Valerio ZURLINI
Les années qui viennent semblent signaler une volonté de redécouverte du réalisateur italien Valerio Zurlini (1926-1982). Artiste intransigeant, qualifié parfois, à tort selon moi, de “cinéaste le moins italien des Italiens”, auteur de nombreux projets inaboutis ou ayant échoué dans les mains d’autres confrères, Zurlini aura donné, en vingt-six ans de carrière, huit films. Cinq d’entre eux se sont imposés comme d’absolues réussites qui constitueront parmi les meilleurs films de la péninsule. Afin justement de détruire le préjugé énoncé plus haut, il faut faire effort pour découvrir ses courts métrages. Quoi qu’il en soit, la nécessité de comprendre les raisons des difficultés qu’eut à affronter Zurlini et la rareté de sa production - alors qu’en revanche il travaillait beaucoup - et, en dernière instance, de saisir ce qui constitue la singularité et l’originalité de son travail me semble profondément justifiée. Ainsi, en France, un film dû à Sandra Marti, “Zurlini peintre des sentiments” avec l’intervention de l’ami Jean Antoine Gili, réalisé en 2023, pourra être vu, par exemple, au Festival Lumière de Lyon ce 18 octobre 2024. Enfin, au printemps 2024 (30 mai au 9 juin), la Cinémathèque française a offert une rétrospective Zurlini qui nous a permis de voir ou revoir des films pas toujours facilement abordables, comme l’absolu chef-d’œuvre “Cronaca familiare” (”Journal intime”) de 1963 avec Marcello Mastroianni et Jacques Perrin. En Italie, le travail de redécouverte est bien entamée et il me faut signaler ici l’ouvrage de Federica Fioroni “Malinconia senza rimedio, vita e cinema di Valerio Zurlini”, préfacé par Marco Bertozzi, pour Mimesis/Cinema, sorti en février 2024. Qu’il me soit permis de citer ici Zurlini lui-même s’exprimant à propos de son œuvre : « Io mi sento un autore isolato, non un autore che ha seguito. L’isolamento in un paese che tende sempre ad aggregarsi è certamente una non-qualità. Io la considero una qualità. » (Biarese 1983, p.42) Et que je traduirai ainsi dans notre langue : « Je me sens comme un auteur singulier, un auteur qui n’imite pas. Or, cette singularité dans un pays qui tend toujours à s’agréger paraît être certainement un défaut. Je la considère quant à moi comme une qualité. »
De ce point de vue, il m’a semblé intéressant de publier l’entretien de Federica Fioroni avec le fils de Zurlini, le peintre Francesco Zurlini, lequel est inclus à la fin de son ouvrage. Je l’ai traduit en français.
~ Entretien avec Francesco Zurlini
« Je n'ai pas besoin de vous apprendre que les gens qui nous quittent ne partent pas réellement ; et cette vérité n’a pas besoin de déranger la religion ou l’éternité. La mémoire est une pièce dont la porte est toujours entrouverte ; nos proches nous y attendent, au seul rendez-vous, celui avec notre passé, pour lequel nous ne sommes jamais en retard, pour lequel nous ne nous excusons pas. » (lettre de Zurlini à Gian Luigi Rondi)
Ma rencontre avec Francesco Zurlini a eu lieu par une belle matinée de mi-octobre 2022, dans sa maison-atelier ensoleillée, sur les pentes des collines bolognaises.
Q. Francesco, tu portes le nom du père de Valerio (ton grand-père paternel), tandis que ta sœur Maria porte le nom de ta grand-mère paternelle.
Oui, c'est vrai. A ma connaissance, mon père entretenait une relation affectueuse avec sa famille d'origine ; cela se voit également dans les lettres qu'il envoyait à ses parents presque quotidiennement lorsqu'il était au front (ndlr : il était entré dans la Résistance).
Q. Tu es né en 1969 ; en 1982, lorsque votre père est décédé, vous n'aviez que douze ans...
En fait, au moment du décès de mon père, j'étais au collège, j'étais à peine plus qu'un enfant ; nous venions de déménager à Bologne. J'ai passé ma petite enfance à Rome, d'abord via Brunetti, puis via della Lungara ; dans cette deuxième maison nous étions moi, ma mère et ma sœur, avec papa qui habitait déjà ailleurs et venait nous rendre visite de temps en temps. Imaginez : ma mère, une jolie fille de la bourgeoisie ferraraise, rencontre le réalisateur du moment à Riccione. À l'improviste, elle décroche et part vivre à Rome avec lui : un changement notable. Je suis née en 1969, ma sœur est née peu de temps après ; l'amour entre mon père et ma mère s’achève promptement. Mes parents se sont séparés quand j'avais cinq ou six ans : il y avait une grande différence d'âge entre eux ; mais aussi une incompatibilité radicale dans la manière de concevoir l’existence. Cependant, il a toujours pris soin de moi, même à distance. Puis, lorsque nous avons déménagé à Bologne, mon père est venu nous rendre visite et s'est installé dans la chambre d'ami, dans la maison où nous vivions avec ma mère et son nouveau compagnon ; notre famille a toujours été, dans un certain sens, une famille élargie. Je me souviens que lorsque mon père est venu à Bologne, ville à laquelle il a toujours été lié par une relation d'amour-haine, il est allé rendre visite aux sœurs Morandi, même après la mort du peintre Giorgio Morandi, dont il était un grand ami.
Q. Peut-on dire que votre relation avec votre père était en quelque sorte une relation posthume ?
Absolument. Je l’ai mieux connu après sa mort que durant sa vie. Fort malheureusement, il n’y a pas eu de durabilité entre nous : donc, à un moment donné, j’ai éprouvé l’envie de le connaître. J’ai reconstruit sa vie comme on colle un puzzle, en assemblant autant de fragments, les différentes pièces qui m’ont été fournies par ceux qui l’ont connu. Ma mère a voulu me protéger ; elle ne m’a pas parlé de certains côtés sombres de papa. Mais elle m’a laissé beaucoup de liberté pour découvrir. Dans cette recherche de mon père, j’ai commencé à participer à des ciné-forums, à des conférences et j’ai entendu parler de lui dans une perspective différente, pour laquelle je voulais approfondir. Ensuite, je voulais voir les endroits qu’il fréquentait, ceux qu’il aimait le plus, tout d’abord Venise et la côte romagnole. À cette fin, je suis allé plusieurs fois à Riccione, en entrant en contact avec quelques-uns de ses six amis et j’ai reconnu parfaitement l’environnement et les fréquentations qu’il dépeint ensuite dans Le Professeur (1972) : l’excès d’alcool, parfois de drogues, le sexe, les jeux d’argent, les histoires de ceux qui jouent un appartement en une nuit... Riccione et Venise, très mélancoliques en hiver, correspondent à une recherche d’isolement, qui était fondamentale pour son travail; mais derrière il y avait aussi l’attraction pour ces milieux troubles qu’il fréquentait et auxquels il était obscurément attiré.
Q. Alors, même si ton père le nie à plusieurs reprises, rejetant catégoriquement l’autobiographie, en réalité dans la trilogie de la Romagne il y a beaucoup de lui...
Très. Je crois que cela déclenche une sorte de mécanisme psychologique; tu sais qu’il y a beaucoup de choses en toi, mais tu ne veux pas l’admettre parce qu’elle représente en fait un côté sombre de ton existence.
Q. Quel genre de père était-il ?
Un père autoritaire. Les choses devaient être faites comme il le voulait, sinon il resterait coincé. Il avait une rigueur quasi militaire, qui, de son propre aveu, s’expliquait par ses combats passés, aspect que l'on retrouve également dans "Le Désert des Tartares" (1976). Ce n'était pas une personne capable de s'occuper d'un petit garçon comme moi ; il faisait mine d'avoir un homme près de lui, alors qu'il n'avait qu'un enfant à côté de lui.
Q. Vous êtes désormais un peintre confirmé ; Votre père a-t-il eu le temps de guider votre éducation ?
Non, quand il est décédé, j'étais en huitième année ; en sixième, j'ai déménagé à Bologne, je n'avais toujours aucune ambition artistique. J’ai commencé à peindre vers l’âge de treize ou quatorze ans, quand il n’était plus là. Je dirais alors que mon père n'a pas eu le temps de guider mes études, mais en réalité c'est comme si, par son goût artistique et ses amitiés, il m'avait laissé une empreinte inconsciente. En effet, il avait des connaissances célèbres (entre autres Morandi, Guttuso, Burri, Balthus) ; Par exemple, j’ai vu Afro (nom de scène d’Afro Basaldella) travailler chez moi. Tout cela m’a inconsciemment orienté vers une carrière artistique ; J'ai été très inspiré par l'art abstrait italien des années 60 et 70 que papa appréciait beaucoup. On me demande souvent si je ressens le poids de la comparaison avec mon père. La réponse est non : j'ai choisi une autre voie artistique, donc je ne peux ressentir aucun rapprochement, mais je perçois son influence sur mon travail.
Q. Il t’a déjà parlé de cinéma ?
Mon père me disait : "Ne fais jamais le choix que j’ai fait, ne t’occupe pas du cinéma". Pour lui, en effet, dans ce métier, les déceptions l’emportaient sur les joies. Dans son testament spirituel, il déclare que les projets non réalisés sont des anticipations de mort, des blessures qui s’imprègnent à jamais. Un artiste a toujours beaucoup de projets et se heurter à l’impossibilité de les réaliser génère une grande inquiétude, qui remet en question la suite même de sa carrière : pour “Lo Scialo” (ndlr : “Le Gâchis”, d’après un roman de Pratolini), par exemple, il a vraiment écrit une flopée de pages et de notes. Quand j’ai mis la main sur ses archives, j’ai pu constater ce qu’a été son travail intérieur. Je n’aurais jamais compris son insatisfaction, si je n’avais pas entrepris une carrière artistique à mon tour : si une toile est abandonnée pendant longtemps et je ne peux pas la placer, je le reprends et y travaille à plusieurs reprises, Mais ces nouvelles étapes ne me satisfont pas forcément. Voilà la raison de cette incessante refonte de "Lo Scialo". : Il est resté un projet dans un tiroir, donc il a été repris plusieurs fois, avec le risque que, dans la réécriture, on perde aussi le fil du discours. Si le film était sorti tout de suite, peut-être que les choses auraient été différentes. Il avait beaucoup d’idées, mais toutes assez compliquées et prétentieuses; à cela s’ajoute un pessimisme fondamental qui l’a conduit à vivre chaque chose comme un drame. Dans ce cadre, l’alcool l’aidait à masquer ses faiblesses; c’était un moyen de taire, même temporairement, son insatisfaction.
Q. Les archives étaient dans son bureau à Rome ?
Oui, c’est là que je l’ai vu; il s’agit d’un matériel défraîchi, strictement écrit (mon père n’utilisait pas la machine à écrire), des pages et des pages barrées avec son écriture élégante. Le matériel a ensuite été ordonné et classé par Marie-Françoise Brouillet, la dernière compagne de mon père et peut-être la femme qui l’a aimé le plus, et enfin transmis à la Cineteca di Bologna.
Q. Tu as pu aller sur le plateau ?
Non, je n’y suis jamais allé, mais j’ai assisté au tournage en studio du “Désert des Tartares" (1976) : les extérieurs du film se déroulent en Iran, mais les intérieurs ont été tournés à Cinecittà. Une autre fois nous sommes allés à Venise pour faire un tour dans la lagune pour "Across the River and Into the Trees" (Au-delà de la rivière et entre les arbres" 1950) d’Hemingway : nous avons navigué en canoë, à travers des réserves privées. Je me souviens que nous nous sommes arrêtés pour manger dans une ferme où ils nous ont cuisiné du gibier. Ce film devait être une production hollywoodienne, mais il n’a pas été réalisé, comme beaucoup de projets de papa.
Q. Tu as rencontré des acteurs ?
Bien sûr. J’avais une relation d’amitié fraternelle avec les filles de Giuliano Gemma; je me sens bien encore avec Giuliana, l’une des filles. Je me souviens de Vittorio Gassman, nous avons joué avec Alessandro. J’ai rencontré Giancarlo Giannini, Claudia Cardinale, avec qui je me retrouve de temps en temps quand elle passe chez Genoma Films (une maison de production à Bologne). Avec Jacques Perrin nous nous sommes rencontrés pour la restauration de "La fille à la valise" (1961); il m’avait invité à le rejoindre quand il est parti tourner son documentaire "Le Peuple migrateur" (2001), mais finalement je ne suis pas allé.
Q. Quel est ton film préféré de ton père ?
Je suis particulièrement attaché aux films de la trilogie de la Romagne [Été violent, La Fille à la valise, Le Professeur], auxquels j’ajoute "Cronaca familiare" (1962) et "Il deserto dei Tartari" (1976). A propos de ce dernier film, je dois avouer que quand je l’ai revu, j’ai pleuré, peut-être aussi pour la poignante musique d’Ennio Morricone. Ce film était très difficile à réaliser. Il a fallu presque deux ans à mon père pour trouver le lieu, il a fait de longs voyages au Moyen-Orient avant de choisir la forteresse de Bam en Iran avec une intuition qui s’est révélée très pertinente. En termes d’adaptation cinématographique, c’est peut-être le seul cas où, à mon avis, le livre est dépassé par le film. En remontant plus loin dans le temps, je pense que tous les documentaires sont merveilleux parce qu’ils sont la description d’une Italie d’autrefois, celle des quartiers périphériques en construction avec toute leur vibrante humanité; je pense aux joueurs d’orgue de Barbarie (dans "Serenata da un soldo", 1953), ou aux boxeurs du documentaire homonyme (”Pugilatori”, 1950).
Q. Quels films ton père aimait le plus ?
Il aimait beaucoup “La Fille avec la valise”, “Cronaca familiare” et “Le Désert des Tartares”.
Q. Son film préféré n’était certainement pas La prima notte di quiete (Le Professeur)...
Non, en effet.
Q. Pourquoi selon vous, une telle tension est survenue entre lui et Delon pendant le tournage du film ?
La relation avec Delon était mal engagée. Avec les acteurs, papa n’entretenait pas simplement un lien professionnel, mais il avait besoin d’établir une harmonie qui allait au-delà du travail; il voulait entrer dans leur vie : en quelque sorte, ils échangeaient leur intimité. Avec Jacques Perrin, il y a eu une sorte de filiation : Jacques était plus fils de mon père que je ne l’étais. Je crois que Delon, qui était déjà un homme mûr dans les années 70, une star internationale, a refusé une pareille situation. Ce qui a embrouillé, peut-être et inévitablement, leurs rapports.
Q. Et comment cela s’est terminé ? Ton père a vraiment poursuivi Delon, comme il l’avait menacé, à propos des coupures non autorisées du film ?
Non, ça n’a pas continué, heureusement. J’ai rencontré Delon lors de la restauration du film réalisé par Philip Morris; il n’a eu que des mots compréhensifs à l’égard de papa.
Q. Quel est le meilleur souvenir que tu as de lui ?
Mon père était absent des mois durant, puis il est venu et m’a gardé un moment. Ainsi, à l’âge de huit-neuf ans, j’ai vécu à ses côtés un bref temps à Venise; il était déjà affecté par des problèmes de santé, il souffrait, à cette époque, de broncho-pneumonie. Il se rendit compte qu’il ne pouvait pas prendre soin de moi; il y avait donc le problème de la nourriture, qu’il résolut à sa manière : il me dit d’aller au Harry’s Bar et de me présenter au propriétaire, monsieur Cipriani, comme le fils de Valerio Zurlini. "Les bonnes habitudes", ajouta-t-il, "on les apprend dès le jeune âge". C’est ainsi que je me suis débrouillé seul, avec M. Cipriani qui me mettait à table.
Q. Jean-Louis Trintignant dans le documentaire Trintignant l’Italien (2012) d’Emmanuel Barnault formule une hypothèse sur la mort de votre père, en affirmant qu’il se serait suicidé...
Ce n’était pas, techniquement, un suicide ; sans doute existait-il une volonté d’autodestruction, qui, en fin de compte, équivaut à se tuer. Le mal de vivre qui l’assiégeait l’a conduit à négliger sa santé. Mon père savait très bien où le mènerait le style de vie qu’il menait, mais il a continué ainsi sans se soigner.
Q. Un des plus beaux portraits de ton père est celui que lui a dédié son ami et scénariste Leo Benvenuti, qui était d’ailleurs ton parrain quand tu as été baptisé. Je vous cite quelques phrases de ce souvenir, que Benvenuti conçoit comme une sorte de dialogue avec son ami Valerio : "Je suis sûr que tu aurais été plus volontiers écrivain que réalisateur [...] Tu t’occupais de tableaux élégants, de lectures élégantes, de femmes élégantes, de - hélas - vins et liqueurs élégants (Benvenuti, 1991, p. 12)
Je le partage entièrement. Mon père avait un réel talent d’écrivain; d’ailleurs, peu de gens savent que, suite au diplôme en droit obtenu conformément à la volonté de son paternel, il avait aussi décroché un second diplôme en littérature. C’était un homme très élégant, soigné jusqu’au moindre détail; il s’habillait de cachemire, de velours, de chaussures anglaises et de vêtements sur mesure. Il se fournissait chez les meilleurs tailleurs de l’époque : Ciro Giuliano, Caraceni, Cifonelli etc. À la mort de mon père, l’une des choses qu’il me fut le plus pénible de faire, et, à la demande de Marie-Françoise, ce fut de récupérer ses vêtements. Entre dix-huit et vingt ans, je suis allé plusieurs fois à Rome, j’ai pris divers vêtements et je les ai adaptés à moi, en les portant aussi.
Q. Est-ce vrai que le manteau en poil de chameau que portait Alain Delon était à lui ?
Bien sûr. J’ai porté ce manteau pendant longtemps, puis je ne sais plus ce qu’il est devenu...
- Intervista con Francesco Zurlini, diretto da Federica Fioroni.
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