Écran : Sorties 2024 (VI)

 

.. Shikun (Israël, 2023 - Amos Gitaï) :

 

« Rhinocéros » à Beersheba

 
Tourné avant le drame du 7 octobre 2023, « Shikun » d’Amos Gitaï - 73 ans, réalisateur israélien le plus célèbre, auteur d’une œuvre abondante, constituée de fictions, de documentaires, courts, moyens ou longs métrages - veut être un brûlot contre la politique des dirigeants locaux. Y sont dénoncés la répression féroce dans les territoires occupés, d’une part, et, ensuite, la volonté de bâillonner la démocratie israélienne à travers un projet extrêmement controversé de réforme du système judiciaire. Amos Gitaï est un de ces citoyens israéliens qui milite inlassablement pour la paix et l’amitié entre Arabes et Juifs. Dès ses débuts au cinéma, il affronte la censure dans son pays : « House » (1980), documentaire consacré à la reconstruction d’une maison de Jérusalem-Ouest qui avait appartenu à des Palestiniens avant 1948, pose problème à l’establishment israélien. « Gitaï veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage de cinéma. Il arrive l’une des plus belles choses qu’une caméra puisse enregistrer en direct : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. L’idée du film est simple et le film a la force de cette idée. Ni plus ni moins », écrit Serge Daney pour « Libération » en 1982. Malgré l’interdiction, Gitaï se bat pour que son film soit connu. De là également s’alimente ou se fortifie son désir d’être réalisateur.
Il est difficile de rendre compte ici du travail riche et multiple de ce cinéaste majeur. On peut classer son œuvre en séries de trilogies : la trilogie de l’exil (Esther, 1985 ; Berlin-Jérusalem, 1989 ; Golem, l’esprit de l’exil, 1991), la trilogie des villes (Devarim, 1995 ; Yom Yom, 1998 ; Kadosh, 1999), la trilogie des événements historiques décisifs pour Israël (Kippour, 2000 ; Eden, 2001 ; Kedma, 2002), mais aussi la trilogie des frontières (Terre promise, 2004 ; Free Zone, 2005 ; Désengagement, 2007). Cependant, ce serait encore simplifier ou défaire une cohérence beaucoup plus édifiante. Enfin, Amos Gitaï a étudié les phénomènes de résurgence de l’extrême droite à l’échelle internationale. S’il est, bien entendu, citoyen israélien responsable, Gitaï a acquis tout au long de sa vie des convictions idéologiques solides. Il ne peut, pour ces raisons-là, souffrir, quant à lui, d’un certain aveuglement politique hélas constaté ici ou là en Israël mais aussi à l’échelle du monde entier. L’assassinat de Ytzhak Rabin en 1995 constitue, à n’en pas douter, un temps fort dans son opus et qui s’étend à travers un projet cinématographique d’une grande complexité. On ne saurait le limiter au seul « Dernier Jour d’Yitzhak Rabin », film historique sorti en 2015. Cet événement et ses conséquences sur la réconciliation israélo-palestinienne sont au cœur d’un projet artistique et citoyen qu’Amos Gitai ne va cesser de déployer pendant plus d’un quart de siècle, à travers différentes formes artistiques qui « se succèdent et se répondent, voire se disséminent et s’hybrident, comme par un phénomène de capillarité », selon Marie-José Sanselme. (In : Amos Gitaï, architecte de la mémoire, Gallimard). De son côté, Antoine de Baecque suggérant désormais la présence du fantôme de l’ancien Premier ministre israélien dans sa filmographie, parlera d’« œuvre-Rabin ». Il écrit ainsi : « Si l’on considère l’« œuvre Rabin » dans son ensemble, ces croisements multiples entre la réflexion sur l’Histoire, l’essai sur l’actualité politique, le journal intime, l’effervescence des genres, le recours aux archives et les traverses vers la scène ou la muséographie en font un noyau de l’oeuvre d’Amos Gitai, son emblème même. »
Si l’on considère « Shikun » qui sort à présent sur nos écrans français, après sa première à la Berlinale du 18 février, on devrait placer le film dans une nouvelle trilogie : celle du confinement inaugurée avec « Un tramway à Jérusalem » (2019) et « Laila in Haifa » (2020). Dans les deux premières réalisations, Gitaï observe la société israélienne telle qu’elle est et non telle qu’on pourrait l’imaginer à l’aune d’une couverture médiatique qui n’en retient que les aspects politiques les plus terribles et les plus déprimants. Que ce soit dans le tramway à Jérusalem ou dans un bar situé dans la zone portuaire de Haifa, les habitants quels qu’ils soient essaient d’échapper à cet univers proprement carcéral que constitue le prisme de la guerre larvée ou effective. D’où l’usage du terme de confinement. « Shikun » pourra mieux être compris de cette manière. Enfin, il y a la fable du rhinocéros imputable à Eugène Ionesco.
Clarisse Fabre écrit pour « Le Monde » du 6 mars : « Amos Gitaï fait le choix d’un huis clos tourné dans un immense logement social (shikun en hébreu), avec ses longues coursives donnant sur la rue. Le bâtiment sis à Beersheba, au centre du désert du Néguev, a des allures d’arche de Noé - des femmes ukrainiennes viennent y trouver refuge. Dès la première scène, Irène Jacob installe une atmosphère d’étrangeté, des propos décousus sortant de sa bouche. L’actrice interprète plusieurs protagonistes, ceux qui s’indignent et rejettent la sauvagerie ambiante, ceux qui, au contraire, s’en accommodent ou minimisent les faits. Ce brouillage inaugural nous transporte en dehors des clous de la fiction engagée ; nous voici dans un infra-monde filmé en plans-séquences où la vie dite « normale » n’a plus cours (note : « Pour moi, le plan séquence est l’un des moyens cinématographiques les plus subversifs. Il permet de créer un rythme qui oblige le spectateur à porter un regard différent du regard mécanique auquel les séries télévisées ou les reportages, et le cinéma commercial, nous ont habitués. Quand un plan s’étend au-delà du lieu ou de la durée conventionnelle, lorsqu’on force le spectateur à rester, à continuer à regarder l’image, il est obligé de s’en rendre compte et de prendre conscience des questions que cela soulève. De façon générale, je crois que toute forme de cinéma qui inclut la prise de conscience de la durée du film par le spectateur tente de préserver un certain degré de complexité dans la présentation d’un problème. La durée permet d’enregistrer un autre regard », dit, par ailleurs, Amos Gitaï). Ne restent que des hommes et des femmes de passage, commentant le pire à venir, dans des dialogues en hébreu et en arabe. [...] Le jeu expressionniste des acteurs [Irène Jacob, Hana Laszlo, Yaël Abecassis, Bahira Ablassi, Menashe Noy, Pina Mitelman, etc.] est contrebalancé par un dispositif dépouillé, questionnant les renoncements ou la passivité : comment en vient-on à basculer dans le camp des dictateurs ? « Shikun » transpire de toutes les peurs de l’époque sur lesquelles prospèrent des dirigeants autoritaires [...]
Outre Rhinocéros, le film se nourrit d’un poème du Palestinien Mahmoud Darwich, ou d’un texte de la journaliste israélienne Amira Hass, née en 1956, au titre éloquent : « Nos enfants demanderont : “Comment avez-vous pu faire subir les injustices et les atrocités infligées durant tant d’années aux Palestiniens ?” Ce jeu de questions-réponses donne lieu à l’un des dialogues les plus vertigineux de « Shikun ».
« L’hésitation d’Irène Jacob interprétant les mots derniers de « Rhinocéros », « Je ne capitule... pas ! », résonne au cœur d’une longue nuit “peptimiste”, selon le mot de l’écrivain arabe israélien Émile Habibi (1922-1996) [« Les Aventures extraordinaires de Saïd le peptimiste ». Ancien député du Parti communiste israélien à la Knesset]. (Nicolas Geneix, in : « Positif » mars 2024).
 
 
 
¬ Shikun. Film israélien, français et italien. 2023, Amos Gitaï. 85 minutes. Sortie en France, 6 mars 2024, visa n° 161083. 
 

FICHE TECHNIQUE
Réalisation..............................................................................................................................................................................................................................Amos Gitai
Scénario......................................................................................................Amos Gitai, d'après Rhinocéros, d'Eugène Ionesco
Image...........................................................................................................................................................................................................................................Eric Gautier
Son.....................................................................................................................................................................................................Ronen Nagel, Dany Shitrit
Musique..................................................................................................................................................................Alexey Kochetkov, Louis Sclavis
Montage..........................................................................................................................................................................................Yuval Orr, Simon Birman
Producteurs...........................................................................................................................................................................................................................Amos Gitai
Shuki Friedman, Laurent Truchot
Ilan Moskovitch, Catherine Dussart
Coproducteurs............................................................................................Gilles Masson, Nathalie Varagnat, Moshe Edery
Alexandre Iordachescu
Producteurs associés................................................................................................................Catherine Dussart, Ilan Moskovitch
Laurent Truchot, Amos Gitai
Producteurs délégués................................................................Jeremy Thomas, João Queiroz Filho, Alan Terpins
Lisabeth Sander, Luiz Simoes, Lopes Neto
Marcello Brennand
Sociétés de production..........................................................................................................................................AGAV Films, GAD Fiction
Ventre Studio, Recorded Picture Company, Intereurop
CDP, United King Films, Elefant Films, Freestudios
Avec le soutien de......................................................... Israel film fund, de Cinéforom et de la Loterie Romande
Distribution France......................................................................................................................................................................................Epicentre Films

 

FICHE ARTISTIQUE
Irène Jacob
Hanna Laslo (Free Zone)
Yael Abecassis (Kadosh)
Bahira Ablassi
Menashe Noy
Pini Mittelman (Le dernier jour d’Yitzhak Rabin)
Atallah Tannous
Minas Qarawany
Amnon Rechter
Naama Preis
Yelena Yaralova
Zvi Szkolnik

 

Bande-annonce. https://www.epicentrefilms.com/film/shikun/

 

 
· Extrait du dossier de presse. 
 

 Synopsis

Inspiré de la pièce d'Eugène Ionesco, le film raconte l'émergence de l'intolérance en Israël dans un seul bâtiment, le Shikun. Dans ce groupe hypbride de personnes d'origines et de langues différentes, certains se transforment en rhinocéros, mais d'autres résistent. Une métaphore ironique de la vie dans nos sociétés contemporaines. 

 

 

 

 

 

 

Extrait d'ENTRETIEN AVEC AMOS GITAI


Que signifie le titre Shikun ?


Il y a eu un débat pour le titre entre deux options, la deuxième étant It’s Not Over
Yet, d’après la chanson qu’on entend dans le film. Mes amis de Tel-Aviv préfèrent
ce second titre, ce sera d’ailleurs celui du film en Israël, mais moi je préfère Shikun,
qui en hébreu signifie « logement social », bâtiment pour accueillir. Le mot vient d’un
verbe dont le sens est « abriter », « donner refuge ». Et le film donne un abri à des
gens qui, pour différentes raisons, ont besoin d’un refuge, face à la menace des
rhinocéros. J’aime la sonorité du mot, je sais que la plupart des gens ne connaitra
pas le sens, cela ne me dérange pas, au contraire. Il y a quelque chose d’abstrait qui
me convient, qui est dans l’esprit du projet.


Comment décririez-vous le processus qui a mené à l’existence de ce film ?


Le film est né en relation avec ce qui était alors le contexte en Israël, avant le 7 octobre.
Nous étions au milieu d’un immense mouvement de protestation contre la tentative de
réforme du système juridique par Netanyahou et son gouvernement d’extrême droite,
avec de grandes manifestations qui réunissaient des groupes féministes, des soldats,
des universitaires, des économistes, des gens qui militent pour une coexistence
pacifique entre Palestiniens et Israéliens et une grande partie de la société civile
contre la destruction du système juridique démocratique. Un mouvement qui avait
aussi le sens d’une réaction à la montée d’une forme de conformisme, de disparition
de l’esprit critique, dans la société israélienne. C’est dans ce contexte que j’ai relu
la pièce de Ionesco, Rhinocéros, écrite à la fin des années 1950 comme une fable
antitotalitaire, et qui m’a semblé faire écho à ce que nous vivions. J’y ai vu la possibilité
d’une inspiration pour un film à propos du présent que nous vivions. A ce moment, je
répétais à Tel Aviv la version scénique de House, la pièce de théâtre inspirée de mon
film de 1980. Toute la troupe était là, dont Irène Jacob et l’actrice palestinienne Bahira
Ablassi. Parallèlement au travail sur la pièce, nous nous sommes collectivement
engagés dans ce projet, que j’ai écrit assez rapidement. J’ai appelé le chef opérateur
Eric Gautier, avec qui j’ai travaillé sur quatre de mes précédents films depuis douze
ans, il est arrivé aussitôt. On a pu réunir les conditions matérielles et tourner sans
délai, grâce aussi à la complicité de producteurs, de techniciens et d’artistes avec qui
j’ai cette longue relation de collaboration et d’amitié.