Schermo : Il fascismo come parabola II

 

Une journée particulière

1977, Ettore SCOLA

Una giornata particolare : inquilini confinati1

 

 

 

 

 

1 Perché inquilini confinati ? Pourquoi avoir choisi ce titre supplémentaire qui signifie en italien : locataires relégués ? D'abord, parce que nos deux êtres sont d'ores et déjà « mis en quarantaine » et Gabriele le sera officiellement bientôt. C'est le sort promis aux « différents » : communistes, socialistes, juifs, témoins de Jéhovah, gitans, homosexuels, fous etc. dans une société italienne qui en se définissant uniquement fasciste, en définit du même coup les attributs idéologiques, mentaux, intimes voire sexuels indispensables. Il s’agit là d’un processus totalitaire parfaitement analysé par l’historien Emilio Gentile.  Où sont mis à l'écart les contrevenants ? Vers les confins, à l'extrême sud de l'Italie : Lucanie - lire le roman de Carlo Levi et voir le film de Francesco Rosi : Cristo si è fermato a Eboli, ou Sardaigne par exemple. D'où le terme confinare et ses dérivés. « Confiné » c'est-à-dire mis en résidence surveillée. A Gagliano, en Lucanie, Carlo Levi a l'impression d'être dans un autre monde, complètement « oublié » par la civilisation. Les habitants de ce pays se sentent tellement abandonnés qu'ils affirment que « Christ s'est arrêté à Eboli ». Ici, le « mal est une douleur terrestre ». Pour Gabriele, le sentiment est d'ores et déjà le même. Pour Antonietta également. Qu'ont-ils à se reprocher ? D'être ce qu'ils sont. Ils sont d'ores et déjà exclus. L'Italie fasciste ignore, par ailleurs, les confinés et les confins tout autant. Des villages du Mezzogiorno, à l'écart de toute civilisation, n’ont pratiquement pas perçu les implications de la politique fasciste. Pour ceux-ci, l'Italie restait la même, avec ses écarts vertigineux entre paysannerie pauvre et citadinité, entre Nord industriel et administratif et Mezzogiorno aux structures patriarcales et quasi féodales. Ce qui m'a plu également c'est l'idée contradictoire de confinare con, être voisin de. Autrement dit, cela me ramène à l'idée de deux êtres marginalisés et voisins. Ils habitent dans le même immeuble, leurs mises à l'écart les réunit alors qu'à l'origine leurs différences sociales sont importantes. Le fascisme a permis le rapprochement de deux êtres que tout sépare. Il en est de même pour l'intellectuel turinois Carlo Levi et de la paysannerie frustre et miséreuse de la Lucanie.

 

 

 

 

 

« Vous savez ce qu’on dit ? L’ordre est la vertu des médiocres » (Gabriele à Antonietta)

 

  Una giornata particolare est un film singulier dans l'œuvre d'Ettore Scola, non assimilable à un genre - la comédie à l’italienne - qu'il n'a cessé de fréquenter, que ce soit sur le mode grinçant [Parlons femmes/Se permettete parliamo di donne (1964), premier essai et film à sketches très réussi ; Nos héros réussiront-ils à retrouver leur ami mystérieusement disparu en Afrique ?/Riusciranno i nostri eroi a ritrovare… (1968), Dramma della gelosia (1970) ; La plus belle soirée de ma vie (1972) ; Affreux, sales et méchants/Brutti, sporchi e cattivi (1976)] ou dans une tonalité douce-amère sur les illusions et les échecs de générations imbues d'idéaux politiques [C’eravamo tanto amati en 1971 ; La terrazza en 1980] ou à propos d’une époque qui s’achève [(Maccheroni (1985) ; Splendor (1989)]. Autre spécificité scolienne : l’adaptation littéraire et l’inclination française qui lui font appréhender, pour le coup, les aléas de la reconstitution historique : citons, à titre d’exemple, Passion d’amour (1981), La Nuit de Varennes (1982), Le Bal (1983), Le Voyage du capitaine Fracasse (1990). On pourrait adjoindre à ces films-là, L’arcidiavolo (Belfagor le magnifique) inspiré d’une œuvre de Machiavel et situé dans la Florence du Quattrocento, sorti en France en 1978, mais réalisé au milieu des années 60.[1] 

Avec Una giornata particolare, Scola aborde donc l’histoire italienne contemporaine et, en particulier, le fascisme. Cela constituera une nouveauté dans sa filmographie. Vingt-cinq ans plus tard ou presque, le réalisateur reviendra sur cette période, mais dans un autre registre avec Concorrenza sleale (2001). L’éclairage foncièrement dramatique du film est également une première, on retrouvera cette noirceur nulle part ailleurs que dans Romanzo di un giovane povero (1995), film trop méconnu à mon sens. En dernier lieu, les procédés de mise en scène élaborés pour Una giornata particolare constituent eux aussi une innovation chez Scola. Il tentera de les réexpérimenter dans un autre cadre avec La famiglia (1987) et La cena (1998). Il est juste d’affirmer que, sans Une journée particulière, la filmographie d'Ettore Scola ne serait plus tout à fait la même. Ou encore que Scola aurait pu graver son nom pour l’éternité avec la réalisation de ce seul film-là.  Présenté au Festival de Cannes en 1977, le film fait d'ailleurs l'objet d'éloges unanimes.[2] Certains le voient déjà remporter la Palme d'Or. Mais, l'action de Roberto Rossellini, alors président du jury, incline la balance en faveur d'un autre film italien tout aussi remarquable, Padre Padrone des frères Taviani. C'est effectivement la grande époque du cinéma transalpin.  

 

 Rappelons-donc le synopsis abrégé d'Una giornata particolare : la rencontre imprévue d'une femme au foyer délaissée, Antonietta (Sophia Loren) et celle d'un homme de radio, Gabriele (Marcello Mastroianni), licencié et promis au confino à Carbonia (Sardaigne), au seul motif qu'il est homosexuel.  Cette confrontation, parfaitement impensable en d'autres conditions, s'effectue dans un immeuble totalement déserté et parce qu'un oiseau s'est échappé de sa cage. Ici, le symbole d'une liberté à conquérir surgit nettement lorsqu'on est immédiatement en présence d'images d'archives - adroitement insérées - nous exposant l'Histoire officielle : celle de cette journée particulière du 8 mai 1938. On fera remarquer que ce type de dispositif avait déjà été utilisé pour Drame de la jalousie et Nous nous sommes tant aimés. Toutefois, là où il n’était qu’incidence significative, il devient ici, et d’une façon structurelle, mise en perspective paradoxale.[3] L'Italie en est alors à sa seizième année de fascisme et le rapprochement idéologique avec l'Allemagne nazie toujours plus patent. Ce jour-là, Adolf Hitler est accueilli en grande pompe à Rome. Tous les habitants de l'antique cité impériale ont quitté leur domicile pour assister aux fastes d'une cérémonie sans précédent. C'est du moins ce que fait entendre la voix radiodiffusée du fameux licteur, Guido Notari, et que la concierge de l'immeuble met à fort volume. Elle accompagnera, tout au long du film, l'autre « histoire » (ou l’hors-champ de l'archive), celle d'une reconnaissance entre deux êtres qu'apparemment tout sépare (un intellectuel aux penchants littéraires et une épouse frustre et obéissante), mais que le système totalitaire méprise et ignore tout autant.

 Scola promène maintenant la caméra et, suivant un travelling circulaire progressif, dans cet ensemble d’immeubles où une femme, lasse, mal vêtue et accablée de tâches ménagères, prépare la « grande journée » de la famille - le mari, patriote et fasciste convaincu, et leurs six enfants - à laquelle cette mère « exemplaire » n'assistera pourtant pas. Elle qui admire le Duce, déclarant même à Gabriele qu'elle s'est évanouie de bonheur en le voyant passer à cheval. Évoquant ce type d'immeuble, reconstruit selon le modèle de l'édifice qui se trouve viale XXI Aprile à Rome, Scola dira : « Il s'agit vraiment d'une œuvre du régime fasciste : bâti en 1934, avec cette architecture littoriale babylonienne, il fut inauguré par Mussolini lui-même. L'immeuble fut donné en location aux petits et moyens fonctionnaires du régime. À l'intérieur de l'édifice, régnait une nette division en classes. » Exemple illustratif, celui d'une femme, élégamment habillée, descendant les escaliers et répliquant à Antonietta : « C'est vrai, vous n'avez pas de bonne. » Par ailleurs, la conformation de la résidence est conçue de telle façon que chacun, et surtout la concierge - les concierges, yeux et oreilles des régimes totalitaires - puisse surveiller son vis-à-vis depuis ses fenêtres, contribuant à renforcer un climat d'oppression. Ainsi se justifie le travelling signalé précédemment. En deuxième lieu, Maria Antonietta Macciocchi note, dans la postface à l'édition du scénario : « La grande habileté de Scola comme metteur en scène a été d'enfermer dans une unité de temps et de lieu les trois : la femme, le mystérieux locataire antifasciste (« Ce n'est pas le locataire du sixième qui est antifasciste, c'est le fascisme qui est anti-locataire du sixième », affirme celui-ci) qui l'aide à retrouver le perroquet (plus exactement un mainate), et la voix qui parle un métalangage impossible à déchiffrer, comme un hululement. » Outre le fait, qu'à de multiples reprises, les deux locataires se parlent à eux-mêmes à voix haute, on assiste ici à des dispositifs théâtraux indéniables ayant suscité, par la suite, moult adaptations scéniques. Autre particularité du film, et ceci afin de suggérer plus justement le climat d'une époque : les couleurs d'Une journée particulière apparaissent dans une tonalité extrêmement atténuée, à mi-chemin entre le noir et blanc et la couleur (un sépia). Nous laisserons les questions techniques de côté, en signalant cependant que l'opérateur Bruno de Keyzer et Jerry Schatzberg avaient, en 1989, mis au point un dispositif quasi similaire pour l'adaptation d'un récit de Fred Uhlman, L'Ami retrouvé, situé dans la période de l'Allemagne hitlérienne.[4]

 Plus fondamentalement, la force du film réside dans sa dualité. Una giornata particolare est un film rigoureusement exact sur un moment de l'Histoire, le fascisme italien ; toutefois, il s'émancipe du pur contexte historique afin d'interroger sur ce que sont ou peuvent être les conditions de la femme et de l'homosexuel aujourd'hui. Je rappelle, à nouveau, un point de vue émis, ailleurs et autrefois, sur la base de ce qu'écrivit Denis A. Canal : « Pour la société fasciste, la femme n'est qu'un ventre, l'homosexuel un non-être à retrancher du corps social. » Du reste, Antonietta ne vient-elle pas, sans le savoir, de sauver in extremis le malheureux Gabriele d’une tentative de suicide ? Au demeurant, la réponse décalée qu’adresse ce dernier (« Vous ne me dérangez pas ») à Antonietta, celle-ci dévoilant avec fierté ses multiples maternités (« Vous savez combien j’ai d’enfants ? »), renvoie à l’axiome cité plus haut, mais situé plus loin dans le film (« Ce n’est pas le locataire qui est antifasciste…). Gabriele n’a certainement rien contre les mères de famille nombreuse tant vantées par le régime, c’est sûrement elles qui charrient des préjugés. La suite le montrera, même si Antonietta aura le temps de changer. Le drap avec lequel Gabriele lui couvre le visage n’a-t-il pas dans la séquence sur la terrasse valeur symbolique ? Quoi qu’il en soit, le constat ne saurait se restreindre au seul fascisme. Je laisse, à cet instant, Ettore Scola expliquer ses propres intentions : « À l'origine, ma première idée était de faire un film sur la condition de la femme et de l'homosexuel aujourd'hui, deux conditions qui ont, selon moi, de nombreux points de contact avec les rapports interpersonnels dans la société. Puis j'ai pensé que, peut-être, l'histoire pouvait être plus exemplaire et plus utile si cet isolement, si cette répression étaient représentés non d'une manière seulement subtile, souterraine, comme cela se produit de nos jours, mais d'une façon apte à montrer vraiment l'aberration que constitue cet isolement. L'aberration peut se produire sous une dictature qui a naturellement des instruments de répression plus directs, plus violents, plus immédiats ; cependant ces instruments ont, selon moi, la même matrice et finalement un identique pouvoir que les systèmes actuels de mise à l'écart. » J'aimerais rajouter, à cet endroit-là, que l'on continue d'assister dans nos sociétés démocratiques, à des procédés ségrégatifs, au plan professionnel et, sans doute, en d'autres domaines, à l'endroit des femmes et des homosexuels. 

 Je prolongerais cette réflexion en affirmant que ce que l'on tente de tuer, ici, ce ne sont pas uniquement l'homosexuel ou la femme, ce sont la diversité et la différence. Qualités que les systèmes fondés à partir de concepts normatifs ne retiendront jamais. Car, au fond, et malgré les préjugés initiaux, c'est ce qui rapprochera Antonietta de Gabriele et provoquera en eux une empathie réciproque. Entendre celui-ci dire à Antonietta : « Ce n'est parce que je suis comme cela, que je ne peux pas aimer une femme ! » crée simultanément le trouble et l’émotion. Freddy Buache, auteur d'un ouvrage sur le cinéma italien, écrit, quant à lui : « À l'échelle du pays, une bouffonnerie sinistre se joue, qui pousse les individus à parader ou à se recroqueviller sans pouvoir incarner leur liberté par l'affirmation de leur différence, plus simplement, leur personnalité. » Le fascisme est un immense dressage, le conformisme le plus achevé pour lequel sont définis des critères de « normalité ». Or, comme a su l'expliquer, en son temps, Hannah Arendt, c'est précisément cette effrayante « normalité » du citoyen ordinaire qui explique en Allemagne les monstruosités accomplies sous le sceau des théories sur l'inégalité des races. La philosophe allemande écrivait, en outre, ceci : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de richesses, l'homme ne peut être pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l'espèce animale homme. »[5] Oserait-on prétendre que nos sociétés, aussi démocratiques qu'elles puissent se définir, n'en soient pas entièrement préservées ? Una giornata particolare, par le don de l'intimisme, a le pouvoir immense de nous le rappeler.  

L'autre faculté du film est de nous faire comprendre que l'Histoire est ailleurs également : non dans ces grands événements qu'une société aveuglée plébiscite - spectacles mutilants, triomphalistes et stupides comme c'est ici le cas - mais dans ces scènes qui ne figurent pas dans les archives officielles. L'Histoire c'est donc aussi ces mille petites histoires d'hommes et de femmes, de rencontres, d'amitiés et d'amours, de solidarités fugaces ou durables. Comme celle d'Antonietta et de Gabriele. Quel souvenir laissera donc cette journée particulière ? Sûrement pas le même, suivant que l'on se place du point de vue d'Emanuele, le chef de famille, toujours plus admirateur des rodomontades du Duce, ou du point de vue de son épouse, Antonietta, qui, en l'espace de quelques heures, aura découvert l'amour, la tendresse, les gestes secourables et... la littérature avec Alexandre Dumas et ses Quatre mousquetaires. Ce livre, serré contre son cœur et qui est tout ce que lui laisse Gabriele. Et c'est déjà beaucoup !

 Les interprètes, Marcello Mastroianni et Sophia Loren, faut-il le souligner encore et toujours, atteignent au sublime. Le mérite du film est d'avoir contredit des images faussement cultivées. Scola nous éclaire particulièrement au sujet de Sophia : « Lorsque je l'ai connue personnellement, j'ai vu qu'elle était très différente du modèle proposé habituellement au public. En fait, que sait-on ? Que c'est une femme agressive, non seulement physiquement mais comme façon de prononcer les répliques d'un film et comme manière de vivre certains sentiments. (...) Au contraire, Sophia est une femme introvertie, très timide, elle est malheureuse, et donc elle ressemble à l'Antonietta du film. (...) Il y a une profonde mélancolie à l'intérieur d'elle-même. » Quant à Marcello, Scola l'avait déjà vu ou dirigé dans des incarnations assez différentes les unes des autres. Son appréhension fut moins grande. Ce qu'il faut souligner, avant toute chose, c'est la pertinence du choix : pour incarner un homosexuel, il était préférable de recourir à un comédien sexuellement non connoté. Même si Mastroianni avait été autrefois l'ambigu Bel Antonio chez Bolognini, il demeurait l'uomo pour de nombreuses admiratrices. La grandeur de Mastroianni, acteur d'une fabuleuse intelligence, est d'avoir compris, à travers son interprétation du rôle, que l'homosexualité n'était pas qu'une disposition d'ordre physique mais, surtout et avant tout, une sensibilité et une appréhension du monde et des choses absolument originales. Cette part que nous possédons tous, suivant une amplitude plus ou moins grande, et qui est un reflet incompressible de notre humanité. Vouloir la réprimer c'est condamner nos existences à l'uniformité du troupeau. Cela nous conduit à cette conclusion énoncée par Scola lui-même : « En somme, mon intention était de proposer Mastroianni et Loren hors des schémas à l'intérieur desquels ils ont été utilisés, hors de cette glorification du sexe qui est une des conditions du marché cinématographique. (...) Ainsi, le discours du marché cinématographique ressemble étrangement à celui qui existe dans Una giornata particolare : les deux personnages sont victimes d'un autre marché, le marché fasciste qui vendait l'idéologie du mâle supérieur et de la femme subalterne et soumise.» Ettore Scola entend dénoncer ici plus qu’un système, un esprit surtout. Et cet esprit n’est hélas pas tout à fait mort.  

 

MiSha

 

 

Una giornata particolare (Une journée particulière). 1977. Italie. 105 minutes. Production : Carlo Ponti/Compagnia Cinematografica (Rome), Champion (Rome), Canafox Films Inc. (Montréal). Réal. E. Scola. Scénario et dialogues : Scola, Ruggero Macari, avec la collaboration de Maurizio Costanzo. Photographie : Pasqualino de Santis (Technicolor - Procédé spécial C.D.A.) Décors : Luciano Ricceri. Costumes : Enrico Sabbatini. Son : Carlo Palmieri, J.-M. Rouard. Montage : Raimondo Crociani. Musique : Armando Trovaioli. Interprétation : Sophia Loren (Antonietta), Marcello Mastroianni (Gabriele), John Vernon (Emanuele), Françoise Berd (la concierge), Patrizia Basso (Romana), Nicole Magny (fille d'officier), Alessandra Mussolini (Maria Luisa). 

Sortie      :      17/05/1977      au     Festival      de      Cannes.      César     du      meilleur     film      étranger      en      1978.       

 

 

 

 

 

Una giornata particolare : Interview avec Ettore Scola / Analyses

 

 

Q : Dans le film, il me semble que la présence du fascisme se fait sentir de deux manières, par la radio mais aussi par le concierge.

Ettore Scola : Oui, bien sûr. C'est un fait historique que les concierges des immeubles - les concierges sont une institution très italienne, je ne sais pas si en France on trouve quelque chose d'analogue - étaient vraiment devenues les informatrices du parti fasciste. [...] L'italien moyen n'était pas antifasciste comme au fond, à l'intérieur de lui-même, il n'était pas fasciste. C'était surtout un fascisme d'apparat, d'extériorité ; certaines personnes étaient confortées par cet uniforme qui leur donnait une plus grande importance. [...] Les concierges étaient un peu les gardiennes de l'ordre. Elles empêchaient la circulation de certaines plaisanteries, de certaines histoires, de certaines lamentations : c'était des personnes fortement craintes. [...]

 

Q : Dans ce type de société, la femme a une sexualité complètement refoulée, une sexualité qu'elle sublime d'une certaine façon en tombant amoureuse du Duce.

Ettore Scola : Le rôle de la femme aujourd'hui est encore subalterne. On peut imaginer ce que cela pouvait être sous le fascisme. Bien sûr, officiellement, la femme était proclamée reine du foyer, épouse et mère exemplaire, mais, de fait, durant toute cette période elle a toujours été tenue éloignée des décisions de la vie nationale. [...] Le devoir exclusif de la femme était de procréer parce que comme disait le Duce : "La puissance est nombre."* Le sexe était tendu vers la seule procréation et vers l'exaltation continue du mâle, non seulement au niveau familial mais aussi au niveau national de la virilité italique. Cela provoquait donc des misères conjugales sexuelles considérables. Le mâle en tant que tel, en tant que roi de la famille, pouvait naturellement s'exprimer en dehors de la maison : de là le développement des maisons de tolérance. Un homme ne devait pas cacher cela ; mieux même le fait d'aller dans les maisons de tolérance faisait partie de sa virilité, de son exaltation personnelle en tant que mâle. Le sexe à la maison était quelque chose de rapide, d'humiliant, d'absolument non satisfaisant pour la femme. [...] La femme vivait donc sa misère sexuelle de manière isolée, chacune dans sa maison, sans contacts avec les autres femmes. Chacune vivait personnellement ce drame intime et elle le sublimait d'une certaine façon avec le Duce. Ce Duce, ce mâle qui était le premier mâle d'Italie, était un peu l'amant de toutes, un amant officiel, un amant dont on pouvait ne pas avoir honte. C'était une espèce d'adultère à la lumière du soleil qui pouvait s'exprimer avec franchise même dans le rapport conjugal ; c'était l'amant légitime. De fait, dans le film, il y a ce panneau fait de boutons qui représente le visage du Duce : même cela c'était une constante commune. [...]  (Entretien avec Jean Antoine Gili, Écran n° 62, 15 octobre 1977).

  

 

** « Nous sommes ainsi confrontés à une situation de régime autoritaire apparemment paradoxale et pourtant banale, où la raison d'être de la femme est la maternité, mais où aucune attention n'est accordée aux enfants, à la spécificité de chacun. Ils n'existent qu'en tant que membres d'un groupe jusqu'à ce qu'ils deviennent à leur tour de vrais fascistes, de ces hommes dits nouveaux à la virilité intégrale. L'attribution des rôles est clairement posée par Mussolini lui-même lorsqu'il dit, par exemple, en 1932 : "La guerre est à l'homme comme la maternité est à la femme." C'est bien évidemment une logique du nombre et non de l'individu qui prédomine : ainsi Antonietta, après avoir récupéré son mainate dans l'appartement d'en face, ce qui provoque sa rencontre avec Gabriele, se présente fièrement par la question suivante : "Vous savez combien j'ai d'enfants ?", ce à quoi ce dernier répond : "Non, vous ne me dérangez pas". Certes, cette dernière arrive à un moment où il est profondément déprimé et hanté par des pensées suicidaires - sur le bureau, une arme traîne, qu'il s'empresse de camoufler. Mais cela dénote aussi son incapacité à entrer dans cette logique démographique productiviste. » (Catherine Brunet in : "Le monde d'Ettore Scola", L'Harmattan, 2012).

  

** « Reste la radio ; mais ce troisième personnage est bicéphale : d'une part le commentaire du défilé de la via Dei Fiori Imperiali, de l'autre la concierge qui écoute ce commentaire et le prolonge en espionnant les locataires. C'est-à-dire, et ceci n'est pas négligeable : d'une part un fascisme théâtral aujourd'hui périmé, de l'autre une violence souterraine, toute en lâchetés à la petite semaine et qui commande l'attitude de chacun - qui commande à chacun de se soumettre à la mentalité générale, de devenir conforme. Et cette violence-là, ce fascisme qui n'ose pas dire son nom a survécu à l'autre fascisme, celui des rodomontades et des uniformes. Voilà aussi en quoi Une Journée particulière est un film exemplaire. »  (Gilles Cèbe in Écran, n° 62, déjà cité).

 

 

[A] Par le décret du 5/11/1926, complété par le règlement du 18/6/1931, est institué le système du confino, relégation décidée par les autorités judiciaires à la demande des pouvoirs publics envers des personnes jugées hostiles et dangereuses vis-à-vis du régime fasciste ou, selon les termes du décret, "responsables de délits contre l'Etat ou contre l'ordre public, de menace, violence ou résistance à l'autorité publique." C'est une peine intermédiaire entre l'ammonizione, qui oblige l'impétrant à se présenter quotidiennement à un poste de police (assignation à résidence), et la prison. Jusqu'en 1938, ce type de sanction ne touchait qu'essentiellement des politiques. À partir de 1938, parallèlement aux lois raciales antisémites, l'homosexualité est considérée comme "un attentat à la dignité de la race". Et les homosexuels sont désormais sujets à la déportation. On dénombrait 262 lieux de confino. Les plus connus sont ceux des îles Lipari, Pantelleria, Lampedusa, Ustica - le leader communiste Antonio Gramsci y avait été déporté -, Favignana ainsi que des villages de la Lucanie et de la Basilicate. Voir la carte de la Sardaigne et, au sud-ouest de celle-ci, la région de Carbonia où serait relégué Gabriele (Marcello Mastroianni), le héros du film Una giornata particolare. (Source : Dictionnaire de l'Italie fasciste de Philippe Foro). Lorenzo Benadusi a consacré une étude sur homosexualité et fascisme sous le titre "Il nemico dell'uomo nuovo. L'omosessualità nell'esperimento totalitario fascista", publié en 2005 chez Feltrinelli, éditeur milanais. Selon cet auteur, l'homosexualité était condamnée non pas tant parce qu'elle était un péché (religion) ou un vice (morale) que parce qu'elle constituait "un danger permanent pour l'éthique viriliste collective." Il est dommage que cet ouvrage n'ait pas encore trouvé de traducteur en français.

  

  

 

 -  « Benito Mussolini considérait que le dynamisme démographique était le signe premier de la vitalité d'une nation", écrit l'historien Pierre Milza, qui ajoute : "L'émigration était une perte de substance vive et le fléchissement de la natalité, un signe de décadence." (In : Histoire de l'Italie, Fayard). Le Duce tablait sur une population de 60 millions d'habitants avant le milieu du siècle. Il fit adopter des mesures visant à restreindre l'émigration, et, surtout, déclencha une vaste politique nataliste qui bénéficia du soutien de l'Église catholique. Ainsi, voit-on, dans le film, Antonietta dire à Gabriele qu'elle a six enfants et qu'à son septième, elle pourra prétendre à une prime pour famille nombreuse. Or, Gabriele, de son côté, subit déjà un impôt sur le célibat (institué dès 1927), puisqu'il est homosexuel. On constate, en outre, que la radicalisation du fascisme ne date pas de la venue d'Adolf Hitler en Italie, puisque Gabriele est en instance de relégation. Ensuite, l'idéologie profonde du fascisme - comme l'explique Emilio Gentile - n'admettait aucun compromis véritable avec les deux autres composantes restées en lice jusque-là : la monarchie et la papauté. L’ « homme fasciste » - fruit de la « révolution anthropologique » - devait pulvériser l'individu décadent façonné par des siècles de culture "humaniste", religieuse et bourgeoise.

  

  

 

 

 ◙ Extrait La Rome de Scola (Michel Sportisse, éd. Le Clos Jouve)

 

« Luciana (Stefania Sandrelli - Nous nous sommes tant aimés), Elide (Giovanni Ralli – id.) et Antonietta (Sophia Loren – Une journée particulière) ont ceci en commun qu’elles s’amourachent d’un archétype masculin. Antonietta est la plus démunie. Elle doit se contenter « en rêve » de Benito Mussolini, « l’amant de toutes les femmes italiennes », d’une tapisserie à son effigie dans sa pauvre salle de séjour, d’un souvenir : l’avoir croisé deux minutes dans sa vie… et l’avoir « entendu déclarer qu’il les aimait toutes ! » Antonietta enceinte avait failli perdre connaissance ! Ainsi, explique-t-on, en partie, le fameux cinéma des « téléphones blancs » que le Duce détestait, mais qu’il recommandait comme dérivatif aux fantasmes des jeunes femmes. S’agissant d’Antonietta, les choses se compliquent encore : ne pouvant se rendre aux cérémonies du régime (ce qui signifie implicitement que le cinéma lui est aussi refusé !) – encore le thème de la pauvreté – […] elle découvrira l’amour dans les bras d’un homosexuel une certaine « journée particulière », celle du 8 mai 1938 qui scelle une nouvelle ère entre l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste (sic). L’affleurement d’un imprévu - l’échappée d’un perroquet – produit ce que toute l’Italie fasciste n’aurait pu prévoir : le « coup de foudre » d’une mère de famille « modèle » - elle prévoit une septième naissance et le régime honorera l’« exploit » ! – pour un intellectuel homosexuel, Gabriele (M. Mastroianni), le fameux locataire non homologué par les critères fascistes. Or, ce contremodèle aura pourtant révélé l’homme le plus attentif à la souffrance d’une mère et à la perpétuation d’une ignorance volontairement entretenue. Les Trois mousquetaires d’Alexandre Dumas préserveront en effet la prodigieuse intimité secrète de l’autre « journée particulière ».

  

 

[1] Deux films d’Ettore Scola demeurent à ce jour non distribués en France : Permette ? Rocco Papaleo (1971) avec Marcello Mastroianni et Lauren Hutton, une comédie narrant l’histoire d’un ouvrier mineur d’origine italienne installé en Alaska et essayant de faire carrière dans la boxe. Le deuxième, Mario, Maria e Mario (1993) nous paraît être le film le plus directement politique du cinéaste puisqu’il traite de la décision de mettre fin à l’existence du Parti communiste italien (la svolta della Bolognina, 12 novembre 1989) et des incidences qu’elle provoque chez un couple de militants. Enfin, il faudrait citer ici une œuvre difficile à classer et plutôt exceptionnelle chez Scola, Che ora è ? /Quelle heure est-il ? (1989) dans la mesure où elle retrace un conflit intergénérationnel entre un père (Mastroianni à nouveau) et son fils (Massimo Troisi). 

 

[2] Sorti en septembre 1977 en France, le film totalise 1.058. 607 entrées (Sources : Simon Simsi, Ciné-Chiffres). C’est le film de Scola ayant enregistré le meilleur résultat dans l’hexagone. En Italie, il en ira autrement puisqu’il sera classé à la 27e place loin derrière les films d’un Sergio Corbucci ou de l’Au nom du pape roi Luigi Magni. (Sources AGIS)

[3] La bande-son générique du film produit elle-même une « mise en perspective paradoxale » : Le train que nous entendons et que nous ne voyons pas encore, lequel est-il ? Celui des soldats engagés au front au nom d’une guerre qui n’est pas la leur ou celui des déportés vers des camps de concentration voire d’extermination ? L’image d’archive nous en montre finalement un événement plus artificiel : le voyage du Führer en Italie et son arrivée « triomphale » (sic) à Rome. 

[4] « Nous avions décidé avec l'opérateur Pasqualino De Santis, dit Scola, de faire des essais pour voir quelles couleurs pouvaient contribuer à mieux rendre le gris que nous voulions donner de cet immeuble, de cette journée. Nous avions tourné des scènes d'essai soustrayant peu à peu les couleurs : d'abord le rose, puis le vert... Avec le scénographe Luciano Ricceri, on étudia la couleur des murs : toute la maison était beige et on avait enlevé les objets trop colorés pour parvenir à une tonalité uniforme ». [Entretien avec A. Bertini, Ettore Scola. Il cinema e io. Roma, Officina Edizioni, 1996) 

 

[5] H. Arendt in : L'Origine du totalitarisme. Paris, 1951.