’accusent d’espionnage. En janvier 2013, Laura Poitras a reçu pour la première fois un e-mail anonyme signé Citizen Four, le nom de code que s'était donné Snowden. Il y explique qu'il propose de rendre publique une grande quantité d'informations sur les pratiques de surveillance illégales de la NSA et d'autres agences de renseignement. Avec le journaliste d’investigation Glenn Greenwald et un reporter du Guardian, Ewen McAskill, elle se rend à Hong Kong pour filmer la rencontre avec le lanceur d’alerte qui se révèle être Edward Snowden. Ils se rencontrent plusieurs fois sur une période de huit jours dans une chambre de l'hôtel Mira à Hong Kong.

 

Bien que le caractère du travail de Laura Poitras revêt un aspect politique ordinairement critique, il s’appréhende aussi comme le tableau de personnages à la croisée d’une fracture historique et politique. Ces hommes ou ces femmes passent désormais du côté de ceux qui agissent contre un système. Ainsi de Julian Assange, d’Edward Snowden, de Nancy Goldin, de Riyadh.

 

Dans Toute la beauté et le sang versé, Laura Poitras dresse le portrait d’une artiste photographe, Nan Goldin. Le témoignage de Nan Goldin reste intimement lié à son propre vécu. Selon cette dernière, la photographie est le médium approprié pour garder de manière indélébile des signes de nos existences, projetant pour l’éternité une seconde mémoire. Dans le film de Laura, Nan s’exprime ainsi : « C’est plus dur de nourrir de vrais souvenirs. Une histoire c’est différent d’un souvenir. L’expérience réelle a une odeur, elle est sale. Elle n’est pas enjolivée par un dénouement simple. Les vrais souvenirs c’est ce qui me touche à présent. » Nan Goldin est indélébilement marquée par la disparition de Barbara, cette sœur aînée qui prodiguait envers elle une sollicitude toute maternelle, cette jeune femme qui avait des goûts et un comportement peu conformiste, et qui, à cause de cela, fit dans cette Amérique si puritaine de nombreux séjours en hôpitaux psychiatriques. « Le suicide de ma sœur m’avait rendue muette, six mois durant », confesse Nan. « Je me suis fait virer de toutes mes écoles et de mes maisons, de mon propre foyer y compris », dit-elle encore. Nan Goldin atterrit dans une institution qu’elle nomme « hippie » (ndlr : La Satya Community School de Lincoln, dans la Massachussets) : là justement, elle ne sera plus renvoyée, et, de surcroît, encouragée par un enseignant, s’initiera à la photographie. Dans ce milieu libertaire, elle rencontre deux camarades qui compteront parmi ses amis les plus chers : David Armstrong, « élégant et androgyne » qui deviendra, lui aussi, photographe, et Suzanne Fletcher, l’héroïne d’un film underground dû à Sara Driver, Sleep Walk, une « pépite » méconnue qui obtint, en 1987, le prix Georges-Sadoul. « Les trois jeunes gens se passionnent pour le travestissement, s'inventent des apparences que Nancy photographie comme des créations de mode. David, qui lui donne le diminutif de Nan, l'entraîne dans le milieu chatoyant et trouble des drag queens de Boston. Plus que l'ambiance de l'Other Side, le club où se retrouvent et se produisent les « drags », c'est la personnalité, l'existence même de ces marginaux, réfractaires à l'American Way of Life, qui attirent Nan Goldin. » (Hervé Le Goff) David, en particulier, l’initiera à la clef de la réussite (Coin of the Realm) - c’est le titre du deuxième chapitre de All the Beauty ... - : « faire de l’humour un mécanisme de survie », lâche Nan Goldin. L’artiste photographe ira donc naturellement fouailler bien loin de son milieu d’origine, quêtant une autre vérité dans des communautés très marginalisées. Son travail documente un monde particulier : drogue, prostitution, homosexualité, femmes maltraitées, victimes du Sida ... Au cours des années 1970, elle débute une œuvre-diaporama qu’elle élabore sur plus d’une quinzaine d’années, The Ballad of Sexual Dependency (1985), constituée de plus de 800 diapositives projetées en boucle et accompagnées de chansons issues d’univers et d’inspirations très divers, tels que James Brown, Maria Callas ou The Velvet Underground. Ce qu’il faut rappeler ici c’est que Nan Goldin attache plus d’importance à la souffrance et au comportement des individus plutôt qu’à la simple description d’un milieu. Elle désire le faire sans aucune censure. Du reste, elle se photographiera elle-même après que son ancien compagnon l’ait battue.

 

En 2014, Nan Goldin, atteinte d’une tendinite au poignet, utilise de l’OxyContin pour soulager sa douleur. Cet analgésique lui a été prescrit par un médecin berlinois. L’OxyContin crée une addiction qui peut s’avérer mortelle. Sur la seule année 2017, l’addiction aurait entraîné le décès de 64 000 personnes. Au cœur de ce scandale, il y a le laboratoire Sackler. À la fin de cette année-là, Nan Goldin se lance donc dans un nouveau combat : l’activisme contre le clan Sackler. Sa résolution s’affermit lorsqu’elle apprend que les distributeurs de naloxone, médicament de référence dans le traitement d’urgence des surdoses d’opiacés, qui devaient être installés en libre accès dans la ville de Cambridge (Massachussets) ne verraient jamais le jour. « Des milliardaires avaient bloqué le projet », explique-t-elle. « C’est ce qui m’a conduit à m’impliquer dans cette lutte. » En compagnie d’artistes et de militants, Nan fonde le collectif PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) qui prône la réduction des risques sanitaires et la prévention des overdoses.

 

Or, si le combat de Nancy Goldin prend d’emblée un caractère singulier c’est en raison précisément d’un aspect qu’elle ne pouvait soupçonner. « Je me suis focalisée sur les Sackler car c’est un nom qui m’était familier. Je supposais qu’il s’agissait d’une famille de généreux mécènes (ndlr : le docteur Arthur Sackler a fait don d’une grande partie de ses collections d’art aux musées du monde entier) qui soutenaient des artistes que j’appréciais », déclare Nan. Or, on l’aura compris, la provenance de leur argent était sale. En 2018, la photographe écrit à ce sujet un article au vitriol dans Artiorum. Durant de longues années, les Sackler sont parvenus à dresser une cloison entre leurs activités pharmaceutiques et leur mécénat artistique. Si les Sackler ne seront, sans doute, jamais jugés, en revanche, l’activisme de Goldin et de PAIN les aura décrédibilisés dans les milieux artistiques. Du reste, les Sackler ont volontairement provoqué la faillite de Purdue Pharma. Dans le film de Laura Poitras, le journaliste d’investigation Patrick Radden Keefe explique les choses ainsi : « Arthur (Sackler) est mort avant le lancement de l’OxyContin. Pourtant, ces événements se rapportent en grande partie à son héritage. Pour ses contemporains, il apparaît être un collectionneur d’art philanthrope. En réalité, c’est le récit du cadavre dans le placard. C’est que son statut et sa fortune provenaient de la vente d’un médicament addictif. Tout l’empire Sackler s’est édifié sur le marketing, celui du fameux oxycodone, mais aussi de la marque Sackler. La famille de mécènes dans le monde de l’art, et de l’autre côté, l’histoire sordide mêlant marketing pharmaceutique, addiction et mort. » D’où le titre du film de Laura Poitras : « Toute la beauté et le sang versé ». Ce sont aussi les paroles de Barbara « Holly », la sœur aînée de Nan, prononcées à la suite d'un test projectif, œuvre du psychanalyste suisse Rohrschach, outil d'analyse au demeurant fort contesté. Cette sœur qui s'évadera de l'hôpital psychiatrique pour se précipiter sous un train. Laura Poitras met en relief la vidéo d'une quarantaine de minutes, Sisters, Saints, and Sybils (2004) due à Nan Goldin.  Revenons au cas Sackler : on aurait tort de ne voir, à travers celui-ci, qu’un épisode extrême de la pieuvre capitaliste. Il n’y a nulle exception dans ce monde-là. Sackler ment, mais sa malfaisance ne ment pas : c’est celle d'une société. Nan Goldin affirme : « Tous les riches craignent qu’on se penche sur leur argent. » Et si les institutions culturelles officielles comme les musées - Laura Poitras filme les militants de PAIN au Museum Metropolitan of Art (Met) puis au Musée Guggenheim à New York - se taisent, on comprendra qu’elles aussi ont certainement beaucoup à cacher.

Nous l'avons souligné plus haut, All the Beauty and the Bloodshed c'est aussi l'histoire et le destin de Nan Goldin, intrication à triple niveau : autant autobiographique qu'artistique et politique. Le film, dans sa complexité fascinante, nous laisse comprendre pourquoi une femme comme elle ne pouvait qu'être touché par un tel drame, un tel scandale que celui de l'affaire Sackler ; comment, également, elle a appris à se battre pour faire admettre un autre monde, un monde qui ose s'exprimer et se regarder comme il est et non comme le voudraient quelques-uns. Cette humanité de la marginalité (ou de la folie) que l'on considère comme « enfants perdus » et que l'on exclut. Il n'y a personne qui ne puisse s'en imaginer si éloigné. La normalité est un monstre froid, les hommes l'ont inventée et conceptualisée à des fins de domination. Les Sackler sont un versant de cette hideuse  société de la normalité qu'on instrumentalise. Nan Goldin a trouvé, quant à elle, le moyen de « dépasser la peur » : la photographie est devenue son moyen d'expression et sa façon de survivre. Elle lui a permis de déchirer le silence et pour une éternité. Aussi, éprouve-t-on une émotion indescriptible à voir défiler ses portraits d'êtres si vivants qu'on en ressent, au-delà de l'instantané irrémediablement réfléchi, le frémissement et la chaleur singulière, et ceci pour l'éternité : hommes et femmes qui nous dévoilent un autre monde, une autre réalité, et qui ne sont, au fond, que celles qui nous habitent, au-delà de nos propres frayeurs, au-delà de nos préjugés, au-delà de notre médiocrité. Et la complainte Comme ils disent d'Aznavour, ici chantée en anglais, est bien en situation pour suggérer ce monde de la nuit interlope parce que le jour se révèle trop souvent triste, moche, travesti, brutal, hypocrite et menteur. Il est certain, par exemple, que l'expérience de Nan comme barmaid au mythiqueTin Pan Alley dans le Times Square de New York, au début des 1980, a joué un grand rôle dans son éveil idéologique et spirituel. Sa fondatrice, Maggie Smith, une femme aux idées radicales, avait fait de ce lieu un endroit polyglotte et d'une inimaginable diversité sociale. Et puis  « le bar était contrôlée par des femmes », commente Nan qui ajoute : « il est important de ne pas dépendre des hommes pour maintenir la paix ». Je vous renvoie, à ce sujet, au film Variety (1983) de Bette Gordon. Nan Goldin évoque, avec un brin de nostalgie, « un temps de la liberté et des possibles ». Serait-ce pur fantasme que d'en rêver à nouveau ?

Le 24 janvier 2024.

MS 

 

 

Extrait d'interview de Laura Poitras avec la revue Positif mars 2023

 

Q. Le film (Toute la beauté et le sang versé) : une artiste crée de la beauté avec ce qu'on ne veut pas voir (la transgression, le sexe, la drogue, les marges) et se confronte à une famille, assise sur une montagne d'or, qui veut faire partie du monde de la beauté mais s'en fait chasser.

 

Laura Poitras : La famille Sackler a voulu acheter son droit d'entrée dans les plus grands musées internationaux et avoir son nom sur leurs murs. Mais leur argent venait de quelque part. En faisant des recherches, on pouvait découvrir qu'ils étaient les propriétaires privés de la société qui fabriquait l'OxyContin. Tous ces musées qui ont accepté leur argent ont accepté l'argent du sang, littéralement. 

 

Q. Comme pour les autres films, c'est David contre Goliath : il y a un vrai contraste entre les moyens des activistes et la puissance financière de cette immense entreprise.

 

L.P. : Les activistes ont peu de moyens, mais ils savent se mettre en scène - certains d'entre eux sont des artistes. C'était important de montrer les coulisses du mouvement, par exemple ces petits moments où ils collent les étiquettes sur les flacons des médicaments. Leurs actions n'étaient pas seulement destinées aux caméras, mais aussi aux visiteurs du musée que, du reste, ils ne voulaient nullement effrayer. Au contraire, ils voulaient que tout le monde comprenne le sens de leur happening. 

 

Q. Toute la beauté et le sang versé est tout entier construit autour de deux récits : la vie d'une photographe et les méfaits d'une grande entreprise. Comment avez-vous réussi à tresser ces deux fils ? 

 

L.P. : Ce film a vraiment été écrit en salle de montage. On a travaillé sur les connexions et les juxtapositions du temps qui opèrent par couches successives. Le montage est comme les marches d'un escalier qui descendrait vers l'enfer, celui de l'Amérique. Plusieurs monteurs étaient à l'œuvre mais celui qui a conceptualisé la structure du film avec moi est Joe Bini. Notre point de départ partait d'un constat : les États-Unis sont une société cruelle qui détruit les gens. Nous avons chapitré le film selon des thématiques. Par exemple, « Une logique sans pitié » est celui dans lequel nous faisons connaissance de Nan à travers la vie de Barbara. On y voit comment la société écrase les rebelles, les outsiders et les plus vulnérables, alors qu'elle récompense les exploiteurs comme les Sackler. Pour moi, l'instant fatidique du film est le moment où Nan apprend que sa sœur s'est suicidée mais où sa mère lui répond que c'était un accident. Ce genre de déni - affirmer que ceci est la vérité alors qu'il s'agit d'un mensonge - est au cœur du film. Tout le travail de Nan est de nous imposer de regarder la vérité telle qu'elle est. [...] Que ce soit à l'échelle de la société ou de sa propre famille, il est évident que certaines existences sont niées. C'est le sujet du film. L'autre sujet, c'est de célébrer les artistes, non comme le font les musées justement, mais en montrant comment leur art leur permet de survivre. [...] Je tenais à ce que mon film célèbre le pouvoir de l'art. 

 

[Interview fait avec Dominique Martinez et Laetitia Mikles, 2 février 2023 à Paris] 

 

·· All the Beauty and the Bloodshed. E.-U. 2023. 117 min. Réalisation : Laura Poitras. Photographies et diaporamas : Nan Goldin. Montage : Joe Bini, Amy Foote, Brian A. Kates. Musique : Soundwalk Collective. Production : Howard Gertler, John Lyons, Nan Goldin, Yoni Golijov, Laura Poitras. Cies de prod. : Altitude, Participant. Sortie en France : 15 mars 2023. Lion d'Or au Festival de Venise 2023.