L’Étranger (Lo straniero, 1967 - Luchino Visconti|Albert Camus)
- « L’Étranger est un roman que j’aime depuis plus de vingt ans, depuis sa publication en France [Le 19 mai 1942 aux Éditions Gallimard]. J’aurais pu en faire un film déjà à l’époque, mais le résultat eût été complètement différent de ce que j’en ferai aujourd’hui. Nous étions aux débuts de l’existentialisme, les hommes, les artistes étaient occupés à s’interroger sur les raisons de leur destinée, et Camus fut l’un des premiers à nous donner une réponse précise. Il nous montra combien l’on pouvait vivre en étrangers dans une société organisée, se soustraire à ses lois, s’enfermer dans l’indifférence, se confiner dans l’absurde. Ce fut là le message de L’Étranger. »
Luchino VISCONTI (Entretien avec Nello Ajello, L’Espresso. 1965)
- « L’Étranger était un grand thème, tout au moins dans le scénario que j’avais écrit et que je voulais tourner dans un premier temps, mais sur celui-ci il y a eu le veto de Francine Camus, la veuve de l’écrivain, qui me dit qu’elle ne pouvait me laisser faire un film qui n’était plus le roman de son mari, mais une interprétation moderne de l’œuvre. Et elle ne voulut pas en démordre, même lorsque je lui expliquai que le roman une fois traduit en images cinématographiques, devenait une pauvre chose si toutes les pensées, tous les raisonnements de Meursault n’étaient pas extériorisés et concrétisés, en images et en faits. Face à cela, déjà lié par contrat avec De Laurentiis qui voulait à tout prix faire le film, avec de nombreux problèmes pressants (au dernier moment, entre autres choses, l’acteur qui devait être Alain Delon - selon moi plus adapté que Mastroianni pour incarner Meursault -, me fit défaut), je me suis résigné à tourner comme ils voulaient, en suivant la ligne du roman, ce qui est toujours quelque chose. Mais mon interprétation, mon scénario qui existe et qui fut écrit avec la collaboration de Georges Conchon, est totalement différent. C’était un film qui résonnait des échos de L’Étranger, des échos qui toutefois arrivaient jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à l’OAS, jusqu’à la guerre d’Algérie. Telle était la véritable signification du roman de Camus. Le roman de Camus, dirais-je, prévoyait ce qui est survenu, et moi j’avais transposé cette prédiction, existante dans l’Étranger, dans une réalité cinématographique. [...] Mon film est maintenant l’illustration d’un roman : il est dépourvu de ma participation personnelle qui existe dans mes autres films, même dans le sens d’une interprétation de la réalité. une interprétation de la réalité. [..;] Je crois cependant que le film vaut la peine d’être revu, parce qu’il n’est absolument pas, parmi mes films, une œuvre mineure. J’ai eu en effet la satisfaction d’apprendre que certains l’ont revu plus tard et l’ont mieux compris. »
L. VISCONTI (Interview avec Stefano Roncoroni, Bologna, 1969)
¬ R. Luchino VISCONTI. Sc. Suso Cecchi D’Amico, Georges Conchon, Emmanuel Roblès d’après Albert Camus. Ph. Giuseppe Rotunno. Montage : Ruggero Mastroianni. Décors : Mario Garbuglia. Costumes : Piero Tosi. Mus. Piero Piccioni. Assistants réal. Rinaldo Ricci, Albino Cocco. I. Marcello Mastroianni (Meursault), Anna Karina (Marie Cardona), Georges Wilson (le juge d’instruction), Bernard Blier (l’avocat de la défense), Georges Géret (Raymond Sintès), Mimmo Palmara (Masson), Bruno Cremer (le prêtre), Pierre Bertin (le juge), Marc Laurent (Emmanuel), Alfred Adam (le procureur), Saada Cheritel, Mohamed Ralem, Brahim Hadjadj (les Arabes). Prod. Dino De Laurentiis. Master Film, Rome. Casbah Film, Alger. Tourné à Alger et environs, de mars à mai 1967. Première : Venise, 6/09/1967.
· Ph. 1 : Affiche Lo straniero
· Ph. 2 Albert Camus/Luchino Visconti
. Ph. 3. Meursault (Marcello Mastroianni) et Marie (Anna Karina) dans les escaliers de l’immeuble où il habite.
Meursault est en train de déjeuner avec sa fiancée lorsqu’une dispute éclate à l’étage supérieur chez son ami Raymond Sintès (Georges Géret). On fera remarquer au préalable que l’écrivain a donné le nom de sa propre mère à ce personnage plutôt louche. Sintès fait croire qu’il exerce la fonction de magasinier mais, dans le quartier on dit qu’il s’agirait d’un souteneur. Sintès lui parle d’une compagne qui l’aurait trompé. Il lui fait écrire une lettre menaçante à son endroit. Meursault s’aperçoit alors que c’est une « Mauresque ». Camus ne la nomme pas. Visconti, en revanche, la désigne comme « Arabe » par la voix interrogatrice de Mastroianni qui apprend son nom de Sintès : « Yasmine Benanteur. » Dans la scène suivante, au terme d’une altercation brutale dans laquelle la jeune Algérienne a été battue, celle-ci accuse Sintès : : « C’est un souteneur ! Il gère des putains ! » Le réalisateur italien me semble plus explicite et plus dénonciateur. Albert Camus écrit quant à lui : « On a d’abord entendu une voix aiguë de femme et puis Raymond qui disait : « Tu m’as manqué, tu m’as manqué. Je vais t’apprendre à me manquer. » Quelques bruits sourds et la femme a hurlé, mais de si terrible façon qu’immédiatement le palier s’est empli de monde. Marie et moi nous sommes sortis aussi. La femme criait toujours et Raymond frappait toujours. Marie m’a dit que c’était terrible et je n’ai rien répondu. Elle m’a demandé d’aller chercher un agent, mais je lui ai dit que je n’aimais pas les agents. Pourtant, il en est arrivé un avec le locataire du deuxième qui est plombier. » Visconti demeure ici comme partout ailleurs fidèle au roman, parfois même avec une grande précision. Cependant, la jeune femme se contente de désigner Sintès comme un « maquereau ». Lequel peut encore ironiser : « C’est dans la loi, ça, de dire maquereau à un homme ! » . Quoi qu’il en soit, chez Camus comme, bien sûr, chez le cinéaste italien, Meursault est déjà coupable : sa duplicité, son indifférence et son insensibilité sont irrémissibles.
. Ph. 4 Le meurtre de l’Arabe sur la plage.
Celui-ci tend un couteau au reflet éblouissant. Meursault tire. « J’ai secoué le voile de sueur et de lumière qui m’aveuglait. J’observais l’immobilité impassible de l’après-midi et le silence chatoyant de la plage », ainsi parle Meursault. Ensuite, il décharge quatre coups de son revolver sur l’Arabe menaçant. « Quatre coups de feu comme quatre coups brefs sur la porte du malheur. » Camus écrit pour sa part : « C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré un couteau qu’il m’a présenté sous le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu.Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.». Le combat est inégal. Le film, par la grâce des images, l’exprime clairement. Néanmoins, la méfiance et la peur ne sont pas que chez l’Arabe. La porte du malheur ? Est-ce seulement le crime de Meursault en tant que tel ? Ou un pressentiment d’ordre plus général ? Les quatre coups d’un évènement déflagrateur ? Le réalisateur italien a sans doute vu au-delà du délit particulier.
Ph. 5 Meursault se retrouve en cellule au milieu d’hommes arabes.
« J’ai tué un Arabe », leur dit-il. Le romancier écrit : « Le jour de mon arrestation, on m’a d’abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m’ont demandé ce que j’avais fait. J’ai dit que j’avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. ». Il y a dans ce chapitre une chose purement incroyable : l’Européen coupable, Meursault, devient l’égal des Arabes. Il partage, en prison, leur condition. Cette situation inédite, il la doit au meurtre d’un Arabe. Il en allait, bien évidemment, autrement en Algérie française : l’écrivain rompt avec cette vérité-là. Ce n’est pas la culpabilité au regard de la loi qui intéresse Albert Camus. C’est plutôt le sentiment de culpabilité. Et celui-là est dans chaque homme : la ségrégation raciale et l’inégalité de condition n’ont rien à voir en ce cas. Nous assumons tous notre part, plus ou moins grande, de culpabilité. C’est précisément dans cet état-là que l’homme retrouve cette fraction de justice et de fraternité qui fait défaut au monde du dehors.
Ph. 6 Meursault en Cour d’assises
« Mon interrogatoire, écrit Camus (la voix intérieure de Meursault), a commencé aussitôt. Le président m’a questionné avec calme et même, m’a-t-il semblé, avec une nuance de cordialité. [...] Il m’a dit qu’il devait aborder maintenant des questions apparemment étrangères à mon affaire, mais qui peut-être la touchaient de fort près. J’ai compris qu’il allait encore parler de maman et j’ai senti en même temps combien cela m’ennuyait. Il m’a demandé pourquoi j’avais mis maman à l’asile. J’ai répondu que c’était parce que je manquais d’argent pour la faire garder et soigner. Il m’a demandé si cela m’avait coûté personnellement et j’ai répondu que ni maman ni moi n’attendions plus rien l’un de l’autre, ni d’ailleurs de personne, et que nous nous étions habitués tous les deux à nos vies nouvelles. Le président a dit alors qu’il ne voulait pas insister sur ce point et il a demandé au procureur s’il ne voyait pas d’autre question à me poser.Celui-ci me tournait à demi le dos et, sans me regarder, il a déclaré qu’avec l’autorisation du président il aimerait savoir si j’étais retourné vers la source tout seul avec l’intention de tuer l’Arabe. « Non », ai-je dit. « Alors,pourquoi était-il armé et pourquoi revenir vers cet endroit précisément ! » J’ai dit que c’était le hasard. Et le procureur a noté avec un accent mauvais : « Ce sera tout pour le moment. ». Au préalable, retenons un élément d’ordre autobiographique : la mère d’Albert Camus, Catherine Sintès, était en partie atteinte de surdité. Elle ne savait ni lire, ni écrire. Ses échanges étaient donc très réduits. L’opus de l’écrivain reflète cette souffrance indicible et cette incapacité à communiquer. On pourrait y ajouter une autre indication précieuse du même ordre : la disparition prématurée du père, tué sur le front de la Première Guerre mondiale. Le manuscrit inachevé du Premier homme (”Recherche d’un père. À toi qui ne pourra jamais lire ce livre”, voit-on inscrit aux premières pages), retrouvé dans la sacoche de l’écrivain, mort dans la luxueuse Facel-Vega accidentée de l’éditeur Michel Gallimard début janvier 1960, en constitue un témoignage bouleversant. Albert Camus n’a donc pas connu son père, tandis qu’avec sa maman les échanges furent quasi inexistants. Dans L’Étranger, on va assister à un déplacement de l’accusation : c’est à travers la supposée insensibilité de Meursault à l’égard de sa maman - il n’a pas éprouvé d’émotion après son décès - que l’on va tenter d’expliquer le meurtre de l’Arabe. L’accusation vit elle-même en-dehors de la réalité de l’Algérie de l’époque. On ne voit pas ou on ne feint de juger ce crime à l’aune des relations qu’entretiennent les Européens avec les Arabes qu’on appelle ici les indigènes. Bien entendu, le roman se charge d’une portée plus universelle, d’essence philosophique et humaniste indubitable. Il ne saurait être envisagé en tant que parabole sur l’Algérie française. Camus n’a pas voulu, du reste, faire un roman à thèse. Mais, ce qui frappe c’est sa lucidité. Le milieu social, sa culture ou justement son manque de culture, les situations, les personnages enfin, tous renvoient un écho très juste sur ce petit monde fermé des Européens d’Algérie. Et qui conduit précisément Meursault, qui n’est pourtant pas un homme foncièrement mauvais, à s’accointer avec des individus obscurs en des circonstances proprement inexplicables. L’Étranger est un roman fascinant. Il n’a jamais cessé de me hanter. Le film de Luchino Visconti, à défaut d’en renouveler l’approche, en est une belle et fidèle adaptation.
Msh.