~~ Vittorio De Seta (1923-2011) : Bandits à Orgosolo

 

 

« Vittorio De Seta est un poète de la réalité. »

[Pier Paolo Pasolini]

 

 

« Positif » de ce mois-ci signale fort judicieusement la sortie d’un Blue Ray (ou DVD) chez Carlotta de Bandits à Orgosolo de Vittorio De Seta, meilleur premier film à Venise en 1961. Pour évoquer l’auteur du film, Carlotta a convoqué le guide le plus autorisé, à savoir Dominique Cabrera, réalisatrice française, partageant son travail entre fictions et documentaires. Le nom patronymique de la réalisatrice, d'origine espagnole, est de surcroît un dérivé du mot latin caprarius (chèvre) : c'est confondant s'agissant des bergers sardes de De Seta ! Native de Relizane (ou Ighil Izane, « la colline brûlée » en amazigh), située au nord-ouest de l’Algérie, patrie du regretté Ali Boumendjel (torturé et exécuté en 1957 lors de la Bataille d’Alger) et du peintre M’Hamed Issiakhem, Dominique Cabrera est issue d’une famille européenne rapatriée en France en 1962. Elle s’est fait connaître avec son LM, L’Autre côté de la mer, sorti en 1997 qui évoque l’histoire d’un industriel européen resté au pays après l’indépendance. Au générique du film, on retrouvait Claude Brasseur, Catherine Hiegel et Roschdy Zem. Ses documentaires (Chronique d’une banlieue ordinaire, Une poste à la Courneuve, Rester là-bas, Grandir) et ses autres fictions (Nadia et les hippopotames, Le Lait de la tendresse humaine, Fort Embellie) témoignent d’une attention sincère aux problèmes sociaux, politiques voire historiques. Ici, avec Communion, un court métrage d’une demi-heure, elle rend hommage à l’œuvre d’un cinéaste oublié qu’elle regrette d’avoir découvert trop tard. « Bouleversée et captivée » par Banditi a Orgosolo, elle lui écrira et le rencontrera - elle était encore débutante - en 1995. Elle passera une semaine en Calabre, chez un homme qu’elle considère comme un « père » et un « pair » tout à la fois. Le rôle de l’épouse du réalisateur y est souligné, la scénariste Vera Gherarducci, ainsi que la place fondamentale que les courts métrages anticipateurs (Pastori di Orgosolo et Un giorno in Barbagia) ont joué dans la genèse de Banditi a Orgosolo.


  L’anonymat qui affecte Vittorio De Seta est évidemment injuste. Il m’appartient, il nous appartient, nous cinéphiles de cœur et de raison, de corriger pareille lacune. Il est vrai que l’auteur de Bandits à Orgosolo est un cinéaste particulièrement original, difficilement classable en tous les cas. Ce Palermitain, né dans une famille noble d’origine calabraise, a plusieurs cordes à son arc : il a suivi des cours d’architecture à Rome, il s’est également initié, après guerre, à l’anthropologie, la peinture, la photographie et le cinéma bien sûr. D’un point de vue politique, son parcours n’est en revanche guère surprenant, il ressemble à celui d’un grand nombre de ses compatriotes artistes ou intellectuels. Il refuse d’intégrer les bataillons fascistes de Mussolini en 1943 et se retrouve interné par les Allemands. En 1945, il sera libéré par l’Armée rouge. Il adhère, deux ans plus tard, au Parti communiste. Il faudra tout de même attendre l’année 1954, pour le voir au cinéma. Il devient l’assistant de Jean-Paul Le Chanois sur Le Village magique, une coproduction franco-italienne. La même année, il codirigera Pasqua in Sicilia avec Vito Pandolfi, plus connu ici pour son film Gli ultimi (1963), adaptation de la nouvelle Io non ero fanciullo du Père David Maria Turoldo.
Les véritables débuts de Vittorio De Seta, ceux où sa personnalité singulière apparaît au grand jour, ce sont les documentaires réalisés en Sicile entre 1954 et 1956 : Lu tempu di li pesci spata, Sulfarara, Contadini del mare, Parabola d’oro, Pescherecci et enfin Isole di fuoco qui, tourné sur l’île de Stromboli, cinq ans après l’œuvre de Roberto Rossellini avec Ingrid Bergman, remporte le premier prix du documentaire au Festival de Cannes en 1955. L’approche est radicalement neuve et se démarque nettement d’un documentarisme fabriqué pour compléter des programmations cinématographiques. La revue « Cinema nuovo » s’en félicite tout en exprimant quelque réserve. « Le trait le plus remarquable, y écrit-on, est l’absence de tout commentaire, tant parlé que musical. Cela a pour avantage d’épargner au spectateur les plates observations du speaker, et de subir la coutumière musique composée trop rapidement par des professionnels uniquement motivés par des soucis d’argent. Toutefois, à côté de ces qualités-là, la perspicacité de De Seta engendre inévitablement un danger : la rhétorique de l’antirhétorique. [...] Il n’est pas certain que ce soient les commentaires et la musique qui ressortent vaincus, mais plutôt les propos insipides. » (Tom Granich, janvier 1956)
Quelques années plus tard, le réalisateur persévère assidûment dans sa volonté de capter minutieusement une ruralité enfouie, entièrement marginalisée par la modernisation hâtive de la société italienne. En Sardaigne, les réalités sont encore moins familières à l’auteur. Pastori di Orgosolo (Bergers d’Orgosolo, couleurs, 11 min.) et Un giorno in Barbagia (Une journée en Barbagie, couleurs, 10 min.), datés de 1958, doivent être considérés comme les carnets de notes de Banditi a Orgosolo qui sort en 1961.
De bergers sardes, il en sera question ultérieurement : en 1977, le Festival de Cannes récompense d’une Palme d’Or, l’adaptation d’un récit initiatique de Gavino Ledda par les frères Paolo et Vittorio Taviani, Padre Padrone. Ici, l’enfant pâtre Gavino deviendra professeur de linguistique. Avec le film de Vittorio De Seta, la perspective est bien moins optimiste. Outre le fait que l’action de Padre Padrone se situe dans le vaste territoire de Logudoro au nord-ouest de l’île. Tandis que De Seta filme en Barbagia, une grande zone montagneuse centre-orientale de la Sardaigne, placé sur le massif du Gennargentu, une des formations géologiques les plus anciennes du continent européen. La commune d’Orgosolo (province de Nuoro) - 4 000 habitants aujourd’hui - est donc au cœur de cette Barbagia, dans le massif du Supramonte. Pays extrêmement pauvre, de pâturages et de reliefs peu habités, Orgosolo fut le théâtre de vols de bétail (moutons, cochons) et de séquestrations contre rançons qui alimentèrent le mythe du « bandit sarde ». On connaît l'histoire de Giovanni Corbeddu Salis, qui, au dix-neuvième siècle prit le maquis pendant 18 ans, avant d'être abattu par les carabinieri, auquel Louis Van Gasteren consacra un film en 1975. Dans Bandits à Orgosolo, De Seta s'intéresse, comme il l’indique en voix off au début du film, au mythe du bandit sarde et cherche à comprendre quelle réalité il recouvre. De fait, cette mythologie, considérablement exagérée, se nourrira de l’histoire locale bâtie sur l’opposition des habitants aux occupations extérieures (phénicienne, carthaginoise, romaine, espagnole), voire aux intrusions plus contemporaines (les bases américaines, les initiatives de l’État italien). Aussi, des études « criminologiques » qu’il faut bien qualifier de type colonialiste - on en a vu l’exacte réplique sous le colonialisme français ou britannique en Afrique par exemple - auraient débusqué dans la psychologie sarde une forme de violence rebelle héréditaire - ; le plus célèbre de ces « travaux » étant celui d’un disciple du professeur Lombroso, Alfredo Niceforo. Des faits plus contemporains permettent de saisir, à notre sens, les vrais problèmes. En 1969, lorsque l’armée transalpine eut décrété la zone de Pratobello, un village proche d’Orgosolo, champ de tirs, les bergers se mobilisèrent contre semblable décision (Rivolta di Pratobello). Ici, l’élevage ovin a pour objet la transformation du lait en fromage de chèvre (pecorino sardo). Le 9 juin de cette année, 3 500 habitants d’Orgosolo occupèrent pacifiquement le plateau de Pratobello. Les militaires durent renoncer à leurs exercices. Un événement anticipateur de ce qui se déroulera en France en 1971, plus précisément au causse du Larzac dans le Massif Central. À vrai dire, le « banditisme sarde » est avant tout une révolte contre la misère, l’oubli, l’injustice et le mépris.

Voici qu’écrit Jacopo Chessa au sujet de Banditi a Orgosolo :
- « Avec ce film, arrive pour Vittorio De Seta le temps du premier LM de fiction et celui de la première collaboration avec le directeur de la photographie Luciano Tovoli, futur partenaire des cinéastes Valerio Zurlini, Marco Ferreri et Antonioni. Cette coopération durera jusqu’à la fin des années 1960. Le film, tourné avec des acteurs non professionnels, prolonge à sa façon l’expérience néoréaliste, tout en s’en distinguant fortement. En suivant une méthode réellement anthropographique, qui trouve en Flaherty son plus influent antécédent et modèle. De Seta partage pendant une longue période le quotidien de bergers du Supramonte afin d’étudier leur culture et leur langage. Mais De Seta va encore plus loin, comme le remarque André S. Labarthe avec admiration : « Au lieu d’avoir une idée préconçue du monde, comme Flaherty, De Seta entend manifester une vision purement réaliste [...] Il est le premier, après Rossellini, à avoir été jusqu’au bout du principe du néoréalisme. » (« Cahiers du cinéma », octobre 1961) Dans Bandits à Orgosolo, De Seta semble en effet donner une nouvelle dimension au discours entamé avec les courts-métrages. Si d’un côté, l’abandon du Cinémascope et de la couleur pousse le film à entretenir un rapport plus austère avec la nature, de l’autre, le large usage de la vue panoramique, de la plongée et de la contre-plongée est l’instrument fondamental d’une quête expressive portée sur le conflit ontologique de l’homme avec la nature et la société. L’environnement est ainsi présenté comme le seul interlocuteur conflictuel du personnage : la solitude du berger sarde devient emblématique d’un monde préhistorique refusant de se plier à la langue et à la loi des carabinieri, uniques représentants d’un État italien lointain. Le film obtient de nombreux prix, dont celui de Venise. Pier Paolo Pasolini participe à ce même festival avec Accattone, que l’on peut considérer, par certains aspects, comme le contrepoint urbain du film de Vittorio De Seta. » (In : Dictionnaire du cinéma italien, Nouveau Monde Éditions, p. 369, 370) .