Adua e le compagne 1960
►Adua et ses compagnes (Adua e le compagne, 1960 – Antonio Pietrangeli)
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Le cinéma italien et la fermeture des maisons closes
https://www.arte.tv/fr/videos/114087-000-A/adua-et-ses-compagnes/
Tandis que, dans notre pays, les maisons de tolérance avaient été fermées dès 1946 (loi Marthe Richard), il en allait tout autrement chez nos voisins italiens. La sénatrice Lina Merlin (1887-1979), une femme au passé antifasciste – elle avait été une collègue du socialiste Giacomo Matteotti et fut, à cause de cela, arrêtée maintes fois et licenciée de son poste d’enseignante - batailla, dix ans durant, pour faire cesser l’activité des case chiuse (maisons closes). On les avait ainsi nommées parce que leurs volets devaient rester strictement fermés. Mauro Bolognini dans son film La Viaccia est très attentif à cet aspect-là. Une autre réalisation, très intéressante, due à Luigi Comencini, évoque le monde de la prostitution à travers un titre suffisamment clair : Les Volets clos ou Persiane Chiuse (1951). La législation sur les case chiuse, déjà particulièrement sévère, avait été ponctuellement renforcée sous le fascisme. Elle sanctionnait les femmes prostituées tandis que les hommes, tout au contraire, les fréquentaient assidûment et s'en faisaient un honneur. En 1948, il existait encore plus de 700 bordels et 3 000 prostituées enregistrées en Italie. Lina Merlin ne faisait, à vrai dire, qu’accéder aux sollicitations de l’Alliance internationale des femmes et suivait, en outre, une suggestion de l’antifasciste Elia Umberto Terracini, co-fondateur du PCI (Parti Communiste). On s’imagina alors mettre un coup de frein à un commerce malsain, bien que l’on ne prétendît aucunement faire disparaître le « plus vieux métier du monde ». Du moins, la loi, intervenue en février 1958, avait-elle pour projet modeste de se conformer aux dispositions des Nations-Unies concernant « la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui » ; (317, IV, 2/12/1949).
Au grand dam de Lina Merlin, au sein du PSI lui-même, les avis étaient partagés. La sénatrice menaçait pourtant. Comme la loi mettait du temps à faire son chemin, celle-ci devait être représentée au début de chaque législature, et les débats recommençaient tant en session qu'en commission. Quand vint le moment de voter la loi, Lina Merlin pria enfin Pietro Nenni, à la tête du PSI, de donner l'ordre aux membres du parti de voter pour la loi, « sinon je donnerai les noms des camarades tenanciers de bordels », prévint-elle en guise d’avertissement. Ce à quoi, le dirigeant socialiste lui aurait répondu : « Mon Dieu, mais comment ferai-je pour les avertir tous ? ». Je n’ose vous dire ce qu’il en fut chez les démocrates chrétiens ou les libéraux. De son côté, le fameux chroniqueur du « Corriere della Sera », Indro Montanelli, l’auteur du General della Rovere que mettra en scène Roberto Rossellini, argumentait ainsi : « En Italie, un coup de pioche contre les maisons closes fait s'écrouler tout le bâtiment qui repose sur trois assises fondamentales : la foi catholique, la patrie et la famille. C'est ici, dans ce qu'on nomme les bordels, que ces trois institutions trouvaient la plus sûre garantie. » De fait, la dame Merlin n’enchantait aucun bipède masculin lorsqu’elle invoquait la « conscience sexuelle du mâle ». En second lieu, son rappel de Lénine comme référence éthique avait de quoi faire gouailler le cénacle des marxistes débraillés, cocus et infidèles, uniquement vertueux lorsqu'il s'agissait de chanter les louanges de la « patrie soviétique. » Quand donc Vladimir Illitch parla de commerce des corps sans le relier à des conditions historiques et sociologiques précises ? Je peux me tromper, mais je ne vois pas le leader bolchévik pérorer sur l’efficacité d’une loi quelconque cherchant à réglementer la prostitution. Bref, on supprima les bordels. Voyez, à l’heure présente, comme la prostitution est réglementée, saine et équilibrée… Alors, on disserte, on argumente, on « théorise » sur la morale impuissante qui veut qu’à chaque époque la prostitution emprunte des formes inédites. Lina Merlin n’aurait pas prévu cela… elle demeurait, comme certaines de ses « camarades », prisonnière de la morale puritaine.
En vérité, la loi italienne sur la famille était indigne d’un pays engagé sur la voie de la modernité. Modernité qu’Adua et ses compagnes de Pietrangeli nous offre dans une visualité remarquable : l’automobile est omniprésente – c’est le fameux « miracle économique » -, corollaires : des routes spacieuses et plus carrossables, une conception de l’urbanisme mieux adaptée etc. Revenons aux problèmes féminins : pour tout dire, les femmes ne disposaient d’aucune liberté. Elles étaient traitées en mineures. On n’aurait pu imaginer sortir les prostituées de leur triste condition, si l’on ne rangeait pas la société patriarcale aux vestiaires, si l’on ne mettait pas l’Église catholique à la place où elle aurait dû toujours rester, si l’on n’établissait pas des principes d’égalité hommes/femmes… C’est cette raison qui me pousse à vous encourager à voir ce magnifique joyau qu’est Adua e le compagne (1960) d’Antonio Pietrangeli qui vient d’être rediffusée et rééditée (version restaurée) en France en 2019 et qu’Arte diffuse. J'aimerai nuancer mon propos quand même : Adua e le compagne n'est pas précisément le film idéal pour saisir ce qui fonde l'originalité d'Antonio Pietrangeli. Surtout, si l'on s'en remet aux déclarations de son interprète d'élection Sandra Milo. Que dit-elle? « Pietrangeli était un plus grands réalisateurs italiens. Plus que cela, l'un des rares réalisateurs qui a su raconter la femme, l'esprit féminin, et l'interpréter vraiment. Surtout à l'époque, nos films étaient éminemment masculins, et la femme y tenait le second rôle. » J'ajouterai : et même lorsque ces films épousaient, éventuellement, une courbe d'empathie à l'endroit de la condition féminine. Il fallait parler selon l'âme et la douleur des femmes telles qu'elles l'expriment ou mieux encore telles qu'elles ne parviennent pas à l'exprimer. Il fallait justement traduire le plus exactement possible cette difficulté à être femme dans une société qui valorisait le mâle et dépréciait constamment le fait d'être femme : être femme comme il plaît aux hommes et ne pas être la femme qu'ils n'attendent pas et ne veulent pas voir. L'aliénation terrible de la femme se tient dans ce constat, de celle qui pousse la jeune Adriana (Stefania Sandrelli sublime), humiliée par des mâles égoïstes et veules, à se défenestrer dans Je la connaissais bien. Cette femme que les hommes précisément refusent de connaître. Et qu'Antonio Pietrangeli titre ainsi comme une forme de désespoir. Avec Adua e le compagne, en traitant d'un sujet plus général, en relation étroite avec des décisions d'ordre politique, Pietrangeli s'éloigne du terrain de l'individu concret, donc de l'intimisme particulier. En ce sens, des films comme La Parmigiana (Catherine Spaak), La visita (Sandra Milo) ou Je la connaissais bien (Stefania Sandrelli), nous en révèlent bien plus sur l'âme féminine (et sur la singularité de Pietrangeli) parce qu'ils explorent la psychologie individuelle, indispensable pour comprendre une situation globale dans son infinie complexité. Jaugé par rapport à son premier film, Il sole negli occhi (1953), Adua e le compagne paraît, de ce strict point de vue, encore en retrait.
Adua et ses compagnes déroule le récit bouleversant de quatre prostituées romaines qui essayent, après la fermeture d’une maison close sise via di Campo Carleo, de rassembler leurs économies et de transformer une ferme de campagne en trattoria. Elles accueillent donc cette loi avec l’espoir d’une vie nouvelle et, du reste, elles manifestent quelque impatience tant leur souffrance intérieure est grande. L’une d’elles (Fosca jouée par Valeria Fabrizi) ne dit-elle pas à Adua (Simone Signoret) : « Quarante marches pendant une quinzaine de jours c’est comme escalader le K2 ! » On songe, lorsqu’on est cinéphile, au titre du magnifique Quand une femme monte l’escalier réalisé par le Japonais Mikio Naruse, datant de la même année et que l'on a découvert en France fin 2016. Que ce soit ici en Italie, ou ailleurs au Japon ou dans l’Ouest américain, ou encore je ne sais où, pour une femme, gravir des marches c’est, en certains cas, déchoir. Mais, contrairement à ce qu’imagine Adua Giovannetti (excellente Simone Signoret), les services de police n’ont certainement pas prévu de « brûler leurs dossiers » et ne les considèreront jamais comme des « femmes ordinaires ». Peuvent-elles acheter une ferme ? Peuvent-elles se procurer une licence pour exercer ? Non ! Il leur faut encore passer par des hommes, et ceux-ci – en l’occurrence un certain propriétaire, le dottore Ercoli (Claudio Gora) qui, ici, leur crie : « Je me f... de vos vies privées. [...] J'ai investi c'est pas pour ouvrir un centre de rééducation ! » – les contraignent, à terme, de revenir différemment dans la prostitution. La société des hommes-tyrans est ainsi constituée qu’elle ne pourrait survivre sans la prostitution féminine, plaçant les femmes dans l'incapacité de se réaliser pleinement comme être humain doué d'autonomie et de créativité. En clair, les femmes-prostituées ne peuvent se réinventer. On comprend mieux pourquoi, maintenant et ailleurs, des femmes ont pu crier ce slogan : « Ni putes, ni soumises ! » Esther Hallé, autrice d'un livre sur le cinéaste, souligne les mécanismes défaillants de la fameuse loi Merlin, mais surtout ce que le film de Pietrangeli met en relief au-delà de ces mécanismes justement [E. Hallé : Antonio Pietrangeli. Réalisme et scepticisme. Éditions Mimésis cinéma. 2022]. Aussi, lorsque nos quatre femmes (Adua/Simone Signoret ; Lolita/Sandra Milo ; Marilina/Emmanuelle Riva ; Caterina/Gina Rovere) refusent d’accepter le marché honteux du sieur Ercoli, elles se retrouvent accusées injustement des charges qui devraient être imputées au faux dottore. En clair, les responsables ne sont pas les proxénètes mais toujours les prostituées. Pietrangeli est d’une lucidité exemplaire : les ménesses iront faire leur travail sur le trottoir. On les affublera d'ailleurs du surnom suggestif de lucciole (lucioles). Elles arpenteront le pavé, y compris sous le froid intense et la pluie battante. Magnifique séquence terminale, réalisant la fusion instantanée du réalisme et de la composition picturale (photographie : Armando Nannuzzi). Morale de l’histoire : Bravo pour l’amélioration des conditions de travail de la péripatéticienne lambda ! Bravo Marthe Richard, bravo Lina Merlin… car, le plus dur dans l’histoire c’est que ce sont des femmes qui crurent faire du « bien » aux prostituées, alors qu’il s’agissait de faire du « mal » au système patriarcal, en lui portant de rudes coups. Au générique du film d'Antonio Pietrangeli, ce réalisateur irremplaçable qui fit tant pour éclairer sur la condition féminine, on trouve, au scénario, la paire Ettore Scola/Ruggero Maccari et Tullio Pinelli, et… comme directeur de production, Manolo Bolognini, le frère de Mauro Bolognini, réalisateur de La Viaccia (Le Mauvais chemin) en 1961, avec Jean-Paul Belmondo et Claudia Cardinale, film qui décrivait avec force justesse et humanité l’univers de la prostitution. Côté distribution artistique masculine, les mâles ne sont guère à leur avantage : Marcello Mastroianni incarne un vendeur de voitures, séducteur à la petite semaine, veule et baratineur, Claudio Gora est une crapule parfaite etc. Seul le grand Domenico Modugno, dans son propre rôle, est épargné. Ce chanteur, trop méconnu dans l’hexagone, chante un couplet de Piu’Sola au restaurant « Chez Adua ».
P.S. Le prénom de l’héroïne Adua (Simone Signoret) m’a fatalement interrogé. Adoua étant un village éthiopien rendu célèbre parce que les bataillons coloniaux du Royaume d’Italie y essuyèrent une dure défaite contre les troupes du roi Ménélik II, à la fin du XIXe siècle, en 1896 plus exactement. Enfin, en 1935, le fascisme italien débuta son entreprise colonialiste en bombardant Adoua. Or, dans le film de Pietrangeli, Adua précise bien avoir été en Afrique et, sous une tente.
Misha
Adua e le compagne (Adua et ses compagnes). Italie, 1960. 106 minutes. Réalisation : Antonio Pietrangeli. Scénario : Ruggero Maccari, A. Pietrangeli, Tullio Pinelli, Ettore Scola. Décors : Luigi Scaccianoce. Costumes : Danilo Donati. Photographie : Armando Nannuzzi. Cadrage : Giuseppe Ruzzolini. Son : Piero Ortolani. Montage : Eraldo Da Roma. Musique : Piero Piccioni. Production : Moris Ergas - Zebra Film. Interprétation : Simone Signoret (Adua), Sandra Milo (Lolita), Emmanuelle Riva (Marilina), Gina Rovere (Caterina «Milly »), Claudio Gora (Ercoli), Marcello Mastroianni (Piero Salvagni), Domenico Modugno (lui-même), Valeria Fabrizi (Fosca), Luciana Gilli (Dora), Ivo Garrani (l'avocat), Gianrico Tedeschi (Stefano). Sortie en Italie : 16 septembre 1960.