Women directors II
►Ida LUPINO (1918-1995) :
Que la lumière soit !
- Né à Londres, Ida Lupino fut la fille de deux comédiens, Stanley Lupino et Connie Emerald. Par ailleurs, les Lupino, d’origine italienne, furent une célèbre famille d’artistes aux multiples talents : marionnettistes, mimes, danseurs, chanteurs, clowns, acteurs. Leurs spectacles mettaient en relief un personnage de la Commedia dell’arte, Pulcinella (Polichinelle), qui deviendra au Royaume-Uni Punchinello puis Punch. Dès l’âge de dix ans, Ida Lupino connaissait déjà l’intégralité des rôles féminins du théâtre de William Shakespeare. Lorsqu’elle effectua ses débuts à Hollywood, à l’orée des années 1930, elle fut d’emblée remarquée par les plus grands réalisateurs. Ses triomphes viendront néanmoins plus tard avec les films de Raoul Walsh (They Drive by Night, 1940 ; High Sierra, 1941 ; The Man I Love, 1947), Michael Curtiz (The Sea Wolf, 1941) Jean Negulesco (Road House/La Femme aux cigarettes, 1948) pour ne citer qu’eux. Ida n’y jouait jamais les leading roles mais sa contribution y laissait une empreinte ineffaçable. Au milieu des années 1940, elle exprime très nettement son désir de passer derrière la caméra. Elle dira, par exemple, avoir ressenti de l’ennui sur de nombreux plateaux de tournage, avec l’impression que d’autres faisaient « l’essentiel du travail le plus intéressant ». Ces « autres » étaient invariablement de sexe masculin. En 1949, elle remplace Elmer Clifton, victime d’un malaise cardiaque : c’est le prélude à une courte carrière de réalisatrice à Hollywood. Elle avait créé au préalable et en association avec Collier Young, son époux, une société de production indépendante, The Filmmakers. Un an auparavant, au cours d’une réception hollywoodienne, Ida Lupino fit la rencontre de Roberto Rossellini, une des grandes figures du néoréalisme. L’auteur de Rome, ville ouverte pressentait ses dispositions particulières. Il lui déclara tout net : « Quand vous déciderez-vous à faire des films sur des gens ordinaires pris dans des situations ordinaires ? » C’est en effet ce que fera Ida dans les mois qui suivent. Nous regretterons simplement qu’on ne lui ait guère laissé les moyens de poursuivre une carrière prometteuse. Hollywood se sera privée d’une pionnière, préfiguratrice d’un cinéma de la vérité quotidienne et contemporaine, anticipatrice aussi des cinémas Nouvelle Vague. Après avoir énuméré les caractéristiques principales de son cinéma – « sujets prêtant à la controverse, acteurs débutants, figurants jouant leur propre rôle, tournage en extérieurs, budgets spartiates, films développés et produits en toute indépendance -, Michael Henry Wilson écrit : « Inspirés de près ou de loin par des incidents authentiques, les six films qu’elle dirige entre 1949 et 1953 se présentent comme des faits divers. Hommes et femmes y sont cernés avec la même affection méticuleuse. Et soumis aux mêmes vicissitudes : également désarmés, déroutés, désespérés par une catastrophe intime. […] Loin de bâtir pour l’avenir, ils voient leur monde vaciller sous l’effet d’un choc traumatisant : grossesse involontaire, infirmité, viol, acte de violence… Leur itinéraire passe presque toujours par l’hôpital et des examens psychiatriques : autant que le corps, l’âme demande à être traitée et soignée. »[1]
C’est en vérité l’envers du « rêve américain » qui nous est proposé. Ida Lupino choisit courageusement de mettre en relief « le morne présent, l’incertaine réalité des désemparés. De ceux qui souffrent parce que le corps n’est pas de pierre et le cœur n’est pas de marbre. » (Michael Henry Wilson). Ce n’est donc pas uniquement parce qu’Ida Lupino était une femme qu’elle eut des détracteurs, mais aussi parce qu’elle dévoilait les impostures d’un modèle de réussite sociale. Que ce fut, en revanche, une femme qui les dénonçât n’est pas le fait du hasard. •
- ••• Filmographie en tant que réalisatrice :
- 1949 : Not Wanted (Avant de t'aimer), débuté avec Elmer Clifton, [Sally Forrest, Keefe Brasselle, Leo Penn]
- 1949 : Never Fear (Faire face) [Sally Forrest, Keefe Brasselle]
- 1950 : Outrage [Mala Powers]
- 1951 : Hard, Fast and Beautiful (Jeu, set et match) [Claire Trevor, S. Forrest]
- 1953 : The Hitch-Hiker (Le Voyage de la peur) [Edmond O'Brien, Frank Lovejoy, William Talman]
- 1953 : The Bigamist (Bigamie) [Joan Fontaine, Ida Lupino, Edmond O'Brien, Edmund Gwenn]
- 1966 : The Trouble with Angels (Le Dortoir des anges) [Rosalind Russell]
- Ida Lupino a réalisé également de nombreuses séries télévisées entre 1956 et 1968. Exemples : trois épisodes des Incorruptibles, trois autres pour la série Le Fugitif, un épisode de Ma Sorcière bien-aimée etc.
Les trois premiers films me semblent les plus caractéristiques du cinéma d’Ida Lupino et, en tous les cas, les plus illustratifs de ce qu’exprime Jacques Lourcelles dans son fameux dictionnaire à propos d’Outrage (1950), qui traite des conséquences d’un viol sur une jeune femme jouée par Mala Powers. La carrière d’Ida Lupino réalisatrice à l’écran sera trop brève – 7 films uniquement - et trop injustement sous-estimée par les producteurs hollywoodiens.
« Les histoires préférées d’Ida Lupino racontent toutes la lente cicatrisation d’une blessure. Blessure physique autant que morale. Ses personnages, que leur féminité, leur caractère ou les circonstances ont transformés en écorchées vives, ont besoin de la sérénité, non comme un luxe, mais comme d’un remède indispensable à leur survie. Cette recherche vitale de la sérénité et de la lumière est la substance et la raison d’être des films d’Ida Lupino. Elle est exprimée par un style miraculeusement limpide. De quoi est-il fait ? […] Un minimum d’événements et de personnages ; des situations épurées de tout contenu anecdotique ; des acteurs familiers dans lesquels Ida Lupino se dépeint elle-même à côté de personnages qu’elle a connus, sans cesser de porter sur eux un regard objectif ; un usage aisé et spontané du découpage classique avec une maîtrise invisible du plan long et parfois du plan-séquence ; une photo nuancée dans le violence et la tendresse qui fuit les grands contrastes ; par-dessus, une profonde humanité par rapport aux sujets traités, qui place toujours l’auteur au cœur de la réalité qu’elle cherche à exprimer. Loin d’être une marginale, Ida Lupino est au contraire, sur le plan de ce qui est exprimé dans ses films, un cinéaste central dans le cinéma américain et dans le cinéma tout court. […] Aucun cinéaste, à notre connaissance, n’a reçu en partage des dons aussi complets, aussi inexplicables. A moins, bien entendu, de faire entrer en ligne de compte l’hérédité (Lupino descend d’une lignée d’acteurs anglais vieille de plusieurs siècles) ou d’une faculté d’observation et d’assimilation qui avait eu tout loisir de se développer durant la quarantaine de films qu’elle avait interprétés depuis l’âge de quatorze ans sous la direction d’Allan Dwan, Hathaway, Raoul Walsh, Wellman, Michael Curtiz, etc. […] » •
(J. Lourcelles, in : Dictionnaire du cinéma, « Bouquins », Robert Laffont)
[1] Michael Henry Wilson, in : À la porte du paradis. Armand Colin, 2014. Ida Lupino : p. 305 à 315.
▀ Ida LUPINO : Moi, la mère metteur en scène
« Sur le plateau, ils m'appellent tous maman - les acteurs, les cameramen, les assistants, les techniciens, tout le monde. Non pas « la mère », mais simplement « maman ». Ils ont commencé il y a des années lorsque j'avais ma propre compagnie indépendante et que notre politique était de découvrir et d'exploiter de jeunes talents. Certains jeunes, comme Sally Forrest, qui débuta dans Not Wanted, il y a de cela une vingtaine d'années, étaient si jeunes, qu'il était naturel pour eux de m'appeler « m'man » ou « maman ». À partir de là, ce nom fut utilisé par tout le monde et maintenant si quelqu'un sur le plateau m'appelait « Ida » ou « Mademoiselle Lupino » je ne saurais que faire.
J'aime être appelée maman. Lorsque je travaille, je considère ma compagnie de production comme un type spécial de famille [...] nous parlons, sentons et travaillons ensemble. Nous ne formons plus qu'une grande famille - plus on est heureux, mieux c'est.
Il ne me viendrait pas à l'idée de traiter ma distribution et mon équipe autrement. Je n'aboie jamais d'ordre. Je déteste les femmes qui font marcher les hommes - professionnellement ou personnellement. [...]
Cela vaut aussi pour la vedette - homme ou femme. Je ne dis jamais : « Faites cela. Je veux que vous vous teniez ici. Faites ceci. » Ayant été actrice, je sais ce que cela signifie d'être placée en situation inconfortable. Si quelqu'un était venu me demander : « Vous sentez-vous bien ? » Cela aurait fait toute la différence du monde.
[...] Je n'avais pensé devenir metteur en scène. Les faits et une combinaison de hasards - heureux ou malheureux - en sont responsables.
Au milieu des années quarante, pendant quelque dix-huit mois, il me fut impossible de trouver un rôle dans un film. Comme Ann Sheridan, Humphrey Bogart et John Garfield (nous étions tous sous contrat), j'étais suspendue. Nous étions toujours suspendus, parce que nous ne voulions pas participer à certains spectacles que nous aurions dû faire. J'ignore si c'était à cause de Jack Warner ou de quelqu'un d'autre, tout ce que je comprenais, c'est que si vous refusiez un rôle vous étiez suspendu et que vous restiez suspendu. J'étais cependant la seule à avoir une clause sur la radio dans mon contrat, aussi pouvais-je survivre comme actrice de radio. Je travaillais durant ces longues semaines à la radio - Silver Theatre, avec Boyer dans son émission, avec Tyrone Power et C.B. DeMille à son théâtre Lux.
Collier Young et moi avons alors formé notre propre compagnie de production, appelée Film Makers. Nous avons co-écrit un scénario sur une mère célibataire intitulé Avant l'amour et l'avons mis en œuvre devant les caméras. Nous venions de commencer lorsque notre metteur en scène Elmer Clifton eut une crise cardiaque. Nous étions trop pauvres pour nous payer un autre metteur en scène alors j'ai franchi le pas et tout pris en main.
Ce furent des jours exaltants pour nous. Nous co-écrivions et co-produisions. Je dirigeais les films l'un après l'autre. Nous nous sommes attaqués à des sujets assez dangereux à l'époque - mères célibataires, dessous de table du tennis amateur, folie criminelle d'auto-stoppeur tueur en série, la bigamie et la polio. Nous tournions ces films en treize jours environ et avec un budget modeste et c'étaient des films de série A. Tout fonctionnait. Mais nous avions commis une erreur fatale.
On nous proposa d'entrer dans le circuit de la distribution. Je m'y opposais : « Nous sommes des créateurs, nous faisons des films », argumentais-je. Je fus mise en minorité et bientôt nous n'étions plus de la partie. [...] » •
- Ida Lupino (In : Action, mai-juin 1967. Traduction française : Maryse Beaulieu.)
• • • Ida LUPINO : Un pathétique en creux
- Par Cécile Thibaud
[...]
Venue par économie à la réalisation, Ida Lupino fait preuve d'un savoir-faire assez remarquable. Elle ne cherche pas à être didactique, elle s'attache, à travers ses films, à des individus qui basculent hors d'une vie tracée d'avance.
- dans Not Wanted, une jeune fille enceinte se retrouve contrainte d'abandonner l'enfant ;
- dans Never Fear, une danseuse au seuil de la gloire est atteinte de poliomyélite ;
- dans Outrage, une jeune fille victime d'un viol reste traumatisée ;
- dans The Hitch-Hiker, deux hommes banalement en route pour une partie de pêche sont pris en otage par un autostoppeur psychopathe ;
- dans The Bigamist un homme ordinaire est écartelé entre deux foyers.
Les films d'Ida Lupino - hormis The Hitch-Hiker qui est un thriller magistral - sont fréquemment rattachés au mélodrame. Nous renvoyons sur ce point à l'excellent numéro des Cahiers de la Cinémathèque [a]. Signalons que l'on peut retrouver des personnages semblables, mais ils sont dépourvus chez elle du manichéisme qui fait l'apanage du « mélo ». Les situations sont également proches des paramètres obligatoires que sont : la séparation, la méprise, la maternité (non désirée), la maladie, la coïncidence malheureuse... mais, bien que quelques éléments de narration du mélodrame soient présents, tels la musique emphatique, le flashback ou le gros plan émouvant, ils sont pris dans un fil totalement différent. Ida Lupino, si elle utilise le vocabulaire, ne semble pas jouer le jeu jusqu'au bout. On compare souvent le mélodrame au baroque ; Ida, elle, a une précision de ligne assurément classique. Elle sait jouer sur les envolées tumultueuses. Ainsi, la poursuite à la fin de Not Wanted est bâtie en un crescendo auquel participent la musique, le montage, la composition à l'intérieur des plans : tout se tend en un mouvement d'ascension jusqu'à une désintégration progressive du paysage pour le réduire à la géométrie abstraite des poutrelles de fer. Ce n'est donc pas faute de connaître la manière - au sens de style - qu'Ida Lupino donne un ton différent. Elle choisit la retenue et l'ellipse, laissant en creux les instants aisément pathétiques, tels l'adieu à un enfant que l'on abandonne, l'effroi quand la maladie est nommée par le médecin, la découverte de la bigamie par les épouses. Mais elle laisse aussi cours à la rage, au désir ou à la tristesse de ses héroïnes. Cette rythmique particulière donne un ton tranchant et introduit une certaine distance, tandis que le système du mélodrame est, nous dit Jacques Goimard, basé sur l'immédiateté de son impact. [a]
· Not Wanted
Dans celui-ci, Sally, l'héroïne, est amoureuse du parfait « étranger ». Artiste vagabond et désillusionné, il incarne l'antithèse de la classe moyenne à laquelle il appartient. Avec lui, Sally transgresse les tabous (découvre la sexualité) et brise l'unité de famille. Elle aspire à la passion et rêve de quitter ce monde étriqué où elle vit. En quelques séquences, Ida Lupino nous montre l'atmosphère oppressante d'une petite ville, la sollicitude étouffante des parents de la jeune fille, auxquelles vient s'opposer la fuite en avant de Sally, sa dissolution dans le vide. Progressivement, elle est rattrapée par la norme et tout ce qu'elle fuyait : elle est torturée par son instinct maternel, ce qui l'entraîne à enlever un nouveau-né. Elle va compenser ce manque en allant vers Drew, l'éclopé, le seul être qui ait besoin d'elle. Elle reconstitue alors avec lui l'image parentale : un couple à la sexualité sage (voire inexistante, car l'homme y est mutilé-castré). Au terme du film, Sally a donc réintégré le modèle maternel qu'elle fuyait ; elle a été happée par le cercle des bras de Drew, métaphore de leur foyer à venir. Signalons que le jeune homme est constamment sous le signe du mouvement circulaire, que ce soient les manèges de la fête foraine ou les trains électriques qui envahissent son appartement.
· Outrage
Outrage est également le récit d'un passage difficile à l'âge adulte. Comme la Sally de Not Wanted, Anne vit dans un cocon où est gommée toute trace de sexualité, qu'il s'agisse de ses parents ou de son fiancé. Elle entretient avec lui des rapports enfantins sur le mode du jeu. Ils sont respectueux des normes et soucieux de la forme (la cérémonie des sandwiches). Elle est brutalement confrontée au désir sexuel dans toute sa violence lorsqu'elle est victime d'un viol. Elle découvre la bestialité comme la jeune Charlie de Shadow of a Doubt d'Alfred Hitchcock, entrevoit soudainement l'existence de rapports de haine et de profit : toutes deux constatent brusquement que le monde n'est pas aussi harmonieux que leurs familles le laissaient supposer. Si Charlie exorcise les démons en épousant le parti de la répression de toute démesure - elle se fiance avec un policier -, Anne dans Outrage accuse plus douloureusement le choc. Elle soupçonne chaque homme d'avoir des désirs agressifs et ne supporte plus les regards de compassion ou de convoitise. Elle trouve refuge dans l'asexualité par excellence : auprès d'un pasteur. Dans ce film-ci, également, les lieux et l'espace racontent l'histoire. Le viol a lieu à l'issue d'une longue poursuite, sans parole, ni musique, au milieu d'un labyrinthe d'entrepôts déserts, de nuit. Anne découvre l'envers du décor de son quotidien, de même que le violeur est, sans qu'elle le sache, un homme qu'elle côtoie tous les jours. Elle fuit loin - le plus loin possible, c'est-à-dire dans un lieu strictement opposé : dans un petit village de campagne - et tente de gommer (autrement dit de rester en enfance). Mais elle comprend qu'elle ne peut éviter d'être objet de désir (lors du bal champêtre) : elle admet enfin sa condition de femme et peut alors retourner à la ville affronter les regards des hommes et celui de son fiancé.
· Never Fear
Never Fear traite, non plus du passage douloureux de l'enfance à l'âge adulte, mais du rôle féminin lui-même. Le jeune couple de danseurs du début du film semble l'incarnation même du bonheur : beau, amoureux, au seuil de la gloire. La maladie de Carol, la jeune femme, intervient ouvertement comme une castration : son corps est alors privé du mode sensuel sur lequel il fonctionnait. Guy, son partenaire et fiancé, la considère comme désexuée et ses preuves d'amour sont clairement platoniques : il lui apporte constamment des fleurs et lui offre une chemise de nuit à col chaste. Carol souffre de ce changement de regard, elle se sent mutilée, privée de toute séduction dans le monde de l'institut de rééducation où elle est confinée. Ida Lupino prend un à un les signes qui avaient servi à qualifier le sexuel et les détourne, signifiant ainsi la rupture. À la danse de séduction du couple amoureux, est opposé un pathétique quadrille de chaises roulantes ; à la chorégraphie répondent les séances de rééducation ; la grâce des déhanchements de Carol est remplacée par des boitillements douloureux ; la nudité n'est plus érotique mais médicalisée ; le toucher sensuel devient massage thérapeutique. Deux scènes du film s'opposent même point par point : à la séquence du bain de minuit de l'époque heureuse, l'on peut associer les termes de : nuit, espace ouvert, infini, évasion, intimité et secret, tandis qu'en contraste la séquence de piscine serait qualifiée par les termes de : jour, espace clos, enfermement, collectivité, obligation (bon pour la santé). On trouve donc dans Never Fear ce même souci de raconter un passage traumatique par une rupture de la qualité de l'espace. Mais à l'inverse de Not Wanted et d'Outrage, le déséquilibre psychologique que subit l'héroïne est signifié non par la fuite mais par l'enfermement, et l'institut est un lieu insulaire par excellence, possédant son vocabulaire et ses coutumes propres. La danse est pour Carol le signe de son épanouissement. La maîtrise de son corps et de l'espace - de la scène - l'harmonie totale avec son partenaire lui sont brutalement retirées. Le plan durant lequel Carol subit sa première attaque de poliomyélite est d'une grande force : au premier plan, Guy, au piano, compose pour leur spectacle, tandis qu'elle, derrière, pleure sans bruit. Elle s'accroche à des cordes, glissant lentement au sol. Elle tombe. Ils sont proches spatialement, mais il y entre eux tout l'écart séparant un corps sain, dynamique et désirant d'un corps douloureux et passif qui ne se sent plus le droit de désirer. À mesure que Carol tombe à terre, l'espace se dilate, provoquant la distance maximale entre eux. En un seul plan, en jouant sur la profondeur de champ, Lupino dépeint la cassure du couple. La danse interviendra tout au long du film comme métaphore de la sexualité : arriver à danser de nouveau avec Guy pour Carol signifie redevenir un couple à part entière. Mais la maladie sert de « normalisation » au couple : si elle marche de nouveau, Carol ne sera plus la partenaire, l'égale de Guy. Elle n'exercera plus cette profession dans laquelle elle semblait trop s'investir (note personnelle : ce thème du surinvestissement dans une activité physique réapparaîtra dans Hard, Fast and Beautiful, ici une mère jouée par Claire Trevor caresse des ambitions démesurées pour sa fille championne de tennis). Elle se résigne à l'incomplétude de la femme (« Je veux être aussi complète que toi ! », criait-elle dans sa révolte contre son handicap). Elle va apprendre la passivité et la dépendance ; et c'est en abandonnant tout orgueil qu'elle pourra progresser vers la guérison. Une nouvelle fois, au bout du parcours se profile l'image du foyer « idéal » celui-là même que fuyait Sally au début de Not Wanted.
· The Bigamist
The Bigamist est encore plus clair : il indique explicitement qu'une femme trop forte est dévirilisante. Elle déstabilise l'institution du mariage, car c'est l'ambition démesurée d'Eve (Joan Fontaine) qui pousse son mari à la bigamie. Le film oppose magnifiquement deux types de femmes : grande brune aérienne, constamment en instance de départ, évoluant dans de grands espaces vides qui signifient bien sa stérilité et sa désertion du foyer, l'autre au contraire, petite, blonde, terrienne par excellence, sait écouter, valoriser l'homme. [...] Entre deux épouses aussi différentes, le bigame évolue comme un funambule. L'organisation spatiale est encore une fois capitale : la bigamie clandestine suppose des foyers strictement séparés et ne fonctionne que si l'étanchéité est totale entre deux lieux incompatibles qu'un personnage essaie de faire coexister. Si elle est un pari avec la loi, la bigamie est avant tout un pari avec l'espace. Astucieusement, alors qu'elle aurait pu construire le récit sur la symétrie des rapports avec les deux femmes, Ida Lupino joue sur leurs différences, dépouillant aussi le sujet de toute perversité : il ne s'agit pas d'un homme qui veut « deux fois plus de plaisir », mais de quelqu'un qui cherche désespérément une situation d'équilibre. [...]
· Douleurs
Ida Lupino retrace avec subtilité des parcours initiatiques qu'elle traite également comme des trajets géographiques. Ses personnages sont désorientés, propulsés dans des lieux qui leur sont étrangers. Dans une sorte de réflexe de survie, ils se replient sur eux-mêmes, puis, à l'issue d'un lent cheminement, ils s'ouvrent à nouveau aux autres. Mais ils restent marqués, diminués par l'épreuve. Dix ans avant l'école new-yorkaise, Ida Lupino tourne en décors réels. Elle s'attache à utiliser le monde urbain comme un labyrinthe où se perdent des êtres solitaires. Ainsi la séquence de Not Wanted ou celle de la poursuite dans Outrage. Son univers est scandé par des trajets en bus, de nuit le plus souvent, des chambres meublées impersonnelles qui contrastent avec l'ambiance chaleureuse, presque étouffante du foyer. [...] Elle mêle une sobriété presque sèche à des épanchements lyriques, reproduisant par cette rythmique particulière la sensation d'écartèlement de ses personnages. [...] Mais Ida Lupino va plus loin, elle élargit la problématique aux hommes, eux aussi à la recherche d'une identité sexuelle (dans The Bigamist), eux aussi ballotés par les événements (ainsi les héros de The Hitch-Hiker sont livrés au sadisme d'un psychopathe - note personnelle : il semblerait que Cécile Thibaud n'ait pas vu Hard, Fast and Beautiful : ici, Will Farley (Kenneth Patterson) est complètement anéanti par l'ambition dévorante de sa femme (Claire Trevor). Précisément sa fille, Florence (Sally Forrest), la tenniswoman-prodige, se désolidarise d'elle, renonçant à une carrière sportive de haut niveau, choisissant de se marier et manifestant de l'empathie pour son père souffrant.)
L'univers raisonné des adultes paraît inaccessible à ses personnages immatures qui ne possèdent pas les clefs du monde où ils vivent. Ils sont hantés par le désir de reconstituer un couple qui soit à l'image de celui de leurs parents. Mais les jeunes filles semblent douloureusement renoncer à leurs rêves. Tous sont blessés, marqués par des douleurs antérieures, qu'il s'agisse d'épreuves morales ou de handicaps physiques. La guerre encore proche est souvent évoquée comme une rupture. Et l'on peut rapprocher les héros d'Ida de cette génération à l'adolescence écourtée par la mobilisation, qui se retrouve brutalement livrée à elle-même dans un monde inconnu, changé par quatre ans de conflit. Trop âgés pour retourner chez leurs parents, les jeunes gens se découvrent adultes dans une économie qui a appris à tourner sans eux, et côtoient de jeunes femmes qui se sont débrouillées seules. On retrouve à travers les films de Lupino comme ceux de Nicholas Ray, Sam Fuller ou John Huston, ce sentiment de déracinement des hommes, cette douleur des femmes qui « renoncent » à leur propre vie pour se soumettre au désir de l'homme. Cet espace en rupture renverrait alors peut-être à celui de l'Amérique en mutation aux lendemains de la guerre.
· Sans illusions
Ida Lupino refuse de clore, elle laisse ouvertes les blessures : le violeur de Outrage circulera toujours en liberté, le juge de The Bigamist ne sait comment trancher. À la différence du mélodrame, elle ouvre l'individuel à l'échelle du social. [...] L'harmonie du couple s'élargit naturellement à celle du corps social - qui joue constamment le rôle d'une grande famille à travers les films, offrant des substituts d'images paternelles, maternelles et fraternelles qui soutiennent les héros. Mais d'une manière plus offensive, c'est de ce corps social que vient la déstabilisation dans The Bigamist, celui-là même qui, dans le contexte expansionniste des années cinquante, éloigne à nouveau les femmes du foyer pour les diriger vers le le monde du travail. Très significativement, le malaise des personnages est endossé par la société qui panse les blessures.
On le voit donc, Ida Lupino utilise la « syntaxe » mélodramatique à des fins personnelles. Sans traiter des sujets grandiloquents, elle porte un regard à la fois réaliste - ses sujets souvent tirés de faits divers pourraient faire l'objet de documentaires - et extrêmement « formaliste » (dans le sens le plus positif du terme). Elle n'omet jamais en effet que le cinéma raconte à l'aide d'images et de sons. Elle s'attache donc à constituer son propre vocabulaire plastique, d'autant plus présent que ses films font souvent l'économie de discours : « ... Je suis terriblement contre les dialogues... », dit-elle. •
Cécile THIBAUD (Positif, mars 1986)
[a] Les Cahiers de la Cinémathèque, n° 28, intitulé « Pour une histoire du mélodrame au cinéma » [automne 1979], où l'on trouve notamment une biofilmographie d'Ida Lupino dressée par Olivier Eyquem et une "somme" de Jacques Goimard, sur les relations mélodrame et tragédie intitulée « Le mot et la chose ».
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