V. Zurlini : Cronaca familiare 1962
¬ Cronaca familiare (Journal intime, 1962 - Valerio Zurlini)
. Cinémathèque française [Paris], Ve 31 mai 2024 19h. Sa 8 juin 18h
~ Cronaca familiare aurait dû être le premier long métrage de Valerio Zurlini qui tourna entre 1948 et 1955 une douzaine de CM documentaires. Il avait été subjugué par la lecture du récit autobiographique écrit par Vasco Pratolini. Il fit même le déplacement pour rendre visite au romancier florentin. De là naquit une amitié solide et tout autant « l’idée un peu folle » - c’est le cinéaste qui s’exprime ainsi - de réaliser en couleurs une adaptation de Cronaca familiare. Nous étions en 1952. Autant dire qu’à cette époque, le film aurait été très en avance sur son temps. Le projet ne se matérialisera pourtant que dix ans plus tard. Il n’avait évidemment guère vieilli. En 1954, curieusement, le premier LM effectif de Zurlini sera un roman du même Pratolini, Le ragazze di San Frediano, toujours situé à Florence. C’est Guido Gatti de la Lux Film qui le lui proposera, vers 1952, après qu’il eut réalisé Ventotto tonnellate, un de ses derniers CM. Valerio hésitera beaucoup.Il se trouvait que s’il y avait un roman qu’il n’aimait pas chez Pratolini c’était malheureusement celui-là. Cela lui permettrait, en revanche, d’entrer réellement dans le métier. Il se rendit donc à nouveau chez Pratolini pour lui faire part de ses doutes et de ses sentiments. L’écrivain le rassura et lui dit : « Moi j’ai écrit un livre, toi, tu dois faire un film, tu es donc absolument libre de faire comme tu l’entends. » Ainsi, se fit Le ragazze di San Frediano qui sortit, en Italie, courant mars 1955.
Dès la lecture des premières lignes du troublant récit de Vasco Pratolini, lequel fut écrit à Naples au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on saisit tout ce qui a pu énormément bouleverser Valerio Zurlini, peintre d’une forme de désespoir lucide et résigné de l’âme humaine. Ne parlait-il pas, s’entretenant avec Jean Antoine Gili, de son « étrange besoin de christianisme » à propos de La prima notte di quiete (Le Professeur) de 1972 avec Alain Delon ? N’évoquait-il pas aussi, et paradoxalement, son « désespoir fondamental », cette fois-là au sujet de La ragazza con la valigia (1961) ? Le cinéaste précisait en effet qu’il n’y avait, chez lui, nul idéalisme existentiel : il ne se nourrissait d’aucune illusion sur l’au-delà et sur l’après. Souvenons-nous de son entretien sur Le Désert des Tartares, toujours avec l’ami Jean A. Gili : « Il existe, affirmait-il, une consolation chrétienne mais dans un sens laïc, dans un sens païen en ce qui me concerne, il n’existe rien qui soit en dehors de l’amère survivance. » Lisons ensemble, si vous le voulez bien, l’avertissement au lecteur prononcé par Vasco Pratolini, Al lettere, lequel introduit le récit :
- « Questo libro non e un’opera di fantasia. Ḕ un colloquio dell’autore con suo fratello morte. L’autore, scrivendo, cercava consolazione, non altro. Egli ha il rimorso di aver appena la spiritualità del fratello, e troppo tardi. Queste parole si offrono quindi come una sterile espiazione. »
- (« Ce livre n’est pas une œuvre d’imagination. C’est un entretien de l’auteur avec son frère mort. En l’écrivant, l’auteur ne cherchait pas autre chose qu’une consolation. Il a le remords de n’avoir eu de la spiritualité de son frère qu’une faible intuition - et trop tard. Ces pages sont donc une offrande faite à titre de stérile expiation. Trad. Juliette Bertrand)
- N’est-ce pas confondant ? Ne retrouve-t-on pas, dans le ressenti et la tonalité, des préoccupations propres au cinéaste ? Une affinité éloquente, en tous cas.
- Zurlini rappelait d’ailleurs à Gili, et toujours au sujet du roman de Dino Buzzati ceci : « [...] Dans le final de Cronaca familiare (Journal intime), il y a une réplique lorsque le frère cadet meurt [ndlr : Jacques Perrin (Dino/Lorenzo Casati)]. Celui-ci dit à son frère aîné, Enrico (Marcello Mastroianni) : « Parle-moi de Dieu », et l’autre lui répond : « Jésus était un homme et il était fils de Dieu. Jésus a dit : « Bienheureux les humbles parce qu’ils hériteront de la terre. » Le cadet lui répond : « Mais alors au fond qu’est-ce que la vie ? » Et l’autre lui dit : « C’est croire en ceux qu’on laisse, c’est croire en ceux qui viendront après nous. » Et l’on retrouve ici Valerio Zurlini, tout comme Vasco Pratolini qui avaient adhéré, tous deux, à une conception matérialiste de l’histoire.
Cronaca familiare est surtout un film déchirant, un des « plus déchirants qui soient », disait Serge Daney. Il n’y a nul remède à semblable histoire - deux frères d’abord dissociés puis réunis par la douleur et l’absence d’une mère qu’ils n’auront pas connue. La grand-mère, interprétée par la grande Sylvie (la Vieille Dame indigne de Brecht chez René Allio), est ici symbole de cette réconciliation. Enrico qui, s’adressant à Lorenzo son frère cadet, lui dit (c’est Pratolini qui écrit) : « Quand Maman est morte, tu avais vingt-cinq jours, tu te trouvais loin d’elle, sur la colline. » Enrico qui raconte plus loin ceci (Chapitre V): « Souvent je pensais à toi (Lorenzo), mais avec contrariété, avec le sentiment d’un garçon de dix ans se rappelant une mauvaise action et se disant que sa faute est irréparable. Cela me donnait envie de pleurer : j’aurais voulu t’effacer de ma mémoire. [...] Je sentais profondément l’absence de maman. La seule association d’idées que je fisse entre vous, c’était que maman était morte à cause de toi. [...]
Je n’avais découvert l’existence de maman qu’après sa mort. (Ndlr : Enrico a alors 5 ans passés) [...] Moi, la première réalité dont j’ai eue l’exacte connaissance, ç’a été maman sur son lit de mort. »
Comment Valerio Zurlini a-t-il transposé à l’écran ce dialogue intime avec un frère, aussi déchiré que déchirant, cette « pure effusion du cœur, une sorte d’élégie pleurant une mère à peine connue, péniblement ré-imaginée, un frère mort prématurément (ndlr : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme l’avait été leur maman, décédée au sortir de la Première Guerre mondiale), un frère finalement aimé et « pressenti » décidément trop tard. » (J. Bertrand) ? Laissons Valerio Zurlini nous expliquer Journal intime :
« Dans ce film, j’ai consciemment aboli les mouvements d’appareil, la composition un rien élaborée de mes plans, je crus à la « staticité », aux dialogues littéraires très longs, je crus en un film apparemment sans histoire. [...]
J’ai été absolument fidèle au livre, j’y ai ajouté des choses qui manquaient dans l’ouvrage, qui le rendait parfois inexplicable. Au fond, en cela, le cinéma est un terrible révélateur par rapport à la littérature : ce qui advient dans la page écrite passe difficilement spontanément dans l’image. Le cinéma a vraiment besoin d’une vérité parce que ne possédant pas le lyrisme de la mémoire, du souvenir, du mot, il s’enracine plus encore à des faits, à des émotions. Il me sembla qu’il manquait dans le récit des pages et j’interrogeais Pratolini à ce sujet. Il reconnut qu’elles manquaient, il m’en confia la raison : il accepta d’écrire quelque chose qui racontait symboliquement ce que pouvait avoir été l’opposition entre son frère et lui-même. De fait, existent dans le film deux séquences qui ne se trouvent pas dans l’écrit. Néanmoins, ces deux scènes sont l’œuvre de Vasco Pratolini [coscénariste avec le réalisateur et Mario Missiroli]. » En ce sens, il y a bien fidélité à l’écrivain.
Q. - (Jean A. Gili) : Dans Cronaca familiare, la relation entre situation historique et aventure personnelle est traité de façon très allusive.
V.Z. - [...] Le livre était daté et je n’ai pu le détacher complètement de ce qu’était la dimension historique. [...] Selon moi, l’idéal serait de faire un film sur des sentiments à l’état pur, en dehors de tout conditionnement social. J’ignore si cela est possible, si l’on peut imaginer des sentiments sans conditionnement social. [...]
Q. - Vous apportez, me semble-t-il, un soin très grand à choisir les lieux de tournage de vos films. Ainsi, la Florence de Cronaca familiare assume une fonction plastique qui renvoie à la signification même du film.
V.Z. - Cela vient d’un phénomène d’identification [...]. Dans le film, il y a même le souvenir, la tendresse, l’amour, la sympathie et toute la familiarité que j’ai entretenus avec le peintre florentin Ottone Rosai (1895-1957) dont les toiles me conduisaient à retrouver des endroits de Florence que je n’avais pas trouvé lors du tournage des Filles de San Frediano. Je quêtais une Florence qui me soit personnelle et chère. Quand, huit ans après, je revins pour tourner Cronaca familiare, ces lieux avaient acquis une dimension supplémentaire qui était la dimension mémorielle ; je renouais avec ma vie de huit ans auparavant. Cela explique cette étrange et pénétrante patine que dégagent les images. [...] Par la force des choses, à l’intérieur de moi, se construit quelque chose qui confère au paysage son importance dans le film.
Q. - Le paysage devient un élément portant du film.
V.Z. - Il ne peut en aller autrement. [...] À l’égard d’un lieu, il me faut réussir à bâtir quelque chose dans mes sentiments, sinon il me faut y renoncer. Lorsque je fis des repérages pour Le Jardin des Finzi Contini d’après Giorgio Bassani, j’édifiais un plan idéal de Ferrare, un plan qui allait de Modène à Ferrare, de Plaisance à la Lombardie. Je voulais trouver cette Ferrare idéale. D’autre part, en cela aussi j’ai un maître illustre qui construisit un plan idéal de la cité, Piero della Francesca.
[Entretien avec Jean Antoine Gili, Rome, juin 1977]
. Cronaca familiare (Journal intime). Italie, 1962. 122 minutes. Réalisation : Valerio Zurlini. Scénario : V. Zurlini, Mario Missiroli, Vasco Pratolini d’après son récit. Assistant réalisateur : Marco Weiss. Photographie : Giuseppe Rotunno. Caméra : Enrico Cignitti. Montage : Mario Serandrei. Musique : Goffredo Petrassi. Scénographie : Flavio Mogherini. Costumière : Gaia Romanini. Production : Goffredo Lombardo/Titanus. Distribution : Marcello Mastroianni (Enrico Casati), Jacques Perrin (Lorenzo, son frère), Salvo Randone (Sarrochi), Louise Sylvie (la grand-mère), Valeria Ciangottini (Sandrina). Sortie : 6 septembre 1962, Mostra de Venise. Lion d’Or à la Mostra. Ruban d’argent 1963 de la meilleure photographie à l’opérateur Giuseppe Rotunno.
~ Cronaca familiare vu par Mathias Sabourdin
« Empreints d’une nostalgie désespérée, les longs plans-séquences du film sont conçus comme des tableaux dans lesquels la pesanteur des gestes et des attitudes entretient cadre et découpage dans une tension perpétuellement contenue. La magnifique lumière de Giuseppe Rotunno, tout en contraste et en monochromie, faite de crépuscules et de couleurs aux tons (entre l’ocre et le brun), renforce cet aspect pictural du film, synonyme de suspension du temps, de prégnance des figures et des regards. À l’image de la grande sensibilité d’un cinéaste chez qui « le refus du pittoresque » produit des « œuvres au réalisme épuré, décanté, où l’air soudain se fait plus rare » (In : Situation du cinéma italien, “Cahiers du cinéma”, mai 1962). [...] C’est en renonçant à ce qui peut sembler l’essence même de l’art cinématographique, [...], que le moindre détail (de la disposition des personnages dans l’espace au plus simple élément de décor) se retrouve empli d’une charge émotionnelle rarement éprouvée au cinéma. »
· Livres
Malinconia senza rimedio, Vita e cinema di Valerio Zurlini. Federica Fioroni, pref. Marco Bertozzi. Mimesis. 2024.
Journal intime de Valerio Zurlini - Tableau de la vie nue, par Jean-Christophe Ferrari, Yellow Now, Côté Films. 2020.
Elogio della Malinconia, Il cinema di Valerio Zurlini, Atti del convegno tenutosi a Ravenna il 20 e 21 ottobre 2000, Edizioni Del Girasole, Emilia Romagna, 2001.
Valerio Zurlini, a cura di Sergio Toffetti, Lindau, Torino, 1993.
Jean A. Gili, Le Cinéma italien, Entretien avec V. Zurlini, UGE, Paris, 1978.