Visconti : Vaghe stelle dell'Orsa

 

Vaghe stelle dell'Orsa

Sandra

Luchino Visconti - 1965 

Ritratto di famiglia

 

«Tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent, et c'est sans doute, pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant degré par degré jusque hier au-delà du XIVe siècle... dans un passé où une nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques nerveuses, de certains vices, de désordres de tel ou tel genre. » 

Marcel PROUST, À la Recherche du temps perdu.

 

« Il nous a paru tout naturel que cette Electre fût juive et qu'Agamemnon ait été envoyé à la mort dans un camp de concentration. »

Suso CECCHI D'AMICO, scénariste de Luchino Visconti. 

 

 

 

 De tous les films de Luchino Visconti le plus méconnu, le plus inégalement distribué. Et pourtant l'un de ceux qui lui tenaient particulièrement à cœur. Sandra reçut néanmoins le fameux Leone d'Oro à la Mostra de Venise en 1965, honneur qui fut injustement refusé au cinéaste milanais pour Senso en 1954. 

 Les récompenses ne garantissent nullement un heureux destin. Il est vrai que le cinéaste lombard dresse ici une fresque sordide et cruelle dans lesquels un inceste et une relation adultérine expliquent meurtres et délation sur fond d'Holocauste juif. Sujets triplement tabous en Italie et au-delà. Et qui, conjugués, dessinent le terrible inventaire d'une faillite familiale. 

Autre fatalité déplorable : la modification du titre original Vaghe stelle dell'Orsa en Sandra (le prénom de l'héroïne) en France. Ce début de vers c'est celui d'un très beau poème du grand Giacomo Leopardi (1798-1837) que l'on pourrait traduire par « Pâles étoiles de l'Ourse ». Il est issu d'un des Canti, le XXII, intitulé Le Ricordanze (Les Souvenances). Je le rappelle en italien :

«Vaghe stelle dell'Orsa, io non credea / Tornare ancor per uso a contemplarvi / Sul paterno giardino scintillanti, / E ragionar con voi dalla finestre / Di questo albergo ove abitai fanciullo / A delle gioi mie vidi la fine.» (Vagues flammes de l'Ourse qui m'aurait dit / Que je viendrais vous contempler encore / Dans le jardin paternel scintillantes / Et parler avec vous des fenêtres / De ce logis où j'habitais enfant / Et découvris la fin de mes bonheurs.)

Cet exergue, une fois délivré, constitue un sésame plus éclairant que le prénom de notre héroïne. Il rend compte d'une musicalité inhérente au poète de Recanati et que le film suggère. Plus encore, il offre des clefs de compréhension parfaitement révélatrices du drame qui se noue. Ce poème est aussi au centre du roman que projette d'écrire le frère incestueux Gianni (Jean Sorel), amoureux fou de sa propre sœur Sandra (Claudia Cardinale). Cette Claudia à laquelle Visconti voue désormais son admiration et son talent. Ici, cependant, et, contrairement au Guépard (1963), l'œuvre puise au tréfonds intime de chacun des protagonistes. « Méfiez-vous, Claudia ne sera plus cette chatte que l'on caresse, elle se transformera en tigresse », prévient Visconti. En réalité, une connivence passionnelle et criminelle, en un mot coupable, traverse une eau-forte qui place le spectateur dans un malaise permanent. Et le Prélude, choral et fugue de César Franck, composition si pratiquée par Carla Erba, la mère que Luchino aimait tant, semble nous indiquer que le comte milanais n'est pas étranger à ce type d'intrigues familiales inavouables. Freddy Buache fait observer, à juste titre, que ce film se présente « clairement - je le cite - comme une descente à l'enfer de la vérité. » Or, cette vérité est hautement dérangeante, immorale, aveuglante. Elle tue les fausses convenances sociales, ramènent les êtres à leurs propres traîtrises. Visconti, suivant le sillon tracé par Senso, mais, en l'abordant du point de vue particulier, continue d'agir en marxiste intraitable, privilégiant l'observation lucide au courroux indigné. De fait, l'examen est forcément destructeur. De ce point de vue, Visconti apparaît souverain. 

 Par ailleurs, en choisissant de tourner en Toscane, à Volterra, cité au passé étrusque - l'antique Velathri -, et plus particulièrement dans le palais Inghirami qui servait de décor au roman Forse che si, forse che no (Peut-être que oui, peut-être que non) (1910) de Gabriele D'Annunzio (1863-1938), auteur que Visconti connaissait intimement et qu'il adaptera avec L'innocente (1976), son opus testamentaire, le cinéaste ne dissimulait pas de nettes ascendances avec l'univers de cet écrivain auquel les Italiens, et les Italiennes surtout, vouèrent un culte exceptionnel. D'Annunzio, dont l'engagement politique ultérieur, irrédentiste, héroïque et conquérant, traduisait, en réalité, le ressentiment d'un esprit fondamentalement décadentiste. L'invocation au mythe antique accroissait, en outre, la dimension énigmatique, voire indéchiffrable, de la tragédie exposée par Visconti. 

« Les murs de la citadelle sont chargés de fautes et les maisons de San Girolamo habitées par la démence », écrit Laurence Schifano, biographe du réalisateur milanais. Il y a du Shakespeare dans cette vision. Mais aussi, on vient de le dire, comme pour Rocco e suoi fratelli (1960), de la tragédie antique. Le sujet du film renvoie au mythe des Atrides, archétype des conflits familiaux que le cinéaste soumet à la lumière de la psychanalyse. Si Visconti adopte une posture distanciée c'est, sans doute, pour en renforcer son caractère universel et éternel : relativiser l'actualité contemporaine - la référence historique à Auschwitz où est mort le père de Sandra, la volonté d'ascension sociale de Pietro - et souligner la nature intemporelle des rapports humains, inféodés aux structures de domination/soumission qui y président.  Ici les thèmes de l'ultime Visconti y sont développés avec une maîtrise hautaine - la déchéance sociale et morale, la frustration sexuelle et l'irrésistible attirance vers Thanatos - sans que l'on puisse accuser l'auteur de s'y être laissé entraîner par pure auto-contemplation. « En fait, si j'ai réussi ce que je voulais, affirmait Visconti, Sandra ressemblera plus qu'on ne le croit à mes films précédents, sera la suite d'un discours que j'ai entamé voici plus de vingt ans... Dans mon film, il y a des morts et des responsables présumés, mais il n'est pas dit que ce sont les vraies victimes. C'est un policier, en somme, où tout est clair au début et obscur à la fin, comme chaque fois que chacun commence la difficile entreprise de lire en lui-même avec la sécurité fanfaronne de qui n'a rien à apprendre, et se retrouve face à l'angoissante problématique du non-être. » Cette soif de vérité - intérieure celle-là - que Visconti ne cesse de traquer, est l'exact reflet d'une attitude morale et artistique qui fonde l'œuvre entière du réalisateur, d'Ossessione (1942), longtemps considéré à tort comme l'acte de naissance du néoréalisme, à son ultime opus « L'Innocent ».  Or, faut-il le souligner à propos d'Ossessione, conçu au crépuscule des années dictatoriales, Visconti transgressait déjà et, comme jamais auparavant, les lois morales en vigueur, fascistes certes, mais également catholiques et petite-bourgeoises. *  

S'agissant de Claudia Cardinale, sublime une fois encore, Visconti et sa scénariste Suso Cecchi d'Amico ont voulu retenir l'image d'Electre : « Nous ne pouvions plus voir la Cardinale qu'en symbole de la conscience familiale, de l'ordre, de la fidélité exigeant un crime aussi atroce que celui qui a offensé la loi. » Le réalisateur poursuit : « Le personnage de Sandra a été écrit sur elle, et pas uniquement pour ce que son apparente simplicité cache d'énigmatique, mais aussi pour l'adhérence somatique de sa figure (la tête en particulier) avec ce qui, des femmes étrusques, est parvenu jusqu'à nous. » Vaghe stelle dell'Orsa : un maillon essentiel du puzzle viscontien. 

 

S.M.

 

* Lire L. Visconti : «Vita difficile del film Ossessione », in Il Contemporaneo, 24 avril 1965. Positif du mois courant (n°706, décembre 2019) consacre un dossier « Luchino Visconti : admiration et méditation » dans lequel est publié un extrait du témoignage du réalisateur. 

 

 

Sandra (Vaghe stelle dell'Orsa). 1965. Italie. 105 minutes. Production : Franco Cristaldi (Vides Cinematografica). Réalisation : Luchino Visconti. Scénario : Suso Cecchi d'Amico, Enrico Medioli, L. Visconti. Photographie : Armando Nannuzzi, noir et blanc. Musique : "Prélude, choral et fugue" de C. Franck (interprété par Augusto Ottavi), tubes italiens à la mode des années 1960. Décors : Mario Garbuglia, Laudamia Hercolani. Costumes : Bice Brichetto. Montage : Mario Serandrei. Int. Claudia Cardinale (Sandra Dawdson), Jean Sorel (Gianni Wald-Luzzati), Michael Craig (Andrew Dawdson), Marie Bell (Corinna Gilardini, la mère de Sandra et de Gianni), Renzo Ricci (Antonio Gilardini), Fred Williams (Pietro Fornari). Lion d'Or au Festival de Venise 1965. Tournage : août/octobre 1964. Sorties : Italie, 16 septembre 1965 ; France, 26 novembre 1965.


 

 

  • Les « couches anciennes » : Marcel Proust et Giacomo Leopardi 

 Gianni, le frère incestueux, héros malheureux de Vaghe stelle dell'Orsa, est un personnage proustien. Marcel Proust écrivait dans La Prisonnière (A la recherche du temps perdu) : « Notre moi est fait de la superposition de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. » Dans le film de Visconti, il y a constamment intervention du passé dans le présent. A Volterra, très vieille cité bâtie sur des nécropoles, Gianni est submergé par les « couches anciennes ». 

S'adressant à sa sœur passionnément aimée, Gianni, qui ambitionne d'écrire un roman s'inspirant de l'œuvre de Leopardi, lui confie ceci : « D'un coup, je me suis rappelé, nos silences, nos conversations, mes angoisses, mes inquiétudes, les promenades aux falaises, les nuits sans sommeil et surtout... comme j'étais heureux... quand j'étais avec toi... Un sentiment déjà éprouvé enfant, à l'âge où l'on ne devrait pas connaître les passions... Toi aussi, tu as peur de la solitude, et du retour inattendu d'un souvenir, de la musique d'une voix... d'une couleur... J'ai voulu fixer ces sensations dans une fiction, mais l'enfant qui savait éprouver la passion d'un adulte était incapable de retrouver l'innocence d'autrefois. » Il est impossible de ne pas retrouver Proust dans ces lignes d'un dialogue conçu au cinéma. Et peut-être, un peu, sûrement des souvenances de la mère de Luchino Visconti, à travers le « Comme j'étais heureux ». Ici, néanmoins, c'est Gianni qui parle et constate douloureusement la perte de l'innocence. 

Quant à Leopardi, il éprouve quelque nostalgie semblable en ce « jardin paternel » où tout n'est, désormais, plus comme autrefois, comme à l'époque où cette Nérine (sous ce nom emprunté à l'Aminta de Torquato Tasso (Le Tasse), immense poète italien du XVIe siècle, on a coutume de subodorer quelque belle Récanataise, Teresa F. ou Maria B.) habitait ses pensées. Il s'exprime dans ces vers : 

- « Ô Nérine, et de toi comment ne pas entendre/ Ces lieux parler ? De ma pensée te serais-tu/ Enfuie ? Ou t'en es-tu allée pour qu'ici / Je ne trouve de toi que souvenance, / Ô ma douceur ? "

 

 

  • La passion léopardienne de Jean Sorel

 

 En 1960, dans I dolci inganni (Les Adolescentes) d'Alberto Lattuada, Renato (Jean Sorel) confie à la jeune Francesca (Catherine Spaak), en proie à l'éveil de sa sensualité, que son amante Lavinia, aux origines aristocratiques, l'a présenté devant ses amies comme gagné par une "passion léopardienne". En réalité, Renato est inculte et ne sait pas qui est Leopardi le prenant pour un couturier de renom ("la couleur de la robe", "la détente", voilà ce qu'aime Renato/Jean Sorel de Leopardi !). C'est Francesca, l'adolescente encore lycéenne, qui lui fait la leçon en le présentant comme un "petit bossu qui écrivait sur l'amour" puis en lui récitant un passage du poète. Renato rétorque alors : "toujours pareil ! Un arc-en-ciel pour un aveugle !"

Cinq ans plus tard, Jean Sorel est devenu Gianni dans Sandra, un écrivain amoureux fou de sa sœur Sandra et qui a le projet d'écrire un roman autobiographique sur lequel plane l'ombre du poète de Recanati. 

 

 

  • Luchino VISCONTI : « Dans la famille demeurent sans doute les uniques tabous qui nous restent, les dernières interdictions sociales et morales, les ultimes amours impossibles. La famille représente une espèce de fatum, un destin qu'il est impossible d'éluder. » (Cité par Anna Bosi pour "Speciale sabato", 1981).