Schermo : Il caso Mattei (1972)

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L’Affaire Mattei de Francesco Rosi
Il caso Mattei (Italie, 1972)
Sorti en 1972, Il caso Mattei est échafaudé dès 1964. La disparition du patron de l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), trust national créé en 1953 sur les décombres de l’AGIP fondée en 1926 par l’État fasciste, a instantanément intrigué Francesco Rosi. Les producteurs restent, de leur côté, notablement réticents. Le cinéaste qui ne cesse de rassembler documents, déclarations, informations et enquêtes sur le sujet préfère donc laisser mûrir le projet. Ce n’est qu’après Les Hommes contre qu’il reprend l’idée, en accord avec son acteur principal Gian Maria Volonté. Comme pour Salvatore Giuliano, Rosi conduit une investigation très sérieusement documentée qui le mène sur les lieux où a vécu Enrico Mattei. Le scénario débute avec le crash du biréacteur français Morane-Saulnier qui, décollant de Catane en Sicile, devait amener l’industriel à l’aéroport de Milan-Linate. Nous sommes le 27 octobre 1962 et l’avion, affrontant une tempête, s’écrase dans les environs de Bascapé, un village situé dans la province de Pavie. Officiellement, on conclut à un accident imputable aux conditions atmosphériques, mais l’hypothèse d’un sabotage est aussitôt envisagée. Cette thèse, non réellement corroborée, n’a pourtant jamais été abandonnée. Le film de Francesco Rosi a ceci d’extraordinaire qu’il se déroule au cœur d’un événement qui faisait, dix ans après le drame proprement dit, l’objet des précautions et enquêtes journalistiques. Il faut surtout citer le journaliste d’investigation Mauro De Mauro. Celui-ci planchait de front sur trois affaires retentissantes qui secouaient l’Italie, et, en particulier, sur celle relative à la mort d’Enrico Mattei. Le magnat de l’énergie italienne avait certes accumulé un immense pouvoir, mais il avait, à sa décharge, de nombreux et tout aussi puissants ennemis. Or, la trace de Mauro De Mauro s’évaporait à Palerme à la mi-septembre 1970, c’est-à-dire au cours du tournage d’Il caso Mattei. Homme au passé fasciste tenace, Mauro De Mauro travaillait à ce moment-là pour L’Ora, un journal sicilien de gauche proche des communistes. Le « giornalista scomodo » (« journaliste encombrant ») disparaîtra, à vrai dire, pour l’éternité. Nous rappellerons ici que Mauro De Mauro fut, dès 1962, le premier chroniqueur à publier une carte très précise de la mafia. C’est d’ailleurs le « pentito » Tommaso Buscetta (Le Traître de Marco Bellocchio) qui le confirmera au juge Giovanni Falcone. « Il Boss dei Due Mondi », jaspinant sur le fureteur, dira : « De Mauro était un cadavre ambulant, Cosa Nostra avait été contraint de pardonner au journaliste parce que sa mort susciterait trop de soupçons, mais à la première occasion, il devait payer le scoop. Son exécution n'était que temporairement suspendue ». En 1970, la suspension avait brutalement cessé.
Dès l’accident d’avion de 1962, Mauro De Mauro enquêtait sur la mort mystérieuse du président-fondateur de l’ENI. Au cours de son mandat controversé, Mattei avait tenté de briser l'oligopole des « Sept Sœurs » (un terme de Mattei pour désigner les compagnies pétrolières dominantes du milieu du XXe siècle, à savoir le cartel de l’Anglo-Persian Oil Company), et en 1959, en pleine guerre froide, il avait négocié un accord d'importation de pétrole avec l’URSS en dépit des protestations des États-Unis et de l'OTAN, tout en soutenant les mouvements d'indépendance contre les puissances coloniales comme, par exemple, le FLN algérien. Mattei était un ami des futurs dirigeants de ce pays. Lors de ma récente visite à Alger, j’ai constaté que la librairie du Tiers-Monde, place Émir Abdel Kader, faisait la publicité pour un ouvrage en italien intitulé ainsi : « Enrico Mattei e l’Algeria : Un amico indimenticabile 1962-2022 ». J’ai cherché à l’acheter vainement, le libraire étant en rupture momentanément. En tous les cas, le film de Francesco Rosi sortit très vite à Alger. Je me souviens très bien l’avoir visionné en 1972 – j’étais encore à Alger à cette époque – au cinéma « L’Algeria », rue Didouche Mourad. Quoi qu’il en soit, dans un rapport classifié de 1958, le Conseil de Sécurité américain décrit Mattei comme un obstacle et les Français ne pouvaient pardonner à Mattei son implication envers l'Algérie. La responsabilité de sa mort a été attribuée à la mafia, à la CIA voire au groupe terroriste français d’extrême-droite, l’OAS. Mauro De Mauro est convaincu que l'avion de Mattei a été saboté et étudie les liens possibles entre la mafia et l'accident. Deux jours avant sa disparition, De Mauro a interviewé Graziano Verzotto, un homme politique de la Démocratie chrétienne, ancien bras droit de Mattei en tant que responsable des relations publiques pour ENI. Verzotto connaissait le patron de la mafia, Giuseppe Di Cristina pour avoir été témoin à son mariage. Verzotto était avec Mattei dans son avion la veille de son crash. De Mauro était convaincu qu'il avait mis la main sur l'histoire de sa vie. Avant sa disparition, il a déclaré à des collègues du journal L'Ora « J'ai un scoop qui va secouer l'Italie. »
Francesco Rosi lui-même avait demandé à ce journaliste de reconstituer les ultimes instants d’Enrico Mattei. Évidemment, on ne peut établir de lien concret entre ces deux faits, mais on a parfaitement le droit de s’interroger. Sur le drame de la mort d’Enrico Mattei, il y aurait bien du grain à moudre et l’on ne parviendrait certainement pas à établir une vérité définitive.
Ce que l’on peut affirmer, au sujet de L’Affaire Mattei en tant qu’œuvre cinématographique, c’est qu’elle est surtout la continuation et l’approfondissement d’une méthode d’approche du réel inaugurée avec « Salvatore Giuliano » et poursuivie avec Main basse sur la ville au début des années 1960. C’est aussi la somme des deux expériences. « Au premier film, « Il caso Mattei » emprunte le principe des séquences montées selon un ordre a-chronologique et en fonction de nécessités idéologiques ; au second film, la présence d’un personnage-clef autour duquel s’organise le récit », estime Jean Antoine Gili qui cite, à l’appui de son analyse, les propos du cinéaste. Le promoteur immobilier Nottola (Rod Steiger) dans Le mani sulla città anticipe le personnage d’Enrico Mattei. Rosi évoque la vitalité, l’énergie et la faculté créatrice de Nottola, mais en révèle le désordre brutal, lequel ne peut s’exprimer que dans le cadre d’une société elle-même négative. On retrouve cette ambiguïté qui instaure le malaise dans la figure d’Enrico Mattei joué par Gian Maria Volonté. Il apparaît évident, toutes proportions gardées, que, dans certaines séquences, le personnage renvoie à celui incarné par le même acteur dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri, sorti deux ans auparavant. Rosi déclarait en effet :
- « J’ai voulu montrer Mattei dans sa problématique, dans ses aspects différents, les questions que pose son action, aspects qu’il a certainement eus au début, aspects inquiétants que l’on relève ensuite quand, au lieu d’être un serviteur de l’État, comme il aimait le dire lui-même, il commence à devenir le patron de l’État. Ce dernier aspect pose de multiples problèmes, problèmes de la vigilance démocratique, du contrôle démocratique exercé par la collectivité, de la programmation économique dans le cadre de laquelle doit entrer l’activité des entreprises publiques, du contrôle de l’autorité de ces entreprises afin d’éviter qu’elles ne deviennent plus fortes que l’État lui-même. » (In : « Écran 73 », n° 20, décembre 1973).
Qui oserait affirmer que toutes ces réflexions émises par l’ami Rosi auraient un caractère périmé ?
Appréhendé selon un angle rétrospectif et plus global, Il caso Mattei est un aussi un fragment sur une tranche décisive de l’histoire contemporaine italienne. Mathias Sabourdin note ainsi qu’au cours des années 1970, le réalisateur napolitain va tourner quatre films – L’Affaire Mattei, Lucky Luciano, Cadavres exquis, Le Christ s’est arrêté à Eboli - qui, « superposés, dressent le portrait amer de cinquante ans de vie publique en Italie, de l’avènement du fascisme aux années de plomb. Peinture cubiste reflétant – sur un même plan fictionnel – divers axes d’appréhension portés sur la nature du pouvoir et sa corruption par les intérêts privés ; cet ensemble cinématographique peut s’apparenter à un cadavre exquis politique dessinant, par l’absurde, les contours d’un État italien traversé de mille contradictions et perpétuellement menacé d’instabilité. » (In : Dictionnaire du cinéma italien, Nouveau Monde Éditions). Au sein de cet ensemble, Il caso Mattei est un chef-d’œuvre incontournable qui offre une peinture à multiples clefs d’un homme de pouvoir controversé, dictateur potentiel et homme du renouveau tout autant… Il caso Mattei est effectivement « le constat d’une profondeur inégalée sur le trouble attaché à l’exercice du pouvoir. » (Mathias Sabourdin)
Le 12/01/2023,
MS
Il caso Mattei. Italie, 1972. 116 minutes. Technicolor. Réalisation : Francesco Rosi. Sujet : F. Rosi et Tonino Guerra. Photographie : Pasqualino De Santis. Montage : Ruggero Mastroianni. Décors : Andrea Crisanti. Musique : Piero Piccioni. Production : Vides, Franco Cristaldi. Interprétation : Gian Maria Volonté (Enrico Mattei), Luigi Squarzina (journaliste), Peter Baldwin (McHale), Franco Grazioni (le ministre), Gianfranco Ombuen (l'ingénieur Ferrari), Edda Ferronao (Madame Mattei). Palme d'or du festival de Cannes 1972.
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►Pier Paolo Pasolini :
Petrolio et l’Affaire Mattei
En annonçant la programmation de L’Affaire Mattei, et ceci dans le cadre de la rétrospective Francesco Rosi à l’Institut Lumière de Lyon, je regrettais ensuite de n’avoir pas évoqué Pier Paolo Pasolini. Je ne disposais pas, il est vrai, de son tapuscrit c’est-à-dire de cet ouvrage inachevé, essentiellement formé de notes en vue d’un roman aux proportions monumentales. Je veux parler de Petrolio publié en Italie en 1992, donc dix-sept ans après le meurtre de l’auteur des Ragazzi di vita. Pier Paolo s’intéressait de très près à la mort mystérieuse du président de l’ENI. Et l’on dit même que cela fut le motif de son assassinat. Décidément, Pier Paolo avait, comme Mattei, de nombreux ennemis. Il ne disposait certes pas de son fameux pouvoir discrétionnaire mais il fourbissait une activité hors normes et possédait des dispositions multiples qui, très vite, commencèrent à agacer tout un réseau d’hommes d’affaires et de politiciens peu scrupuleux qui entendaient dilapider les ressources et les énergies italiennes à leur unique profit.
Francesco Rosi et Pier Paolo sont de la même génération. Ils ont ceci en commun… outre que l’un et l’autre manifestaient un intérêt partagé pour la mort d’Enrico Mattei et pour tant d’autres causes. Parmi les nombreuses publications ou republications de Pasolini qui ont émaillé la célébration de son centenaire – je voudrais insister, c’est une parenthèse chez moi et j’adore en faire, sur la magnanimité de Pier Paolo pour les poètes de son pays, on doit absolument redécouvrir sa passion pour Sandro Penna, Giorgio Caproni et tant d’autres… et, en particulier, pour un poète de Grado, ce « lambeau de terre et de sable, balayé par les vents, incandescent miroir des eaux et du ciel », situé à l’écart du monde semble-t-il, dans le golfe de Venise. L’écrivain en question s’appelle Biagio Marin (1891-1985). Il déclinait des vers dans un dialecte nommé le graisan, un parler populaire au sens où il n’est pas péjorativement populaire mais authentique. C’est celui des ouvriers, des artisans et des pêcheurs de l’île… et le poète, polissant ces tessons de bouteille, en fait des particules d’une fluidité marine. Biagio Marin tançant avec tendresse Pier Paolo lui rétorquera qu’il n’y a nul langage qui ne soit figé, l’idiome est toujours inconnu lorsqu’il passe sous la plume et dans la voix du poète… Donc, achetez, ce n’est pas un ordre, plutôt un conseil amical, Biagio Marin et Pier Paolo Pasolini : Une amitié poétique, paru aux Éditions de l’éclat à Paris en 2022.
Achetez aussi Petrolio dans sa dernière réédition de 2022, toujours traduite en français par le fidèle René de Ceccatty. Ce dernier en avait assuré une première traduction en 1995. Il affirme qu’à l’époque le monument ébauché par PPP laissa la critique perplexe. Il écrit néanmoins ceci : « Mais l’inachèvement, la forme fragmentaire et partiellement obscure faisaient partie de son projet littéraire (et politique), selon un système qu’il avait du reste appliqué dans un autre texte paru de son vivant, La Divine Mimésis paru chez Einaudi en 1975 et traduit en français par Danièle Sallenave pour Flammarion cinq ans plus tard. Sur cet inaboutissement sciemment envisagé, PPP, à l’intérieur même de ce qu’il faut considérer comme un « laboratoire et un brûlot » (R. de Ceccatty), dit qu’il prend appui sur des principes hérités du formalisme russe. Le commentaire additionnel, de nature réflexif, fait partie intégrante de la narration. Les chapitres deviennent des « notes ». Au cœur de Petrolio, édité chez l’Imaginaire/Gallimard, se niche une investigation sur l’assassinat déguisé en accident commis sur la personne d’Enrico Mattei (1906-1962), le patron de l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI). Bien entendu, l’œuvre envisagée ne voulait pas, à proprement parler, aboutir à un roman brodant autour de ce drame. La dimension recherchée apparaît, en vérité, bien plus vaste et complexe.
Le motif de notre intervention c’est Enrico Mattei tout de même. Alors, revenons-y. Le passé politique du magnat ressemble à celui de beaucoup d’Italiens. Il a appartenu au PNF de Benito Mussolini mais n’a jamais réellement adhéré à l’idéologie fasciste. Tout cela relevait de la survie c’est évident. Enrico Mattei aimait son pays c’est tout autant évident. Aussi, dès la fin 1942, il cherche à intégrer la Résistance. Il y entre effectivement l’année suivante grâce à une recommandation du professeur-statisticien démocrate-chrétien Marcello Boldrini, originaire de Matelica, une commune située dans la région des Marches. À la mort de Mattei d’ailleurs, Boldrini lui succèdera à la tête de l’ENI. C’est à Matelica justement que Mattei débuta sa vie professionnelle, en 1923 – il avait 17 ans - comme apprenti dans une tannerie. Accrédité désormais auprès d’un des responsables de la Démocratie chrétienne clandestine, Giuseppe Spataro, Mattei prend le nom de « Marconi » et, après l’armistice avec les forces alliées du 25 juillet 1943, rejoint un détachement de partisans dans les montagnes de la province de Macerata, celle de Matelica. Impressionnés par ses aptitudes militaires et d’organisateur, les démocrates-chrétiens le promeuvent au commandement de leurs forces armées dans la Résistance. Le 26 octobre 1944, il est capturé à Milan avec d’autres résistants. Détenu dans une caserne à Côme, il peut s’évader le 3 décembre 1944, tirant parti de la confusion causée par un court-circuit qu’il a pu lui-même provoquer. Mattei fait partie ensuite du commandement militaire en Italie du Nord du Comité de libération nationale, au nom des démocrates-chrétiens. Après la guerre, il est décoré de la Silver Star par les autorités américaines. Trois jours après la Libération, il est nommé par le démocrate-chrétien Cesare Merzagora, futur sénateur de la République italienne et également banquier, comme liquidateur de l’AGIP, organisme d’État fondé sous le fascisme pour l’extraction, la transformation et la distribution du pétrole. Or, bien loin de se conformer aux directives gouvernementales, Mattei réorganise celle-ci et la transforme en société à caractère national certes mais avec une vocation multinationale. En tous les cas, l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI), c’est à présent sa dénomination, jouera un rôle prépondérant dans ce qu’on aura appelé ici le « boom » ou miracle économique. Député démocrate-chrétien positionné à gauche, proche de personnalités comme Giorgio La Pira et Giovanni Gronchi, Mattei va progressivement faire de l’ENI un centre d’influence politique, par le biais du financement des formations politiques ou par la possession des organes de presse, comme le quotidien Il Giorno fondé à Milan en 1956. Mattei finira d’ailleurs par être le dirigeant tout-puissant de la firme et fera de celle-ci un « État dans l’État ». À propos des partis politiques, il déclarait souvent ceci : « Je les utilise comme j’utiliserais un taxi : je m’assois, je paie pour le trajet, je sors. » Sous sa présidence, nous l’avions précédemment souligné, l’ENI avait négocié un accord commercial avec la défunte URSS, mais elle s’était également octroyée, et toujours par la diplomatie, d’importantes concessions au Moyen-Orient. Évidemment, toutes ces initiatives contrecarraient le monopole exclusif des Sept Sœurs anglo-américaines - Anglo-Iranian Oil Company (aujourd'hui BP), Gulf Oil (qui fera plus tard partie de Chevron), Royal Dutch Shell, Standard Oil Company of California (SoCal, maintenant Chevron), Standard Oil Company of New Jersey (Esso, plus tard Exxon, fait maintenant partie d'ExxonMobil), Standard Oil Company of New York (Socony, plus tard Mobil, fait désormais également partie d'ExxonMobil), Texaco (fusionné plus tard avec Chevron). Enrico Mattei a également fait valoir un principe plus équilibré dans la répartition des bénéfices provenant de l’exploitation des gisements. Les nations détentrices des réserves énergétiques devaient, selon lui, recevoir 75% des bénéfices. Le patron de l’ENI soutenait, cela nous l’avons aussi rappelé, les indépendances nationales des pays encore colonisés ou en voie de décolonisation. Au sujet des zones de prospection découvertes au Sahara, il avait fait de l’indépendance de l’Algérie une condition de son accord. Il nous faudrait honnêtement consacrer un livre si nous voulions parler de ses relations avec les dirigeants de l’insurrection algérienne. Aussi la perplexité affichée par les dirigeants occidentaux à l’endroit de Mattei était compréhensible. Il tentait de battre en brèche les intérêts exorbitants de l’impérialisme américain et cherchait dans le même temps à se gagner les faveurs d’un partenaire algérien indépendant de l’ancien colonisateur français. En dernier ressort, il traitait de façon équitable avec une puissance « ennemie », l’Union soviétique, totalement inféodée à une idéologie non libérale, le communisme. Qui était donc cet Enrico Mattei ? Pour qui travaillait-il ?
Pour l’Italie certainement, et pour lui aussi sûrement. Ne racontait-il pas, à qui voulait l’entendre, la fable du petit chat ? « Un petit chat, disait-il, arrive dans un lieu où de gras mâtins se goinfrent dans une marmite. Les cabots l’attaquent et le chassent. L’Italie est ce petit chat. Il y a du pétrole pour tous, et les gros chiens ne veulent pas nous en concéder. » Cette anecdote lui assurait forcément une forte popularité dans la péninsule. Le fondateur de l’ENI était, en outre, persuadé que l’Italie avait un sous-sol qu’il fallait mieux explorer et qu’il permettrait à son pays de jouer un rôle de premier plan. Il avait surestimé les choses c’est évident. Néanmoins, on avait bien trouvé, par exemple, du gaz méthane dans la zone du Vastese, à Cupello (Abruzzes), commune qui le fera citoyen d’honneur après sa mort en 1962. Mais, auparavant, en 1944, c’est-à-dire en pleine guerre mondiale, des gisements de gaz naturel furent forés à Cavenago d’Adda, dans la province de Lodi en Lombardie. On les ferma alors par peur qu’il tombe aux mains des Allemands. Enfin, à Cortemaggiore, dans la vallée du Pô, on avait surtout essentiellement découvert du gaz. Aussi davantage qu’un substitut des importations de pétrole, le gaz ne pouvait être qu’un substitut des importations de charbon moins coûteux et plus fonctionnel en tous les cas.
Ce qui est vrai c’est qu’Enrico Mattei n’était pas un sain, ni un tendre, et pas non plus un démocrate au sens pur du terme. Il se fit de notables adversaires en Italie même et au sein de l’ENI tout autant. Aussi reviendrons nous sur le Petrolio de Pier Paolo Pasolini.
Dans ce manuscrit, au résumé des notes 21 à 30, « Éclairs sur l’ENI » (page 176), l’attentat présumé est mis en relation avec le personnage d’Eugenio Cefis (1921-2004), le second d’Enrico Mattei. Écarté par ce dernier, Cefis revint à la tête de l’ENI à partir de 1967. En 1971, il prend la direction de Montedison, un énorme trust spécialisé dans la chimie, et l’on n’a jamais pu prouver qu’il avait usé de ces fonctions pour mener à son terme ses propres desseins politiques. Eugenio Cefis, natif du Frioul, la patrie maternelle du poète, devient chez celui-ci un personnage nommé Aldo Troya. Ce portrait s’inspire de la description qu’en donne Giorgio Steimetz dans son ouvrage (Questo è Cefis. L’altra faccia dell’onorato presidente. Effigie, 2010). Rappelons pour mémoire qu’une dernière enquête dont les résultats ont été déposés à Pavie en 2003 a bien reconnu la trace d’un engin explosif dans l’avion Morane-Saulnier MS 760 Paris dans lequel s’embarqua Mattei. Mais on n’a pas pu identifier les auteurs de cet attentat. Toutefois, la suggestion fut établie qu’il pourrait avoir comme mandataire Eugenio Cefis. Au demeurant, on a longtemps été privé de ce chapitre de l’opus pasolinien et l’on a même avancé qu’il avait été subtilisé. L’auteur des Lettres luthériennes compose la figure d’Aldo Troya en évoquant de nombreux aspects du personnage d’Eugeno Cefis. La note 22 s’intitule « Le fameux empire des Troya ». Pier Paolo Pasolini avait été durablement marqué par un discours prononcé par Cefis un 23 février 1972 à l’Académie militaire de Modène, au sujet des nouvelles perspectives du capital financier et sur l’inévitable déclin des économies nationales. En relation avec ce discours, Pasolini résume le projet de Petrolio de cette façon : « Je suis en train d’écrire le passage d’une de mes œuvres dans lequel j’aborde ce thème d’une façon justement imagée et métaphorique : j’imagine une espèce de descente en enfer, où le héros, pour faire l’expérience du génocide dont je parlais, parcourt la rue principale d’une banlieue d’une grande ville méridionale, Rome probablement, et il lui apparaît une série de visions dont chacune correspond à une des rues transversales qui débouchent sur la centrale. Chacune d’elles est une sorte de bolge, de giron infernal de La Divine Comédie. PPP définit ainsi ce « génocide » : « […] De larges couches de la population qui étaient en dehors de l’histoire – l’histoire de la domination bourgeoise et de la révolution bourgeoise -, ont subi ce génocide, à savoir l’assimilation au mode et à la qualité de vie de la bourgeoisie. » Ailleurs, Pasolini raccroche un épisode obscur du passé partisan d’Eugenio Cefis qu’il accole à son Aldo Troya ou comment Cefis abandonna le département de formation des résistants dont Enrico Mattei, son « camarade », était le chef. Pasolini se plaît à mélanger les faits et les portraits : Cefis a parfois les traits de Giulio Andreotti ; Enrico Bonocore – on pense naturellement à l’illustre Palazzo du même nom à Palerme en Sicile - renvoie à Mattei et a une mère originaire de Bascapè, là où s’est crashé l’avion du magnat de l’ENI…. etc. Ceci dit, Troya a bien existé : Il était sous le prénom d’Alessandro, le secrétaire particulier de Graziano Verzotto à l’ENI. Celui-ci, je vous en avais également parlé à propos d’une interview du journaliste Mauro De Mauro disparu au cours du tournage du film de Francesco Rosi. Verzotto qui dirigeait en 1961 le service relations publiques de l’ENI en Sicile est forcément impliqué. C’est lui qui a invité Mattei en Sicile en octobre 1962. Et qui dit Sicile dit Cosa Nostra… L’avion qui partait de Catane en effet s’écrasa avant d’atterrir à Milan… aux environs de Bascapè bien sûr.
Décidément, Pasolini est toujours passionnant.
Le 18 janvier 2022.
MS
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