Écran : Sorties 2024 (III)

 

 

.. Green Border

(2023, Agnieszka Holland)

 

 Il est clair qu’un pareil film, à mon sens, révèle beaucoup sur la fracture Nord/Sud, même si les pays de l’Europe orientale - en l’occurrence ici la Pologne et le Bélarus, anciennement sous coupole « communiste », pourraient s’estimer à juste titre exclus d’une pareille division du monde. La réalisatrice polonaise d’« Europa Europa » (1990) et de « L’Ombre de Staline » (2019) l’a construit en chapitres avec un épilogue éclairant, de telle manière qu’on puisse juger de l’énorme différence de traitement entre les réfugiés venus du Moyen-Orient et d’Afrique d’avec les habitants ukrainiens chassés de leurs maisons par l’invasion russe. Le film se concluant sur la date du 26 février 2022. Je vous livre quoi qu’il en soit deux contributions critiques, celle de Clarisse Fabre pour « Le Monde » et celle du mensuel « Positif ».

 

. « Immersion. C’est le mot qui s’impose pour qualifier la fiction de la réalisatrice polonaise, en compétition à Venise en 2023, qui créa le choc et fut récompensé du Prix spécial du jury. Inspiré de faits réels survenus en 2021, le film suit une famille de Syriens qui décide de quitter son pays et prend l’avion pour Minsk, la capitale du Bélarus. [...] rien ne se passe comme prévu : le petit groupe est débarqué par des gardes à la frontière avec la Pologne, en Podlachie, au milieu des bois, un rouleau de fils barbelés pour seul horizon.

Ballottée de part et d’autre de cette ligne, la famille va faire les frais d’une politique qui les dépasse largement, la Biélorussie utilisant le sort des migrants comme arme de déstabilisation à l’égard de l’Europe. En 2021, le président biélorusse avait en effet ouvert une nouvelle route migratoire passant par Minsk, faisant miroiter la perspective d’un passage rapide vers l’Union européenne. Dans les faits, les hommes et les femmes se faisaient refouler tour à tour par les autorités polonaises ou biélorusses. La « frontière verte » , car dessinée au milieu des conifères, devient un espace morbide que la réalisatrice filme en noir et blanc, après quelques secondes d’images en couleurs, captées au-dessus de la ligne des arbres. » (Clarisse Fabre)

Âgée de 75 ans, fille d’un sociologue communiste d’origine juive et d’une mère journaliste, Agnieszka a très vite été confrontée à des réalités politiques cruciales. Elle n’est encore qu’une adolescente, lorsque son père se suicide en 1961, faussement accusé d’espionnage par la dictature « communiste » polonaise. Certaines de ses réalisations les plus marquantes résonnent de ce drame personnel : Le Complot (1988), Europa Europa, déjà cité, Sous la ville (2011).

Green Border est proche d’une vision documentaire. Filmée caméra à l’épaule, le récit de la réalisatrice met le spectateur au centre de la peur, du malaise et de l’extraordinaire souffrance des réfugiés. Les séquences revêtent très souvent un caractère insoutenable. Divisé en chapitres - les gardes-frontières, les activistes humanitaires, Julia la psychologue qui finit par s’engager aux côtés des militants humanitaires -, « Green Border » nous permet d’appréhender le point de vue ou l’attitude des différentes parties.

« On suit également un jeune garde-frontière, écrit Clarisse Fabre, qui fait son devoir jusqu’à la nausée. [...] On entre littéralement dans sa psyché, tandis que la famille syrienne encaisse des tragédies. [...] Agnieszka Holland fait le pari d’un cinéma vérité, forcément suffocant, à l’image de l’époque. »

 

.. « Les dernière scènes de Green Border montrent des réfugiés ukrainiens accueillis à bras ouverts en Pologne, conséquence de la guerre déclenchée en février 2022 par la Russie de Poutine et signe de la prétendue hospitalité des décideurs politiques de Varsovie. Les deux heures trente qui précèdent donnent une tout autre image du pays natal d’Agnieszka. [...} Manipulés par le dictateur biélorusse Loukachenko, des migrants en provenance du Moyen-Orient sont sciemment renvoyés à la frontière pour pénétrer dans l’UE et renvoyer cette dernière face à ses contradictions. Face à .cet afflux, le pouvoir polonais dirigé par des nationaux conservateurs (qui ont perdu les élections parlementaires en octobre 2023) opte pour la manière forte, foule aux pieds les lois et renvoie les migrants par tous les moyens, surtout les pires, de l’autre côté de la frontière. Agnieszka Holland décrit cette « logique » effroyable. [...] Film documenté et impitoyable, Green Border est un témoignage puissant sur certaines réalités accablantes. À la suite de la présentation de Green Border à Venise, plusieurs ministres polonais [...] ont dénoncé une fiction qui, selon eux, « attaque l’honneur et la réputation de la Pologne. » Une sorte de compliment involontaire. (Olivier De Bruyn, « Positif », n° 756, février 2024).

 

. Le ministre polonais de la justice, Zbigniew Ziobro, a comparé Green Border à de la propagande nazie, comme du temps où « les Allemands, durant le IIIe Reich, produisaient des films de propagande montrant les Polonais comme des bandits et des meurtriers ». La cinéaste envisage d’attaquer en justice le ministre.

 

 

. Green Border (Zielona granica). 2023, Pologne, France, Tchéquie, Belgique. 147 minutes, Noir et Blanc. Réalisation : Agnieszka Holland. Scénario : A. Holland, Gabriela Lazarkiewicz-Sieczko, Maciej Pisuk. Photographie : Tomasz Naumiuk. Musique : Frédéric Vercheval. Distribution artistique : Jalal Altawil (Bashir), Maja Ostaszewska (Julia), Behi Djanati Ataï (Leïla). Sortie en France : 7 février 2024.