Écran : Sorties 2023 (VI)

 

 

˺ Rapito (L’Enlèvement, Marco Bellocchio, 2023)

 

 Avec L’Enlèvement, Marco Bellocchio s’éloigne des problèmes contemporains italiens qui étaient au cœur des films précédents : Vincere (2009), La Belle endormie (2012), Le Traître (2019), Esterno notte (2022). Placé au milieu du dix-neuvième siècle, Rapito possède néanmoins des résonances actuelles, à un moment où s’expriment ici ou là, dans la jeune génération, une tentative illusoire d’atteindre une forme de pureté religieuse. À ceux qui fantasment sur l’État théologique, le film rappelle fort opportunément le degré d’abaissement voire d’humiliation dans lequel végétaient les communautés non catholiques sous le régime des États pontificaux : en témoigne la séquence où le responsable de la communauté hébraïque de Bologne lèche les pieds du Pape ! En outre, Marco Bellocchio oppose la magnificence toute extérieure et la vanité triomphante des processions catholiques aux rituels quasi clandestins des disciples d’Israël, expression d’une foi douloureuse et assombrie. Comme souvent également, l’enfant du Val Trebbia éclaire d’un épisode singulier (plus exactement une « affaire ») l’irrépressible basculement de l’histoire péninsulaire. On retrouve là des thèmes chers à Bellocchio, thèmes italiens au demeurant : la religion, le pouvoir et la famille. Au-delà de ces remarques, il nous faut constater l’évidence : la maîtrise plastique et narrative, la direction d’acteurs, la capacité à mettre en scène un film semblablement fascinant, édifiant et bouleversant, toutes ces facultés rassemblées font de Marco Bellocchio l’un des grands du cinéma mondial.

L’Enlèvement s’inspire d’une affaire authentique se déroulant en 1858. Le film reprend librement la chronique qu’en a fait Daniele Scalise (« Il caso Mortara »). Il s’agit du récit de l’enlèvement d’un enfant juif âgé de 6 ans (Edgardo Mortara) par les autorités religieuses de Bologne, au motif qu’il avait été autrefois baptisé par une servante. Elle avait agi de cette façon parce qu’elle croyait le nourrisson condamné par la maladie et qu’elle pensait devoir « sauver son âme ». L’ordre d’enlèvement émane de sa Sainteté elle-même, le Pape Pie IX (Paolo Pierobon). En réalité, du fait de sa maladie, le bébé avait seulement été ondoyé : l’ondoiement est en effet un baptême réservé en cas de danger de mort imminent ; dans ce cas (in articulo mortis), toute personne a le pouvoir de l'administrer, pourvu qu'elle ait l'intention de faire ce que fait l'Eglise qui consiste en l'effusion d'eau accompagnée de la formule sacramentelle : « Je te baptise au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. » L'ondoiement doit être complété ultérieurement, si le baptisé survit. Ceci pour expliquer ce rapt. Conduit à Rome, l’enfant est élevé à l’institut des Néophytes réservé aux enfants juifs convertis et entretenu grâce aux taxes imposées aux synagogues de l’État papal. Au cours du voyage, Edgardo est donc renommé Pio, du nom du souverain pontife, et on échange sa mezouzah contre un crucifix. L’Église catholique fera courir le bruit que l’enfant, traité avec une infinie douceur, montrera une véritable dévotion chrétienne. Un véritable miracle. Exit évidemment les parents légitimes d’Edgardo, Momolo Mortara (Fausto Russo Alesi) et Mariana Padovani (Barbara Ronchi).

 

Marco Bellocchio nous explique pourquoi pareille histoire a d’emblée capté son intérêt :

 

« L’histoire de l’enlèvement du petit juif Edgardo Mortara m’intéresse profondément par ce qu’elle me permet avant tout de représenter un crime accompli au nom d’un principe absolu. « Je t’enlève parce que Dieu le veut. Et je ne peux te rendre à ta famille. Tu es baptisé, tu es donc catholique pour l’éternité », le Non possumus (« Nous ne pouvons pas ») de Pie IX. Est-il juste d’écraser, au nom d’un salut ultra terrestre, la vie d’un individu ? Pire encore, celle d’un enfant qui, par sa nature, n’a pas la force de résister, de se rebeller ? Cela en gâchant sa longue vie, même si le jeune Mortara, rééduqué par les prêtres, demeure fidèle à l’Église catholique et devient prêtre : c’est un mystère fascinant que l’on ne peut expliquer par le seul principe de survie, car après la libération de Rome [le film montre la fin de l’État pontifical romain et l’entrée des troupes piémontaises par la Porta Pia en octobre 1870. Pie IX sera le dernier souverain de l’Etat de l’Église. Note perso.], alors qu’Edgardo pouvait se « libérer », il est resté fidèle au Pape. Plus encore, il a essayé, jusqu’à sa mort, de convertir sa famille qui, au contraire, est restée fidèle à la religion juive [Edgardo est montré tentant de convertir sa mère sur son lit de mort. Note perso.]

L’enlèvement d’Edgardo Mortara est aussi un crime contre une famille paisible, assez aisée, respectueuse de l’autorité qui, à Bologne, était encore celle du Pape Roi. À une époque où soufflait sur l’Europe un vent de liberté, où les principes de liberté s’affirmaient partout, où tout changeait, cet enlèvement d’un enfant représente la volonté désespérée, et donc très violente, d’une autorité agonisante de résister à son propre écroulement, et même à contre-attaquer. Les régimes totalitaires vivent souvent des contrecoups qui, un instant, leur donnent l’illusion de la victoire, un bref sursaut avant la mort. »

 

Ainsi, l’Histoire italienne chez Marco Bellocchio n’est pas simplement un arrière-fond. Fidèle à lui-même, cependant, le réalisateur explore, sans prétendre débrouiller l’énigme d’une détermination, la destinée d’un être, en l’occurrence celle du jeune Edgardo. Si Edgardo, en effet, ne renie jamais ses parents, ni ses origines, il n’agréera pas non plus l’attachement indéfectible d’une maman (ima) à sa communauté (oummah). « C’est un film, ce n’est ni un livre d’histoire ou de philosophie, ni une thèse idéologique », nous dit Marco Bellocchio. Un film ? Ou l’amour tout simplement. Le cinéaste qui n’est ni Sicilien, ni Juif nous livre, comme dans Il traditore, l’acte de compassion et d’amour à cette altérité qui n’est, après tout, qu’une part de nous-mêmes.

Le 15 novembre

MiSha

 

 

L’Enlèvement (Rapito). Italie, France, Allemagne, 2023. 2 h 15. Réalisation : Marco Bellocchio. Scénario : Susanna Nicchiarelli, Marco Bellocchio librement inspiré du récit de Daniele Scalise. Photographie : Francesco Di Giacomo. Décors : Andrea Castorina. Costumes : Sergio Ballo, Daria Calvelli. Montage : Francesca Calvelli, Stefano Mariotti. Musique : Fabio Massimo Capogrosso, « Cantus in memoriam Benjamin Britten » (A. Pärt), « Île des morts » (S. Rachmaninoff). Interprétation : Enea Sala (Edgardo enfant), Leonardo Maltese (Edgardo adulte), Paolo Pierobon (le pape Giovanni Ferreti, Pie IX), Fausto Russo Alesi (Salomone Levi Momolo Mortara), Barbara Ronchi (Marianna Padovani Mortara). Sortie en France : 1/11/2023.