Schermo : Terre e contadini II

 

La Viaccia (1961)

Mauro Bolognini

 

 La découverte du roman L’eredità, écrit par le prosateur toscan Mario Pratesi, constitua une réelle source d’inspiration pour Mauro Bolognini. C’est en tous cas l’adaptation qu’il en fit à l’écran qui édifia sa renommée de brillant traducteur d’œuvres littéraires. On notera au passage que L’eredità deviendra au cinéma, La Viaccia ou Le Mauvais chemin en France. Bolognini venait en outre de réaliser un Bel Antonio remarqué d’après une œuvre du Sicilien Vitaliano Brancati. Bien évidemment, cette réputation, aussi juste qu’elle fût, donna lieu (voir article supra : ou lire mon ouvrage publié chez Le Clos-Jouve) à une série de malentendus. Bolognini avait beau être cultivé et curieux, ses choix n’étaient pas ceux d’un esthète soumis aux caprices des productions ou des producteurs. En bien des occurrences, on notait sa prédilection pour des romans ou des écrivains méconnus dont il avait pressenti l’importance, ne serait-ce que pour saisir tant de phénomènes liés à la formation d’une histoire italienne complexe, toujours susceptible d’être comprise sur un temps long. Comment ne pas constater à travers des films ultérieurs comme La corruzione (1963), Metello (1970), Bubù (1971) ou L’eredità Ferramonti (1976) des thèmes communs et des connexions évidentes, observés à des périodes parfois identiques, ou, d’autres fois, selon plusieurs années d’intervalle ? Le génie de Mauro Bolognini fut d’avoir étudié un échantillon de la littérature transalpine, de s’en être approprié l’essence et la beauté et de l’avoir retraduite à l’écran selon des critères fortement personnalisés mais sans qu’on puisse l’accuser de contrefaçon. Du coup, nous sommes parfaitement en droit d’affirmer que Mauro Bolognini, au même titre qu’un Luchino Visconti, avec lequel il fut notoirement comparé, ou qu’un Michelangelo Antonioni, fit œuvre d’auteur. La Viaccia en est une preuve éclatante.

 Publiée en 1889, l’œuvre de Pratesi semblait vouée au confinement provincial. Celle-ci souffrait d’être contemplée comme la création d’un chantre exquis de la riante Toscane révolue, à peine susceptible d’enchanter la curiosité du touriste de passage ou de nourrir quelque particularisme désuet. C’était pourtant en déprécier la dimension conjecturale et la portée poétique intrinsèque. Un roman comme L’eredità traverse à la fois le temps et les publics et, par conséquent, offre un réel intérêt pour le cinéma. « Ce ne fut que vers 1945 qu’on rendit justice à l’eredità, écrit Julien Dupré : la critique y vit un jalon entre une sensibilité très XIXe siècle et le néoréalisme alors en pleine expansion. » [1]

En ce qui concerne le projet La Viaccia, le dénicheur fut vraiment Piero Tosi, son costumier-décorateur. Écoutons le producteur Alfredo Bini en expliquer la genèse : « Tosi nous signala ce livre. Nous le cherchâmes mais il restait introuvable. J’écrivis à l’éditeur Bompiani qui me transmit les deux derniers exemplaires. C’est ainsi que nous lûmes la préface de Vasco Pratolini. » [2]  Ce dernier, auteur de Metello que Bolognini adaptera en 1970, participera au scénario aux côtés de la paire Pasquale Festa Campanile/Massimo Franciosa. On doit en conséquence considérer que l’écrivain florentin fut pour beaucoup dans cette entreprise de réhabilitation d’un romancier injustement sous-évalué. La conjonction entre Pratesi, Pratolini, Bolognini voire Tosi s’expliquait largement si l’on connaît ces quatre personnalités.

 

  1. Mario Pratesi, le romancier

 

 Mario Pratesi ne lâcha jamais sa province. L’homme fut, en revanche, un chaud partisan de l’unité italienne. Il considérait celle-ci comme l’unique perspective basée sur une réalité intangible, au-delà d’une multiplicité d’aspects régionaux, de cultures particulières et de dialectes bigarrés qu’il eût été sage de ne pas atrophier. Enraciné en Toscane, Mario Pratesi n’en resta pas l’otage. Il jetait sur celle-ci un regard qui la propulsait vers une perspective plus élargie et non compassée. Il est vrai qu’il eut l’occasion de se déplacer à travers l’Italie – il fut nommé inspecteur d’Académie –, en sorte qu’il put approfondir son horizon culturel ainsi que sa perception politique. L’influence d’Emile Zola, des frères Goncourt et de Charles-Louis Philippe – un romancier que Bolognini adaptera (Bubù ou Bubu de Montparnasse) – sur son œuvre a été signalée. Pietro Bianchi (opus cité) rappelle ce qui fonde l’originalité de Pratesi : « Unique, l’écrivain l’est aussi parce qu’il a intensément souffert de l’aliénation capitaliste. Vivant dans les années de la crise, quand notre pays passa de l’économie artisanale somnolente à l’économie impitoyable de l’industrie moderne, Pratesi, bien qu’il fût personnellement hors de cause, grâce aux traitements qu’il recevait du Ministère (la simple réalité éthique de l’État !) avait un œil assez aigu pour apprécier la faillite de l’impulsion romantique qui avait amené l’unité. C’est un regard mélancolique et profond qu’il pose sur l’Italie nouvelle. » [3] Ce regard « mélancolique et profond » sur une Italie plus actuelle, Mauro Bolognini, quant à lui, ne s’en départira qu’en de rares instants. Une autre caractéristique doit être soulignée. Mario Pratesi tempère le naturalisme de Zola ou le vérisme d’un Giovanni Verga d’un discret romantisme qui laisse place à un idéalisme raisonné. C’est une inclination qui le rapprocherait du réalisateur du Bel Antonio.  S’agissant de l’eredità, l’ouvrage repose essentiellement « sur la confrontation de deux mondes : le monde rural et le monde citadin – le premier disparaissant peu à peu au profit du second. » (J. Dupré, opus cité) Harassée par un labeur piètrement récompensé, la paysannerie rejoint la cité dans l’espoir d’une vie plus digne et moins pénible. Le cinéaste affronte là un thème qu’il connaît et qui le concerne personnellement. 

 

  1. L’adaptation à l’écran : De l’eredità à La Viaccia

 

 Dans l’œuvre de Mario Pratesi, on discerne les germes d’une histoire aux résonances toujours contemporaines. « L’actualité de La Viaccia, déclarait le romancier Vasco Pratolini, également coscénariste du film, devrait être précisément ceci que : si l’âme humaine change difficilement, les hommes tous ensemble peuvent faire changer leur destin. Pour les faibles, les vaincus, pour ceux qui se laissent abattre et vaincre par les injustices et les sentiments, « il n’y a pas de paradis. » [4]

Situé en 1822-23, le roman fut écrit en 1880 et l’esprit des temps ressortait considérablement. Pratesi avait, en réalité, anticipé les dates. Bolognini et ses collaborateurs prirent l’opportune décision de le replacer à la fin du dix-neuvième siècle. Au demeurant, semblable résolution avait comme avantage de faciliter la recomposition d’un décor et d’ameublements adéquats. En deuxième lieu, l’action du film se plaçait dans une période historique plus riche, celle des balbutiantes années de l’unité italienne, de l’émergence de mouvements sociaux, de l’éclosion d’une organisation ouvrière qui, à travers l’AIT (Association Internationale des travailleurs) définit à Florence, en 1876, les principes d’un communisme libertaire. Il est judicieux de rappeler également que l’année suivante, sous le gouvernement historique de la gauche modérée d’Agostino Depretis (1813-1887), une « Enquête agraire » fut initiée. L’histoire du monde rural et, plus encore, ses dynamiques essentielles restaient peu analysées en Italie. Ce fut encore une tendance générale il y a peu. La thématique des campagnes n’occupera une place suffisante que tardivement dans l’historiographie transalpine contemporaine, c’est-à-dire seulement après l’expérience cruelle du fascisme et à l’avènement d’un régime républicain. Quoi qu’il en soit, en 1884, au terme de l’enquête conduite par les autorités (inchiesta Jacini), le député Stefano Jacini affirma : « De quelque côté qu’on l’aborde, l’Italie agricole se présente à nos yeux comme une tumeur constante et cancéreuse, à un stade très avancé ; pour la sauver, il faudrait un miracle d’énergie, d’activité et de sagesse chez tous les Italiens, un miracle plus souhaitable que possible. » La misère et l’arriération des campagnes transalpines nécessitaient des mesures de grande envergure.  Le baron Sidney Costantino Sonnino, futur président du Conseil, élu député dans une circonscription proche de Florence, dira au Parlement que « chaque loi qui déclare le paysan libre et égal à tout autre citoyen est un sarcasme amer. » [5] Pour parachever cet état des lieux désespérant, la survivance d’un campanilismo borné entravait les mentalités rurales. L’eredità en révèle d’ailleurs l’obtuse animosité, à travers l’esprit du patriarche Margaritone Casamonti, originaire de la province de Grosseto (celle du romancier lui-même) : « Car cette haine implacable envers Florence et les Florentins était, elle aussi, un autre bien familial, un sentiment ancestral et, par conséquent, quasi religieux de la lignée des Casamonti », écrit Mario Pratesi. On détient là, bien naturellement, des éléments propres à défaire les schémas simplificateurs sur une Italie coupée en deux : celle du Nord et celle du Sud. Le cinéma a heureusement fourni des récits et des descriptions à contre-courant d’une telle banalisation. Cependant, le public italien d’après-guerre sembla, un moment, réfractaire à toute fresque de type agro-pastoral. Les déceptions du boom économique préparaient à un changement quand même : Padre Padrone des frères Paolo et Vittorio Taviani figure en effet parmi les dix plus grands triomphes italiens de la saison 1977-78, tandis que L’albero degli zoccoli (L’Arbre aux sabots) d’Ermanno Olmi est à la deuxième place, la saison suivante. Riche de nombreuses coordonnées préfiguratrices, « le film de Mauro Bolognini n’avait, quant à lui, plus qu’à courir ». « Nous avions l’histoire d’amour, l’arrière-plan historique et cette confrontation de paysans toscans qui nous tenait à cœur. […] », dira Alfredo Bini.

S’il existe bien chez Mario Pratesi une ferme inhospitalière, sise en face d’un cimetière – les Casamonti sont des paysans-fossoyeurs, donc des paysans périphériques : les catacombes indiquant la proximité avec les murs d’une commune. Le domaine n’est à contrario jamais clairement dénommé. Nous savons simplement qu’il est situé à Poggio Sole, « au temps de la vieille République de Sienne ». On assiste donc à un déplacement géographique : Bolognini et ses collaborateurs ont installé leur histoire à Florence et dans ses proches environs. La Viaccia est une idée imputable au scénario, essentiellement redevable à Vasco Pratolini qui avait naguère connu une ferme ainsi appelée dans le val di Chiana, un sillon vallonné progressant, du nord vers le sud, entre la cuvette d’Arezzo et la plaine d’Orvieto. Bien évidemment, on en perçoit de suite la richesse de signification possible ou le double sens contradictoire. Où donc faut-il détecter le mauvais chemin ? Un conflit se joue entre générations, celle de Stefano (Pietro Germi) et celle de son fils, Amerigo/Ghigo (Jean-Paul Belmondo). Ce mauvais chemin ne serait-ce pas ces terres hostiles et peu fertiles auxquelles s’attache le contadino fruste et têtu ? Ghigo ressent l’impérieux besoin de s’en émanciper. Il veut s'arracher à ce fléau comme il arrache de sa chemise les poings du grand-père moribond lui intimant cet ordre (photo 1, plus bas) : « Un jour ou l'autre, La Viaccia sera à toi ! » La réponse de Ghigo surviendra plus loin :  « Je n’ai pas votre maladie. Pour vous la terre est la prunelle de vos yeux. Vous asserviriez le monde pour un bout de terrain », crie-t-il à son père. Ce mauvais chemin n’est-ce pas, en contrepartie aussi, cette Florence mesquine que Mauro Bolognini et son opérateur, Leonida Barboni, filment sous son aspect blafard et pluvieux – la Florence noire et hivernale de Stendhal – avec ses parapluies féminins, réminiscences des tableaux de Seurat ? (photo 2) Et, plus encore, cette ruelle étroite et obscure – la via dell’amore – où se cache, à l’abri des monuments officiels, le lupanar qui tient prisonnière la jeune Bianca interprétée par Claudia Cardinale ? C’est cette « fille de mauvais chemin » et son bordel qui aimantent le frais Ghigo. On retrouve ici une figure de femme souvent évoquée par Bolognini. De fait, la prostituée incarnée par la Cardinale ne pouvait se limiter à une cocotte de convention, ce qu’est malheureusement la Zaïra sans profondeur de Mario Pratesi. Du reste, elle n’occupe dans le roman qu’un seul chapitre – le 6e en l’occurrence – et ce que l’on en retient, avant tout, ce sont la distance et le pragmatisme que n’importe quelle femme d’une maison close doit avoir à l’égard du client. La Bianca de Mauro Bolognini – « Un beau cadeau pour ma sœur qui porte ce même nom ! Et dire que c’est elle qui voulait faire l’actrice et non moi ! », s’exclamera Claudia Cardinale [6] - n’omet pas cette réalité. Toutefois, le réalisateur, en homme de son temps, refuse le poncif et se plaît à observer, à l’encontre du romancier, une femme d'esprit et d'âme, bien au-delà du pittoresque de routine : « La putain qui réfléchit », lâche Claudia Cardinale. Le propos ne se trouve nulle part chez Pratesi. On découvre, en outre, un récit dans le destin de Bianca. Il n’existe point dans L’eredità. Chez l’écrivain, la dame est une « pâle Psyché », campagnarde métamorphosée en « Junon à la Rubens » dédaigneuse, arrogante et imperceptiblement sotte. Mauro Bolognini ne peut évidemment pas nous montrer l’ancienne domestique. Mais il ouvre, en revanche, une porte qui lui permet d’épancher son humanité. Aussi, la Bianca de La Viaccia ressaisit d’autres visages de péripatéticiennes chez lui : les « filles » de Caracalla dans La notte brava, et, avant tout, la bouleversante couturière Berta (Ottavia Piccolo) de Bubù … Le réalisateur ne détache jamais le phénomène de la prostitution de la question cruciale de la condition féminine. Au final, c’est bien d’amour dont il s’agit. Et d’amour entre deux êtres jeunes, tous deux étouffant sous la gangue des relations socio-économiques étriquées dans une Italie encore asservie et retardataire. C’est leur histoire d’amour impossible et leurs rêves, illustrés par la Rhapsodie pour clarinette de Claude Debussy, qui rapprochent Bianca et Ghigo : « Existent-elles ces routes où l’on peut marcher main dans la main ? », murmure la jeune femme. Cela renvoie à l’éternelle question de la liberté individuelle, laquelle ne peut être obtenue au-delà des conditions concrètes qui la favorisent. Les protagonistes principaux, de façon très nette chez Bolognini, sont indubitablement les deux jeunes, à savoir Bianca et Ghigo. Cette donnée signale encore un déplacement : un déplacement sensible de la narration. Il est évident que cette thématique de la jeunesse dans l'expression d'une vitalité désespérée s’inscrit dans une filiation pasolinienne. Celle proposée dans les films antécédents faits avec Pier Paolo : La notte brava, La giornata balorda pour ne citer qu’eux. Piero Tosi décrivait Jean-Paul Belmondo comme un « Pontormo, ce personnage de maniériste toscan des années 1500, maigre et cave et néanmoins empreint d’une mélancolie très actuelle. » N’oublions pas, poursuivait-il, « qu’il meurt par amour pour une putain ». Ce qui constitue, au fond, l’infinie tendresse et le suprême sacrifice dont n’importe quel humain pourrait être auréolé. 

La Viaccia s'impose donc comme réappropriation subtilement personnalisée du roman. L'infidélité de Mauro Bolognini est salutaire dans la mesure où elle lui permet d'explorer un arrière-fond que Mario Pratesi n'intègre pas. Le noyau obsédant du roman n'est point diminué pour autant. La tragédie de la cupidité - l'héritage - n'habite certes pas l'espace entier du film, mais celle-ci est directement définie : dès la première séquence, et assez brutalement, le décès du patriarche Margaritone, rappelé ensuite, en image-miroir, à travers l'agonie du marchand de vin, l'oncle Nando (Paul Frankeur). À chaque fois, on notera l'attitude impertinente d'Amerigo Casamonti, pourtant désigné comme héritier définitif et exemplaire. Gian Piero Brunetta en soulignait jadis la signification profonde en tant qu'aperçu des mutations sociologiques et anthropologiques de la société italienne. « Dans La Viaccia, écrivait-il, le sens du conflit entre la ville et la campagne, qui dans L'eredità Ferramonti sera le conflit entre la désagrégation d'une famille patriarcale et l'apparition d'une nouvelle classe d'arrivistes, de bureaucrates et d'hommes politiques, porteuse d'une nouvelle moralité, offre déjà les termes de l'affrontement entre les structures d'un passé à transformer et le visage d'une société contemporaine avide jusqu'au vol. [...] » En humaniste éclairé, Mauro Bolognini mesurait la nécessité des transformations, mais également les risques et les dégâts effectifs. Or, la figure de Ghigo/Amerigo Casamonti interpelle : qu'est-ce qui permettra à ce jeune homme-là d'être autre chose qu'un rural étroit transmué en citadin parvenu et corrompu ? « C'est pas une fille bien ! », dit Ghigo en parlant de Bianca à l'ami anarchiste Dante (Romolo Valli), ce « brigante » que le père Stefano fustigeait en ces termes : « Un de ceux qui sèment les bombes ! » Ghigo s'entend répondre maintenant : « [...] C'est toi le garçon pas bien. Deviens un homme, écoute, apprends. S'il y a encore une lueur en elle, à toi de la transformer en flambée. » C'est sûrement le cinéaste qui s'exprime ici et cette « lueur » concernerait avant tout Ghigo. Mauro Bolognini insère, à travers l'anarchiste, un personnage et une réalité que Mario Pratesi n'avait pu inclure. C'est l'esquisse d'un motif considérable, celui de l'éveil hypothétique de la conscience politique du paysan devenu ouvrier. Lequel motif surgira, de façon éclatante, dans deux réalisations ultérieures : Metello (1970), d'après Pratolini, localisé cette fois-là dans une Florence  entreprenante et rageuse, plus ensoleillée et moins asphyxiante, et Libera, amore mio (1975), hymne vibrant à la femme libérée et dont le rôle-titre échoit à Claudia Cardinale, la prostituée Bianca de La Viaccia. Une mutation symbolique, à vrai dire. 

 

3. La question esthétique chez Mauro Bolognini

 

 Jacques Lourcelles jugeait, à propos de Bubù, que le réalisateur toscan avait été un des grands plasticiens du cinéma contemporain. Conscient des reproches dont celui-ci était ponctuellement l'objet, le critique français ajoutait que le talent de Bolognini excellait aussi, et, avec une rare intensité, sous l'angle historique et social. À dire vrai, l'esthétique du cinéaste procédait d'une synthèse miraculeuse entre le fond et la forme. 

Dans tous les cas, réussi ou moins achevé, le travail de Bolognini s'accomplissait au prix d'une volonté tenace, d'une recherche patiente et persévérante de vérité. Une forme de réalisme au service de l'art ou un essai artistique au service de la réalité. Concernant La Viaccia, Mauro Bolognini, secondé par une équipe artistique de premier plan - le costumier Piero Tosi, le décorateur Flavio Mogherini, l'opérateur Leonida Barboni -, quêta minutieusement l'authenticité des lieux, des faits historiques, des décors d'intérieurs, des vêtements et, plus encore, des personnages, non pour elle-même évidemment, mais pour accroître l'indispensable vraisemblance et le frémissement intérieur nécessaires à la compréhension d'une époque. Cette tâche recouvrait un objectif d'ordre éminemment artistique et psychologique. Gian Piero Brunetta élucida, à travers cette démarche, et, à juste raison, une opération d'anamnèse quasi proustienne. « Il y a, écrit-il, dans le recréation de la campagne et de la Florence fin de siècle une sorte de point de départ d'un itinéraire de la mémoire. » [7] 

Mauro Bolognini, subjugué par La Dame au petit chien (1960) de Iossif Kheifitz inspiré d'Anton Tchekhov, plaça ce film comme modèle de sa propre méthode. « Il n'y avait  rien là, affirma-t-il, que de plus discret, de plus élégant et de plus vrai que les habits d'Iya Savvina campant le rôle de l'Anna Sergueïevna » du dramaturge russe. En vérité, Mauro Bolognini comme Piero Tosi possédaient un savoir prodigieux des modes pratiquées à chaque période de l'histoire. Tosi confia, par exemple, ceci : « Quand j'ai demandé au bottier les chaussures pour femmes, il ne voulait pas comprendre que les bottines et escarpins devaient avoir une forme XVIII e et non fin XIX e. Il y eut, à ce moment-là, une mode particulière qui eut du succès. C'était un retour au XVIII e, la pointe était légèrement recourbée à l'orientale et le talon bobine. Ce sont les souliers de femmes peints par Longhi. » (P. Bianchi, opus cité) La Viaccia intercepte donc un art pictural - Toulouse-Lautrec ou les macchiaioli tels Telemaco Signorini ou Adriano Cecioni -, une reproduction d'époque - les clichés Alinari datant de 1880 - et une mode vestimentaire ou d'intérieur de façon confondante. Le réalisateur du Bel Antonio fut aussi soucieux de contrevenir aux représentations stéréotypées : les prostituées n'ont pas forcément le physique qu'un cinéma peu consciencieux leur donne et qui n'est, avant tout, que le reflet éphémère des conditionnements masculins d'un moment. Piero Tosi dit encore : « Mauro a voulu des femmes correspondant à celles qui devaient habiter les maisons closes de l'époque. Des femmes sans réelle beauté, grassouillettes, sans âge, au corps déjà abîmé mais rehaussé par tous les artifices du plus facile sex-appeal : poitrine remontée grâce au bustier, hanches accusées, coiffures riches et compliquées. [...] des femmes jamais vues au cinéma, de ces femmes que, personnellement, nous n'avons rencontrées que chez Toulouse-Lautrec. » Quant à la maison close proprement dite, il ne fut guère aisé d'en récupérer l'exacte apparence. « Notre inspiration a été guidée par le tableau de Signorini, Intérieur ; l'atmosphère y est parfaite, on y retrouve la lingerie, la mollesse un peu lourde des femmes... Pour le reste, nous avons inventé », avoue Piero Tosi. Quoi qu'il en fût, La Viaccia avait été un chemin nouveau. Le directeur de la photographie Leonida Barboni le constata pour lui-même. Maître de l'image brutale et tranchée, il dut réprimer de vieux réflexes, en harmonie avec le climat déclinant qui enveloppe le film et infuse, en frissons douloureux, l'inflexible cours des temps.

MiSha 

 

La Viaccia (Le Mauvais chemin). Italie, France - 1961. 103 minutes. Noir et blanc. Réalisation : Mauro Bolognini. Scénario : Vasco Pratolini, Pasquale Festa Campanile et Massimo Franciosa, d'après le roman de Mario Pratesi, L'eredità (1889). Photographie : Leonida Barboni. Opérateur : Ajace Parolin. Décors : Flavio Mogherini. Costumes : Piero Tosi. Son : Mario Almari. Montage : Nino Baragli. Musique : Piero Piccioni [extrait Rhapsodie pour saxophone et orchestre, Claude Debussy, direction : Franco Ferrara]. Production : Alfredo Bini (Arco Film), Lionello Santi (Galatea), Goffredo Lombardo (Titanus Rome), Société Générale Cinématographique, Paris. Directeur de production : Gianni Minervini. Interprétation : Jean-Paul Belmondo (Amerigo Casamonti), Claudia Cardinale (Bianca), Pietro Germi (Stefano Casamonti), Emma Baron (Giovanna, la mère d'Amerigo), Paul Frankeur (l'oncle Ferdinando), Marcella Valeri (Beppa), Gabriella Pallotta (Carmelinda), Romolo Valli (Dante, l'anarchiste), Paola Pitagora (Anna, la compagne de Dante), Carlo Biava (Arlecchino). Sortie en Italie : 28 septembre 1961 (Rome). Sortie en France : 15 mai 1961 au Festival de Cannes puis le 14 juin en salles. Nastro d'argento en 1962 : meilleure scénographie, meilleurs costumes. 

 

 

 

[1] Postface à l’ouvrage publié et traduit par J. Dupré pour La Fosse aux Ours, Lyon, 2013.

[2] Pietro Bianchi, La Viaccia, Scénario du film, Buchet-Chastel, Paris, 1961.

[3] P. Bianchi : Op. cité.

[4] P. Bianchi : Op. cité.

[5] Consulter pour Stefano Jacini et le baron Sidney Sonnino : Enciclopedia Treccani https://www.treccani.it/enciclopedia/sidney-costantino-sonnino_(Dizionario-Biografico) Francis Démer : Les Campagnes en Europe, 1830-1930.  Atlande, 2006.

[6] In : Vingt-cinq solistes pour un chœur, les actrices de Bolognini. Gli Ori, Centro Mauro Bolognini, Roberto Cadonici, Lorenzo Codelli, Andrea Bolognini. 2019.

[7] Gian Piero Brunetta : Mauro Bolognini, Istituto Poligrafico dello Stato, Rome, 1977.