Schermo : Usanze
Divorzio all'italiana
1961, Pietro Germi
Storie di un altro tempo
https://www.arte.tv/fr/videos/020476-000-A/divorce-a-l-italienne/
Pietro Germi avait douze films à son actif lorsqu’il entreprit d’aller tourner en Sicile Divorzio all’italiana. Cet homme de l’Italie du Nord – il était natif de Gênes - connaissait bien l’île. Ici même, il sut brosser un tableau passionnant et non conventionnel d’une société archaïque et brutale dans In nome della legge/Au nom de la loi (1949), inspiré d’un roman écrit par le magistrat Guido Lo Schiavo. Les extérieurs furent tournés aux environs d’Agrigente. Le film utilisait les ressorts du drame policier pour décrypter le fonctionnement de la mafia, et c’était, en ce temps-là, chose inédite ; l’année suivante, Il cammino della speranza/Le Chemin de l’espérance racontait, selon un mode d’expression néoréaliste, la lutte des ouvriers-mineurs d’une soufrière située encore dans la province d’Agrigente, à Favara, et promise à la fermeture. Récompensé d’un Ours d’argent à Berlin, le film réunissait Raf Vallone – acteur chez Giuseppe De Santis (Riz amer, Pâques sanglantes) -, Elena Varzi, l’épouse de ce dernier, et, à nouveau, Saro Urzi, talentueux comédien, issu de Catane, découvert par Germi et déjà présent dans le thriller méridional précité. Enfin, en 1953, Gelosia, inspiré d’un roman du Catanais Luigi Capuana (Le Marquis de Roccaverdina, 1901), surprenait par la somptuosité de ses décors, rappelant dans une moindre mesure le célèbre Gattopardo de Luchino Visconti, adaptation de l’opus du prince di Lampedusa. Le mini-palais baroque de la famille Cefalù dans l'introduction de Divorzio all'italiana n'en est qu'une pâle réplique que la caméra balaie d'ailleurs d'un travelling très succinct.
Pietro Germi avait trouvé en Sicile une source d’inspiration fertile. Il cherchait à en explorer les contradictions les plus paralysantes. Tandis que les mœurs péninsulaires se modifiaient insensiblement, la Sicile offrait, de son côté, une réalité sociale plus hermétique, souvent teintée d'antinomies piquantes : à Agramonte, la commune de notre film, on se bouscule pour assister à la sortie de La dolce vita avec Mastroianni justement. Les regards du public s'accrochent à la danse d'Anita Ekberg à la fontaine de Trevi. Le soupirant Rosario (Lando Buzzanca) rassure sa fiancée et lâche hypocritement : « Un mammifère de luxe privée d'âme.» C'est qu'ici les contradictions prennent un relief plus accusé. Le titre du film peut, par conséquent, surprendre. Certes, on aurait pu imaginer un tel récit ailleurs qu’en Sicile, dans certaines contrées de ce Mezzogiorno aux traditions patriarcales pluriséculaires, voire dans les campagnes italiennes du Nord. Par ailleurs, le filon sera dûment exploité puisque Enzo Di Gianni réalisera, deux ans plus tard, Divorce à la sicilienne. Pietro Germi connaîtra, quant à lui, avec Divorce à l’italienne, un triomphe retentissant. Avec 6 950 000 spectateurs au box-office péninsulaire, le film sera le plus grand succès italien de la saison 1961-62.
L’environnement historico-social favorisa nettement une telle réussite. La société italienne était, depuis des décennies, labourée par des mouvements de masse et d’opinion en faveur du droit au divorce. La législation existante, foncièrement inégalitaire, pénalisait essentiellement les femmes que l’on traitait en « mineures » - voir le film des frères Taviani et Valentino Orsini : Les Hors-la-loi du mariage/I fuorilegge del matrimonio (1963). On aboutissait, de fait, et dans de nombreux cas, à des situations absurdes. En Sicile, dans un milieu extraordinairement réfractaire et conspirateur, les choses prenaient un tour encore plus effroyable. Quoi qu’il en soit, « dans un contexte d’évolution des mœurs, le cinéma de Pietro Germi a certainement contribué à une prise de conscience des retards culturels de la société italienne. Par le biais de la satire […], il a probablement plus fait pour la transformation des mentalités que bien des discours politiques et des prises de position intellectuelles », écrit Jean Antoine Gili. [1]
Aussi faut-il évaluer Divorce à l’italienne, au-delà du pur contexte régional et des notations pittoresques qui lui sont communément associées. « […] Dans un récit de ce genre, il y a, certes la Sicile, écrit Tommaso Chiaretti, avec ses conventions sociales arriérées, avec sa mythologie, avec les résidus d’une féodalité avare, avec ses classes sociales et sexuelles historiquement fermées. Mais je dirai que cet aspect est encore l’aspect le moins paradoxal, en un certain sens, le plus évident et le plus caduc du film de Germi. L’insistance sur la motivation sexuelle (ndlr : apprise, on le verra plus loin, chez Vitaliano Brancati) risque, ici ou là, de détourner la réflexion du vrai problème de fond : qui est justement celui de la loi dont on parle, de l’aberration qui exalte le délit et recule avec horreur devant la possibilité de solutions civiles à des mariages ratés. […] » [2]
Il nous faudra souligner également ceci : Pietro Germi et ses deux scénaristes, à savoir Ennio De Concini et Alfredo Giannetti, auront abordé, avec Divorzio all’italiana, le registre de la comédie, genre que le réalisateur n’avait jamais illustré, à une exception près : celle de l’ennuyeux Mademoiselle la Présidente (1952), inspiré d’une pièce de Maurice Hennequin et Pierre Veber, une comédie de boulevard totalement étrangère à son tempérament et sa culture. S’agissant de Divorce à l’italienne, le choix ne s’est pas opéré d’emblée. Au fur et à mesure du déroulement du récit, et, dans les conditions de la Sicile, Pietro Germi s’est aperçu que l’on ne pouvait traiter ce drame que sur un ton de farce grotesque, même si, au demeurant, il serait proprement impossible d’en rire à gorge déployée et de manière insouciante. Écoutons le réalisateur lui-même : « Au départ, j’avais songé à un film dramatique : mais les aspects paradoxaux de ces histoires ne parvenaient pas à se fondre aux éléments tragiques. […] Ainsi, […] nous vint-il naturellement l’idée de choisir un ton grotesque, qui est vraiment le seul possible pour ces histoires incroyables de délits d’honneur : c’est triste qu’elle comporte le deuil et le sang, mais tout le reste, pensées, actes, faits qui entourent et forment le fond du délit, on ne sait si c’est le ridicule ou la bêtise qui les caractérise le mieux. […] À la base du film, il y a une émotion négative : le violent refus d’us et coutumes (et des lois qui les consacrent) qui offensent la conscience morale et civile. […] »[3]
De ce point de vue, le cinéma de Germi rejoignait une tradition littéraire incarnée par le romancier Vitaliano Brancati, l’auteur d’Il Bell’Antonio, personnage interprété à l’écran par Marcello Mastroianni. Acteur que l’on retrouve encore ici en baron Ferdinando Cefalù, cette fois-là plus âgé et moins innocent. L’impuissant éphèbe d’autrefois revêt désormais l’apparence d’un sordide séducteur sur le déclin. À dire vrai, l’auteur de Don Giovanni in Sicilia n’avait pas postulé un bel Antonio comme feu-Mauro Bolognini qui privilégiait, de son côté, la psychologie blessée d’un protagoniste plutôt faible et passif. Évoquant Brancati, Leonardo Sciascia affirmait qu’il avait su décrire le « fascisme non comme tragédie, mais comme fait comique ». Germi aura opéré ici le même type de renversement avec la Sicile.
Avec Divorzio all’italiana, on assiste à une seconde forme de retournement. Usuellement établie au Nord, au cœur des mutations urbaines et économiques, la comédie à l’italienne se déplace au Sud – le titre de Germi « donna par contamination » (J. A. Gili) cette appellation. Les situations ne peuvent plus s’observer d’un œil semblable. « À l’écart par rapport aux thèmes clefs de la comédie du boom (ndlr : celle d’un Dino Risi ou d’un Luigi Comencini) mais liée à elle par le style polémique et les horizons satiriques qu’elles ont en commun » (E. Giacovelli) [4], apparaît une comédie méridionale qui soulève d’autres difformités, d’autres déchirures, d’autres faux-semblants du complexe italien. Le renversement est d’ordre géopolitique et sociologique. Germi prolongera en 1964 sa radiographie des mœurs siciliennes avec Séduite et abandonnée (1964). À ce titre, Mafioso (1962) d’Alberto Lattuada demeure un essai assez inhabituel et naturellement intéressant de confrontation des problèmes du Mezzogiorno avec ceux posés par l’urbanisation et l’industrialisation au Nord. Évidemment, il sera aussi intéressant, en dernière analyse, de jauger les caractères de l’aliénation de la femme, suivant que celle-ci exerce une activité professionnelle et se trouve dans une société de développement ou, qu’en revanche, elle soit totalement prisonnière et dépendante du système patriarcal, dans le cadre d’une région faiblement développée. Ainsi, Stefania Sandrelli, actrice majeure de la comédie à l'italienne, aura pu, de son côté, incarner, tout à la fois, l’une et l’autre femme : héroïne de Pietro Germi pour Divorzio … et, ensuite, pour Séduite et abandonnée, elle devient, en 1965, l’Adriana Astarelli de Je la connaissais bien d’Antonio Pietrangeli. Parenthèse intrigante : Stefania Sandrelli, originaire de Viareggio en Toscane, sera Carmela, l'ouvrière sicilienne venue, avec sa famille, s'embaucher au Nord, à Milan, dans Un vrai crime d'amour, en 1974, réalisé par Luigi Comencini. L'actrice fait, à chaque fois, corps avec des héroïnes trop souvent malheureuses. Ce n'est pas entièrement le cas ici, semble-t-il, où une sournoiserie diffuse imbibe le récit. L'épilogue sur le yacht en est l'éclatante démonstration : le baiser d'Angela (Stefania Sandrelli) à son époux c'est aussi et simultanément son pied qui caresse celui du jeune nautonier. Cela ne modifie en rien le tableau général et fondamental. Face à pareille iniquité, les femmes rusent et s'adaptent. Elles demeurent néanmoins perdantes. Les formes de l'inégalité varient d'une région à l'autre, mais l'inégalité demeure en tous lieux. « Au nord de la Sicile et de sa mentalité arriérée, dit Enrico Giacovelli, les femmes sembleraient plus libres, plus maîtresses d’elles-mêmes, plus modernes, mais c’est seulement l’énième illusion d’optique et morale provoquée par les lumières du boom. » Trompe-l’œil et chimère qu’Antonio Pietrangeli épingle à travers l’âme désenchantée de ses personnages de femmes seules, plus seules que jamais, et incomprises, plus incomprises que jamais. Coupée du tissu familial coutumier, la femme risque maintenant de dériver plus terriblement, si les structures sociales et citoyennes n'enregistrent pas, dans tous les domaines et dans des délais assez brefs, le rôle majeur qu'elles occupent dans le procès de production voire de création. Au Nord comme au Sud, donc, l’indissolubilité des liens du mariage firent semblablement obstacle à la libération de la femme. Germi déclarait, en ces temps-là : « Le terme « divorce » fait plisser le front des Italiens, comme le mot « nègre » pour les Américains, le mot « colonie » pour les Français, le nom de Staline pour les Russes. Il est tabou comme les fétiches pour les Polynésiens. […] Chez nous, si un mari trompe sa femme – ou vice-versa – il peut passer devant les juges et recommencer sa vie. La seule chose qu’il peut faire, c’est passer chez un armurier, acheter un revolver, renvoyer à Dieu l’une de ses créatures. Ira-t-il en prison ? Oui. Mais, l’article 587 du code pénal ne prévoit pour lui qu’une peine de trois à sept ans de prison s’il a tué pour venger son honneur. Si son affaire est bien préparée, s’il se conduit normalement en prison […], il se retrouve libre au bout de deux ans… » [5]
La disparition de Pietro Germi, un 5 décembre 1974, tout comme celle de Pietrangeli, noyé au large de Gaeta, six ans auparavant, fut une immense perte pour le cinéma, pour la comédie à l’italienne et pour la cause que les deux réalisateurs défendaient. La vie est ainsi faite... Il nous reste fort heureusement leurs films. (Re)voir « Divorce à l’italienne » est, vous l'avez compris, d'une nécessité absolue.
Le 15/07/2019.
MiSha
[1] J. A. Gili : « Le cinéma italien », Éditions de La Martinière, Paris, 2011.
[2] T. Chiaretti : « Paese », Rome, 21 décembre 1961.
[2] O. Caldiron : « P. Germi. Le cinéma frontalier », Gremese, Rome, 1995.
[3] E. Giacovelli : « Il était une fois, la comédie à l’italienne », Gremese, 2017.
[4] P. Germi in Cinema 62, n° 66, mai 1962.
Divorzio all'italiana (Divorce à l'italienne). Italie, 101 minutes. Noir et blanc. Réalisation : Pietro Germi. Sujet et scénario : Ennio De Concini, Alfredo Giannetti et P. Germi. Photographie : Leonida Barboni, Carlo Di Palma. Décors : Carlo Egidi. Ensemblier : Giovanni Checchi. Costumes : Dina Di Bari. Son : Fiorenzo Magli. Montage : Roberto Cinquini. Musique : Carlo Rustichelli. Directeur de production : Guglielmo Colonna. Production : Franco Cristaldi (Vides Cinematografica, Lux Film, Galatea). Interprétation : Marcello Mastroianni (le baron Cefalù, dit "Fefè"), Daniela Rocca (son épouse Rosalia), Stefania Sandrelli (Angela), Leopoldo Trieste (Carmelo Patanè), Odoardo Spadaro (don Gaetano Cefalù), Bianca Castagnetta (Matilde Cefalù), Angela Cardile (Agnese Cefalù), Lando Buzzanca (Rosario Mulé, son fiancé). Sortie en Italie : 20 décembre 1961. Sortie en France : 22 mai 1962.
Liminaire :
« Amoureux d'une cousine de seize ans, Ferdinando cherche à se débarrasser de son épouse envahissante. Mais, comme le divorce n'existe pas en Italie, il la pousse à le tromper afin de donner le meilleur prétexte pour la tuer. Ce meurtre accompli pour l'honneur*, lui vaudra, pense-t-il, la considération de ses concitoyens et une peine de prison très faible qui lorsqu'il l'aura purgée, lui permettra de convoler avec la croustillante Angelina...» (Freddy Buache)
* Les dispositions relatives aux «crimes d'honneur» ont été abrogées par la loi 442 du 5/08/1981.
Divorzio all'italiana. Générique et début du film. Présentation d'une commune sicilienne fictive, Agramonte (en réalité, Ispica située dans la province de Raguse), ses mœurs - les hommes assis aux terrasses de café parlent beaucoup des femmes comme s'il s'agissait d'un mythe, les hommes dansent avec les hommes (le bal « progressiste » - un euphémisme -, voir photo du bas), ces femmes d'ici « cachant beauté et ardeur derrière les barreaux... euh, non derrière des persiennes pudiques », lâche le baron Cefalù -, ses divisions sociales et politiques - l'Italie prolétarienne (le PCI et le journal « Rinascita ») et l'Italie pieuse et cléricale, cette Italie qui n'hésite pas à mélanger politique et religion : le prêtre appelle les citoyens à voter pour la Démocratie chrétienne - ... Enfin, dans cette Sicile archaïque, patriarcale, bouillante, lascive et somnolente, le baron Ferdinando Cefalù, séducteur d'âge mûr, marié à une femme moustachue qu'il n'aime guère (Daniela Rocca), est passionnément épris de sa très jeune cousine Angela (Stefania Sandrelli)... Parmi les amants promis au mariage, on aura repéré Angela Cardile, dans le rôle d'Agnese, la sœur du baron, et surtout le Sicilien Lando Buzzanca (Ma femme est un violon, avec Laura Antonelli), un des séducteurs les plus célèbres de la comédie à l'italienne.