Schermo : Italia in guerra
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Tutti a casa
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La Grande Pagaille
Luigi Comencini, 1960
Liminaire
8 septembre 1943. Dans une caserne en Vénétie, le sous-lieutenant Alberto Innocenzi est en exercice avec ses troupes. Une radio annonce que Mussolini venant d'être destitué, les nouvelles autorités italiennes ont signé un armistice avec les Alliés. Pilonné par l'aviation américaine et, tout autant, par les chars allemands, l'officier n'en sait encore rien et cherche vainement à comprendre. Ses supérieurs hiérarchiques semblent décontenancés, incapables de délivrer la moindre instruction cohérente. L'officier essaye de maintenir l'ordre dans son propre détachement. Les conscrits mettent à profit la traversée d'un tunnel pour s'évaporer dans la nature... à l'exception d'un soldat du génie, Assunto Ceccarelli, permissionnaire pour convalescence et qui devrait rejoindre Naples, où vit sa famille...
◙◙ L’acteur Nino Manfredi, grand interprète de la commedia all’italiana, déclarait autrefois : « Il cinema è la cultura per le gente semplice. Quindi devi sempre affrontare i temi drammatici facendo nascere un sorriso sulla bocca della gente. Perché se la gente si diverte, se la gente sorride su un tema drammatica, non ti abbandoneranno mai.» (« Le cinéma est la culture des gens simples. Donc, tu dois affronter les thèmes tragiques en faisant naître un sourire sur la bouche des gens. Parce qu’ils se sont divertis, qu’ils ont ri à partir d’un thème grave, ils ne t’abandonneront jamais. ») Cela devint, au fil de l’histoire, la particularité majeure du cinéma italien, sa grandeur et sa richesse singulière : susciter des atmosphères contradictoires tout en invitant à une réflexion citoyenne. La comédie à l’italienne apparaît alors comme l’acte d'hygiène sociale des auteurs, comédiens et metteurs en scène désireux d'interpeller la communauté nationale, non au-dessus d'elle mais au milieu d'elle. Elle reflète donc cette modestie qui veut qu’on scrute lucidement le récit national, qu’on s’observe soi-même dans cette histoire sans en dissimuler ses errements, ses infirmités voire ses turpitudes. La fierté nationale n'est plus celle de la mythologie bravache. C'est, à l'inverse, celle de la manifestation du génie autocritique. Aussi, le constat doit être suffisamment éclairant et corrosif. Mais pour qu’il puisse faire mouche, il ne doit jamais négliger une dose d’autodérision afin qu'il n’apparaisse pas comme la sentence extérieure, le couperet vengeur au-dessus du citoyen ordinaire. Les protagonistes de la commedia all'italiana doivent savoir exprimer ce moment d'égarement, autant individuel que collectif, et qui, à l'extrême fin, débouche sur une conclusion propre à déclencher un début de prise de conscience. L'acteur principal n'est pas uniquement l'expression de la critique du citoyen ordinaire, il en est (ou du moins, tente-t-il de l'être) le miroir profond. L'homme de la rue comme l'homme responsable, où qu'il se trouve dans la hiérarchie sociale, doit s'incarner dans une vérité sans faiblesse, mais à hauteur d'homme et, quand il est juste qu'il le soit, illuminé de bienveillance. Le spectateur ne doit jamais détester le « héros » même s'il ne doit pas l'approuver non plus. Il peut le moquer, le prendre en pitié et, à d'autres moments, éprouver à son endroit de l'empathie. C'est qu'en réalité, il lui ressemble tellement ! Toute la science des Sordi, Gassman, Manfredi, Tognazzi et Mastroianni - pour ne citer qu'eux - tient en ceci : ils ne sont qu'approximativement nous-mêmes - oublions, au passage, qu'ils sont Italiens. Ils sont surtout un écho de notre humanité. Ainsi peuvent s'expliquer les succès publics d’I soliti ignoti (Le Pigeon) et de La Grande Guerre, tous deux réalisés par Mario Monicelli à la fin des années 1950. Le premier fut le troisième film italien au box-office pour la saison 1958-59 (6, 3 M entrées) ; le deuxième fit mieux (10, 8 M entrées) et fut seulement dépassé par l’illustre La dolce vita de Federico Fellini. La Grande Guerre traitait pourtant d’un sujet défendu, très rarement abordé à l’écran, celui de l’entrée en guerre de l’armée du Royaume d'Italie, fin mai 1915, aux côtés de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni et Russie).
- Du coup, les producteurs eurent l'idée d'appréhender un autre dilemme national, celui du 8 septembre 1943, « le jour fatidique où le maréchal Badoglio, chef du gouvernement après la déposition du Duce, communiqua aux Italiens qu'ils n'étaient plus alliés avec leurs alliés mais avec leurs ennemis : un des épisodes de confusion majeure de l'histoire italienne, qui en a pourtant connu beaucoup. » (Enrico Giacovelli). Un mois avant Tutti a casa de Comencini, sortit sur les écrans de la péninsule, Il carro armato dell'8 settembre réalisé par Gianni Puccini, un réalisateur fort inégal et méconnu en France. Ce qui retient l'attention du cinéphile, c'est la présence conjointe au scénario de talents comme Tonino Guerra, Elio Petri et Rodolfo Sonego, auxquels il faut ajouter celle des écrivains Elio Bartolini, Pier Paolo Pasolini et Goffredo Parise. Aux yeux des Français, la chose peut surprendre, mais en Italie, il était coutumier qu'on associe six voire sept collaborateurs à la préparation d'un scénario. On avait ici l'habitude de travailler collectivement autour d'un sujet et l'on admettait très bien d'autres points de vue et d'autres manières de l'aborder, de l'écrire, de le faire vivre. Cependant, le choix des interprètes principaux - Gabriele Ferzetti et Jean-Marc Bory - ne s'avérait guère judicieux. Un sujet sérieux traité selon la veine de la commedia all'italiana exigeait que l'on retienne des interprètes rompus à cet exercice, capables y compris d'enrichir les dialogues de réparties inattendues et profondément en situation pourtant. Il y avait néanmoins une belle idée dans ce film, celle d'un parallèle entre les militaires qui fuyaient vers leurs maisons en 1943 et ceux qui, cherchant à échapper à un conflit qu'ils jugeaient absurde en 1917 à Caporetto, lieu historique d'un désastre national, finirent fusillés. La censure se chargea d'en supprimer le contenu comme elle s'évertua à atténuer la charge explosive du scénario original. Distribué à la mi-juin 1964 en France, sous le titre Le Tank du 8 septembre, le film pâtit forcément de sa sortie ultérieure chez nous et de la comparaison d'avec Tutti a casa intitulé dans l'hexagone La Grande Pagaille et distribué sur nos écrans en mai 1961.
- Tutti a casa est plus réaliste, moins surprenant, mais certainement plus maîtrisé. Il est surtout servi par une distribution artistique de premier plan : autour d'Alberto Sordi, toujours aussi imaginatif, on apprécie également Serge Reggiani et Eduardo De Filippo. D'un point de vue général, les comédiens expriment à merveille, Sordi principalement, le sentiment d'incompréhension et d'impuissance face à un événement qui les dépasse. La dimension d'absurdité y est parfaitement traduite. C'est elle qui crée le caractère comique des situations. Les comportements et les paroles des acteurs de ce drame prêtent à rire, et, néanmoins, ils n'ont rien d'invraisemblable. Qu'on en juge par la communication téléphonique entre Innocenzi/Sordi et son supérieur hiérarchique au jour du 8 septembre : « Il arrive quelque chose d'invraisemblable, lui dit-il, les Allemands se sont alliés avec les Américains. Pouvez-vous les avertir que la guerre est finie ? » On n'entend pas la réponse du supérieur, on la devine néanmoins. Sordi, dépité, bredouille seulement : « Pardonnez-moi, mon colonel, j'essayais de comprendre ce qui arrive. Je suis entièrement dans le noir. Quels sont les ordres ? » L'humour met aussi à distance l'ampleur du choc vécu par les Italiens, qu'ils soient militaires ou civils, lequel est autant matériel que psychologique. Enfin, ces officiers subalternes, Innocenzi bien sûr mais d'autres encore, et ces soldats ont agi sans conscience : leur responsabilité est donc relative. Le spectateur italien aura là une forme d'autoportrait mais grâce au procédé de l'autodérision, il lui permettra de se libérer d'un poids. Désormais, on ne l'y reprendra plus. Tutti a casa est le récit de ce chemin vers la libération et la responsabilité.
- Tutti a casa qu'il faut traduire littéralement comme tout le monde à la maison (ou chez soi) fut une expression utilisée, dès cet instant-là, par l'ensemble des soldats italiens engagés dans la Guerre. Lorsque la radio - on en voit une dans le film - annonce l'armistice signé à Cassibile cinq jours plus tôt, le communiqué est libellé ainsi : « Les forces armées italiennes doivent cesser, en tout lieu, tout acte d'hostilité contre les forces anglo-américaines. Elles réagiront toutefois à d'éventuelles attaques, quelle que soit leur provenance. » C'est à peu près l'attitude qu'ont les détachements italiens vus dans le film, alors qu'ils ignorent le contenu de cette déclaration. Elle fait litière d'un préjugé commun à l'endroit des troupes italiennes et, du reste, savamment entretenu par leur allié d'hier, l'Allemagne nazie. Les rares succès de l'armée transalpine furent systématiquement tus ou minimisés autant par l'Allemagne que par les forces alliées. Le courage des régiments italiens n'est pas à mettre en doute, là ne réside pas le vrai problème. C'est, à vrai dire, et le phénomène n'est pas neuf, que les soldats du Royaume ne perçoivent pas clairement les raisons d'un engagement. L'Italie fasciste fut, de mars 1941 à la fin de l'été 1943, pratiquement « confinée à des positions auxiliaires sur des théâtres d'opération secondaires et dispersés. » (Hubert Heyriès, Histoire de l'Armée italienne, Perrin). Pour l'heure - la majorité des transalpins n'en flairent à peu près rien -, l'armistice ne signifie aucunement la cessation des hostilités, mais plutôt sa continuation atroce dans un contexte de luttes fratricides impitoyables. Au-delà, c'est, bien entendu, la future « guerre froide » et les différends idéologiques qui pointent aussi leur nez. Nous en avons déjà évoqué les soubassements à propos d'un film souvent ignoré, Gli sbandati (1955) de Francesco Maselli. On peut vraiment parler de « déchirure », et, tout autant, de « débandade ». Il est évident qu'Adolf Hitler ne lâchera en aucune façon Benito Mussolini et l'allié italien fasciste. Mais, de surcroît, c'est aussi les structures politiques italiennes traditionnelles qui sont discréditées. Elles seules, par leur conservatisme avoué, ont conduit objectivement à l'expérience terrible du fascisme. Aussi, dès le lendemain du 8 septembre, le Roi Victor-Emmanuel III et son gouvernement se sauvent de Rome pour Pescara et Rimini afin d'y rejoindre les forces alliées et former ensuite le « royaume du Sud ». Cette attitude crée un véritable traumatisme : c'est le chaos entier dans l'armée et chez les Italiens en général. Innocenzi/Sordi crie à l'endroit du trop naïf soldat Ceccarelli : « Vous n'avez pas encore compris que tout était désorganisé, que nous sommes dans la merde ! » Rendu en version originale, c'est nettement plus significatif : «Che ti devo dire ma insomma non l'hai capito che qui è tutto un casino che siamo sbandato ! » Enfin, le peuple italien a aussi l'impression d'être abandonné et livré aux cruautés de l'occupant allemand. Qu'ils soient soldats ou civils, on les mitraille tout autant ! Du reste, 650 000 italiens sont alors faits prisonniers. Un sentiment de déconsidération prévaut également : le peuple italien n'a nul crédit, ni auprès des Alliés et ni non plus du côté des Allemands. L'Italie est alors divisée en trois : les fidèles de Mussolini, libéré par la SS allemande, celui-ci vient de constituer au Nord, dans la région des grands lacs, une République Sociale Italienne ; la Résistance italienne républicaine et les représentants du Royaume établi au Sud. En réalité, les discordes traversent toutes les factions et complexifient plus encore la situation. Tout au long de leur chemin de croix, nos deux comparses, Innocenti/Alberto Sordi et Ceccarelli/Reggiani vont devoir se heurter à ces réalités-là. Ainsi, découvriront ils, en montant dans un camion chargé de compatriotes, l'existence d'un groupe armé de résistance que le capitaine Passerini (Mario Feliciani) rejoindra instantanément, à l'extrême stupéfaction du sous-lieutenant Innocenzi. Plus tard, des avions les couvriront de tracts les invitant à rallier ces fratelli tedeschi qui leur tiraient dessus il y a peu...
- De ce périple dangereux et éprouvant - itinéraire conduisant Innocenzi à l'éveil puis à la réelle prise de responsabilité individuelle -, beaucoup auront reproché au cinéaste Comencini d'avoir laissé en « roue libre » Alberto Sordi, au détriment d'une description plus multiforme du drame. À vrai dire, le réalisateur a surtout voulu mettre l'accent sur un de ses thèmes favoris, « la découverte de la responsabilité ». Elle ne peut se vérifier que si l'on n'est plus balloté par les événements, tributaire de décisions que l'on ne comprend pas. Cela suppose qu'on exerce pleinement ses droits citoyens - réflexion, interrogation voire contestation - dans une société authentiquement démocratique. L'exact contraire du slogan « credere, obbedire, combattere » figurant au fronton des case del fascismo - le groupe d'Innocenzi en surprend une entièrement saccagée par les résistants. Cela passe aussi par l'apprentissage et la connaissance. Parfois, c'est le cas d'Innocenzi, il faut aussi se défaire d'une influence familiale, celle du paternel par exemple. Alberto Sordi/Innocenzi entre donc en conflit avec ce dernier. Le film s'achève, vingt jours plus tard, au moment de l'insurrection de Naples (27 septembre). Serge Reggiani/Ceccarelli, abattu par les Allemands, s'éteint dans les bras du sous-lieutenant. Il ne verra pas les siens. À cet instant-là, Innocenzi, quant à lui, entre dans la résistance à l'occupant nazi et son subalterne fasciste. Mais, afin que l'on puisse comprendre pleinement le trajet moral d'Innocenzi, il était absolument nécessaire que l'on n'escamote pas le personnage du père, ici parfaitement incarné par Eduardo De Filippo. Dans un entretien avec Jean Antoine Gili, Luigi Comencini déclare : « Le père est semblable à ce qu'était son fils au début du film. La différence naît de ce que le fils a fait un long voyage tandis que le père ne l'a pas fait. [...] En ce sens, le père, dans Tutti a casa, est resté enfermé dans sa coquille, il n'a rien acquis, tandis que le fils a reçu des émotions, des perceptions qui le transforment. Le père ne change pas, il y a donc une rupture entre les deux personnages. » (In : J. Gili : Le Cinéma italien, 10/18). On peut donc analyser, comme le dit Jean Gili, la rencontre du père avec le fils comme la confrontation du fils avec lui-même, avec celui qu'il fut au début du trajet. Aussi, lorsque le fils retrouve son géniteur, il réagit en s'échappant par la fenêtre de sa maison. L'image est forcément symbolique. Comencini poursuit de cette façon : « Pendant la première partie du film, Sordi dit sans cesse : Où sont les ordres ? Qui me donne des ordres ? Le film se divise en trois parties qui forment trois motifs successifs : recherche des ordres ; les ordres sont absents : je rentre à la maison. Long voyage vers le domicile familial en décidant de ne pas me laisser entraîner dans des circonstances qui pourraient mettre en jeu ma responsabilité. Mort d'un ami : je suis surpris d'être bouleversé, je commence à prendre conscience. » (In : opuscule cité). Le public, à son tour, s'est laissé absorber par l'âme du personnage. Il ne peut qu'acquiescer à la conclusion du film quand il voit Sordi saisir une mitraillette et participer à l'insurrection populaire de Naples. Luigi Comencini affirmait, à propos de Delitto d'amore, un de ses films ultérieurs, que la prise de conscience naissait du vécu en tant que révélation puis émotion. Tandis que l'analyse et le raisonnement, aussi justes et convaincants qu'ils puissent être, n'y suffiraient guère. Le sous-lieutenant Innocenzi en est un bel exemple.
- La présence au générique d'Alberto Sordi aide le public à établir une relation plus directe avec La grande guerra (1959) de Mario Monicelli, dans lequel l'acteur romain incarnait le soldat Oreste. Que ce soit sous l'uniforme de l'officier ou celui du bidasse, que ce soit en 1915 ou en 1943, l'acteur joue le rôle d'un homme italien dépassé par les événements. Ce qui contribue grandement à éclairer le public et à mûrir, de fait, une réflexion sur des problématiques historiques proprement péninsulaires. À deux reprises, selon des alliances militaires fortement contrastantes, le peuple italien a été précipité dans des conflits mondiaux auxquels il était psychologiquement peu préparé quand il n'y était pas rétif. Les motifs de ces guerres ne le concernaient qu'à peine ou pas du tout. De la même façon, les deux films peuvent s'unir pour éclairer sur les origines, la naissance, le développement et le crépuscule du phénomène fasciste. Nous croyons cependant que Comencini comme Monicelli souhaitaient surtout adresser une mise en garde à l'endroit de l'homme sans conscience, un rappel à caractère universel. Tutti a casa est une œuvre viscéralement antifasciste.
MiSha
Tutti a casa (La Grande Pagaille). Italie, France. Noir et Blanc, 115 minutes. Réalisation : Luigi Comencini. Scénario et sujet : Age-Scarpelli, L. Comencini, Marcello Fondato. Photographie : Carlo Carlini. Opérateur : Gastone Di Giovanni. Décors : Carlo Egidi. Costumes : Ugo Pericoli. Montage : Nino Baragli. Musique : Francesco Angelo Lavagnino. Production : Dino de Laurentiis. Orsay Film (Paris). Interprétation : Alberto Sordi (sous-lieutenant Innocenzi), Serge Reggiani (soldat Ceccarelli), Martin Balsam (sergent Fornaciari), Nino Castelnuovo (artilleur Codegato), Eduardo De Filippo (le père du sous-lieutenant), Mario Feliciani (capitaine Passerini), Carla Gravina (Silvia Modena), Claudio Gora (le colonel), Mino Doro (le major Nocella), Didi Perego (Caterina), Alex Nicol (le prisonnier américain). Sortie en Italie : 27 octobre 1960. Sortie en France : 19 mai 1961.
La grande guerra
Mario Monicelli, 1959
Ho lasciato la Mamma mia
« Qu'elle se termine cette guerre où l'on crève pour rien ! » (Un soldat de la Guerre 14-18).
« Il n'y a pas de propagande qui puisse convaincre un peuple à la guerre ; la guerre est une imposition et une résignation historique. » (Scipio Slapater, Scritti politici).
- Mario Monicelli : un nouveau type de comédie
Fils d'un journaliste antifasciste, Mario Monicelli (1915-2010) aura participé à la naissance et l'élaboration d'un nouveau type de comédie qui, par le biais de la farce grinçante et humoristique, dresse une critique des mentalités et des institutions italiennes. Sa véritable carrière démarre, après-guerre, comme scénariste associé à Stefano Vanzina (1917-1988). La collaboration durera jusqu'en 1952 et le couple est plus habituellement reconnu sous l'appellation Steno/Monicelli. Steno fut illustrateur et chroniqueur au Marc ‘Aurelio, gazette satirique, né sous le fascisme, mais qui observera toujours une distance ironique à l’endroit de toute politique officielle. En 1951, Guardie e ladri, prix du meilleur scénario au Festival de Cannes, constitue une synthèse décisive entre l'esprit pétillant et vif de la commedia dell'arte et l'acidité du jugement social. C'est, précisément, à cause de ce dernier aspect, que le film fut accusé de subversion à l'égard de l'État italien. Si le film eut un beau succès commercial, il provoqua néanmoins un vrai scandale. « Je fus convoqué par le Directeur général du spectacle parce qu'il était révolutionnaire de montrer qu'un gendarme et un voleur pouvaient devenir amis, qu'ils pouvaient partager des problèmes en commun. Ils s'aidaient l'un l'autre et à la fin lorsque le voleur (Totò) était conduit en prison, il recommandait au gendarme (Aldo Fabrizi) de s'occuper de sa famille », confia Mario Monicelli. [1] L'anticonformisme du cinéaste se poursuit dans certaines réalisations suivantes et lui valent, notamment dans Totò e Carolina, de semblables difficultés. Un eroi dei nostri tempi (1955) constitue, par exemple, une ébauche très suggestive des incarnations futures d'Alberto Sordi. Avec I soliti ignoti/Le Pigeon (1958), Monicelli accomplit un pas décisif. Ce film n'est pas tant l'acte de naissance de la comédie à l'italienne que le lien indispensable entre deux époques du cinéma italien : à la veine populiste des années d'après-guerre (le néoréalisme rose) se rattache une inspiration ironique plus amère, plus politique aussi, en phase avec les interrogations suscitées par ce que l'on a cru devoir nommer ici « il boom » (le miracle économique). Enfin, il y a évidemment le caractère et la sensibilité particulière de Monicelli. Laissons-le s'exprimer : « En réalité, je n'ai jamais voulu faire un film dramatique, avoue-t-il, [...] cela ne m'est pas congénital, [...] il me semble que c'est un peu dépassé, vieux style. [...] Ensuite, avec mon tempérament, j'aime dire les choses avec par en-dessous un sourire ou pour le moins une intention satirique, un désir de ridiculiser. » Un autre aspect doit être souligné : à partir d'I soliti ignoti, une forme de modernité investit la comédie. Tant au niveau scénaristique qu'au plan technique, I soliti ignoti marque la naissance d'un style, celui de l'équipe Age-Scarpelli, qui s'affirme plus encore dans La grande guerra, et la définition d'un décor et d'un cadre photographique plus signifiants. Ainsi, Gianni Di Venanzo (1920-1966), cadreur d'Ossessione et de La terra trema chez Visconti et opérateur de Le amiche et d'Il grido pour Antonioni est le directeur de la photographie d'I soliti ignoti. Ainsi, Giuseppe Rotunno, employé par Visconti pour Le notti bianche, élabore d'amples plans-séquence d'une rigueur formelle remarquable pour La grande guerra.
- Le cinéma italien et la Première Guerre mondiale
Traiter sur le ton de la dérision une situation profondément tragique est, comme nous l'avons écrit, l'inclination souveraine du cinéma de Monicelli. De ce point de vue, l'entrée en guerre des armées italiennes, au cours du premier conflit mondial, avait de quoi capter l'attention du cinéaste. De plus, il abordait là un thème rarement évoqué par le cinéma et la littérature transalpine. Monicelli affirmait même ceci : « En Italie, il était prohibé, et pas uniquement au cinéma, également au théâtre, dans la presse, de parler de la Grande Guerre autrement qu'en exaltant ces soldats, ces héros, qui étaient allés se battre contre les Autrichiens pour reprendre Trente et Trieste. »[2] À vrai dire, cet épisode de l'Histoire, déjà peu exposé, ne fut souvent illustré que sous l'angle patriotique, commémoratif et glorieux. Ce qui réservait d'emblée les œuvres inscrites sous ce sceau à un public restreint. Au cinéma, on retient le Maciste alpino (1916) de Giovanni Pastrone et le chauvin et belliciste Scarpe al sole (1936) de Marco Elter. Toujours dans le cadre du régime mussolinien, Oreste Biancoli adapte le roman pour adolescents de Salvator Gotta (1887-1986), Piccolo alpino.[3] Engagé volontaire dans une unité d'élite (ardito) lors de la Première Guerre mondiale, Gotta fut ensuite un solide soutien du fascisme et écrivit les paroles du célèbre Giovinezza, hymne officiel du parti au pouvoir. Enfin, en 1952, l'excellent Riccardo Freda signait avec La leggenda del Piave (film inédit en France) une œuvre émouvante, mais dans laquelle les événements de la guerre n'étaient, à vrai dire, que le décor à une histoire d'amour et d'héroïsme. En 1959, La grande guerra fut donc une grande première : enfin un film dont l'ambition était d'observer, du côté italien, cette Guerre sous un œil critique. « Avec un autre point de vue, Monicelli mène le même combat que Kubrick dans Paths of Glory /Les Sentiers de la gloire (1958) », note Jacques Lourcelles. (In : Dictionnaire du cinéma, Robert Laffont, 1992). C'est une évidence. Pourtant, La grande guerra n'est pas que la simple réplique italienne du film américain. De manière assez claire, Monicelli projette, au cours de son récit, quelques-unes des problématiques de l'Histoire italienne. Enfin, et, malgré son originalité, le film ne traverse pas un terrain totalement vierge. Le réalisateur d'I soliti ignoti reconnaît, sans ambages, un héritage : celui du sarde Emilio Lussu (1890-1975), avec son roman Un anno sull'Altipiano (1937), premier témoignage authentique de la Première Guerre, vue dans le camp italien, et qu'adaptera, plus tard, Francesco Rosi avec Uomini contro, sorti en 1970. Seconde influence non négligeable : celle de Piero Jahier (1884-1966), écrivain d'origine piémontaise, enrôlé comme volontaire dans les chasseurs alpins en 1916, auteur de Con me e con gli alpini (1920) et des poèmes Canti di soldati.
- Le peuple italien dans la guerre
Qu'est-ce qui explique la difficulté du peuple italien, pris dans son ensemble, à entrer dans la Première Guerre ? Qu'est-ce qui, du même coup, provoque la censure des élites politiques à l'égard de toute description impartiale et lucide de la participation italienne à cette guerre ? Analyser certains aspects d'un film ne nous introduit pas forcément dans un cours d'histoire. Mais, évidemment, celle-ci y est bien présente. Que le film démarre, après un générique très réaliste sur le quotidien des tranchées, avec les paroles d'un fameux chant patriotique, Ta Pum, « Ho lasciato la Mamma mia, l'ho lasciata per venire a fare il soldà » (« J'ai quitté ma maman pour venir faire le soldat ») inscrit, d'emblée, le film dans une connotation, tragique et railleuse, quasi mahlérienne, proche du Revelge de L'Enfant au Cor merveilleux. Le refrain de cet air aurait été inspiré par le bruit des tirs des fusils autrichiens Mannlicher M95 et la chanson aurait été l'œuvre d'un ardito, Nino Piccinelli, originaire de Chiari (Lombardie). Celle-ci est donc composée dans une atmosphère d'exaltation patriotique. Or, cet enthousiasme belliciste a un côté fabriqué parce qu'il ne reflète qu'imparfaitement le sentiment général du peuple italien. Monicelli l'utilise à des fins ironiques ne conservant que la phrase la plus équivoque de ce chant. Pour chaque jeune homme, Italien de surcroît, est-ce chose facile et naturelle que de se séparer de sa mère pour aller tirer sur le vieil oppresseur autrichien ?
Dans son roman, Lussu, qui inspire Monicelli, ne s'éloigne guère d'Henri Barbusse : « Le sentiment de l'exploitation l'emporte sur celui d'une défense d'intérêts nationaux communs, de toute façon mal ressentie dans ce pays à l'unité tardive."[4] Un des écueils italiens c'est justement cette unité, à peine construite, et, surtout, artificielle. À travers ses multiples protagonistes et ses deux antihéros - Oreste Jacovacci (A. Sordi) et Giovanni Busacca (Vittorio Gassman) -, Monicelli en montre les paradoxes. Une des fortes réussites du film se tient là ; dans le rendu des mentalités, des préjugés régionaux, des comportements, des dialectes et des accents - comment traduire, en langue française, cette délicieuse agressivité de Gassman lâchant à Sordi : « Italiano in fanteria, il Romano in furiera ! », ainsi que l'intonation locale des deux interprètes ? On parvient, plus facilement, pourtant, à saisir l'extrême décalage entre les objectifs de ceux qui gouvernent et les aspirations des soldats issus des différentes régions de la péninsule. Bien entendu, l'accusation globale demeure : ceux qui prônent la guerre patriotique ne sont pas ceux qui la feront. Le propos, même sous-entendu, dénonce l'impérialisme des puissances européennes. Monicelli explique : « Un film pouvait enfin dire que ces hommes étaient allés se battre sans savoir pour quelle raison ; la guerre ne les concernait pas, l'Italie n'existait pas, rien n'existait. »
Et, néanmoins, le sort funeste de nos deux compères, Oreste et Giovanni, et leurs tentatives communes d'échapper à la sentence de la guerre prouvent, a contrario, qu'il existe bel et bien une communauté de peuples, ce qu'il faudrait nommer l'italianité. Monicelli désirait, au-delà des deux personnages détachés de la masse, en brosser un tableau révélateur. Il dut affronter des problèmes que nous évoquerons plus loin. Mais, on peut voir dans La grande guerra cette italianité à l'œuvre : « sentiment d'appartenance à la nation commune, dans une culture (où le catholicisme pèse d'un poids singulier), qui implique l'adhésion aux communautés primaires : la famille, la commune, la région."[5] Ce sentiment conduit également à ce campanilisme attesté et manifesté dès les premières séquences du film et qui se traduit, en fait, à travers la glorification de la réalité locale, intensifiée dans l'histoire par le mouvement communal médiéval. Massimo d'Azeglio, l'un des acteurs les plus importants du Risorgimento, chef du gouvernement Piémont-Sardaigne de 1849 à 1852, en eut sûrement conscience lorsqu'il déclara : « Nous avons fait l'Italie, nous devons faire les Italiens. »
Ces Italiens, quelles mentalités les habitent-ils, et, dans quel état d'esprit se trouvent-ils, lorsque les autorités officielles décident d'entrer en guerre, le 23 mai 1915 ? Entre rêve colonial et vocations irrédentistes - la récupération du Trentin, de Trieste, Gorizia, Fiume et de la côte dalmate sont en jeu -, les nationalistes d'Enrico Corradini (1865-1931), un des ancêtres de la pensée fasciste, voyaient, dans le pacte conclu à Londres (26 avril de la même année) avec la Triple Entente (Grande-Bretagne, France, Russie), l'opportunité de réaliser concrètement leurs aspirations bellicistes et leur désir de restaurer la grandeur italienne. Auparavant, en 1909, Corradini louait la guerre comme « la plus gigantesque manifestation de vie que les hommes puissent offrir. » Cependant, la bataille fut âpre, tenace et serrée entre interventionnistes et neutralistes. Stéfanie Prezioso affirme : « À la différence de ce qui se produit pour les autres puissances européennes où l'entrée en guerre des soldats-citoyens en août 1914 s'apparente à une évidence collective parce qu’il y a la guerre ; en Italie, elle est un enjeu de luttes politiques durant une période relativement longue (dix mois). »[6] N'omettons pas, de même, l'agitation sociale et les grèves qui secouèrent l'Italie du Nord, quelques semaines avant le conflit (juin 1914) et de sérieuses manifestations antimilitaristes au caractère insurrectionnel. Quoi qu'il en soit, l'exaltation patriotique fit la décision. Benito Mussolini, le futur Duce, qui clamait encore « Abbasso la guerra » en juillet 1914, déclara, plus tard, avoir été un des plus solides artisans de l'interventionnisme : « Nous avons été trois, répondit-il à Emil Ludwig. Gabriele D'Annunzio (1863-1938), le célèbre écrivain et poète qui enflamma la jeunesse et les universités, après avoir depuis des années déjà provoqué l'enthousiasme en faveur de la flotte par sa Nave ; le socialiste Filippo Corridoni (1887-1915), qui conduisait les masses ouvrières et qui par la suite fut tué, et moi, qui mis sens dessus dessous le parti socialiste."[7] Plus haut, il expliquait encore ceci : « Le neutre, disait-il, est toujours antipathique, comme quelqu'un qui se défile à l'heure de la bataille. Mais ce ne fut là que le premier motif, le motif sentimental. Le plus important fut l'idée que, quel que soit le vainqueur, nous nous trouverions finalement en face d'une coalition. » Voilà le drame italien : et cela s'exprime, à l'écran, dans l'incompréhension et la démotivation des soldats, qu’ils soient milanais ou romains, napolitains ou siciliens ou autres. Hier, encore, associés à l'Autriche-Hongrie et à la Prusse, les voici embarqués contre celles-ci, à présent, ... et pour quelques portions de territoires qui ne les concernent point ! Pour preuve : Oreste (A. Sordi) croit voir débarquer des prisonniers autrichiens - qu'il insulte copieusement au passage -, alors qu'il s'agit là de détachements italiens venus rejoindre les renforts (15 mn 30 env.) ! Le drame italien c'est aussi ces deux citoyens déserteurs - Gassman/Giovanni, le fanfaron anarchiste, bravache et fier, et Oreste, lâche, puéril et soumis, fusillés au champ d'honneur malgré eux - et le désastre de Caporetto (octobre/novembre 1917), le long de l'Isonzo, où l'armée italienne enregistre, face à l'ennemi austro-prussien, 10 000 tués et 260 000 prisonniers ! Un conflit qui aura laissé exsangue un pays et un peuple. L'autre versant de la crise morale italienne, c'est le mensonge (inganno) des puissances alliées et le décevant Traité de Versailles (janvier à juin 1919). Et, trois ans plus tard, l'effervescence fasciste, la marche des Camicie nere sur Rome et l'instauration de la dictature !
- Conclusion. La grande guerra : dilemmes et problèmes
La grande guerra est un des grands succès italiens de l'année 1959-1960. Il affiche 10 800 000 entrées : le film est juste précédé par La dolce vita. Le tournage et la réalisation globale ne furent pas simples pourtant : la presse de droite, déchaînée, ne voit guère d'un bon œil que Monicelli en soit le réalisateur et n'apprécie pas, non plus, le recrutement d’Alberto Sordi et Vittorio Gassman, réputés pour être irrespectueux à l'égard des institutions sacrées. L'intervention du Ministère de la Défense et des autorités militaires contribuera à apaiser les esprits. Tourné sur les lieux mêmes des théâtres d'opération (le Frioul), le film bénéficie de l'appui logistique considérable, en hommes et en matériel, de l'armée italienne (le générique en fait foi). Un autre problème va surgir : le scénario écrit par Luciano Vincenzoni et par le tandem Age/Scarpelli passe entre les mains de divers producteurs avant que l'illustre Dino De Laurentiis ne le rachète mais, en même temps, il souhaite que Gassman et Sordi en soient les interprètes d'élection. Or, à l'origine, Monicelli ne voulait pas d'acteurs principaux. « Je désirais aussi, dit-il, qu'il n'y ait pas de protagoniste, je voulais que l'on soit en face d'une masse indistincte de laquelle se détachait de temps à autre un personnage, un personnage qui fasse rire, un autre qui fasse pleurer, un troisième qui mourrait et ainsi de suite. [...] J'espérais que Sordi et Gassman seraient davantage noyés parmi les autres. »[8] Mais, avec deux comédiens de ce calibre, le projet, imaginable au niveau du scénario, devint parfaitement impossible sur les lieux mêmes de la mise en scène. C'est, de ce côté-là, que les regrets peuvent s'exprimer : le film ne demeure totalement abouti, ni dans un sens - celui de tracer, avec netteté et relief, l'ambiance et les désordres indescriptibles d'une guerre effrayante pour les soldats italiens - ni dans l'autre - approfondir avec plus de vérité la psychologie de deux protagonistes, très différents quant à leurs motivations et leurs caractères respectifs. Monicelli en eut conscience, mais il se battit pour ce qu'il considérait essentiel : imposer une fin tragique dans un récit à la fibre étonnamment sarcastique.
De fait, ces réserves étant faites, La grande guerra apparaît, quoi qu'il en soit, comme une « audacieuse tentative de film de guerre comique » (J. Lourcelles), finalement assez convaincante. S'il nous arrive de sourire souvent, nous ne sourions pas longtemps : c'est, par ailleurs, ce que le lieutenant Gallina (Romolo Valli) clame aux troufions qui plaisantent sur son nom, gallina signifiant en italien poule. Stefano Della Casa, auteur d'un ouvrage consacré au cinéaste, fait remarquer justement : « Monicelli oppose à chaque gag un moment tragique, façon aussi de surmonter les pressions de nature commerciale pour accentuer les aspects comiques du récit et pour réduire l'impact des deux acteurs protagonistes. »[9] Le réalisateur mesure donc les risques de l'entreprise : verser dans la farce pure et drôle réduirait la portée critique du film et pourrait compromettre l'équilibre de la réalisation. Cependant, le ton doit rester à la satire, véhicule le plus efficient pour ridiculiser la mascarade absurdement patriotique. On remarquera, au passage, une quantité infinie de suggestions sur la formation italienne : le soldat Bordin (Folco Lulli) qui, pour quelques lires, négocie un endroit en courant d'air voire une position en enfer (ou au paradis, c'est suivant où l'on se place) ; le rural qui n'a plus de curé de village pour écrire ses lettres d'amour et se confie à son lieutenant (l'analphabétisme chronique des campagnes italiennes) ; le prêtre-militaire qui indique l'endroit où se trouve le bordel ; « le péché de pantalon qui mérite l'absolution (peccato di pantalone, pronto l'assoluzione) » pour le soldat Rosario (Tiberio Murgia, découvert au moment d'I soliti ignoti et réputé pour ses frasques sentimentales), amoureux platonique de la diva Francesca Bertini, l'héroïne du mythologique Assunta spina (1915) ; la prostituée Costantina (Silvana Mangano) qui connaît mieux les mouvements de troupe que les appelés eux-mêmes... tout cela pourrait aussi constituer une anthologie assez précieuse sur le moral des troupes en temps de guerre. Ces croquis incisifs sur les comportements et les mentalités des mobilisés s'amalgament à des séquences en extérieurs, tout à la fois bouleversantes et impressionnantes, sur les malheurs et les destructions des champs de bataille - les détachements mitraillés par l'ennemi à l'arrivée du pont (55 à 58 mn), le très jeune soldat abattu alors qu'il croyait transmettre un message urgent… etc. -, livrant ainsi une fresque authentique et originale sur le premier conflit mondial.
MiSha
La grande guerra. Réal. Mario Monicelli. Sujet et scénario: Age/Scarpelli, Luciano Vincenzoni, M. Monicelli. Photographie : Giuseppe Rotunno (Cinémascope, noir et blanc). Décors : Mario Garbuglia. Costumes : Danilo Donati. Musique : Nino Rota. Réalisation deuxième équipe : Alessandro Blasetti (non créditée). Conseiller historique : Carlo Salsa. Production : Dino De Laurentiis. Gray Film (Paris). Durée: 140 minutes. Interprétation : Vittorio Gassman (Giovanni), Alberto Sordi (Oreste), Silvana Mangano (Costantina), Folco Lulli, Romolo Valli, Tiberio Murgia (Rosario), Vittorio Sanipoli (le major Venturi), Bernard Blier (le capitaine Castelli). Lion d'Or à la Mostra de Venise 1959 (ex-æquo avec Il Generale Della Rovere de Roberto Rossellini).
[1] In : J.-A. Gili : Le cinéma italien, 10/18, UGE, 1978.
[2] J.-A. Gili : op. cité
[3] Dans La leggenda del Piave (1952) – le titre est explicite -, Riccardo Freda aborde, lui aussi, la Grande Guerre. Toutefois, le film n’appréhende la guerre qu’en tant qu’expérience particulière mettant à l’épreuve le courage et les sentiments humains. Le film est surtout l’exemple d’intégration réussie du mélodrame passionnel et du récit historique.
[4] E. Genevois : Postface à « Les Hommes contre », Arléa, 2015.
[5] J.-D. Durand : L’Italie de 1815 à nos jours, Hachette, 1999.
[6] S. Prezioso : Communion nationale ou guerre de classes.
[7] E. Ludwig : Entretiens avec Mussolini, Albin Michel, 1932.
[8] J.-A. Gili : op. cité
[9] In : Mario Monicelli, Il Castoro cinema, Florence, 1974.
Ermanno Olmi : Torneranno i prati (2014)
Le regretté Ermanno Olmi (L'albero degli zoccoli) a tourné, en 2014, un film sur le désastre militaire des détachements italiens à Caporetto. C'est le récit d'une seule nuit - celle du 24 octobre 1917. Le cinéaste lombard aurait souhaité filmer en temps réel. Les difficultés climatiques l'en ont empêché. Il avait élu domicile sur le célèbre haut plateau des Sette Comuni, connu sous le nom d'Asiago. C'est également là où vivait Ermanno, là où s'éteignit feu-Ermanno. Torneranno i prati, littéralement : Les prés reviendront, a duré huit semaines. On se mettait au travail de quatre heures de l'après-midi jusqu'à quatre heures du matin, avec des températures atteignant parfois 10 degrés en dessous de zéro, et, avec cinq mètres de neige. Ceux qui partagent la vraie passion du métier comprendront. Ermanno Olmi commente : "Le prélude à la défaite : sur ordre de l'état-major, il faut trouver une position pour espionner la tranchée ennemie, et les soldats de l'avant-poste doivent s'exécuter. Ils étaient originaires des grands domaines agricoles du sud, ils étaient pauvres ; comme les Austro-hongrois de la tranchée en face. Ils ne se demandaient même pas ce qu'était la guerre."
À l'extrême fin, il y aura un massacre inimaginable : 50 000 hommes tués, originaires de 23 nations différentes. On bâtira des cimetières provisoires, puis un ossuaire. La guerre achevée, dans ces champs dévastés, l'herbe repoussera bientôt. D'où le titre du film... Mais, il ne suffit pas de tourner la page malheureuse, encore faut-il éclaircir les raisons d'une catastrophe. Cette commémoration - celle du centenaire du 11 novembre 2018 - doit, prioritairement, exiger le pardon : les soldats européens, abattus sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale, sont morts sans savoir pourquoi, sûrement pour une cause qui n'était pas la leur. Sur le front italien, comme sur tous les autres fronts.
Ermanno Olmi affirme : "Les ennemis ne sont pas dans la tranchée en face. Ce sont ceux qui vous ont envoyés dans les tranchées pour tuer ceux qui sont comme vous." On ne peut comprendre les errances mémorielles de M. Macron, si l'on ne saisit pas la pensée du réalisateur italien. On ne saisit pas le destin du maréchal Philippe Pétain, si l'on ne comprend pas cela aussi. En homme intelligent, M. Macron n'ignore pas ce que représente Pétain, mais il ne peut l'énoncer clairement. S'il l'affirmait nettement, il aurait une autre couleur politique. Au-delà, nous souhaiterions vivement la distribution française de Torneranno i prati.
Le 9/11/2018.
Misha
►Uomini contro
(1970, Francesco Rosi)
Un anno sull’Altipiano (Emilio Lussu)
« Ainsi, écrit Jean Antoine Gili, il faut attendre Les Hommes contre pour trouver une œuvre qui propose une vision synthétique du conflit et qui se place dans une perspective résolument politique et antimilitariste. » Le réalisateur de Main basse sur la ville déclare quant à lui :
- « Ce qui m'intéressait, c'était par-dessus tout de mettre en lumière la séparation nette entre les hommes qui avaient décidé de faire la guerre et les hommes qui avaient été appelés à la faire. D'une part le pouvoir, la bourgeoisie qui défendait les privilèges de classe ; de l'autre la masse des paysans à laquelle était demandé de s'identifier à un idéal abstrait. Des ruraux qui subissaient la guerre avec la même résignation que celle avec laquelle ils acceptaient les cataclysmes naturels. »
À l'origine du film, il y a un témoignage, celui d'Emilio Lussu (1890-1975), écrit entre 1936 et 1937, dans un sanatorium au-dessus de Davos. Là, celui-ci soignait les conséquences d'une affection pulmonaire contractée au cours de ses cinq années d'internement dans l'île de Lipari (province de Messine). Dans le droit fil de son antimilitarisme, Lussu devint un militant antifasciste. Or, en 1926, il fut agressé dans sa maison à Cagliari (Sardaigne) par un squadriste. En état de légitime défense, il tuera cet homme ; néanmoins, il se trouvera condamné à une peine de relégation par un Tribunal spécial. Lussu réussira à s'évader en 1929 en compagnie de Carlo Rosselli et Francesco Fausto Nitti, ce dernier écrira un ouvrage consacré à cet épisode. Établi à Paris, Lussu fondera avec Rosselli et Salvemini le mouvement antifasciste Giustizia e Libertà. Dans l'avant-propos à Un anno sull'Altipiano, Lussu définit son travail ainsi :
- « Dans ce livre, le lecteur ne trouvera ni roman, ni Histoire, mais des souvenirs personnels, agencés au mieux, et limités à une année sur les quatre ans de guerre auxquels j'ai pris part. [...] Ce n'est pas à l'imagination que j'ai fait appel, mais à ma mémoire ; et mes compagnons d'armes, même si quelques noms ont été changés, reconnaîtront facilement les hommes et les faits. [...] J'ai évoqué la guerre ainsi que nous l'avons réellement vécue, avec les idées et les sentiments d'alors. Il ne s'agit donc pas d'un travail défendant une thèse : celui-ci veut être seulement un témoignage italien sur la grande guerre. Il n'existe pas chez nous, comme en France, en Allemagne ou en Angleterre, des livres sur ce conflit. »
On est en droit de considérer, à partir de là, que le sujet reste tabou en Italie. Jean Gili note, à bon droit : « Aborder la guerre de 1915-1918, à moins de le faire dans les termes hagiographiques de Marco Elter, c'est mettre en jeu une problématique à la fois complexe et grave : la guerre a été le révélateur de toutes les contradictions de la société italienne. La bourgeoisie italienne n'a pas obtenu du conflit tous les avantages qu'elle en espérait ; en particulier les courants nationalistes se sont sentis frustrés par le non-rattachement à l'Italie de tous les territoires revendiqués. Les ouvriers et paysans ont payé de leur vie la participation à un conflit qui n'était pas le leur : la guerre a lourdement puisé dans les réserves démographiques de la paysannerie méridionale ; ainsi, ce n'est pas un hasard si Lussu est Sarde et Rosi Napolitain et si plus que d'autres ils ont senti la nécessité de parler de la Première Guerre mondiale. Enfin, évoquer la guerre et le mécontentement qui a suivi, c'est implicitement poser le problème du fascisme et des circonstances historiques dans lesquelles celui-ci a pu arriver au pouvoir. » Benito Mussolini, le futur Duce, s'exprime en effet, ainsi, dès les lendemains de la Guerre : « Mai 1915 a été le premier épisode de la révolution, son commencement. La révolution s'est poursuivie sous le nom de la guerre, quarante mois durant. Elle n'est pas achevée. [...] Elle peut avoir un rythme plus ou moins accéléré. Mais elle continue... Quant aux moyens, nous n'avons pas de préjugés, nous acceptons ceux qui se rendront nécessaires : les moyens légaux et ceux qu'on appelle illégaux. » (In : A. Tasca : « Naissance du fascisme ») Certes, Mussolini épouse une rhétorique socialiste à cet instant-là, mais il maintient sciemment le peuple dans la sacralisation de la violence et l'exaltation patriotique.
Francesco Rosi et ses scénaristes Tonino Guerra et Raffaele La Capria ont par conséquent voulu enrichir le sujet. Un effort de documentation a été accompli : livres, journaux, documents d'archives, photographies ont été réunis. Le témoignage individuel a été porté à une dimension générale de questionnement politique sur le conflit. Raffaele La Capria déclare :
- « L'aspect politique n'était pas aussi impitoyable dans le livre, mais cela se justifie par des raisons historiques. Lussu ne pouvait pas voir la guerre comme l'aurait vue un anarchiste après 1968 ; il ne pouvait pas voir la guerre comme l'expression d'un pouvoir qui s'explique les armes à la main et qui trouve dans les généraux ses serviteurs. »
En second lieu, le film de Rosi s'articule plus clairement autour de trois figures de militaires, le général Leone (Alain Cuny), le lieutenant Ottolenghi (Gian Maria Volonté) et le lieutenant Sassu (Mark Frechette). Leone représente la classe dominante, celle qui a voulu cette guerre et qui la dirige avec détermination. Le cinéaste le regarde sans manichéisme et lui confère, à cet effet, un champ dramatique indispensable. Le général Leone a beau être un bourreau, c'est aussi la victime d'un système de valeurs - le sens de la discipline, de l'honneur, du sacrifice. « La culture à laquelle il appartient lui donne cet aspect grandiose qui naît de la fascination qu'exercent les choses destinées à mourir ou à changer. [...] Leone constitue un élément fondamental de la dialectique de classe que je développe dans le film », affirme le réalisateur. (In : découpage dû à Callisto Cosulich, Uomini contro, Bologne, Cappelli, 1970).
Face à Leone, Ottolenghi (Gian Maria Volonté) représente, a contrario, les forces de transformation de la société. Il apparaît d'emblée comme un homme auréolé d'humanité. Il est surtout un homme de convictions. Il essaye de faire germer au sein des troupes une conscience révolutionnaire. Homme pragmatique, toujours maître de ses réactions, il comprend la révolte et les mutineries, mais ne les encourage pas forcément. Il ne perd jamais de vue la finalité d'une action ou d'un mouvement. Ottolenghi lutte pour un ordre nouveau, celui qui portera les travailleurs au pouvoir. Dans une de ses discussions, le lieutenant Sassu reprend même le terme d'Ordine nuovo, expression d'Antonio Gramsci et qui sera le nom d'une revue que le penseur marxiste fondera conjointement, après-guerre, avec Tasca, Terracini et Togliatti (les trois T). Le lieutenant Sassu justement est le personnage central du film. C'est l'homme sincère et vierge qui a cru à la justesse de la guerre. Envoyé sur le front, il y découvre les affres et l'iniquité morale du conflit. Ce personnage est un peu la transposition à l'écran du narrateur, à savoir Lussu lui-même. Francesco Rosi le décrit ainsi :
- « Bourgeois interventionniste que mûrit l'expérience non pas tellement de l'horreur de la guerre en soi mais du contact quotidien, physique, avec la collectivité de soldats paysans dont il comprend la non-identification aux idéaux qui leur sont proposés. » (In : op. cité) Et qu'Ottolenghi (Gian Maria Volonté), juste avant de mourir au champ de bataille, résume de cette façon : « Assez de cette guerre de morts de faim contre des morts de faim. »
(Notes rassemblées autour du livre « Francesco Rosi. Cinéma et pouvoir. » Jean A. Gili, Éditions du Cerf)
Le 11/11/2019.
Uomini contro (Les Hommes contre). Italie, Yougoslavie. 101 minutes. Réalisation : Francesco Rosi. Scénario : Raffaele La Capria, F. Rosi, Tonino Guerra d'après le témoignage d'Emilio Lussu, Un anno sull'Altipiano. Assistant : Marco Guarnaschelli, Svetislav Pavlovic. Photographie : Pasqualino De Santis (Technicolor) Décors : Andrea Crisanti. Costumes : Franco Carretti, Gabriela Pescucci. Musique : Piero Piccioni. Montage : Ruggero Mastroianni. Conseiller militaire : Nino Ferrero. Production : F. Rosi et Luciano Perugia pour Prima Cinematografica (Rome) et Jadran Film (Zagreb). Interprétation : Mark Frechette (Lieutenant Sassu), Alain Cuny (Général Leone), Gian Maria Volonté (Lieutenant Ottolenghi), Giampiero Albertini (Capitaine Abbati), Pier Paolo Capponi (Lieutenant Santini), Franco Graziosi (Major Malchiodi), Alberto Mastino (Marrasi). Sortie : 31 août 1970, Festival de Venise.
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