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• John HUSTON
(1906-1987)
À l'apogée d'une passion
« Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de s'effacer et flétrir tristement avec l'âge. »
(James Joyce, The Dead)
Que de malentendus ont masqué, trop longtemps, la maîtrise impressionnante de Huston ! Qualifié d’amateur par deux générations de critiques qui ne lui pardonnaient pas son évident plaisir de créateur et qui, confondant son œuvre avec le contenu de certains récits privilégiés, lui ont attribué une exaltation de l’échec, quand il n’avait de vénération que pour l’entreprise humaine dans ce qu’elle a d’extrême… Excentrique éminemment professionnel et enthousiaste permanent, il a certes trouvé le moyen de cumuler les professions : militaire, boxeur, journaliste, dramaturge, nouvelliste, peintre, cavalier, toréador, chroniqueur judiciaire, scénariste, mais c’est pour mieux servir son véritable amour du cinéma.
Fils du grand comédien Walter Huston (1884-1950) et d’une journaliste, Rhea Gore, il est d’abord un enfant chétif, peut-être condamné pour « souffle au cœur », quand il décide de se prendre lui-même en main et se métamorphoser en athlète éprouvé : champion de boxe (il remporte dans les années 1920 le titre de champion amateur poids léger en Californie), puis cavalier émérite, qui, par passion pour le Mexique s’engagea dans la cavalerie révolutionnaire de Pancho Villa. Revenu aux États-Unis, il entre dans la carrière littéraire, écrivant des nouvelles pour l’American Mercury, rencontre O’Neill et Hemingway, monte sur les planches, enfin aborde l’art du scénario auprès un ami de son père, le réalisateur William Wyler, écrivant d’ailleurs plusieurs rôles pour Walter Huston. À la Warner, on l’emploie dans un peu n’importe quoi : des westerns, des policiers, notamment dans le High Sierra de Raoul Walsh. C’est alors que le producteur Henry Blanke le pousse à diriger son premier film, Le Faucon maltais, d’après un roman de Dashiell Hammett déjà porté deux fois à l’écran, qu’il se contente de découper chapitre par chapitre avec l’intelligence de la fidélité.
C’est un départ en tout point foudroyant. Dans les aventures de Sam Spade le détective marron, il donne une nouvelle image à Humphrey Bogart, et déploie autour de lui, en une galerie inoubliable, Sydney Greenstreet, Peter Lorre, Mary Astor, Elisha Cook. Autour d’une fabuleuse statuette de bronze, il détaille une intrigue exotique, sordide, magnétique, devenue d’emblée un modèle du genre. La Warner, ravie de sa nouvelle recrue, lui fait tourner un mélo sentimental pour Bette Davis, In This Our Life, puis, en 1942, Across the Pacific, aventure d'espionnage où Bogart s'oppose une fois encore à l'énorme Greenstreet. Mais la guerre ne lui permet pas de terminer ce film, qu'un autre achève non sans mal. Huston déjà engagé dans l'aviation devient un cinéaste militaire et réalise coup sur coup trois documentaires dont on a pu écrire qu'à eux seuls ils constituaient le plus beau film de guerre sur le deuxième conflit mondial. Ce sont Mission dans les Aléoutiennes, La Bataille de San Pietro et, surtout, Que la lumière soit (Let There Be Light), film sur le traitement psychiatrique des blessés de guerre pour lequel il s'initie aux techniques de l'hypnose.
À son retour, promu et décoré, il adapte le roman d'un écrivain légendaire et invisible de langue allemande, le mystérieux B. Traven (1882-1969). C'est Le Trésor de la Sierra Madre (1948) qu'il réalise au Mexique en extérieurs avec son complice Bogart et son père, Walter Huston (1884-1950), auquel il offre un rôle d'un vieux prospecteur, « fixant à jamais sa gouaille, sa truculence et son humanité riche et complexe. » (Christian Viviani) Le film remportera trois Oscars. L'aventure des chercheurs de pépites s'achève par la perte de leur magot, dispersé par les vents d'une tempête de sable, tandis que les survivants éclatent du rire désespéré de la dérision. Cet épisode porte la griffe de l'humour tonique de John Huston et montre que pour lui l'aventure collective et la connaissance vitale priment sur l'idée de réussite. Ce sera son thème central, souvent épique.
Dès la fin des années 1940, il mène le combat contre le comité des activités « anti-américaines » du sénateur McCarthy avec, à ses côtés, l'actrice Myrna Loy, le scénariste Philip Dunne et le réalisateur William Wyler. Il tourne Key Largo, parabole sur le New Deal et le retour des vétérans qui affrontent après guerre la corruption et le banditisme. Le couple mythique Bogart -Lauren Bacall fait face sous les rafales d'un typhon à l'archétype du gangster, le Petit César (1931) de Mervyn LeRoy, Edward G. Robinson. Dans We Were Strangers (Les Insurgés, 1949), il se passionne pour la croisade de quelques révolutionnaires cubains en lutte contre le dictateur Gerardo Machado autour des années 1930 et, dans Quand la ville dort (The Asphalt Jungle, 1950), pour le hold-up raté d'un groupe de malfrats, chez qui il repère « une forme gauchie de l'effort humain ». Il y dévoile une inconnue : Marilyn Monroe. C'est ensuite la défaite la plus prestigieuse de sa carrière. Il s'efforce d'adapter The Red Badge of Courage (La Charge victorieuse, 1951), un roman pacifiste sur la guerre de Sécession de Stephen Crane, avec l'un des soldats le plus décorés de la Seconde Guerre mondiale, Audie Murphy : c'est une étude magistrale sur les limites du courage, que les pontes de la MGM vont mutiler, saboter, puis étouffer. En vain : même sous une forme fragmentaire, c'est un film étonnant.
Aventurier de toutes les causes perdues, Huston se venge de cet échec en courant les jungles africaines pour y filmer en 1951 African Queen ou l'équipée bouleversante d'une vieille fille et d'un ivrogne bravant les Allemands sur le bassin congolais et qui oppose en un duel affectueux Humphrey Bogart et Katharine Hepburn. Survient une parenthèse artistique tournée en extérieurs en France, Moulin-Rouge (1952), biographie impressionniste du peintre Henri de Toulouse-Lautrec surtout remarquable pour l'utilisation habile de la couleur - pour essayer de recréer à l'écran l'aplat des affiches de Toulouse-Lautrec, John Huston engage le photographe Eliot Elisofon de Life Magazine afin d'expérimenter les nouveaux procédés du Technicolor. Puis le réalisateur s'expatrie en Irlande où il y vivra vingt ans durant. Il devient un paria à Hollywood et réalise en Italie, toujours avec Bogart, une œuvre insolite et burlesque, Beat the Devil (Plus fort que le diable, 1954) dans laquelle sont également réunies Jennifer Jones et Gina Lollobrigida. Il se lance ensuite dans l'énorme Moby Dick (1956) d'après Herman Melville, film intournable qu'il transforme en blasphème noir : son héros, le capitaine Achab (Gregory Peck maquillé comme Abraham Lincoln), brave Dieu sous la forme de l'increvable Baleine blanche. Huston poursuit, au sein du cadre irlandais (dans le comté de Cork), ses expériences sur la couleur en obtenant un équivalent visuel de l'eau-forte.
Suivent alors Heaven Knows Mr. Allison (Dieu seul le sait, 1957), idylle impossible entre un marin et une nonne (Robert Mitchum, Deborah Kerr) sur un îlot du Pacifique, et deux échecs artistiques : Le Barbare et la Geisha (1958), où il entre en conflit avec sa vedette John Wayne, et l'adaptation des Racines du ciel de Romain Gary, projet néanmoins hustonien qu'une erreur de distribution (Trevor Howard dans le rôle principal) et une production aberrante de Darryl Zanuck font échouer. Après un western attachant que le cinéaste dira ne pas aimer, The Unforgiven (Le Vent de la plaine, 1960), tourné au Mexique et dans lequel Audrey Hepburn, l'actrice principale, fut sérieusement blessée dans une chute de cheval, c'est la réussite incontestée des Misfits (1961) d'après une nouvelle d'Arthur Miller. Elle rassemble sur le plateau la fragile Marilyn Monroe, qu'il retrouve dix ans après The Asphalt Jungle, le douloureux Montgomery Clift et une star mourante : Clark Gable, dans la ville-divorce Reno. Ce film poignant illustre le don qu'a John Huston de provoquer l'événement et de réunir des protagonistes à la croisée de leurs destins. Il le prouvera à nouveau avec La Nuit de l'iguane trois ans plus tard.
La longue pratique freudienne de Huston le destinait à illustrer au cinéma, d'après un projet fortement remanié de Jean-Paul Sartre, une vie du père de la psychanalyse : Freud, passions secrètes (1962) avec un Montgomery Clift, épuisé, qui peine à se souvenir de son texte. C'est pourtant l'un des plus beaux exemples d'un film tout entier consacré à une exaltante aventure idéologique. Après un divertissement, The List of Adrian Messenger (1963) que le cinéaste tourne chez lui à St. Clerans, il consacre à Tennessee Williams La Nuit de l'iguane (1964) dont le tournage à Puerto Vallarta est un délire mythologique. Une fois n'est pas coutume : Huston achève l'œuvre à sa manière et le dramaturge n'acceptera pas cette conclusion. Richard Burton, Ava Gardner et leurs partenaires respectifs contribuant à un vrai happening. Jacques Lourcelles écrit : « À eux tous, ils composent un tableau qui évoque plus la recherche de l'Éden d'un Henry Miller que les visions décadentes et évanescentes propres à l'univers de T. Williams. »
Autre entreprise gigantesque, La Bible (1966), produite par Dino De Laurentiis, évoque la Genèse, Sodome et Gomorrhe, la tour de Babel, le Déluge et constitue un exploit aussi spectaculaire qu'ambitieux. Respectant une alternance qui semble lui réussir entre projets frivoles et gageures de haute école, John participe à un James Bond collectif, Casino Royale (1967), puis accomplit un nouveau miracle impossible en visualisant Reflets dans un œil d'or (1967) de Carson McCullers, avec Marlon Brando et Elizabeth Taylor, conte gothique cruel et poétique, dans un clair-obscur doré du plus baroque effet. De même, après Sinful Davey (1969), fable picaresque à la Hogarth, il réalise Promenade avec l'amour et la mort (A Walk With Love and Death), évocation d'un Mai-68 médiéval - ici, une jacquerie paysanne dans le bassin parisien - qu'il tourne curieusement en Allemagne. John offre à sa fille Anjelica Huston (Claudia) son premier grand rôle, tandis que son amant Héron de Foix est joué par Assaf Dayan, un des fils de l'homme politique et officier israélien Moshe Dayan. Ce film foncièrement pacifiste et d'une jeunesse d'esprit incroyable restera, longtemps durant, un de ses plus incompris. À la Lettre du Kremlin (1970), fantaisie d'espionnage assez folâtre, succède Fat City (1972), puissante recréation des milieux sordides de la boxe en Californie, retour brutal de Huston sur son passé de pugiliste et sur une Amérique délaissée depuis The Misfits. Après une vie fantomatique du juge Roy Bean, Juge et Hors-la-Loi, western désenchanté, et The MacKintosh Man (Le Piège, 1973), thriller mouvementé tourné pour partie en Irlande, les deux films interprétés comme lead actor par Paul Newman, il part pour le Maroc y réaliser l'un de ses plus chers projets, L'Homme qui voulut être roi (1975) d'après un roman de Rudyard Kipling, équipée prodigieuse de deux soldats de fortune qui veulent s'approprier le trésor d'Alexandre, et qui y perdent tout simplement leur âme : il y place Sean Connery et Michael Caine dans des rôles qu'il avait destinés, il y a plus d'une vingtaine d'années, à Humphrey Bogart (décédé en 1957) et Clark Gable (mort en 1960). Enfin, après Independance, un film historique de commande, il brosse dans Le Malin (Wise Blood, 1979), inspiré d'une œuvre de Flannery O'Connor, le portrait insoutenable d'un prédicateur halluciné du Deep South extraordinairement joué par Brad Dourif.
Le schéma se poursuit : au Canada, c'est un suspense mineur, Phobia (1980), et un film de commande sur un camp de prisonniers (À nous la victoire). Mais Huston, toujours vert et qui habite une île mexicaine inaccessible, tourne un grand succès de Broadway, Annie (1981) avec Albert Finney. Deux ans plus tard, avec le même acteur dans le rôle-titre, il entreprend l'adaptation d'un roman réputé intraduisible à l'écran, Under the Volcano de Malcolm Lowry. Puis, il signe une version revue et corrigée du Parrain de Coppola, L'Honneur des Prizzi (1985), un film noir à l'humour décapant et joyeusement cynique qui relate les amours contrariés de deux tueurs à gages, un sbire de la mafia newyorkaise d'origine sicilienne (Jack Nicholson) et une blonde californienne (Kathleen Turner) contraints à s'entretuer sur ordre d'un vieux « patriarche ». En 1987, il revient une ultime fois vers sa chère Irlande avec The Dead (Gens de Dublin), inspiré de la nouvelle la plus forte et la plus audacieuse qui clôt les Dubliners de l'immense James Joyce. Profonde méditation sur le temps et la mort, le film est salué unanimement par la critique qui voit là le chant du cygne d'un des plus grands cinéastes américains. Ce conteur né n'a pas oublié d'écrire ses mémoires dans An Open-Book : il n'a jamais cessé en effet de se raconter, de cette voix prenante de narrateur public et de bonimenteur qui est la sienne. Sa vie, spectaculaire, n'avait elle pas été faite, comme sa carrière, de recommencements perpétuels ?
- Texte de Régis Bergeron actualisé
(In : Larousse du cinéma)
- John HUSTON (5 août 1906, Nevada (Missouri) - † 28 août 1987)
◘ Films
1. The Maltese Falcon 1941 (Humphrey Bogart, Peter Lorre, Mary Astor, Sydney Greenstreet)
2. The Treasure of the Sierra Madre 1948 (Humphrey Bogart, Walter Huston, Tim Holt)
3. The Asphalt Jungle 1950 (Sterling Hayden, James Whitmore, Anthony Caruso)
4. The African Queen 1951 (Humphrey Bogart, Katharine Hepburn)
5. Moulin-Rouge 1952 (José Ferrer, Zsa Zsa Gabor)
6. Moby Dick 1956 (Gregory Peck)
7. The Misfits 1961 (Clark Gable, Marilyn Monroe, Montgomery Clift)
8. Freud 1962 (Montgomery Clift, Susan Kohner)
9. Reflections in a Golden Eye 1967 (Marlon Brando, Elizabeth Taylor)
10. A Walk With Love and Death 1969 (Angelica Huston, Assi Dayan)
11. Fat City 1972 (Stacy Keach, Jeff Bridges)
12. The Man Who Would Be King 1975 (Sean Connery, Michael Caine)
13. Wise Blood 1979 (Brad Dourif, Harry Dean Stanton, Amy Wright)
14. Under the Volcano 1984 (Albert Finney, Jacqueline Bisset)
15. The Dead 1987 (Anjelica Huston)