Idées : Harkis

 


 
 

 
 
 
« Nous avons appris à regarder l’Algérien à partir du moment où il s’est révolté. »
(Jean Pélégri, écrivain algérien d’origine européenne)


« Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison d’opinions émises à l’occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination, d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu. Aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir. » 
 - Chapitre II, partie A, article 2 (Accords d’Évian, 18 mars 1962)


« Je voulais que l’Algérie reste française, c’est ce qu’on m’a ancré dans la tête, j’ai grandi avec ça. Je vis l’indépendance comme une déchirure, et la plus grosse des déchirures, c’est de ne pouvoir me recueillir sur la tombe de mes parents. On a choisi la France, je pense qu’on a choisi le mauvais camp. Si on avait su, je n’aurais pas fait ce choix. […] J’aurais peut-être même appuyé les fellaghas, si j’avais su que j’allais être trahi. J’en rêve même parfois. […] Pourquoi les harkis sont-ils morts ? Pourquoi ont-ils été emprisonnés ? Ils ont donné leur vie, et ils sont morts pour rien… L’amertume, à qui on la raconte ? Qui va nous écouter ? Qui va bouger le plus petit doigt pour vous ? »
(Abdel Madjid Lalem, harki engagé volontaire au 3e Régiment parachutiste d’infanterie de marine) 


« De toutes les tragédies collectives qui ont affligé notre temps depuis la shoah, celle qu'ont vécue les harkis d'Algérie est peut-être pour nous la plus douloureuse - parce que rien n'en paraît marquer la fin, rien ne semble ouvrir la voie à la rédemption ou au pardon, ou plus justement à un réexamen équitable de ce qui fut, en l'occurrence, faute, crime, hasard, malchance, poids du destin ou hasard. »
  (Jean Daniel et Jean Lacouture, préface à Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harki,
Les Éditions de l'Atelier, 2005)
 

 

 


 
1.


Présenté au festival de Cannes, le dernier film de Philippe Faucon, observateur régulier et attentif des problèmes franco-algériens (SamiaLa Trahison, Dans la vie, La Désintégration, Fatima) évoque, avec Les Harkis - sortie : 12 octobre 2022 -, un trauma particulier, excoriation lancinante, douloureuse, inguérissable, semblablement idiopathique de l’oppression coloniale française en Algérie. Comment puis-je décrire cette tragédie dignement, l’affronter avec courage, sérieux et honnêteté, au-delà des passions, mais sans aucunement répudier mes propres convictions ? Au lendemain de la guerre d’Algérie : « le gouvernement français avait rayé de ses tablettes le mot guerre. Il lui préférait ceux « d'opérations de maintien de l'ordre », de « pacification », ou tout simplement d’ « événements ». Il faudra attendre quarante-quatre ans et la loi du 18 octobre 1999 pour que ce terme soit officiellement adopté », écrit Abdelkader Djemaï dans son récit Une ville en temps de guerre.


Je reprends la phrase brisée, que le lecteur veuille bien excuser mon interrupémotion, je la récupère blessée dans mon cœur inconsolé : au lendemain de cette guerre, ceux que l’on a désigné sous le vocable harki n’eurent droit, ici et là-bas, là-bas ou ici, et je ne sais plus vraiment si je suis Algérien ou Français ? Ou les deux à la fois ? Qu’une fois encore, il me soit possible de crier mon désarroi : Les harkis n’eurent droit qu'à l’expression de la pitié, du dédain ou du mépris. On en devine quelque interprétation et certainement quelque refoulement. Les raisons nous encombrent parfois. Ces raisons ne sont justifiées qu’à partir de l’ignorance de la réalité. Confrontées à la vérité des situations, elles s’effondrent comme château de cartes. Il ne reste alors que la souffrance, l’effroi, le désespoir, et, à la terminaison, si l’on a encore soif d’amour, la compréhension et l’empathie. Ici et également là-bas, dans le confort des opinions admises, parmi ceux qui protestèrent contre les injustices commises à l’endroit du peuple algérien, peu ou prou auraient pu comprendre, à ce moment-là, que d’autres « indigènes » – les « faux-frères », ainsi furent-ils parfois surnommés - aillent prêter main-forte à ceux que nous considérions comme des persécuteurs. Faut-il préciser, par ailleurs, que l’expression « prêter main-forte » est nettement insuffisante pour décrire la place médiocre, invariablement subalterne, qu’on fit jouer aux harkis dans le dispositif de lutte contre les moudjahidines ? Au point que le terme lui-même pouvait, aux yeux des ignorants, exprimer tout uniment la trahison au sens littéral. Comment une expression avantageuse a-t-elle pu aboutir à une catégorie disqualificatrice ?

 

2.


Faut-il rappeler à présent que la notion de compagnies mouvantes et ondoyantes, celle qui apparaît dans ce terme – harki est une dérivation du terme arabe haraka qui signifie mouvement, vitesse, promptitude – est très ancienne, bien plus ancienne que la Conquête française ? À l'origine, les harkas désignaient des troupes itinérantes formées par un seigneur local pour endiguer des troubles insurrectionnels. Cette notion de la guerre s’appliquait forcément à la réalité d’un monde où le nomadisme avait encore un sens. Dans le Maghreb tout entier, bien avant la présence française, les suzerains levaient donc des harkas punitives à l'endroit des clans réfractaires. Avec la présence française, des contingents indigènes vont être constitués en Algérie pour défendre la souveraineté des vainqueurs ou pour renforcer l'armée française sur d'autres terrains. À cette époque, ils ne sont pourtant nullement désignés comme harkas, tout simplement parce qu’ils n’en intègrent pas les caractères principaux. À dire vrai, la notion de contingent indigène a toujours existé, elle est consubstantielle à toute forme de colonialisme : elle existait dans d’autres pays colonisés et elle n’était pas un trait spécifiquement français. Cependant, l’Empire colonial français exerçait sa domination en Afrique et en Asie notamment. On fit d’ailleurs appel à des hommes de nations enchaînées par l'Empire pour réprimer des soulèvements d'autres peuples asservis par le même Empire. Cruel paradoxe que celui des goumiers (tabors) marocains et des tirailleurs sénégalais chargés de « nettoyer » l’insurrection algérienne. Mais, également, des zouaves et des tirailleurs algériens, aux côtés des spahis tunisiens, marocains et sénégalais, qui servirent en Indochine contre le Việt Minh, dirigé par les communistes locaux. Ces tirailleurs algériens, par exemple, furent formés dès 1842 avec pour fonction d’asseoir la souveraineté coloniale dans les territoires conquis… Et, pour finir, il y eut les deux conflits mondiaux : la conscription fut ici décrétée – en 1912, elle fut instaurée dans les trois départements d’Algérie - pour les « indigènes », comme dans tout l’Empire colonial français. Beaucoup de natifs devinrent ainsi de loyaux soldats, souvent décorés voire promus officiers de l’armée française, et cela était plutôt gratifiant. Les chiffres officiels déclarent 176 000 musulmans d’Algérie engagés sous les drapeaux de la République en 1914-18, alors que 134 000 ont participé à la libération de la France entre 1942 et 1945. Ces militaires au service de la France doivent-ils être considérés automatiquement comme des harkis ? « Cette appellation générique a fini par recouvrir l’ensemble des Algériens musulmans profrançais, qu’ils soient supplétifs, militaires, anciens combattants, élus ou fonctionnaires, depuis l’hiver 1954 jusqu’au cessez-le-feu de mars 1962 », note le général Maurice Faivre, responsable de rappelés musulmans puis formateur d’une harka vers l’Oued Berd en Petite Kabylie, en août 1960. [1]
Or, l’amalgame efface l’explication et la compréhension d’une politique, celle du colonialisme français à un moment critique de son histoire. Il est forcément intéressant de comprendre la mentalité de l’administration française qui, par la réappropriation du concept de harka, cherche à reconvoquer un legs culturel local afin de relativiser le combat mené par l’ALN, combat dont la dimension profondément moderne au plan politique ne lui échappe pas.  Or, le terme de harka avait indubitablement un caractère archaïque : nous n’étions désormais plus aux temps des expéditions conduites par un zaïm al-qabila. Ce qui est paradoxal avant tout, c’est que les représentants du colonialisme s’appuyaient sur les survivances des hiérarchies tribales algériennes - lesquelles étaient conscientes de ce qu’elles risquaient de perdre avec le succès de l’insurrection algérienne, explication de l'alliance avec l'administration française. En dernier lieu, et puisqu’on a évoqué l’idée de mouvement, de mobilité, on doit alors impérativement percevoir dans la harka une réponse adaptée à celle des maquis nationalistes. Il s'agit en effet de ces compagnies légères et mobiles suggérées plus haut, connaissant, autant que les rebelles, les aspérités et les secrets du terrain, les caches probables, les ruses, les non-dits des habitants, leurs coutumes, leur mentalité, les sous-entendus de la langue, les proverbes typiquement paysans… Tout ce qui ne peut qu’échapper aux massifs détachements métropolitains.  Et, enfin, l'endurance physique des natifs bien plus habitués à la rudesse de l’environnement.  Le fameux bachaga Boualam (1906-1982) qui avait formé sa propre harka - le « goum Boualam » ou la « petite armée » des Béni-Boudouane, tribu d’un douar enclavé du massif de l’Ouarsenis - en décrira toute la spécificité ainsi : « La harka savait nomadiser. Dix fois plus mobile qu’une troupe métropolitaine, plus souple, elle pouvait rester en opération trois ou quatre jours avec une galette de pain et trois boîtes de sardines. » [2]

 

3.


Obtenir l’acquiescement ou le ralliement de la majeure partie de la population autochtone au projet d’une Algérie française voire d’un Empire français a toujours été le rêve des colonisateurs. Violence et manipulation des esprits, traits caractéristiques de l’oppresseur, n’auraient pu s’exercer avec succès – partiel et circonscrit dans le temps, à vrai dire - sans la coopération ponctuelle ou récurrente d’une minorité de l’indigénat. « C'est à la fin du processus colonial que le cliché d'une poussière de tribus qui s'entretuent (Ndlr : L'expression est imputable au maréchal Lyautey : on reparlera de lui plus bas) devient réalité, non au début, car il est l'objet et le but de la colonisation, non sa cause première », note Abdallah Laroui. L'historien marocain écrit également plus loin : « En vertu du sénatus consulte du 14 juillet 1865, les Algériens étaient placés dans une situation intermédiaire entre celle du sujet et celle de citoyen : ils ne pouvaient jouir des droits de citoyenneté que s'ils faisaient la demande avec renonciation à leur statut personnel, et c'était là le sens du processus colonial : détruire la société autochtone, puis accepter les individus, un à un, dans la nouvelle cité construite par et pour les étrangers. » Minée par un acharnement génocidaire, la relation du colonisateur avec le colonisé, de l'officier des Affaires indigènes avec les autochtones, ne pouvait déboucher que sur l'érection d'un palier entre eux, en l'occurrence, les intermédiaires « collaborateurs » (caïds, cheikhs, bachagas etc.) issus des anciennes élites locales. « Le pouvoir des contrôleurs et de leurs auxiliaires contrôlés fut toujours illimité. » [3]  En deuxième lieu, truisme inévitable, comment connaître la topographie et l’esprit d’une région, sa langue, ses coutumes, ses relations sans le secours de l’autochtone ?

 

4.


Dans le cas spécifique des harkis, ceux-ci serviront en effet de guides, de traducteurs, accessoirement de cuisiniers ou de mécaniciens, certains se contenteront d’être de fidèles « soldats français » (ils n’en avaient pas le statut néanmoins) ; quelques autres feront fonction d’espions et de mouchards et plus gravement encore de tortionnaires au service du colonialisme français. Plus tard, certains d’entre eux seront réemployés pour déminer des terres que l’armée française avait constellées de mines antipersonnel autour des barrages électrifiés construits le long de la frontière tunisienne (Ligne Morice) et de la frontière marocaine (Ligne Challe). Des milliers d’anciens harkis trouveront la mort en ces circonstances… J’affirmerai, par conséquent, qu’il n’est nullement question, dans mon esprit, d’assimiler les harkis aux collaborationnistes tels qu’on les avait connus en France durant l’Occupation. L'historien Mohammed Harbi, pour sa part, déclare au Monde (4 mars 2003) : « Il est une catégorie qui a la force d'un mythe et qui veut organiser la réflexion sur ce drame à partir du couple résistance patriotique du peuple algérien et collaboration avec l'ennemi des harkis. Ce type de simplification vient de la comparaison avec d'autres expériences historiques. Mais comparaison n'est pas raison. » Par ailleurs, Ali Haroun, ancien responsable de la fédération de France du FLN et membre du CNRA (Conseil National de la Révolution algérienne) durant la Guerre d'Algérie, auteur d'un livre sur les massacres de l'été 1962 [4], se posera la question ainsi : « À la réflexion, comment et pourquoi ces paysans du bled sont-ils devenus harkis ? », énumérant, à la suite, toute une série de facteurs qui plaident en faveur de l'indulgence à l'égard des familles de harkis. En France, en revanche, la collaboration – prise de position franchement politique, autrement dit, esprit de nature antirépublicaine – était désormais au pouvoir à partir de l’été 1940 et ce jusqu’en 1945. Elle s’incarnait dans une bourgeoisie desséchée, composite et revancharde, infestée par l’esprit complotiste agitant l’épouvantail d’une République rongée par les « manigances » du Juif et du socialiste réunis. Léon Blum, le leader socialiste de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière), traîné en justice dans une parodie de procès à Riom en 1942, en sera le parfait bouc-émissaire. En Algérie française, la plupart des colons étaient malheureusement imbibés d’un semblable entendement. Il fallait simplement y rajouter, comme adjuvant funeste, la rancune permanente à l'égard de l'Arabe « fanatique », imperméable aux valeurs de la « civilisation française. » On comprendra donc l’échec du projet « réformiste » Blum-Violette de 1936 qui avait, selon ceux-ci, comme origine « l'esprit judéo-socialiste » et comme conséquence la rébellion musulmane ! Plus sérieusement, le cadre français ne suffisait pas à expliquer ce qui arrivait : les séductions d'un vieil humanisme européen et l'attrait d'un parlementarisme républicain balbutiant se désagrégeaient au profit d’un césarisme érigé selon une idéologie chauvine et raciste.

 

 5.


En Algérie coloniale, harki ne renvoyait, par conséquent, ni à une ethnie particulière, ni à un courant d'expression politique. Au départ, ceux qui seront ainsi catégorisés étaient des indigènes comme les autres, parfois extrêmement jeunes, et souffraient généralement des mêmes maux que leurs compatriotes. Leurs engagements – Tom Charbit, auteur d’une étude sur le sujet [5], préfère, à juste raison, user du terme d’« enrôlement » - naissaient dans des circonstances imprévues ou, très souvent, sous l'empire de la nécessité ou de la contrainte. La misère, l'isolement, le climat de terreur instruit par une guerre sans merci, les déplacements de population et la précarité qui s'en suit, la délinquance dans les villes : une multiplicité de facteurs ingrats déterminait souvent des choix hasardeux ou pénibles. Pour d’autres cependant, il s’agissait, cela est aussi vrai, d’exprimer une fidélité à la France (ou à l’armée française) qui leur avait accordé une position sociale plus salutaire. Mais c’était toujours dans un sentiment teinté d’amertume. L’injustice perdurait en effet. Les récits de Saïd Ferdi (1944-2012), Un Enfant dans la guerre publié au Seuil en 1981, et ceux plus récents de Fatima Besnaci-Lancoux (ouvrage cité plus haut), de Dalila Kerchouche (Mon père, ce harki), d’Alice Zeniter (L’Art de perdre) ou de Taouss Leroux (Harkis, l'exil ou la mort) en sont une déchirante révélation. À dire vrai, les choix faits par ces natifs d’Algérie pouvaient n'être que partiels, passagers, toujours informulés nettement, parfois même regrettés. Une même famille pouvait être affligée : avoir en son sein des harkis et des maquisards de l'ALN. Des années plus tard, l'Algérie, désormais indépendante, traversera d'autres variations sur le thème des « frères ennemis » ! On peut donc être frère de sang et ennemi irréductible. Cela s'est vu au cours de la Guerre civile espagnole, durant le fascisme ou le nazisme...  Retenons ceci, avant toute autre considération : le peuple algérien, peuple rural avant tout, peuple dépossédé surtout, expirait à petit feu dans la sujétion, l'arbitraire, la brutalité et l'épouvante. Il savait d'emblée à quoi l'exposerait un soutien visible aux combattants de la libération nationale. Une guerre livrée contre un des plus puissants et des plus féroces impérialismes, contre une des armées les plus disciplinées au monde, constituait un vrai défi. Auparavant, les peuples d'Indochine en avaient payé le prix fort même s'ils avaient redonné l'espoir aux peuples colonisés en terrassant l'hydre colonialiste à Diên Biên Phu. Ici, en Algérie, l’idée même d’un État et d’une République algérienne indépendante commençait à prendre forme. La notion d’appartenance à une patrie commune ou de communauté nationale ne se concevait pas spontanément, et plus fortement encore dans un contexte d’anéantissement des structures antérieures par un occupant étranger. Le colonialisme avait profondément détruit le cadre des relations ancestrales : les lois foncières, en particulier, ont été conçus pour faciliter la concentration des meilleures terres aux mains des Européens. Cependant, à y regarder de près, cette concentration a pu s'exercer aussi au détriment d'autres Européens, en sorte que l'Algérie fut devenue, à l'aboutissement, un pays certes modernisé par l'apport de technologies et de méthodes de développement, mais absolument féodal dans sa répartition foncière, son économie et les structures d'exercice du pouvoir administratif, financier et politique concentrées aux mains d'une minorité. Les grands colons d'Algérie constituaient un authentique lobby au sein de la politique de la métropole. Réformer ici était devenu impossible, en sorte que l'affrontement fut l'unique débouché envisageable. Ici, en Algérie, s'est forcément exercé dans sa brutalité la plus impétueuse le choc entre la civilisation autochtone et la civilisation européenne. Ce que le colonialisme fit à l’instant où l’insurrection algérienne gagnait le pays ne fut que l’expression de sa panique et de son aveuglement tout autant. Jacques Duquesne, par exemple, ancien correspondant du journal La Croix et qui couvrit la Guerre d’Algérie pour ce quotidien, décrit ce qui s'y déroula : « Pendant cette guerre, l’armée a également mis en place des camps dits « de regroupement ». Dès 1957 (Ndlr : l’année donc de la fameuse « Bataille d’Alger »), des centaines de villages ont été détruits ou vidés de leurs habitants, ensuite regroupés dans ces lieux sous surveillance constante des militaires. Dans les « zones interdites » ainsi créées, tout individu pouvait être abattu sans sommation. Il s’agissait de couper les maquisards de l’Armée de libération nationale (ALN) de la population et de les priver de moyens logistiques, abri ou nourriture qu’ils recevaient d’ordinaire, souvent de gré, souvent de force. Dans ces camps de regroupement, les villageois n’ont d’autres moyens de subsistance que l’aide fournie par l’administration. Les conditions sanitaires y sont exécrables et la mortalité importante. » [6] Les deux célèbres sociologues Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad jugèrent que « de tous les bouleversements que la société rurale algérienne a subis entre 1955 et 1962, ceux qui ont été déterminés par les regroupements de population sont sans aucun doute les plus profonds et les plus chargés de conséquences à long terme. » Un jeune énarque en stage en Algérie, le futur premier ministre Michel Rocard, rédigera, à l’hiver 1959, un rapport sans concessions sur ces lieux de non-droit. [7]  Ici, avaient été parqués deux millions de fellahs, c’est-à-dire quasiment la moitié de la population rurale algérienne, tandis que des centaines milliers d’entre eux seraient morts par inanition !  Le rapport sera publié le 17 avril courant par France Observateur puis, le jour suivant, par Le Monde. Je n’oserais pas comparer ces camps à ceux que connurent les harkis en métropole au lendemain de l’indépendance algérienne. Mais on peut tout de même s’interroger : les musulmans algériens, alliés ou adversaires, fallait-il, en toutes circonstances, qu’ils fussent entourés de barbelés, de clôtures voire de barrages électrifiés ? Du reste, en matière de camps, les colonisateurs français anticipèrent largement les nationaux-socialistes allemands. Qu’attend-on pour documenter, entre autres, la sinistre réalité du camp de Djorf, à l’extrême sud du département de Sétif ? Les conditions dans lesquelles les opposants au colonialisme français y végétaient ou y agonisaient rappelle beaucoup l’univers concentrationnaire imputable aux systèmes totalitaires.
Nous parlions de camps « de regroupement ». L’expérience vécue par Aïcha, épouse d’Ali Baziz harki, est édifiante. Est-elle encore vivante ? Sa famille habitait un hameau isolé dans les Aurès, le village le plus proche étant celui d’Aïn Roumia. Les Baziz étaient des paysans traditionnels qui vivaient de cultures et d’élevage de moutons et de chèvres. Ils possédaient aussi des ruches. Elle et sa tribu, celle des Chaouaou, des ruraux berbères, étaient pauvres, extrêmement pauvres, et, néanmoins, se sentaient libres et relativement heureux. De nombreux hommes de cette famille se sont engagés dans l’armée française ou y ont été mobilisés à l’occasion des deux guerres mondiales ou pour celle d’Indochine. Aïcha se plaint néanmoins du manque patent d’organisation administrative et d’école dans leur village d’origine. « Les gens n’étaient pas instruits, affirme-t-elle. Bien sûr, on se posait la question de l’écart entre ce qui se passait à la montagne et ce qu’on voyait en ville. Ce qui nous révoltait, en tant que paysans, c’était la visite des impôts qui nous taxaient en fonction de nos terres, du nombre de nos bêtes, du nombre de personnes dans le foyer. On payait sans qu’il y ait la moindre contrepartie. Le sentiment d’injustice était immense, mais sans désir de prendre les armes ni de révolte. Au début de la guerre, et même un peu avant, le village coopérait avec le FLN. Les familles nourrissaient simplement les rebelles, puis leurs exigences se sont accrues. À un moment, il a fallu prendre une décision, choisir son camp. C’était : « si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi. » Juste après l’assassinat de mon oncle (tué par le FLN), l’armée française a débarqué. Les militaires sont intervenus pour protéger la population. Notre village étant trop isolé, ils avaient pensé que l’unique façon de le protéger était d’organiser un regroupement. L’armée a déplacé tout le hameau, de sept ou huit familles. D’autres hameaux ont connu le même sort. […] La situation n’était pas claire. Nous avions, les uns et les autres, des opinions diverses. […] Il n’y avait pas les gentils d’un côté, les méchants de l’autre. L’armée obligeait les gens à quitter leurs terres, alors qu’un paysan vit de sa terre. Sans terre, c’était la misère noire. Alors certains se sont révoltés juste parce que l’armée les délogeait de force. Ils n’avaient plus de maisons, de terres, plus de ressources, plus rien à manger. Ils partaient par la force. Ils étaient pris entre le marteau et l’enclume. Les uns demandaient de l’aide à l’armée ; les autres la refusaient. Nous qui vivions libres et heureux, dans de grands espaces où personne ne venait nous ennuyer, nous nous retrouvions tout à coup dans une grande incertitude. » [8] J’ai privilégié ce témoignage dans la mesure où il illustre formidablement bien les différents problèmes soulevés dans mon intervention. Comme on le voit, les harkis, ou ceux que l’on a rangé sous cette étiquette, ne sont pas, pour l’essentiel, des Algériens à part : ils vivaient comme les autres, ceux qui ne sont pas ainsi dénommés ou que l’on a classé, à tort ou à raison, du côté des combattants de la libération. Même harkis, ce qu’ils disent, ces Algériens-là, de cette Algérie coloniale est accablant pour les autorités françaises des époques passées.  De fait, les harkis, bien qu'ayant servi la France, ne furent pas non plus assimilés. Ils restèrent, eux aussi, profondément attachés à leurs racines et leur religion, ne voulant en aucun cas oublier d’où ils venaient. Ils aspiraient, eux aussi, à une Algérie où règneraient justice et égalité. Quoi qu'il en soit, la formation d’une citoyenneté politique nationale, tout à la fois moderne et profondément algérienne, ne pouvait mûrir que sur un temps long, compte-tenu des pesanteurs historiques, de la ségrégation et des obstacles que la société coloniale dressait volontairement. Aussi, l’Algérie des mechtas observera, à son tour, un temps long avant de se reconnaître à travers des figures politiques clairement déterminées. À l'aurore du soulèvement, il restait bien des esprits à éveiller et à convaincre. Il fallait avoir le courage de braver les interdits de l’occupant pour enseigner, communiquer le savoir, se réconcilier avec soi-même et se regarder fièrement comme Algérien, relever la tête en quelque sorte, puis porter ce message d’espoir à d'autres compatriotes, et, à la fin des fins, organiser et lever des combattants dans les djebels, dans les recoins reculés des Aurès ou de Kabylie, du Titteri ou de l’Ouarsenis. Des militants le firent au prix de leur vie. Travail d’autant plus méritoire que le colonisateur avait ordonné l’administration du pays selon des structures qui lui permettait de régenter les familles autochtones. Moins les tribus auraient les moyens de communiquer, de se connaître, d'échanger leurs propres expériences faites de douleurs et de privations, de servitudes et d'humiliations, mieux le colonisateur se porterait. Or, précisément, et, sans renoncer à l’idéal qui habitait les ancêtres, celui d’une Algérie libre et indépendante, il fallait s’armer de patience, ne pas brûler les étapes. Les méthodes coercitives ou d’intimidation n’avaient de sens que chez ceux qui opprimaient. Un futur exaltant devint possible, celui de l’indépendance nationale. Nous ne devrions jamais perdre de vue ceci : les combattants de la cause indépendantiste étaient surtout des militants, ni héros, ni justiciers implacables. Tôt ou tard, la liberté viendrait. C’était dans l’ordre des choses. J’entends d’ici ce que l’on reproche maintenant aux moudjahidines. Néanmoins, je ne crois pas qu’il faille aujourd’hui, à posteriori, condamner l’option armée et défigurer la trajectoire des fils de la Toussaint.

 

6.


Ce n’est pas au milieu des années 1950 que l’idée d’auxiliariat indigène est apparue. Tout comme la guerre livrée au peuple algérien ne date pas de 1954. La France n’a jamais été tranquille en Algérie : comment pouvait-elle l’être ? C’est la France qui en foulant la terre algérienne et en cherchant à la conquérir y déclencha la guerre. Gouverneur Général de 1841 à 1847, le terrible maréchal Bugeaud écrivit en 1842 : « la soumission absolue est ici impossible ». Il y mena, de fait, une guerre sans pitié. Pourtant, il eut, comme d’autres plus tard, des éclairs de lucidité : « Le peuple arabe n’acceptera pas, sans secouer ses chaînes, la cruelle résolution que vous lui apportez (…) Il aura donc recours aux armes. » [9] Or, Bugeaud persévéra dans l’incurie oubliant ses propres lueurs d’intelligence. La France chercha à justifier sa présence en Algérie en mettant en relief sa civilisation héritée des Lumières. Or, cette France-là demeura pour l’essentiel ignorée par la masse des indigènes. Aux yeux des indigènes, La France n’était que l’expression de l’arrogante brutalité du conquérant. Alexis de Tocqueville put donc le constater dès 1847 : « Nous avons rendu la société musulmane, écrivait-il, plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante, plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître (…) Ce n’est pas dans la voie de notre civilisation européenne qu’il faut quant à présent les pousser mais dans le sens de celle qui leur est propre. » [10] L'aristocrate militaire Edmond Pellissier de Reynaud (1798-1898), ancien directeur des Affaires arabes, fut un de ces conquérants impitoyables, célèbre pour ses sinistres « enfumades » de tribus arabes. Le bourreau écrivait beaucoup et notamment des Annales. C'est l'unique mérite qu'il eut après tout... François Maspero le cite dans son opus essentiel L'Honneur de Saint-Arnaud : « Tout ce qui vivait fut voué à la mort. [...] En revenant de cette expédition, plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances et une d'elles servit, dit-on, à un horrible festin », lâche-t-il dans un mélange de cynisme et de sadisme tout à la fois. Et c'est ainsi qu'on prétendit, sans nul remords, apporter en ce pays les fastes de la civilisation française. À dire vrai, Hamdan Ben Othman Khodja (1773-1843), lettré et savant algérois issu d'une famille d'origine turque, les avaient précédés dans l'exploration des infamies perpétrées par l'armée française. Dans un ouvrage vraisemblablement daté de 1833, Le Miroir d'Alger, aperçu historique et stratégique de la Régence d'Alger, il écrit, entre autres : « Les calamités du XVIe siècle se renouvelleraient-elles pas au XIXe ? [...] Tout ce qui s'est passé à Alger depuis trois ans m'impose un devoir sacré qui est de faire connaître l'état réel de ce pays. » Armé d'une considérable sagacité, Khodja poursuit de cette manière : « [...] Je me demande pourquoi notre pays doit être ébranlé dans tous ses fondements et ses principes de vitalité. Cependant, j'examine dans quelle situation se trouvent les autres États qui nous environnent et aucun ne me paraît condamné à subir des conséquences semblables à celles qui nous sont destinées. [...] et quand je reviens porter les yeux sur le pays d'Alger, je vois ses malheureux habitants placés sous le joug de l'arbitraire, de l'extermination et des fléaux de la guerre, et toutes ces horreurs commises au nom de la France. »   Les autorités françaises vont s'appuyer sur cette déstructuration de la société traditionnelle, sur l’extrême dénuement des paysans locaux pour lacérer les liens de solidarité. Partout où cela s’avéra possible, les représentants du colonialisme français réactivèrent les haines récurrentes intertribales. Il fallait faire oublier l’idée même qu’une nation algérienne, réunie par des aspects communs identifiables, ait eu quelque existence jusque-là. En tous les cas, il est possible d’en éteindre la croyance en rendant tout un peuple étranger dans son propre pays, en procédant à l’extermination de ses habitants insoumis, en le maintenant dans une détresse absolue, dans l’incapacité d’autre chose que de survivre. Les yeux bandés et les mains ligotées, les masses rurales arabo-berbères, souvent isolées les unes des autres, eurent bien du mal à percevoir une lumière, un espoir, une vision susceptible de les rassembler contre l’usurpation et l’injustice. Le peuple algérien, dans ses composantes les plus humbles, se tordait dans une souffrance inexprimable. La faim, la soif, le froid, la maladie, les épidémies emportaient par dizaines de milliers les habitants des douars les plus démunis – femmes, enfants, vieillards principalement. Ceux qui, en Algérie même, n’avaient jamais assisté à ce terrible spectacle, ne pouvaient comprendre le drame algérien dans sa vraie dimension. J’entends maintenant mon père, William Sportisse, responsable du PCA (Parti communiste algérien) dans la région de Constantine, me dire, d’une voix brisée par l’émotion : « Je me souviens d’avoir vu dans un douar des Aurès des enfants, transis de froid, vêtus de sacs en ciment ! » Il me confiait ensuite ce qui le bouleversait continûment en Algérie : « Jeune, je ne parvenais pas à comprendre pourquoi des adolescents ne pouvaient, comme moi, manger à leur faim et se vêtir décemment. » J'entends, plus lointainement dans le temps, et, à travers la personnalité de mon père, la voix de mon oncle Lucien, cet instituteur anticolonialiste abattu en 1944 par la milice de Vichy, déclarer, lors d'un meeting du Secours rouge international à Constantine, un 27 novembre 1935 : « Nous vivons en Algérie dans un pays habité par cinq millions d'arabes. La plupart crèvent de misère. [...] Les colons donnent aux indigènes des salaires de famine. Trois, quatre, cinq et six francs par jour représentent le travail exténuant d'une journée. Tout récemment, le décret-loi Régnier vient à parler des sanctions à appliquer à l'encontre des défenseurs de ces musulmans considérés comme des chiens. Et pourtant les arabes sont les propriétaires indéniables de cette terre, à eux dérobée soit par la force des armes, soit par le crime, la violence, ou la voie légale. » Où fallait-il chercher l’engagement de mon oncle puis de mon père ailleurs que dans la découverte de toutes ces tragédies ?

 

7.


« Après le pain, l’instruction est le premier besoin de l’homme », affirmait Danton. Des centaines d’années après la Conquête, nous le sous-entendions plus haut, la population musulmane comptait 85 % d’illettrés chez les hommes et 95 % chez les femmes. Comment la France républicaine comptait-elle « assimiler » la population locale ? Toute la politique française en Algérie offrait un tissu de contradictions. Le républicanisme entrait en conflit avec les intérêts mesquins du gros colonat. Cependant, on ne saurait limiter son regard à ce simple constat, aussi juste qu'il puisse être. Dans un chapitre d'une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie (Le trauma colonial publié chez La Découverte en 2018), celui-ci nommé « L'effraction coloniale » avec un sous-chapitre titré « L'enfant voyou des Lumières », la psychologue clinicienne Karima Lazali souligne en effet : « La rupture avec le pouvoir absolu occasionnée par la Révolution française a laissé en sommeil des zones prêtes à être réactivées. Conquête de la "monarchie constitutionnelle", l'Algérie restera, malgré les évolutions du champ politique français et ses libérations par la République (en 1848, puis en 1870), le lieu où s'exerce la violence d'un pouvoir monarchique et totalitaire. [...] ce qui a succombé au refoulement en métropole par la République se redéploie alors pleinement en territoires colonisés : la haine des principes républicains sera une constante de la politique coloniale. » Or, ce déni de la réalité métropolitaine s'est transmis d'une génération à l'autre. En Algérie française, il n'y aurait assimilation que pour les Européens, le décret Adolphe Crémieux de 1870, accordant la citoyenneté française aux Juifs, étant jugé comme une « anomalie » imputable à une République « enjuivée ». Un an auparavant justement, L'Akhbar (Parutions : 1839-1897 - 1902-1934), doyen des journaux de la colonisation, n'écrivait-il pas : « L'assimilation, mais uniquement pour les Français. Les Musulmans ne veulent rien et n'ont besoin de rien. Les Français ne veulent pas partager leurs prérogatives avec des races dont l'intérêt est notre anéantissement » ? Charles-Robert Ageron constate néanmoins : « La résistance opposée par les Algériens à « l’école des Chrétiens » avait pratiquement pris fin après la première guerre mondiale. Tous les notables et élus musulmans réclamaient à grands cris : « Des écoles, des écoles ! » […] Or pour d’évidentes raisons politiques et financières, ces appels ne furent point entendus par les Délégations financières. Les colons répétaient : « Si la France entend intensifier l’instruction des indigènes, que deviendront nos fermes ? Où irons-nous recruter la main-d’œuvre agricole ? » Le même Ageron prend comme exemple de ce refus le maire de Koléa, le sieur Gabet, qui, devant la Fédération des maires, marmonnait : « Modérez votre programme d’instruction. Ne l’élargissez pas ! » [11] Nous étions alors en novembre 1954, date du déclenchement symbolique de la lutte de libération nationale. C’est dire…
Des années auparavant, Augustin Bernard, professeur à la Faculté des lettres de Paris, endormait ses lecteurs à l'occasion de l'Exposition du centenaire de la colonisation : « On peut dire sans exagération, gribouillait-il, que l’Algérie n’existait pas avant l’arrivée des Français […] Le terme même n’apparaît qu’après 1830. Nous l’avons pacifiée (Ndlr : !!!), organisée (Ndlr : !!!), outillée, mise en valeur, nous l’avons véritablement tirée du néant ; nous lui avons donné son nom et sa personnalité. Le centenaire de 1830 est le centenaire de la naissance d’un pays et d’un peuple. » [12] Or, tout au long de son ouvrage, M. Bernard ne désigne que l’Algérie, parce que c’est le nom de ce pays bien avant la conquête française ! Quant à la pacification et l’organisation – on les a entourées entre parenthèses de points d’exclamation ! -, on voudra bien se reporter à nos lignes antérieures : on a fait la guerre à un peuple et on lui a imposé un ordre nouveau, l’ordre de la « France prétendument républicaine » et surtout colonialiste. Que des intellectuels humanistes y voient là une contradiction, nous paraît logique, mais la logique humaniste n’est jamais celle des conquérants avides de terres et de richesses. En dernier lieu, et cela nous intéresse lorsque nous évoquons l’exemple des harkas, M. Bernard n'aboutit justement à pareille conclusion qu'après avoir décrit, à sa manière, « l’état de l’Algérie avant la conquête ». Il affirme que l’administration turque se limitait à douze mille personnes tandis que la population essentiellement rurale – le pays profond en quelque sorte – est composée de tribus « de constitution très disparate », gouvernée selon le principe de la djemâa. Il met particulièrement l’accent sur leur manque d’unité, l’Islam étant le seul vecteur susceptible de les réunir. Plus haut, et c’est révélateur de la mentalité du colonisateur, il écrit ceci, à propos des Turcs : « Dans la faible partie de l’Algérie qui était effectivement sous leur domination (Ndlr : cela signifie clairement que l’Empire ottoman n’était pas un État colonisateur), ils avaient fait, de la désunion des indigènes, le point d’appui de leur pouvoir. » Il cite, à l’appui, une considération du commandant Ferdinand Walsin Esterhazy, connu pour sa trahison dans l’affaire Dreyfus, et ose écrire : « […] Ils utilisèrent les haines qui existaient de tribu à tribu, dans la tribu même et dans la moindre fraction de tribu. Cette politique n’était pas généreuse, mais elle n’était pas maladroite. Elle permettait à quelques milliers de Turcs de dominer un pays très étendu, très difficile et qui les détestait. » (Opus cité) En réalité, les Turcs n’avaient qu’un pouvoir relativement réduit. M. Bernard, en bon propagandiste du colonialisme français, essaie de nous faire accroire que les Turcs firent systématiquement ce que les Français ne feront qu’à « bon escient ». De ce point de vue, les Turcs n’arrivèrent même pas à la cheville des Français, et ils le firent avec nettement moins de cruauté et de cynisme ! Une des rares personnalités algériennes capables de dénoncer alors la mascarade que constitua la célébration de ce centenaire fut le militant ouvrier Ben Ali Boukort (1904-1983), premier dirigeant du Parti Communiste Algérien fondé en 1936.  Il rédigea une brochure demeurée manuscrite qu'il adressa, par ailleurs, au fameux André Marty, « le mutin de la Mer Noire », un des plus prestigieux dirigeants communistes français. Boukort eut un parcours plutôt exceptionnel, et, à la fin des années 1960, il écrivit des mémoires qu'on publia, plus tard, sous le titre Le Souffle du Dahra. Natif de la région de Mostaganem, Boukort avait connu toutes les organisations du mouvement national : membre de l'Étoile Nord-Africaine (ENA), communiste d'origine arabo-berbère, il devint naturellement le secrétaire du PCA à sa naissance ; puis, en 1939, en désaccord avec la ligne communiste, il adhère au PPA de Messali, avant de rejoindre l'UDMA de Ferhat Abbas entre 1946 et 1947, et de revenir au MTLD de Messali et de collaborer ensuite au MNA. C'est dire combien son ouvrage, en dépit d'une écriture embrouillée, peut être captivant pour le lecteur. À vrai dire, le travail idéologique fondamental des élites indigènes commença plus tôt qu’on ne l’a longtemps affirmé en France. Il est particulièrement dommage que nous connaissions si mal, à l’heure présente, la totalité des écrits et des paroles de l’émir Abd El-Kader comme celles de son petit-fils, l’émir Khaled El-Hassani que le maréchal Hubert Lyautey, premier résident général du protectorat français au Maroc, craignait « comme le feu ». « Je me méfie de ce lapin-là », disait-il à ses proches. La réaction de ce haut gradé des guerres coloniales est fort compréhensible. Aussi, soyons clairvoyants : l’idée tangible d’un État-nation algérien moderne n’a pas éclos à l'automne 1954, même s’il est vrai que l’Algérie fut enfin, et pour la première fois, cet État moderne et indépendant début juillet 1962.

 


8.


On n’entrera pas dans une description minutieuse de l'auxiliariat indigène et de ce qu’il recouvrait exactement. D’autres l’ont fait et assez bien. Quoi qu’il en soit, la mention harki fut utilisée, dans la plupart des cas, d’une manière trop rebattue, et, de fait, très caricaturale. Tout supplétif indigène au service de l’armée française et de sa police devint un harki. De là, évidemment, naîtra une appréciation uniment dévalorisante. Les harkas ne sont, à la vérité, qu'une composante dans l'ensemble des forces indigènes mises sur pied pour suppléer l'armée française et créées successivement de 1954 à 1959. Notons, de surcroît, que les harkis furent, au sein des supplétifs musulmans, les plus mal rémunérés et les moins bien couverts socialement. En février 1961, le nombre de ces forces réunies était estimé à 260 000 personnes environ. Il est important de dire ici que tous les Français musulmans rapatriés n'acceptent pas d'être rangés dans la catégorie des harkis. Rappelons enfin que les gouvernements et les services officiels de la France n’ont jamais eu l’intention réelle de mettre sur pied une armée de fonctionnaires militaires indigènes stable, dûment formée, encadrée par des dispositions légales pérennes. On demeurait dans l’esprit colonialiste : l’indigène resterait soumis, dans un statut inégal et il n'était pas question de disposer d’une armée indigène compétente. On s’en méfiait naturellement et le général Raoul Salan, commandant en chef des forces armées en Algérie, refusa l’idée de former des « commissaires à la pacification », c’est-à-dire d’instaurer une double hiérarchie dans les harkas, s’alignant en cela sur le modèle des armées révolutionnaires. [13] Le général Maurice Challe, son remplaçant, mit, pour sa part, en place les GAD (Groupe d’Autodéfense) en 1957. Il s’agissait de constituer dans chaque village une « infrastructure politico-administrative autochtone ayant la confiance des populations et favorable à la France ». On fit alors ouvrir des centres de formation civique et militaire destinés aux responsables GAD. À dire vrai, la conception était apparue au lendemain des meurtres du 1e novembre 1954 à Arris, dans les Aurès. Elle n’eut alors rien de militaire. C’est l’ethnologue et historien Jean Henri Servier, natif de Constantine et présent sur les lieux du drame à Arris, qui en fabriqua l’idée. Il avait étudié minutieusement les mœurs berbères et tout autant les inimitiés intertribales. Car, à vrai dire, c’était surtout ces « dissensions » qui captivaient le colonisateur. M. Servier imputa faussement ces attentats à des rivalités de type clanique. Voilà où conduit l’ethnologie chez certains : on créa donc la première harka, ici plus proche d’un groupe d’autodéfense. Quoi qu’il en soit, l’idée de M. Servier fut ensuite reprise en main par l’armée, et l’on mit sur pied, à la suite, d’autres harkas, officielles celles-là, grâce à la note du 8 février 1956 due au général Henri Lorillot, chef d’état-major de l’armée de terre. Concernant les GAD, les directives recommandaient de recruter ceux-ci parmi les conseillers municipaux indigènes. Le projet ne s’éternisa guère : l’accroissement de la violence des ultras de l’OAS, la démission de Challe et les manifestations populaires indépendantistes de décembre 1960 en signeront forcément l’échec. La « pacification » du territoire algérien se soldera par une monumentale défaite psychologique. « Aussi bien les colonialistes ultra-réactionnaires que le général De Gaulle et ses « libéraux » ne se faisaient plus d’illusion », écrivait Sadek Hadjerès, dans sa préface au témoignage de son camarade Abdelhamid Benzine (Le Camp). Il ajoutait également : « En décembre 1960, notre peuple avait déjà imprimé à la guerre un tournant décisif : son intervention directe, massive, spectaculaire avait pris en grande partie, à sa façon et puissamment, le relais des maquis de l’ALN qui se retrouvaient dans une situation très difficile depuis qu’ils avaient été coupés d’une façon quasi étanche de l’ALN des frontières. La troisième force que De Gaulle après Soustelle et Lacoste croyait pouvoir faire surgir, faisait faillite. » Or, cette « troisième force » s’appuyait également sur la recherche d’une collaboration de l’élément indigène. La supercherie consistait à faire accréditer la thèse que les masses algériennes, en règle générale, rejetant la « terreur » exercée par l’ALN/FLN, restaient favorables au maintien de la France en Algérie. Guy Mollet comme Robert Lacoste cherchèrent à en divulguer l'imposture : la lutte de libération nationale ne serait qu’une succession de « mutilations » et d’ « égorgements » exécutés par des hommes assoiffés de pouvoir. Or, dès 1957, dans son numéro 12, El Moudjahid, l’organe idéologique de l’ALN-FLN, expliquait ceci : « La libération du régime colonial ne nous restituera pas une Algérie identique à celle d’il y a un siècle… […] L’ALN constitue le creuset où se fondent intimement les valeurs nationales et l’esprit moderne, où une nation algérienne nouvelle se forge et s’expérimente dans le combat libérateur. » L’option militaire incarnée par le FLN/ALN n’avait donc rien d’une sédition brouillonne mue par un sentiment de haine religieuse ou raciale. Il ne s’agit pas ici d’idéaliser. Une prépondérance à répondre à la terreur par la contre-terreur, le rejet de la consultation démocratique au profit de l'injonction autoritaire voire menaçante, la persistance d'une mentalité de type clanique, le mélange anachronique entre une discipline liée à des règles militaires et politiques de base et des prescriptions de type religieux, le goût du pouvoir et l'empressement à s'en saisir dans les délais les plus brefs, toutes ces tares et bien d'autres préjugés affectaient le mouvement de libération nationale qui, au demeurant, enfantait dans des conditions imprégnées de violence, laquelle n'achèvera pas de se prolonger : le fondateur du PPA (Parti du Peuple Algérien), Messali Hadj, le père du nationalisme algérien, n’agréant pas la mise sur orbite du FLN, créa, quelques jours après, le MNA (Mouvement National Algérien). Les luttes entre les deux tendances du nationalisme algérien ne cesseront désormais plus, le FLN prenant le dessus à l’extrême fin des années 1950. Des milliers de militants furent tués au cours de ces affrontements fratricides. « Dès 1956, la Fédération de France du FLN se plaint, écrit l’historien Mohammed Harbi (ancien responsable de cette même fédération), des violences infligées aux émigrés partis, avec son accord, s’enrôler dans l’ALN. […] En effet, les responsables de camps de tri, craignant l’infiltration des messalistes, soumettent systématiquement les émigrés de France à un interrogatoire poussé. […] Ces pratiques qui devaient caractériser le futur État algérien et donner une dimension policière au système ont pris corps avant même l’indépendance. » [14] Plus haut, M. Harbi nous donne un aperçu des discordances entre les principes affirmés lors du 1er novembre 1954 et les pratiques effectives de l’organisation, à travers les règles de direction énoncés par Lakhdar Bentobbal, membre du Comité de Coordination et d’Exécution de l’ALN, ministre de l’Intérieur du GPRA (Gouvernement Provisoire de la République Algérienne). On en citera trois ici : « […] Vos responsables vous éclairent et vous servent de guides, vous contactent, contrôlent vos activités et veillent à ce que vous ne soyez pas dans l’erreur ; vous leur devez, à votre tour, l’obéissance » ; « […] Notre révolution se doit d’écraser sans pitié toute tentative d’opposition, non parce qu’elle tient rancune à ses propres fils, mais parce qu’elle se doit d’agir ainsi. » ; « Davantage porté vers l’anarchie que vers la discipline », le peuple algérien doit être gouverné d’une main de fer… etc. On ne peut tout à fait analyser le phénomène harki si l’on n’évoque pas aussi les méthodes de recrutement, de collecte de fonds et de gouvernance d’une fraction de la plus haute direction de l’ALN-FLN, lesquelles se communiquent inéluctablement à l’échelon inférieur. Bien évidemment, il n'est nullement question pour nous d'ignorer les nécessités objectives de toute formation militaire basée sur des règles de rigueur physique et morale et un minimum de discipline. Face à une armée expérimentée, structurée par des dizaines d'années de pratiques d'obéissance à un pouvoir central, où toute velléité de contestation est, d'emblée, écrasée d'une manière ou d'une autre, la future armée algérienne ne pouvait effectivement l'emporter sans un fort encadrement, un esprit de corps et une résistance à toutes épreuves. Encore une fois, ces dispositions ne pouvaient s'obtenir sans une conscience politique affirmée et un sentiment de solidarité forgé dans le combat quotidien ; il n'y aurait pu avoir d'un côté les chefs et de l'autre les exécutants. Là, résidait certainement la supériorité virtuelle de l'armée des moudjahidines. Il fut dommage de la gâcher en maintes circonstances. 

 

9.


Mais il n’en demeurait pas moins que, clivée ou divisée, la grande majorité du peuple algérien ne croyait plus – à supposer qu’elle y ait cru ! – à l’Algérie française mais à une Algérie indépendante, à un État national moderne inédit qui mette le pays sur la voie du développement et de l’émancipation de ses citoyen(ne)s. Aussi, répétons-le : l’engagement harki fut un fait intermittent, partiel et inéluctablement condamné par l’Histoire. De fait, on ne connaîtra l’ampleur du recrutement harki, sa fréquence et sa durée que de façon approximative. L'historien Guy Pervillé juge, de son côté, que « le nombre des Algériens musulmans dans les unités militaires françaises ou dans les formations supplétives aujourd'hui confondus sous le nom de harkis était encore largement supérieur à celui des combattants de l'ALN. » [15] Or, les supplétifs musulmans - et M. Pervillé l'affirme lui-même - avaient été massivement recrutés pour contrecarrer la rébellion, ceci à partir de 1955. Le général Faivre, déjà invoqué plus haut, croit percevoir, en ce qui le concerne, une « dimension de guerre civile » dans la Guerre d’Algérie, affirmant qu’il y eut « trois à quatre fois plus de musulmans dans l’armée française que dans l’ALN. » (Opus cité) Dès 1960, les choses vont pourtant changer. Enfin, si la plupart des Algériens musulmans n'étaient pas, stricto sensu, des djounoud intégrés dans les katibas de l'ALN, ils soutenaient la lutte des combattants de différentes façons. Les manifestations de décembre 1960 dans les villes algériennes comme celle du 17 octobre 1961 à Paris, durement réprimée, en sont, parmi d'autres, des faits révélateurs. Au surplus, le fait d’avoir été harki ne signifiait pas qu’on le fut continuellement, qu’on fut inévitablement « traître » à son pays, qu’on fut un tortionnaire ou un criminel. Des éléments harkis devinrent FLN ou soutinrent le FLN ; des FLN (ou des MNA) « retournés » devinrent harkis. Il n'est pas évident que, chez un grand nombre de personnes classées harkis, leur position, durant la Guerre proprement dite, ait été l'expression d'une allégeance au colonialisme français ; s’extériorisaient, très souvent, antipathie et rancœur à l'endroit de certains chefs locaux de l'ALN. Comme l'écrit Giulia Fabbiano (opus cité), « à l'exception de certains militaires de carrière, de certains notables indigènes au service de l'administration coloniale et d'une minorité francisée depuis longtemps, l'enrôlement ne véhicule, pour la plus grande majorité de ces « paysans militarisés », pas des enjeux idéologiques d'adhésion aux principes de l'Algérie française ou de refus de l'indépendance nationale. » S'agissant des exactions ou méfaits contre la dignité humaine, la France en Algérie a agi souvent de telle sorte qu’on ne puisse les élucider clairement. Au demeurant, les horreurs commises par « des » éléments harkis – bien réelles, nous l’admettons ! –, n'auraient pu être ignorées par l’armée ou la police française puisque les régiments harkis n’agissaient jamais seuls ! Ils étaient continuellement placés sous le commandement d’officiers français. Il ne s’agirait pas non plus de dédouaner les pouvoirs français. Ensuite, les drames liés à la fin de guerre et au sort réservé aux harkis relèvent sûrement de la responsabilité des autorités françaises, grandement imputable à leur sentiment d’orgueil blessé et à leur mauvaise conscience, même si des actes injustes ou aveugles ont pu être effectivement commis par des Algériens et couverts voire ordonnés par des responsables algériens de l’ALN. Ali Haroun affirme, de son côté, que « face à un FLN inhibé au sommet, ce sont les directions de wilaya qui interdisaient formellement toute atteinte à la vie des harkis. Ce qui n'empêcha pas les nombreuses exécutions durant cette période transitoire particulièrement trouble. Non sur ordre formel du FLN, mais le plus souvent, à l'initiative d'individus incontrôlés, de villageois avides de vengeance longtemps refoulée, ou de « marsiens », ces « résistants » du mois de mars, les intervenants de la 25e heure. [...] » Dans le même texte écrit pour le livre de Fatima Besnaci-Lancoux et Gilles Manceron, l'ancien responsable de la fédération de France du FLN, note aussi ceci au sujet des harkis : « Il est toutefois incontestable que des milliers d'entre eux ont été massacrés, sans que l'on puisse en déterminer le nombre précis. [...] » Pour l’heure, toute élucidation définitive paraît difficile. Au niveau des recherches faites dans ce but, l’historienne Sylvie Thénault constate que le document le plus invoqué par ses collègues serait un rapport établi, entre mars et novembre 1962, par l’ancien sous-préfet d’Akbou, dans le département de Sétif. Son original était difficile à localiser : Qu’en est-il présentement ? Mme Thénault émet l’hypothèse d’une pluralité de massacres plutôt que l’idée d’un massacre organisé. Elle trouve des points d’appui dans les différences de chronologie et dans des disparités géographiques constatées. En dernier lieu, fait non moins important, il apparaîtrait que les décalages chronologiques iraient de pair avec des moments décisifs dans l’accession progressive à l’indépendance puis à l’établissement d’un pouvoir stable en Algérie. « Cette périodisation, émanant notamment du rapport du sous-préfet d’Akbou, est confortée par les travaux de M. Ageron [16], et généralement retenue par les historiens : débutant au printemps, avec le cessez-le feu, les violences se seraient accrues en juillet, avec l’indépendance, avant de refluer puis de reprendre en septembre et octobre, au moment où s’installe réellement un pouvoir algérien. Elles auraient ainsi scandé les différentes étapes de l’accession de l’Algérie à sa pleine souveraineté, chacune d’entre elles étant marquée par l’élimination de ceux qui étaient accusés de s’être trouvés de l’autre côté, d’avoir eu un engagement contraire à la cause de l’indépendance », affirme Sylvie Thénault. [17] Ce climat de violences a conduit l'historien Guy Pervillé à considérer les accords d'Évian comme une « utopie juridique » qui, loin d'avoir freiné l'insécurité et la brutalité, les auraient, a contrario, renforcées. [18] Il convient aussi de rappeler que nombreux furent les harkis qui demeurèrent sur place, sans faire l'objet d'aucun sévices et dont la famille continue à vivre au sein de la société algérienne ancestrale. Ces faits sont rapportés par les enfants de harkis eux-mêmes, lors de visites familiales en Algérie. On reviendra sur cet aspect plus bas.  
 
10.


Longtemps durant, la plupart des cadres militaires français en Algérie restèrent convaincus que l’Algérie demeurerait française. Bien des pieds-noirs le crurent, des supplétifs musulmans au service de la France également. Aussi, les négociations entamées avec le FLN, les manifestations de décembre 1960, la colère des ultras, le départ précipité des pieds-noirs, tout montrait que l’heure des bouleversements avait sonné. Les harkis étaient donc aux abois. Le général Ely, ancien chef d’État-major de la Défense nationale, aura beau écrire : « Les cadres se sentiraient déshonorés s’ils devaient abandonner à la haine et aux représailles de la rébellion des hommes qui ont combattu sous nos drapeaux », la réalité sera tout autre. Au début, le général De Gaulle, investi comme Président du Conseil à la suite du « putsch d'Alger » du 13 mai 1958, se fit rassurant. En avril 1962, lors d'une séance du Comité des affaires algériennes, on entendait le « chef de la France libre » déclarer pourtant : « Il faut se débarrasser sans délai de ce magma d’auxiliaires qui n'a servi à rien. » La sentence brisait terriblement, et c'est, parmi d'autres, l'engagé volontaire harki Lalem qui la vomit, des années plus tard, en une plainte perdurable : « Ils ont donné leur vie, et ils sont morts pour rien... » Une semaine auparavant, dans la discussion qui succédait au Conseil des ministres du 21 février courant, la secrétaire d'État aux Affaires musulmanes, Nafissa Sid Cara, interpellait le Général De Gaulle au sujet du sort réservé aux musulmans d'Algérie ayant servi la France. Celui-ci lui répondait ainsi : « Croyez-vous vraiment, Mademoiselle, que, sauf les exceptions dont nous avons le devoir de nous occuper aujourd'hui, dont nous devons nous préoccuper demain, la grande majorité des musulmans ne sont pas favorables à l'Indépendance ? » Tout cela prouve, s'il en était besoin, que De Gaulle avait lucidement, et, bien avant cette date, tourné la page de « l'Algérie de papa », et, en même temps, sur celle du recrutement indigène au service de la France, sur lequel il ne se berçait plus d'illusions. 
  
11.


On invoquera quand même les accords d’Évian : en l’occurrence, ils ne furent respectés ni du côté français, ni du côté algérien. Sans doute, avait-on, d’un côté et de l’autre, entre la mise en place du cessez-le-feu (19 mars 1962) et la déclaration de l’Indépendance (5 juillet 1962), bien d’autres adversaires « intérieurs » à maîtriser. L’ALN se déchirait et, en France, les adversaires obstinés et farouches de l’indépendance avaient désormais comme adversaire à abattre De Gaulle et ses proches. On ne reviendra pas sur les massacres sans jugements du printemps et de l’été 1962. Il est clair qu’ils ont surtout, à l’origine, été dénoncées par les adversaires de l’indépendance et du général De Gaulle par conséquent. En métropole, il fut impossible qu’on les ignorât en haut-lieu. Je ne décrirai pas l’accueil qui fut fait aux « rescapés », c’est-à-dire à ceux qui réussirent à venir en France, et souvent grâce à des officiers militaires qui outrepassèrent les dispositions prévues par le gouvernement officiel. De nombreux responsables militaires, ceux des SAS essentiellement (Ndlr : Les Sections administratives spécialisées, créées en 1955, devaient assurer aux populations rurales musulmanes une assistance humanitaire, ceci afin de les gagner à la cause de l'Algérie française. Elles devaient également fournir des renseignements pour la pacification. Elles étaient composées de militaires et de civils, dont des contractuels indigènes, les moghaznis, englobés généralement comme harkis) tentèrent de contourner les filières officielles : le gouvernement déploya alors une riposte énergique. En témoigne la note du 12 mai 1962, écrite par Louis Joxe au haut-commissaire en Algérie, Christian Fouchet : « Les renseignements qui me parviennent sur les rapatriements prématurés des supplétifs indiquent l'existence de véritables réseaux tissés sur l'Algérie et la Métropole et dont la partie algérienne a souvent pour origine un chef SAS. Je vous envoie au fur et à mesure la documentation que je reçois à ce sujet. Vous voudrez bien faire rechercher tant dans l'armée que dans l'administration les promoteurs et les complices de ces entreprises et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en Métropole en dehors du plan général de rapatriement seront, en principe, renvoyés en Algérie où ils devront rejoindre avant qu'il soit statué sur leur destination définitive le personnel déjà regroupé selon les directives des 7 et 11 avril. Je n'ignore pas que ce renvoi peut être interprété par les propagandistes de la sédition comme un refus d'assurer l'avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles, il conviendra donc d'éviter de donner la moindre publicité à cette mesure ; mais ce qu'il faut surtout obtenir, c'est que le gouvernement ne soit plus amené à prendre une telle décision. » La vérité oblige à dire qu’il y eut des « indigènes ayant servi la France » qui purent vivre dans l’Algérie indépendante. J'en ai personnellement connu. Évidemment, leur situation ne fut pas simple, loin s'en faut. Dans l'esprit de son précédent livre consacré aux Européens demeurés en Algérie après l'Indépendance, le journaliste Pierre Daum a tenté, pour sa part, de franchir un nouveau tabou, celui des harkis restés au pays natal. [19] L'ancien correspondant à Vienne du quotidien Libération soutient qu’ « en réalité, la plupart d'entre eux n'ont pas été tués et vivent en Algérie depuis un demi-siècle. » Il admet néanmoins qu'une telle « réalité historique reste difficilement dicible en Algérie comme en France. » À travers son enquête, ce sont plus d'une soixantaine de témoignages précieux qui nous sont légués. Ils nous font apparaître, une fois encore, combien le drame harki est partie intégrante d’un drame plus global, celui de l'Algérie française, colonie de peuplement. Comme il fallait s'y attendre, l'ouvrage de M. Daum fut sévèrement incriminé par des associations françaises de harkis qui l'accuseront de « négationnisme à l'endroit des massacres de l'été 1962 ». Un historien comme François-Xavier Hautreux, qui a beaucoup œuvré en ce domaine [20] apprécie de son côté la qualité de ce travail d'investigation conduit auprès de voix longtemps tues.  On voit combien le problème reste complexe, embrouillé et qu’il faut éviter les conclusions et raccourcis rapides. Quoi qu’il en soit, en métropole, les harkis comme leurs enfants furent considérés quasiment comme des parias. « Sommes-nous coupables, femmes, enfants, proches ? De quoi nos pères sont-ils coupables ? Le sont-ils tous également ? », s'interroge Fatima Besnaci-Lancou (Op. Cité). Les camps militaires de transit, agglomérats de tentes et de baraquements, les « centres d'hébergement collectifs » (encore des camps !), les « hameaux forestiers » (toujours des camps !) voilà ce que connurent les rapatriés français musulmans. Et ces camps souvent gérés par des rapatriés européens d'Algérie ! Au fond, « nous continuions d'être traités en colonisés, et nous vivions avec les complexes des colonisés », dit encore Fatima Besnaci-Lancou (Op. Cité). N'est-il pas grandement temps d'en finir désormais avec pareille stigmatisation ? L'Arabo-berbère originaire d'Algérie, Français par choix ou Français par obligation, serait-il destiné à rester indéfiniment un sujet de la France et non un citoyen français à part entière, selon l'expression désenchantée - Yarbi Harbi laoukène colonel Ben Daoud - prononcée par le fameux colonel Mohamed Ben Daoud (1837-1912), premier Saint-Cyrien algérien, élevé en 1902 au grade de grand officier de la Légion d'honneur ?  Me revient en mémoire la phrase du moudjahid Bachir Hadjadj, lui-même fils d’un tirailleur algérien : « Je rêvais de leur monde de liberté que je trouvais attirant et magnifique, mais nous en étions exclus. Je savais aussi que lorsqu’ils parlaient de liberté, d’égalité et de promotion de l’homme, ils parlaient de l’homme européen ; ils ne pensaient jamais que nous pouvions être leurs concitoyens ou même faire partie de leur monde. » [21] Elle résonne comme en écho avec celle du harki Hocine ... qui confesse : « Je me suis engagé comme harki par tradition familiale. Mon père, mes oncles, des cousins et des voisins avaient déjà porté l'uniforme français pendant la Première ou la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient partis fièrement défendre notre pays la France. En fait, j'ai eu tort de croire que la France était mon pays. J'aurais dû écouter mon instituteur du village. Amar, le fils de Khadra. C'était un savant. Il nous racontait que nous ne serions jamais considérés comme des citoyens à part entière et que les politiques français n'avaient jamais tenu leur parole. » [22] Voilà ce que m’inspire le dernier film de Philippe Faucon qu'il me tarde de découvrir.  


▪ Michel SPORTISSE 
 
 
•  « Avec le temps, les guerres sans nom sont nommées. Alors ces noms les désignent autant qu'ils les assignent. Ainsi de l'Algérie, dont les accords d'Évian scellaient l'indépendance en 1962, après ce que l'on avait appelé la "guerre" ou les "événements". Le cinéma n'est pas là pour nommer les choses mais pour les montrer. Si le discours ou le spectacle prennent le pas sur la mise en scène, on sort des limites de l'art, au profit d'une « pratique de hachis d'images », pour citer Philippe Faucon. Au pied de la lettre, c'est à un hachis de harkis que la France s'est livrée, dans les chairs et les consciences. Une Histoire hachée menu, par sa domination mercantile et sa malhonnêteté humaniste. [...] Par ses plans fixes que le montage implacable transforme en tragédie, par le subtil croisement des points de vue qui interdit l'opinion péremptoire, par la probe représentation de la torture, Les Harkis est un film décisif. [...] »
Fabien Gaffez [Positif, Juillet-août 2022]
 
o « Dans Les Harkis, à la fois documenté et intime, Faucon revient sur un pan de la guerre coloniale laissé dans l'ombre. [...] Le film, sorte de carnet historique dépouillé, commence en septembre 1959 et va jusqu'au cessez-le-feu et aux accords d'Évian clamant l'indépendance de l'Algérie en 1962. Il y a la volonté de faire Histoire en racontant les trois dernières de la guerre d'indépendance - Faucon s'appuie notamment sur l'ouvrage de Robert Luca, Harkis, mes frères de combat, en alliant densité et minimalisme. Souvent dans le long métrage, le cinéaste fait de l'arrière-plan, son premier plan. [...] Tout ce qui est en retrait est essentiel. Les personnages se retrouvent ainsi « écrasés » par une nature désertique, des pins, des cyprès et un soleil inamical. [...] Dans ses dernières séquences, Les Harkis devient presque un film d'évasion, où il est question d'être progressivement devenu une anomalie sur ses propres terres, puis de quitter un territoire devenu hostile ; mais pour rejoindre un autre espace très certainement tout aussi excluant, à savoir une France désinvestie. On favorise la sobriété aux effets trépidants à suspense, mais dans cette singularité réside la tension tragique d'un moment de l'histoire française, rarement abordé avec tant de retenue et d'intelligence. Il fallait cette modestie pour capturer des vérités enfouies qui se doivent d'être exhumées. »
William Le Personnic (Positif, Octobre 2022)
 

 

[1] In : Harkis, soldats abandonnés, Préface Pierre Schoendoerffer, introduction historique du général Faivre. XO Éditions, 2012.
[2] Bachaga Boualam, Les Harkis au service de la France, France-Empire, 1963 ; Lire également : Giulia Fabbiano, Les Harkis du Bachaga Boualam in : Histoire de l’Algérie à la période coloniale, sous la direction de Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault, Éditions La Découverte, 2014 et Yves Sudry : Guerre d’Algérie : Les Oueds rouges de l’Ouarsenis, L’Harmattan, Paris, 2008. Giulia Fabbiano, socio-anthropologue au CADIS-EHESS, note par ailleurs : « Les harkis du Bachaga Boualam représentent un cas particulier parmi les supplétifs musulmans, non seulement par les raisons et les modalités de leur enrôlement pro-français pendant la guerre d'Algérie, mais aussi en ce qui concerne leur installation en France après la Guerre. Bien qu'il ne s'agisse pas du seul cas de ce type, les supplétifs de Boualam sont un exemple caractéristique d'un enrôlement clanique, voire tribal d'une part, et de la reconstruction d'un système traditionnel transposé d'autre part. Deux phénomènes qui sont dans une relation d'interdépendance et apparaissent étroitement liés. » 
[3] Abdallah Laroui, L’Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse. François Maspero, 1970.
[4] A. Haroun :  Algérie 1962, La grande dérive, L'Harmattan, 2005
[5] T. Charbit : Les Harkis, Éditions La Découverte.
[6] In : J. Duquesne : Carnets secrets de la Guerre d’Algérie, Bayard, 2012.
[7] M. Rocard : Rapport sur les camps de regroupement, Fayard, 2003.
[8] In : Harkis, soldats abandonnés. Opus cité, p. 83. Témoignages.
[9] In : Jacques Delarue, Matériaux pour l’histoire de notre Temps, BDCI, n° 26, 1992.
[10] In : J. Delarue : opus cité. 
[11] Charles-Robert Ageron : Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2, PUF, 1979.
[12] G. Hanotaux, A. Martineau : Histoire des colonies françaises (II). L’Algérie, A. Bernard, Société de l’Histoire Nationale, Librairie Plon, 1930.
[13] Dans son ouvrage déjà cité, Tom Charbit écrit : « Quand Robert Lacoste propose, en octobre 1957, de transformer les harkas en « formations algériennes de contre-guérilla » et d’introduire des grades propres aux musulmans, le général Salan s’y oppose violemment « car ce projet aurait jeté les bases d’une future armée algérienne, matérialisant ainsi le principe d’une nation algérienne. »
[14] M. Harbi, Le F.L.N. mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Éditions Jeune Afrique, 1985.
[15] Guy Pervillé, in : L’Histoire, mars-mai 2002.
[16] Charles -Robert Ageron : Le drame des harkis, mémoire ou histoire, in : Vingtième siècle, n° 68, octobre-décembre 2000.
[17] S. Thénault : Massacre des harkis ou massacre de harkis ? Qu’en sait-on ?  In : F. Besnaci-Lancou et G. Manceron : Les Harkis dans la colonisation et ses suites, opus cité.
[18] G. Pervillé : Les Accords d'Évian. Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012). Armand Colin, coll. U, Paris, 2012. 
[18] P. Daum, Le Dernier tabou : Les Harkis restés en Algérie après l'Indépendance (Archives du colonialisme), Solin-Actes Sud, 2015. 
[19] Lire : F.-X. Hautreux :  La Guerre d'Algérie des Harkis 1954-1962, Éditions Perrin
[20] B. Hadjadj : Les Voleurs de rêves. Cent cinquante ans d’histoire d’une famille algérienne. Albin-Michel, 2007.
[21] In : F. Besnaci-Lancou et G. Manceron, Les Harkis dans la colonisation et ses suites, Éditions de l'Atelier, 2008, p. 75.