Schermo : Fascismo

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◙   Il delitto Matteotti

 

 

 

 Le film de Florestano Vancini (1973)

 

 

 

« J'ai tenu mon discours. Maintenant, c'est à vous de préparer mon oraison funèbre. »

(Giacomo Matteotti, à un de ses collègues député socialiste)

 

 

 Synopsis

 

 Rome, 30.05.1924. Giacomo Matteotti, secrétaire du Parti socialiste unitaire, demande à la Chambre que soient annulées les élections du 6 avril en raison des illégalités et des violences qui ont permis à la « listone », coalition électorale dominée par les fascistes mais constituée avec l’appui de partis « nationaux » et de fractions importantes du centre-droit, d’emporter la majorité des voix. Le 10 juin, des hommes de main du fascisme enlèvent le député, quai Arnaldo da Brescia, alors qu’il l’emprunte pour se rendre à la Chambre - « Un monument à la mémoire de Matteotti se dresse maintenant sur le lieu de son enlèvement ; la circulation intense d’aujourd’hui contraste avec l’aspect banlieusard qu’avait ce quartier dans les années 20, comme on peut le voir dans le film « Il delitto Matteotti » (R. De Felice). Les Italiens en sont bouleversés. Deux jours après son enlèvement, la famille du député et ses collègues à la Chambre, représentés par le député Giuseppe Emanuele Modigliani, s'adressent aux autorités policières, en particulier au commissaire Bertini. Celui-ci rend compte de cette démarche au Chef de la police, un des « quadriumvirs » de la Marche sur Rome, Emilio De Bono. Bertini soupçonne Dùmini, un des membres de la Čeka del Viminale (une police politique secrète de la Présidence du Conseil, copiée sur le modèle soviétique). Le cadavre de Matteotti ne sera retrouvé que le 16 août à Quartarella, près de la via Flaminia.  Entretemps, Mussolini, préoccupé, ordonne d'arrêter les auteurs du kidnapping. Il cherche en réalité à les soustraire à la magistrature. Il incite en outre De Bono et son chef des services secrets, Cesare Rossi, à démissionner. Ce dernier ne l'entend pas de cette oreille et menace de tout dévoiler. L’opposition politique marque des points. Elle décide de boycotter les travaux du Parlement (« Secessione dell’Aventino »). La voiture utilisée pour l'enlèvement est en effet retrouvée avec la certitude qu'elle appartient au bureau de presse de Mussolini et qu'il y a bien eu combat d'hommes à l'intérieur. Amerigo Dùmini, le responsable des hommes de main impliqués, est arrêté à la gare Termini de Rome alors qu’il s’apprêtait à rejoindre Milan. Une enquête est ouverte et confiée au juge d'instruction Mauro Del Giudice. Les choses se compliquent avec la découverte du corps du député.  L'opinion publique et la presse monte d'un cran. Le Roi Victor Emmanuel III, soucieux d’ordre et de stabilité, refuse d’ôter la confiance au Chef du Gouvernement. D’un autre côté, les représentants du fascisme intransigeant, celui des origines, exigent de Mussolini la manière dure. Le Duce, un moment découragé, surmonte peu à peu les doutes et la crise de confiance jusqu’à ce que le 3 janvier 1925, il fasse un discours décisif à la Chambre. 

 

 

  • Quoi qu’il en soit, l’assassinat de Matteotti est un événement, tout à la fois tragique et majeur dans l’histoire de l’ascension du fascisme italien. Il a été traité par les historiens de ce pays. On citera, par exemple, l’ouvrage de Mauro Canali, « Il delitto Matteotti » publié chez « Il mulino ». Ces travaux ne sont malheureusement pas disponibles en langue française. Au cinéma, il nous faut déplorer l’indisponibilité en DVD du seul film consacré à cet épisode, celui de Florestano Vancini réalisé en 1973.

Réalisateur méconnu, Vancini mériterait mieux. Il s’est toujours attaché à dévoiler la réalité crue d’événements dissimulés ou embellis par l’Histoire officielle italienne. Natif de Ferrare, le réalisateur a consacré ses premiers films, des documentaires, à sa terre d’origine, mais aussi au sud de l’Italie (« Luoghi e figure di Verga », « Calabria sul mare »). Son premier long métrage, inspiré d’une œuvre de son compatriote-romancier ferrarais Giorgio Bassani (« Le Jardin des Finzi Contini ») : « La lunga notte del’43 » (« La longue nuit de 43 ») date de 1960. Il en peaufine l’adaptation avec Pasolini et Ennio De Concini. Il s’agit de la relation d’un fait particulièrement sensible, toujours situé dans la période du « ventennio » fasciste, mais, à son crépuscule cette fois-là. « La longue nuit de 43 » est d’abord la narration d’un règlement de comptes, intervenu à l’aube du 16 décembre 1943, entre factions du régime, et que l’on camoufle alors en attentat commis par la Résistance. Le film se déplace ensuite dans la contemporanéité : Anna Barilari (Belinda Lee), la fille d’un avocat assassiné à ce moment-là, revient des années plus tard à Ferrare. Que constate-t-elle ? Que Ferrare continue de vivre comme si rien ne s’était passé. L’amnésie est collective. On sert la main de l’assassin fasciste et l’on bavarde (ou sirote son café) cordialement avec lui au sujet du prochain match de football. Le film sorti, que croyez-vous qu’il arrivât ? Le film fut honoré à la Mostra de Venise. Les jurés ne sont pas idiots, on s’en doute. Mais, dès sa distribution publique, on fit vacarme, on polémiqua, on insulta etc. Puis, on oublia progressivement le film, comme l’on oublia l’Histoire italienne. D’autres diront : « Il faut savoir tourner la page ». Or, tourner une page sans l’avoir comprise vous y reconduira cruellement.  

Enfin, l’année précédant « Il delitto Matteotti », le cinéaste évoquait un épisode moins glorieux du Risorgimento. C’est à partir d’une nouvelle écrite par l’écrivain sicilien Giovanni Verga (« Libertà »), que Vancini mettait en relief la répression ordonnée par un général garibaldien Nino Bixio à l’endroit de paysans révoltés dans la commune de Bronte, sur les pentes de l’Etna, en août 1860. Ce fait sanglant se place dans le cadre historique de l’expédition dite des Mille, au moment où Garibaldi débarque en Sicile afin d’y conquérir un Royaume encore gouverné par les Bourbons (cf. « Le Guépard » de Luchino Visconti). Alberto Pezzotta écrit, à ce propos : « Vancini met en scène les principaux thèmes de l’historiographie italienne : le Risorgimento trahi, l’édification du nouvel État dans la violence et la continuité tragique du pouvoir des padroni qui changent de nom sans changer de nature ». Le film, mutilé d’une vingtaine de minutes, ne connaîtra qu’un sort déplorable. En France, on n’en saura à peu près rien sauf, en de rares circonstances, comme les heureux spectateurs du Festival du cinéma italien à Villerupt, en janvier 2002, qui l’auront visionné dans une version restaurée et rétablie. Le titre est d’ailleurs suggestif : « Cronaca di un massacro che i libri di storia non hanno raccontato ». Vancini est l’auteur de 14 longs métrages, tous infiniment intéressants et qui, hélas, ne sont guère abordables. Jadis membre du défunt PCI, Vancini, décédé en 2008, l’avait quitté au moment de l’insurrection de Budapest (1956). Il constata, à cet instant-là - il n’était pas le seul ! - que les régimes de démocratie populaire n’étaient pas, en toutes circonstances, les « amis » de la classe ouvrière. Risorgimento trahi, esprit de la Résistance trahi, révolution bolchévique trahie, tout ceci laissait un goût amer chez l’intellectuel qui réalisait en 1966 une œuvre, en forme d’autobiographie non complaisante, « Le stagione del nostro amore » (« Les Saisons de notre amour ») avec son acteur de prédilection, Enrico Maria Salerno.

Sept ans plus tard, « Il delitto Matteotti » se veut le portrait édifiant de Giacomo Matteotti et narre les circonstances qui conduiront à son enlèvement et à son meurtre. C’est aussi, et, avant tout, un moment crucial de l’Histoire italienne qui doit y être éclairci. Pour le comprendre, il faut commencer en amont. Le générique du film de Vancini en émet, à travers quelques faits majeurs, des pistes-clés. Qu’est-ce qui a réellement conditionné l’arrivée d’un Mussolini au pouvoir ? Le Duce et ses thuriféraires ont beau faire : ils ne nous feront guère croire qu’ils se sont hissés à la tête du pays grâce à la Marche sur Rome. Il n’y a jamais eu de « révolution fasciste » en Italie. Au cinéma, Dino Risi ironisait avec un film appelé « La Marcia su Roma », quarante ans plus tard. Deux « chemises noires », anciens combattants de la Grande Guerre, joués par la paire Ugo Tognazzi/Vittorio Gassman, flairaient l’imposture dans laquelle ils avaient été entraînés. Aussi contradictoire que cela puisse paraître, c’est précisément « la lassitude générale de l’opinion publique qui venait de subir trois ans et demi de guerre, deux années de violences « rouges » et deux autres de réaction fasciste » (R. De Felice) qui auront favorisé l’arrivée de Mussolini au pouvoir. Outre le fait, que la bourgeoisie industrielle, la monarchie piémontaise et l’Église catholique ne cessèrent de souhaiter une reprise en mains de la situation au moyen d’un pouvoir capable de moucher les « rouges ». Tout cela l’ex-instituteur de Gualtieri Emilia, la première municipalité « rouge » d’Italie, ne pouvait l’ignorer. Car, qu’auraient pu faire, en cas d’épreuve de force, les groupes de chemises noires (30 000 hommes au maximum), à la discipline approximative et aux équipements rudimentaires, face à 28 000 fantassins, entraînés et bien armés, sous les ordres du général Pugliese ? Durant toutes ces heures, Mussolini ne cessa de manœuvrer, de s’activer fébrilement, consultant tous les hauts officiers de l’armée italienne – Diaz, Thaon de Revel etc. - afin de s’assurer de leur « compréhension ». Mussolini agit comme les « politiciens » qu’il critique. Et, surtout, à proximité de la Suisse… au cas où tout cela « finirait dans la mare ». La Marche sur Rome a surtout pour pendant une tractation politique habilement conduite afin de provoquer la simple chute du gouvernement en place, celui de Luigi Facta, collaborateur de Giovanni Giolitti, praticien consommé du « transformisme politique ». En réalité, à cet instant-là, les « ennemis » les plus dangereux du Duce c’est surtout dans ses rangs qu’on les trouve, fascistes de la première heure, fanatiques endurcis qui ne désirent pas qu’on leur confisque leur « révolution » et qui veulent en finir avec la vieille société démocratique vermoulue. Le Duce en a de suite conscience. Bien sûr, il reste fondamentalement fasciste, mais il ne veut pas être non plus la victime expiatoire du radicalisme fasciste. Il lui faut, coûte que coûte, contrôler le Parti (PNF) et préparer progressivement l’établissement d’un État fasciste souverain. En attendant, il instaure le Grand conseil du fascisme et la Milice volontaire pour la sécurité nationale, afin de couper l’herbe sous le pied des squadristi jusqu’auboutistes. En deuxième lieu, il prépare la « normalisation » du fascisme : aussi, mais avec prudence, il cherche à « absorber » les formations politiques qui coopèrent avec lui – nationalistes, libéraux… - ou en à dilapider leur représentation sur le territoire. En troisième lieu, il veut écarter la menace éventuelle d’une « usure politique » des partis qui coopèrent.

Mussolini prépare en conséquence une loi électorale sur mesure : la loi Acerbo, du nom du sous-secrétaire fasciste à la présidence. Celle-ci est adoptée en Conseil des ministres le 4 juin 1923. Elle met en place un système majoritaire à l’intérieur d’un seul collège électoral national : si une liste dépasse les 25 % des suffrages, elle bénéficie d’une prime majoritaire, avec deux tiers des sièges (356). Les autres listes se répartissent les sièges restant sur une base proportionnelle. Le 21 juillet, le projet est adopté à la Chambre par 235 voix, dont celles des anciens présidents du Conseil Giolitti, Orlando, Salandra et Bonomi, incapables d’en percevoir l’objectif clair et le danger potentiel. On dénombre 139 voix contre et 77 abstentions, essentiellement des députés du Parti populaire. Le 23 novembre, la loi est également adoptée au Sénat par 165 voix contre 41. « Ce moment est capital car, en toute légalité, le fascisme a désormais les moyens d’obtenir une majorité parlementaire fiable. C’est pourquoi le socialiste réformiste Filippo Turati dit : « Nous avons donné la victoire au fascisme. » Le roi Victor-Emmanuel III entérine le décret de dissolution qui est publié le 25 janvier 1924. Les élections sont quant à elles prévues pour le 6 avril » (Ph. Foro, « Dictionnaire de l’Italie fasciste »). Mussolini veut en faire un plébiscite national en faveur du gouvernement fasciste. Les opposants ne se font plus d’illusions. Tous, exceptés les communistes, sont tentés de recourir à l’abstention. Matteotti prend alors conscience que l’abstentionnisme est « un moyen de se dérober, de se soustraire à la réalité ». La campagne électorale se déroule dans un climat de violences. Le libéral Giolitti qui n’est pas un opposant le dit lui-même et s’en indigne. Pour autant, le succès de la « listone » ne se discute pas : elle obtient 66, 3 % des suffrages exprimés. Ce triomphe assure à Mussolini une majorité propre et une ouverture vers le centre-droit. « Dans l’opposition, seuls les républicains et les communistes améliorent leurs résultats de 1921 et sont ainsi récompensés de la cohérence avec laquelle ils se sont battus contre le fascisme, y compris sur le plan de la violence physique », écrit Renzo De Felice. À vrai dire, le fascisme n’est pas parvenu à éliminer la gauche. Mais, que peut-on espérer d’une annulation des élections ? Est-ce là l’objectif de Matteotti ?

Au lendemain des élections, le Duce travaille à un accord de collaboration avec le mouvement syndical – la CGL en particulier – et à l’intérieur du Parti socialiste unitaire. Une semblable politique aurait pour avantage de relancer le syndicalisme fasciste, peu prisé en raison de ses atermoiements et ses contradictions face à la politique des industriels. Ne sont-ce pas ces pièges-là que cherche à conjurer Matteotti ?

Né en 1885, député de Rovigo (Vénétie) depuis 1919, Matteotti est un socialiste réformiste. Il suit Filippo Turati lors de l'exclusion du 3 octobre 1922 qui donne naissance au Partito Socialista Unitario. Au lendemain des élections d’avril 1924, il prend la parole à la nouvelle Chambre des députés (30 mai) et met en accusation, sous les huées fascistes, les exactions, pressions, fraudes, atteintes aux libertés dont se sont rendus responsables les partisans de Mussolini. Il réclame l’invalidation de nombreux scrutins. Mais, il dit, en sortant de l’hémicycle, et s’adressant à ses proches : « Et maintenant, vous pouvez préparer mon oraison funèbre ». De son côté, Mussolini menace, affirmant que les paroles de Matteotti ne resteront pas sans réponse, et que celle-ci ne sera pas seulement verbale. Dès le lendemain de l’enlèvement du député socialiste – le 13 juin -, Mussolini est contraint de s’expliquer : il promet aux députés de faire mener une enquête. Le président du Conseil est pourtant vite soupçonné d’avoir commandité le meurtre. Le chef du groupe fasciste qui a procédé au « coup de main », le Toscan Amerigo Dumini appartient au bureau de presse du Président. Il est clair que les assassins ont pensé agir selon la volonté de Mussolini. Ce dernier a donc une responsabilité politique et morale. Les députés de l’opposition, toutes tendances confondues, décident, en guise de protestation, de ne plus participer aux travaux de la Chambre (27 juin). Ils exigent qu’un nouveau gouvernement soit formé afin de rétablir l’ordre constitutionnel. Le fasciste Augusto Turati, futur secrétaire du PNF, compare ce retrait à celui de la plèbe romaine qui, en 494 avant J.C., se replia sur la colline de l’Aventin afin d’obtenir des patriciens qu’ils instaurent des tribuns censés défendre leurs intérêts. L’Histoire retiendra l’expression « Sécession de l’Aventin ». À cette différence près - elle est énorme - que l’opposition de gauche n’a pas l’importance de la plèbe romaine, et qu’en second lieu, elle est loin d’avoir réalisé son unité autour d’un programme clairement et prioritairement antifasciste. Mussolini saura exploiter cette situation à son avantage, même s’il traversera indubitablement une période difficile.  

Certes, il eût été possible de stopper le fascisme. Encore fallait-il savoir passer du stade de la « protestation morale », largement comprise par une grande partie de l’opinion publique, à une seconde phase qui supposait un accord aussi large que possible contre la montée du fascisme – y compris avec des forces ou des personnalités qui avaient cru, en collaborant avec les fascistes, pouvoir les contenir, et en deuxième instance, s'appuyer sur la revendication d'un mouvement populaire antifasciste non encore entièrement défait. Par peur de l’avenir, Victor Emmanuel III conserva sa confiance à l’endroit du Duce. Les autres acteurs – les dirigeants économiques, le Vatican etc. – craignaient, quant à eux, le retour à un contexte qu’ils n’avaient cessé de détester. Le Duce leur semblait le seul capable de garantir l’ordre et la stabilité, y compris à l’endroit de ses propres récalcitrants, ceux-ci allant même jusqu’à le sermonner et le mettre en demeure au palazzo Chiggi (les 34 consuls de la Milice lui intimant l’ordre de conduire la « révolution fasciste » à son terme), tandis qu’en Toscane les fascistes intransigeants, plus puissants qu’au moment de la Marche sur Rome, descendent dans la rue et massacrent les bureaux de l’opposition antifasciste. Ainsi, s’explique le fameux discours du Duce, daté du 3 janvier 1925, et dont on a retenu, avant tout :

-          « Si le fascisme n’a été que l’huile de ricin et la matraque et non une passion superbe de la meilleure jeunesse italienne, à moi la faute ! Si le fascisme a été une association de criminels, je suis le chef de cette association de criminels ! »

Et, qui comportait aussi ceci :

-           « Vous vous êtes fait des illusions ! Vous avez cru que le fascisme était fini parce que je le censurais… Mais si je mettais à le déchaîner le centième de l’énergie que j’ai mise à le réfréner, vous verriez bien, alors… L’Italie, ô messieurs, veut la paix, elle veut la tranquillité, elle veut le calme laborieux. Nous, cette tranquillité, ce calme laborieux nous les lui donnerons, avec l’amour si c’est possible, avec la force si c’est nécessaire. Soyez certains que dans les 48 heures qui suivront mon discours, la situation sera éclaircie de bout en bout. »

En réalité, le Duce marquait là non l’inauguration de l’État fasciste totalitaire – il lui faudra plus de temps pour cela -, mais l’acte de naissance d’une dictature. Il venait d’éteindre tout autant l’opposition de gauche et les manifestations plébéiennes de la « révolution fasciste ». C’était néanmoins un palier décisif vers la construction de l’État totalitaire. « Il delitto Matteotti », selon Florestano Vancini, pourrait constituer, à ce titre-là, un beau sujet de débat.

 

 MiSha

 

 

 

 Il delitto Matteotti (L'Assassinat de Matteotti). Italie, 1973. Eastmancolor. 113 minutes. Production : Gino Mordini, Claudia Cinematografica. Réalisation : Florestano Vancini. Scénario : F. Vancini, Lucio Manlio Battistrada. Photographie : Dario Di Palma. Musique : Egisto Macchi. Scénographie : Umberto Turco. Costumes : Silvana Pantani. Montage : Nino Baragli. Trucages : Rino Carboni. Interprétation : Franco Nero (Giacomo Matteotti), Mario Adorf (Benito Mussolini), Umberto Orsini (Amerigo Dùmini), Vittorio De Sica (Mauro Del Giudice), Renzo Montagnani (Umberto Tancredi), Gastone Moschin (Filippo Turati), Riccardo Cucciolla (Antonio Gramsci), Damiano Damiani (Giovanni Amendola), Stefano Oppidisano (Piero Gobetti), Manuela Kustermann (Ada Gobetti), Giulio Girola (Il Re Vittorio Emanuele III), Cesare Barbetti (Cesare Rossi), Pietro Biondi (Filippo Filipelli), Mario Maffei (Emilio De Bono), Piero Gerlini (Modigliani), José Quaglio (Bertini), Max Dorian (Roberto Farinacci), Giovanni Brusadori (Emilio Lussu).  Sortie en Italie : 13/09/1973. Sortie en France : 9/02/1977. 

 

  Commento :

«[…] Raccontare come si dipana il filo della storia è qui impossibile, per il gran numero delle figure recitanti e le molte prospettive del garbuglio, ma è doveroso avvertire che Vancini e il suo collaboratore alla sceneggiatura Lucio Battistrada sono riusciti a chiamare a raccolta pressoché tutti elementi fondamentali della storia. Gli specialisti avranno forse qualcosa da ridire, e lacune da lamentare, e tuttavia il pubblico grande ne esce soddisfatto. I dissensi che divisero le opposizioni sono illustrati con sufficiente chiarezza, e con lucidità sono rievocate sia le liti fra gerarchi sia il tentativo d’accordare socialisti e cattolici, sia la posizione difficile dei comunisti e dei liberali e le manovre dei fascisti per confondere le acque, salvarsi e affermarsi al potere. […] »

« [...] Décrire le déroulement de l'histoire est impossible ici, en raison du grand nombre de figures représentées et des multiples aspects enchevêtrés, mais il est nécessaire d'avertir que Vancini et son collaborateur sur le scénario, Lucio Battistrada, ont réussi à intégrer la quasi-totalité des éléments constitutifs de l'affaire. Les spécialistes auront peut-être quelque chose à redire et des lacunes à déplorer, et pourtant le grand public est satisfait. Les dissensions qui ont déchiré les oppositions sont illustrées avec suffisamment de clarté, comme sont rappelées les querelles hiérarchiques et la tentative d'accord entre socialistes et catholiques, ainsi que la position difficile des communistes et des libéraux, puis les manœuvres des fascistes pour brouiller la vérité, sauver et affermir leur pouvoir. [...] »

(G. Grazzini, "Il Corriere della Sera", 31.08. 1973)

 

 

Itinéraire d'un fasciste : Amerigo Dùmini (1894-1967)

 

  Amerigo Dùmini est devenu célèbre parce qu'il lui fut attribué le meurtre du député socialiste Matteotti. Nous pensons que l'idéologie fasciste est la principale responsable de ce crime et des autres forfaits accomplis avant, durant et parfois même après l'ère fasciste proprement dite. À ce titre, bien entendu, Benito Mussolini en assume une culpabilité majeure. S'agissant du Duce et de plusieurs de ses lieutenants, le couperet de l'Histoire a tranché. De son côté, Dùmini a survécu. On verra selon quelles circonstances. On constatera qu'il n'avait, par la suite, guère changé de cap.

 Né à Saint-Louis (Missouri), Dùmini fut d'abord citoyen américain. Ses parents retournent en Italie en 1913. Au début de la Grande Guerre, il est enrôlé dans un régiment d'artillerie. Trois ans plus tard, il se porte volontaire (ardito) dans un bataillon de la mort commandé par le major Cristoforo Baseggio. À la fin octobre 1918, quelques jours avant la fin du conflit, il est grièvement blessé lors d'un assaut. Transféré à l'hôpital militaire de Florence, il finit par se fixer dans cette cité au riche passé culturel. Son comportement dans la tranchée lui vaut la médaille d'argent du mérite militaire. Après une brève appartenance à une loge maçonnique, Dùmini adhère au PNF (Parti fasciste). Comment explique-t-il cette conversion ? Nous l'écoutons :

- « Sur cette place (ndlr : la piazza del Duomo à Florence), raconte-t-il dans son autobiographie, j'ai été agressé par une horde de personnes violentes (ndlr : nous sommes en mars 1919), piétiné et bafoué ; ils ont détruit mes décorations et voulaient que je les avale en criant : « À bas le capitalisme exploiteur ! » Je suis resté au sol jusqu'à ce que la foule ait épuisé sa fureur. J'ai ensuite été recueilli et conduit à l'hôpital. » (A. Dùmini, 17 Colpi, Longanesi, Milan, 1950)

Dùmini motive ainsi sa participation à la naissance du premier Fasci di combattimento fondé à Milan par Mussolini, un 23 mars 1919. Il en devient sans retard un des activistes les plus acharnés. Le voilà donc fortement impliqué dans l'assassinat d'un militant socialiste, Renato Lazzeri, et de sa génitrice, à Carrare ; des mois plus tard, il enlève le député républicain Ulderico Mazzolani et le force à ingurgiter de l'huile de ricin. Nous nous situons en 1921. Toujours la même année, un 21 juillet, il commande une expédition punitive composée de 500 squadristi toscans à Sarzana (province de La Spezia) avec pour objectif d'attaquer la mairie socialiste et de libérer le futur ministre des Corporations du Duce, Renato Ricci et ses autres « camarades fascistes » incarcérés à la forteresse du même nom, ceux-ci s'étant rendu coupables de crimes au cours des mois précédents. Or, à leur grande stupeur, les assaillants doivent affronter une population animée par des arditi del popolo : ils s'attendaient à n'avoir à parlementer qu'avec des forces de police passives ou complices. La débandade des fascistes est totale et d'autant plus marquante qu'elle est inhabituelle. Angelo Tasca écrit : « Les squadristi, habitués à se battre presque toujours contre des gens désarmés et à compter sur l'aide de la force publique, perdent la tête devant une dizaine de fusils qui, cette fois, tirent, et ils se sauvent de tous côtés. » (In : A. Tasca, Naissance du fascisme) Les faits de Sarzana demeurent, à jamais, comme le rare témoignage d'une résistance armée au fascisme arrogant et brutal des années 20.

  Envoyé en mission à l'étranger, Dùmini y espionne les milieux de l'émigration en France ; d'autres affirment qu'il s'y trouve afin d'enquêter sur les meurtres commis à l'encontre de militants fascistes. Quoi qu'il en soit, en novembre 1923, il doit fuir à la suite d'un coup de pistolet qui l'atteint à la jambe. 

  Revenu au pays, Dùmini intègre une cellule secrète au Viminale, le siège de la Présidence du Conseil des ministres, qu'on met en place et que l'on appelle Tcheka del Viminale, référence aux services secrets soviétiques. Cette cellule est financée par le bureau de presse du Premier ministre, en l'occurrence Benito Mussolini. Sa première opération est paradoxalement dirigée contre un fasciste mutin, Cesare Forni de la fédération de Pavie. Celui-ci vient d'être suspendu par le Conseil de discipline du PNF en décembre 1923, puis expulsé en février 1924. Ce qui ne l'empêche nullement de présenter une liste dissidente au Piémont et en Lombardie. Le 12 mars, il est donc attaqué à la gare centrale de Milan par un groupe dirigé par Dùmini. Aux côtés de ce dernier, on note la présence d'Albino Volpi, un intime qui « travaillait » déjà avec lui en France et que Mussolini chérit et nomme l'« allievo dei miei occhi ». Difficile alors de croire que le Duce ne soit au courant de rien au moment où se trame l'enlèvement brutal de Giacomo Matteotti. Cet après-midi du 10 juin - environ 16 h 30 -, le député est agressé par Giuseppe Viola, Amleto Poveremo, Augusto Malacria et les deux inséparables, Volpi et Dùmini. C'est Viola qui aurait néanmoins achevé le leader du Parti Socialiste unitaire. On l'enfouit plus tard au maquis de Quartarella, sis à une vingtaine de kilomètres de la Cité Éternelle. Le corps sera retrouvé le 16 août par le chien d'un garde-chasse. 

  Mussolini ne veut pas que les agresseurs soient confrontés à des magistrats qu'il ne contrôlerait pas. Aussi cherche-t-il à les faire arrêter. Dùmini est stoppé à la stazione Termini de Rome le 12 juillet et transféré à la prison Regina Coeli. Le procès des criminels se tiendra du 16 mars au 24 mars 1926, c'est-à-dire à l'instant dramatique où le fascisme a fait taire toutes les oppositions. Les peines prononcées sont extraordinairement dérisoires.

    Dans son ouvrage « Marche sur Rome et autres lieux » (1933), l'écrivain et ancien député Emilio Lussu (« Un anno sull'Altipiano »), cofondateur de « Giustizia e Libertà », écrit ceci, à propos de Dùmini et de la place qu'il occupe à cette époque-là :

« Le groupe fasciste qui avait accompli l'exploit était commandé par Amerigo Dùmini. Je le connaissais de réputation. Six mois plutôt, il s'était livré en duel avec le journaliste Giannini, socialiste, qu'il avait agressé dans un théâtre à Rome. Le journaliste était un escrimeur adroit, et durant la confrontation, Dùmini, paniqué, avait fini par déguerpir. Dans les milieux fascistes, il jouit d'une réputation d'intrépidité. Il était très célèbre et, en tant que criminel politique, il détenait la primauté absolue. Il aimait à se présenter ainsi : « Dùmini, neuf meurtres ! » Son action la plus brillante s'est déroulée en public, à Carrare. À cause d'un œillet rouge, il avait giflé une fille. La mère et le frère présents avaient menacé de déposer plainte. Il avait répondu en les abattant sur place. Il vivait maintenant à Rome, au service du Bureau de presse du Premier ministre. Il savait juste lire et écrire, ce fut suffisant pour le considérer comme « une belle plume ». Il bénéficiait d'un salaire régulier et attractif et voyageait en première classe ».

Au sein d'un récit consacré aux événements qui le conduiront à la relégation dans l'île de Lipari (« Catena »), le résistant antifasciste Lussu écrit ceci : « C'est le seul (Dùmini) de cette bande (celle qui a participé au meurtre de Matteotti) qui n'aura pas fait carrière. [...] Libéré, il eut la mauvaise idée de faire allusion à la complicité du Duce dans ce crime. » Une fois relâché, en effet, Dùmini ne cesse plus d'agir en maître-chanteur. Du coup, les peines de prison ne lui seront pas épargnées, même si, en contrepartie, il obtient des largesses de la part des autorités fascistes, désireuses de précipiter l'affaire Matteotti aux oubliettes. On l'envoie, par exemple, en Somalie avec une pension royale de 5 000 lires mensuels. Il ne s'assagit point : on l'arrête en octobre 1928 et on le réexpédie en Italie afin d'y purger de la prison. À sa sortie, il peut s'installer en Cyrénaïque, moyennant indemnités et aides substantielles pour diriger une exploitation agricole et commerciale. La Seconde Guerre mondiale déclarée, il est mobilisé sur le front africain. Capturé par les Britanniques en 1941, il est condamné à mort comme espion. On ne saura comment il parvient à en réchapper. Quel crédit accorder à son autobiographie 17 Colpi 

De retour dans la péninsule, Le Duce l'accueille tel un faiseur de miracles et l'arrose d'une nouvelle gratification mensuelle. Dùmini ne s'en contente pas : il se lance en affaires, y compris en faisant du marché noir. Il devient rapidement propriétaire d'une luxueuse villa via Pietro Tacca à Florence. La roue tourne néanmoins. Le Duce est destitué. Dùmini quitte Florence. Il est stoppé en août 1943 à Riva del Garda (Trentin/Haut-Adige). On le relaxe assez vite, mais, il est repris et incarcéré à Murate (Florence). Malade, on le transporte à l'hôpital. Il en sort le 17 février 1944. Il affirme, de son propre aveu, qu'à compter de ce moment, il s'enrichit de l'achat d'armes et de munitions destinées à la Résistance italienne et parachutées par les Alliés, et qu'il revend aux forces de la République de Salò. Tandis qu'il travaille, sous un faux nom, pour les autorités d'occupation américaines, il est reconnu à Plaisance (Émilie-Romagne). On l'arrête. Le procès Matteotti est rouvert et on le condamne à l'emprisonnement à perpétuité, le 4 avril 1947. Six ans plus tard, il est amnistié, avant d'être définitivement gracié en 1956. Il devient alors membre du MSI (Mouvement Social Italien), formation d'obédience néofasciste, créée dix ans auparavant. Il n'avait donc rien renié. 

MS

 

  • L'assassinat du député Matteotti sous la plume d'Antonio Scurati (M L'enfant du siècle)

 

- Rome, 10 juin 1924

 

« Depuis au moins une heure, Giuseppe Viola se tord de douleur, comme une parturiente, sur la banquette arrière de la voiture. Il se plaint d'élancements brûlants - des « coups de poignard », dit-il - au creux de l'estomac et supplie qu'on le conduise à la pharmacie la plus proche, piazza del Popolo. Vers 16 heures, Viola finit par vomir sur la garniture intérieure. Ce bol de nourriture indigeste, sombre, granuleux, mêlé de sang, évoque du marc de café. Personne n'ose lire l'avenir dedans. Vu d'ici, l'avenir est un sale endroit. 

 À bord de la Lancia Lambda, l'air est maintenant irrespirable. Ce modèle à carrosserie fermée, genre limousine, six places, deux à l'avant et quatre à l'arrière, deux fixes et deux mobiles, est tellement spacieux qu'une vitre coulissante sépare l'habitacle du siège du conducteur. Et pourtant on n'arrive pas à respirer. Depuis deux heures, cinq adultes corpulents, excités et repus, bourrés de nourriture, de vin et de testostérone, brûlent l'oxygène de cette atmosphère renfermée en respirant la bouche ouverte à cause de la digestion, et en soufflant de la fumée de cigarette de leurs poumons goudronnés. L'habitacle est saturé de rots, flatulences et souvenirs de guerre.

 À l'avant, sur le siège du passager, Amerigo Dùmini, chef de l'expédition, a interdit d'aérer le véhicule en y faisant entrer la chaleur d'un été précoce sur Rome et sur le monde. Les vitres sont remontées, les rideaux baissés. Les occupants de la voiture doivent rester invisibles à l'intérieur de leur boîte, ne laisser aucune trace. Voilà pourquoi l'influence apaisante du Tibre qui coule, boueux, tout près de là, demeure un mirage. La lourde coque en tôle d'acier, battue par le soleil de l'après-midi, est une bulle asphyxiante, garée entre la via Scialoja et le quai Arnaldo da Brescia. De là, ils surveillent la petite porte du numéro 40 de la via Giuseppe Pisanelli, où leur proie vit avec sa femme et ses trois enfants. 

 Les cinq hommes prisonniers du dernier modèle de l'usine automobile de Vincenzo Lancia sont patients. Les longues attentes, avant la bataille ou l'heure de la promenade, figurent dans leur apprentissage de la vie. Les cinq hommes en embuscade dans la Lancia Lambda - Amerigo Dùmini, Giuseppe Viola, Albino Volpi, Augusto Malacria, Amleto Poveromo - sont tous d'anciens Arditi et des repris de justice pour des crimes de droit commun. Ils tous été dans les tranchées et ils ont tous été en prison. Maintenant que Viola, ayant craché son sang ulcéreux, a cessé de se plaindre, ils peuvent recommencer, en allumant une énième cigarette, étourdis par la chaleur, par le vin et par la fumée, à ruminer les souvenirs de leurs nuits au bord du Piave parmi les cadavres de compagnons d'armes, ou sur les couchettes pouilleuses de la prison de San Vittore. Leur attente touche à sa fin. 

 Giacomo Matteotti est un homme méthodique, ils le surveillent depuis plusieurs jours, ils ont étudié ses habitudes. Les jours de séance à la Chambre, il sort le matin à 9 heures, rentre à 13 h 30, déjeune, ressort à 15 heures, pour ne revenir qu'à 21 heures. Depuis que le Parlement est fermé, il quitte son domicile après le déjeuner vers 16 h 30 pour se rendre à la bibliothèque de la commission du budget en montant dans le tramway numéro 15, piazza del Popolo. Il ne se sépare jamais de son enveloppe blanchâtre à en-tête de la Chambre des députés, l'enveloppe qu'ils sont censés lui soustraire. 

 « Ne revenez pas sans l'enveloppe. »

 Giuseppe Marinelli, le trésorier du parti, a beaucoup insisté. Amerigo Dùmini n'entend pas le décevoir. Marinelli a beau être mesquin et pingre - tout le monde le sait -, il finance la belle vie de toute la bande depuis le 22 mai où ils se sont réunis à l'hôtel Dragoni après s'être enregistrés sous de faux noms. Ils ont passé dix jours à manger, boire et baiser aux frais du parti. Déjeuner et dîner chez Brecche ou Au Trou, cuisine toscane, fiasques de chianti à volonté. Puis bombance dans une salle de la Villa Borghèse. Un soir, la police s'y est présentée et a pincé Viola avec un revolver. Dùmini l'a aussitôt fait libérer par Laino, chef de cabinet de la préfecture de police. La belle vie s'est achevée début juin, quand Marinelli a convoqué Dùmini et lui a annoncé que le moment est arrivé.

 On a d'abord envisagé d'agir lors d'un voyage à l'étranger. C'est même dans ce but que la préfecture de police a délivré un passeport à Matteotti. Mais le hasard s'est mis de la partie : Marinelli devait, pour gagner Milan, emprunter le train censé conduire le député socialiste en Autriche. À la vue de la bande réunie sous la marquise, il a failli avoir une attaque : « Vous ne comptez tout de même pas le prendre en ma présence ! » avait-il hurlé, cramoisi. De toute façon, Matteotti ne s'est pas montré. 

 Ils ont donc décidé de l'enlever à la sortie de son domicile. Filippelli, le directeur du Corriere Italiano, ancien secrétaire d'Arnaldo Mussolini, a loué dans ce but la Lancia Lambda dans un garage public. Location sans chauffeur. La veille au soir, ils l'ont garée dans la cour du palais Chigi. Dùmini a assuré aux carabiniers de garde qu'elle servirait à accomplir une mission importante pour le gouvernement. Là-bas, ils le connaissent tous. Ils savent qu'il travaille pour le bureau de presse de la présidence du Conseil. Il a ensuite dû télégraphier à Volpi, qui était rentré entre-temps de Milan, lui ordonnant de regagner Rome de toute urgence et d'emmener quelques hommes. Volpi ne s'est pas fait prier. Ils se sont retrouvés dans la galerie Colonna pour l'apéritif, puis sont allés déjeuner Au Trou, après quoi Viola a commencé avec son ulcère duodénal. 

 Dùmini jette un coup d'œil à la garniture intérieure, souillée par le vomi hématique de Viola. Il sera obligé de nettoyer le véhicule avant de le rendre à Filippelli. Ce type entend même l'herbe pousser. 

 Il consulte sa montre de poche. Il est 16 h 40. C'est une Roskopf en argent extrêmement précise. Dùmini aime raconter qu'il l'a héritée d'un lointain cousin, chef de gare. 

 La porte du numéro 40 de la via Pisanelli s'ouvre. D'instinct, les hommes à l'affût se penchent vers l'avant, bandent leurs muscles, bouclent la ceinture de leur pantalon. Ils sont stupéfaits : Matteotti ne porte pas de chapeau. Il s'est sans doute produit quelque chose de bizarre, car il est inconcevable, pour un homme convenable, de sortir dans la rue tête nue, y compris par cette chaleur. Le député socialiste arbore un costume clair, des chaussures en daim blanc et une cravate assortie. Il tient son enveloppe sous le bras. Tout correspond au scénario, le chapeau excepté. 

 Le second imprévu de la journée les oblige à improviser sur-le-champ. Contrairement à ses habitudes, une fois dans la via Mancini, Matteotti traverse le quai et longe le Tibre. Peut-être veut-il lancer un regard au courant, contre lequel il aime ramer dans ses rares moments de repos. Mais, de ce côté-là de la rue, il y a du monde : un carabinier immobile à l'ombre d'un platane près du pavillon Almagià, des baigneurs allongés au soleil sur les marches de pierre qui conduisent au fleuve, un balayeur qui nettoie le trottoir, deux gamins qui jouent à saute-mouton et chantonnent des refrains en se précipitant vers Matteotti. 

 Dùmini ordonne à Viola de démarrer et de rester avec lui dans la voiture. La Lancia Lambda se coule sur le quai, dépasse l'homme qui le parcourt sans chapeau, muni d'une enveloppe blanche, puis freine, s'arrête. Les portières s'ouvrent des deux côtés. 

 Le premier à l'empoigner est Malacria, condamné pour banqueroute frauduleuse, ancien capitaine des Arditi, fils de Nestore, un général courageux. Albino Volpi, curieusement réticent, se contente d'indiquer à son compère l'homme à capturer. 

 La troisième surprise de la journée, c'est que Matteotti, bousculé, réagit. Malacria trébuche, tombe par terre. Alors Volpi s'élance. Matteotti, frêle et nerveux, se bat avec lui aussi.

 Amleto Poveromo, boucher à Lecco, avance dans leur dos, de son pas lourd. Il assène à Matteotti un seul coup de poing à la tempe, le coup de massue sur le crâne avec lequel il abattait autrefois les bêtes. Matteotti s'écroule.

 Entre-temps, Dùmini les a rejoints. Les quatre hommes soulèvent, un par membre, le corps inerte. Le quatrième imprévu de la journée : la résistance de la victime. Matteotti se ressaisit et se démène. Ses ravisseurs recommencent à le frapper en le portant. Mais il rue comme un forcené. Où trouve-t-il toute cette force ? Peut-être dans le souvenir de son précédent enlèvement, dans ses campagnes de Vénétie, lors duquel on lui a enfoncé, raconte-t-on, une matraque dans l'anus. 

 Les voilà enfin dans la voiture, qui démarre, fait une embardée, s'engage sur le pont Milivius, cher aux amoureux, se dirige à toute allure vers le nord-est, vers la campagne, loin de la ville de l'octroi, tandis que les coups de klaxon couvrent les hurlements du kidnappé, telle la sirène d'un camion de pompiers courant éteindre un incendie. 

  En voiture non plus, sous les coups de ses trois agresseurs, Giacomo Matteotti ne renonce pas à lutter. Il résiste. À outrance. Il brise d'un coup de pied la vitre qui sépare l'habitacle du poste de conduite. Dùmini, qui est assis devant et qui n'arrête pas de se retourner, inquiet, reçoit des éclats de verre en pleine poitrine. Cela ne devait pas se passer comme ça, la résistance n'était pas prévue.

 Bourré de coups, Matteotti s'obstine à hurler. Dùmini s'étire pour lui clouer le bec. Le chauffeur klaxonne encore. Le hurlement de la victime trouble l'indolence de cet après-midi du début de l'été. 

 Puis l'agitation s'atténue. Les hurlements ont cessé. À leur place, un gargouillement, un râle étranglé. 

  Dùmini se retourne encore une fois.

 Giacomo Matteotti est pâle comme un linge. Sa bouche éructe à présent un vomi sanglant. Albino Volpi le serre contre lui, le bras gauche glissé sur ses épaules, ainsi qu'on étreint une fiancée. Sa main droite, engloutie par les plis de la veste claire, est enfoncée dans son côté. 

Antonio SCURATI, M, L'enfant du siècle (M, Il Figlio Del Secolo). Les Arènes, Paris, 2020. P. 772-777

 

 

 

 

 

☼ Figures de l’opposition antifasciste

 

Autour du leader socialiste Matteotti, le film évoque de nombreuses personnalités de l’opposition politique au fascisme. Gastone Moschin que l’on remarqua dans un rôle de fonctionnaire fasciste chez Luigi Zampa (« Les Années rugissantes », 1962) incarne ici le dirigeant socialiste réformiste Filippo Turati (1857-1932). Cofondateur du premier Parti socialiste qui s’appela alors Parti ouvrier en 1892, Turati a forgé une part de son capital idéologique au contact d’Anna Kuliscioff, une militante d’origine russe persécutée par le régime tsariste. Celle-ci avait été l’épouse d’un autre dirigeant socialiste, Andrea Costa. Après une période anarchiste marquée par l’influence de Bakounine, Anna adhéra aux idées marxistes. Elle et Turati vivront une histoire d’amour et de lutte commune. Leur demeure deviendra le lieu de rédaction et de rencontres autour de Critica sociale, une revue qu’Anna dirige à partir de 1891. Ils participent à la fondation du Parti socialiste en 1895 à Parme. Ils défendront une ligne réformiste face aux intransigeants d’Enrico Ferri et aux révolutionnaires d’Arturo Labriola. En 1917, au moment de la bataille de Caporetto, Turati soutient une orientation « interventionniste ». La révolution bolchévique ne fera qu’accentuer une position personnelle minoritaire ; expulsé du Parti, il crée avec Matteotti le Parti Socialiste unitaire (novembre 1922). Trois ans plus tard, alors que le député Matteotti est retrouvé mort en août 1924, la formation est déclarée hors-la-loi. À la suite du forfait commis par les fascistes, Turati a tenté, avec les représentants des autres forces d'opposition démocratiques, d'obtenir du roi la révocation de Mussolini, peut-être avec le retour à l'exécutif du vieux libéral Giovanni Giolitti. Compte tenu du soutien du monarque au leader fasciste, il a participé, comme les autres parlementaires de l'opposition, à la « sécession de l’Aventin ». Un an après le décès d’Anna Kuliscioff (fin décembre 1925), et, sous la pression de ses camarades, Turati s’évade d’Italie et s‘installe en France. En avril 1927, il est un des fondateurs de la Concentration antifasciste qui réunit les mouvements et partis d’opposition antifasciste en exil à Paris. Avec Giuseppe Saragat, il s’engage dans l’unification socialiste en exil : le 19 juillet 1930, la majorité, sous la direction de Pietro Nenni, prend ses distances de l’aile maximaliste animée par Angelica Balabanoff (XXIe Congrès). Turati décède à Paris le 29 mars 1932.

 

Membre fondateur du Parti communiste, lequel est issu d’une scission de l’aile gauche du Parti Socialiste (Congrès de Livourne du 21 janvier 1921), Antonio Gramsci (1891-1937) a pour caractéristique originale d’être né en Sardaigne. Sa famille paternelle était d’origine Arbëresh de Calabre. C’était un homme du Sud. Il avait sûrement vécu dans sa chair les contrastes péninsulaires. Quoi qu’il en soit, il fut l’initiateur d’une réflexion sur le Mezzogiorno qui reste toujours pertinente. D’une santé précaire, Gramsci vécut une enfance contrariée, pauvre et difficile. Le dos déformé, il souffrait d’une tuberculose osseuse qui ne sera diagnostiquée que trente ans plus tard, à l’époque où le fascisme l’enverra en prison. Étudiant à la Faculté des lettres de Turin, Gramsci manifeste un intérêt exceptionnel pour des disciplines non inscrites à son programme. On note, en particulier, un attachement particulier à la linguistique. À Turin, grâce à Angelo Tasca, il découvre le socialisme et le monde industriel. Il se lie également à deux grandes personnalités du communisme italien, Palmiro Togliatti et Umberto Terracini. Aux lendemains de la Guerre, le groupe se reconstitue et donne naissance à « L’Ordine Nuovo », une revue dont l’ambition est de fournir aux travailleurs une éducation politique et culturelle qui leur permette de construire une pensée et une culture indépendantes. Dès cet instant, Gramsci n’aura de cesse de réfléchir à l’authentique révolution, celle éminemment idéologique, qui permettra à la classe ouvrière non pas uniquement de combattre la bourgeoisie sur le terrain social, mais surtout de la supplanter sur le terrain de la pensée. À ce titre là seulement, la classe ouvrière pourrait ambitionner d’être une classe révolutionnaire, comme l’avait été, au demeurant, la bourgeoisie lorsqu’elle évinça la vieille société féodale et aristocratique. Gramsci approfondira ses recherches théoriques avec la notion d’« hégémonie culturelle ».  Sur le plan pratique, il développe, en juin 1919 par exemple, au moment des luttes ouvrières qui ont embrasé le pays, l’idée selon laquelle les « Commissions internes », élues par le seul personnel syndiqué d’une entreprise, puissent se métamorphoser en « Commissions ouvrières » qui, au-delà de la classique exigence économique, introduisent une contestation des principes étriqués de production capitaliste et son remplacement progressif par des conceptions socialistes ; lesquelles commissions seraient, en même temps, la préfiguration des structures d’un État socialiste authentiquement démocratique. À la lumière de ce que le monde a vécu, on comprend d’emblée pourquoi une telle préoccupation ne relève pas des lubies d’un autre temps. Gramsci est l’exemple unique d’un penseur poursuivant la praxis marxiste en terrain particulier – celui de la nation italienne -, et, à partir de là, en dégageant, au-delà des caractères particuliers, une leçon universelle. Gramsci est cependant un intellectuel au sens plein du terme, ni seulement italien, ni uniquement marxiste. Par sa conception de la culture, Gramsci se rattache aux idées de la pensée occidentale progressiste. Selon lui, la culture authentique « est organisation du moi intérieur, prise de possession de sa propre personnalité, conquête d'une conscience supérieure, grâce à laquelle on réussit à comprendre sa propre valeur historique, sa propre fonction dans la vie. » D’abord politiquement engagé sous l’appellation socialiste, il devient communiste après la révolution bolchévique de 1917. En mai 1922, après avoir vécu et milité onze ans durant à Turin, Gramsci est nommé délégué du Parti communiste d’Italie à Moscou. L’arrestation d'Amedeo Bordiga, avec lequel il a de nombreux différends, et des principaux membres de la direction communiste le pousse aux premiers rangs. Il est à l’origine de la naissance du journal L’Unità. Aux élections de 1924, il devient un des 19 députés communistes. Protégé par son immunité parlementaire, il peut donc revenir en Italie. Il est cependant arrêté le 8 novembre 1926, à la veille de la réouverture de la Chambre. Transféré à Regina Coeli, il est ensuite relégué à Ustica (Sicile).  Sa santé s’altère au cours des années de détention. « Libéré » dans un état grave, il s'éteint fin avril 1937. Il laisse en contrepartie des Cahiers de prison - voir le film Antonio Gramsci : i giorni del carcere (1977) de Lino Del Fra, dans lequel Riccardo Cucciolla reprend le rôle de Gramsci - qui auront fait le tour du monde et inspiré ceux qui rêvent d’un monde meilleur. D'un corpus intimidant, on a extrait des essais de réflexion d'une très grande maturité : «Le matérialisme historique et la philosophie de Benedetto Croce »(1948), critique générale de l’idéalisme crocien, auquel Gramsci s’oppose, un peu à la manière de Karl Marx et Friedrich Engels à la philosophie allemande de leur temps ; « Les Intellectuels et l’organisation de la culture » (1949) ; puis « Littérature et vie nationale (1950), où Gramsci illustre le caractère non national et non populaire de la culture et de la littérature italiennes, ainsi que le cosmopolitisme des intellectuels, hérité du Moyen Age. Il préconise un nouveau type d’intellectuels qui, d’une simple « technique-travail », passeraient à une « technique-science » et à une conception humaniste historique, sans quoi ils continueront à n’être que des « spécialistes » et ne deviendront jamais des « guides » ; Remarques sur Machiavel, sur la politique et sur l’État moderne (1949), où Gramsci esquisse une théorie du parti politique d’avant-garde, autre thème de réflexion que complète, d’une certaine manière Le Risorgimento (1949). (Nino Frank, « La République des lettres », Paris, Octobre 1998).

 

       Dans notre temps :

  • la banalisation du fascisme

 

    • Retour sur le témoignage d’Emilio Lussu, grande figure de l’anti-bellicisme et de l’antifascisme

     Avec l’élection de Giorgia Melloni (« Fratelli d’Italia »), la question ne cesse de tarauder.  Or, le processus de banalisation des idées fascistes n’est pas nouveau. Il s’amorce à l’orée des années 1990. La crise du système politique en Italie va favoriser l’émergence de formations politiques foncièrement réfractaires aux valeurs fondatrices de la République proclamée le 2 juin 1946. Silvio Berlusconi avec « Forza Italia » et la “Lega (Nord)” en sont les figures de proue, participants actifs de cette dédiabolisation de l’idéologie d’extrême-droite.  Or, ces deux formations se trouvent aujourd’hui aux côtés de « Fratelli d’Italia », créée en 2012 par des cadres de « l’Alleanza Nazionale », héritier de l’ancien MSI néo-fasciste. Dès les années 1990, Berlusconi émit des déclarations intempestives de nature à relativiser les atrocités commises par les sbires du fascisme. En septembre 2003, ce dernier déclara à l’hebdomadaire britannique « The Spectator » : « Mussolini n’a jamais tué personne. Il envoyait les gens passer des vacances en relégation. » J’ai donc retrouvé, dans mes ouvrages, le témoignage de ce Sarde remarquable que fut Emilio Lussu, l’auteur de ce récit irremplaçable sur la Première Guerre mondiale, porté à l’écran par Francesco Rosi, « Un anno sul Altipiano/ Les Hommes contre ». Lussu s’engagea assez vite contre le phénomène fasciste. Avec son camarade Camillo Bellieni et d’autres anciens combattants de la Grande Guerre, il crée en 1921 une formation rassemblant les agriculteurs et les bergers sardes contre l’injustice sociale et pour la redistribution plus équitable des terres. Il est parfaitement conscient, dans le même temps, qu’il faut agir rapidement et ne pas se couper des problèmes des masses populaires, au risque de voir se développer les Faisceaux italiens de combat mis en place par Mussolini, à Milan en 1919. Ce dernier devient Premier ministre en 1922 : Lussu ne cessera plus de le combattre. Il fera partie de la « Sécession aventiniana », un groupe de députés opposés au trucages électoraux et à la brutalité du fascisme, révoltés par l’assassinat de Matteotti. En 1926, Mussolini continue d’accélérer le processus de fascisation de la société :  la veille de Noël 1925, ont été promulguées les lois « fascistissimes » qui confère au Duce tous les pouvoirs de décision s’accompagnant, ensuite, d’un muselage sévère de la presse et de l’opinion. 0r, cette année-là, Lussu doit affronter la radicalisation du régime. L’ancien combattant ne se laisse pas impressionner : il tire sur un des agresseurs tentant avec un groupe de squadristes de pénétrer sa demeure à Cagliari. Lussu raconte tout cela avec force humour, raillant l’« héroïsme » d’opérette des fascistes tout juste bons à brutaliser des citoyens sans défense. Il sera arrêté et jugé pour homicide, puis enfin reconnu comme innocent au titre de la légitime défense. Mais, il n’aura guère le temps de se considérer comme libéré. Relégué dans une des îles Éoliennes, Lipari, Lussu parviendra à s’en évader en 1929 avec Carlo Rosselli et Francesco Nitti. Il raconte ce haut fait dans « Le nostre prigioni e la nostra evasione ». Pour l’heure, je vous livre quelques extraits de « La catena », ne serait-ce que pour démentir Berlusconi et tous ses alliés.

     

    ▪ P. 77

    « Si j’avais été jugé à la cour d’assises de Chieti, ma condamnation à la peine maximale était certaine. Le gouvernement fasciste fait juger à Chieti les procès les plus scandaleux. Les jurés, soigneusement sélectionnés, absolvent ou condamnent selon les ordres qui viennent d’en haut. Les fascistes qui assassinèrent Matteotti le 10 juin 1924 furent condamnés à la peine minimale par les jurés de Chieti en mars 1926. Les fascistes qui, dans la nuit du 3 octobre 1925 à Florence, tuèrent à coups de revolver, sous les yeux de sa femme et de ses enfants, l’avocat Ernesto Console, et qui assassinèrent l’ex-député Pilati, en le surprenant au lit à côté de sa femme, furent absous par les juges de Chieti en mai 1926. Mussolini savait ce qu’il disait quand il annonçait qu’à Chieti je serais jugé par des juges impartiaux.

     Mais il avait calculé sans prendre en considération mes trois nouveaux juges de Cagliari. Ceux-ci opposèrent une résistance à la pression du procureur général et du président de la cour. Ils m’absoudront pour légitime défense, ils rédigeront la décision séance tenante, ils la déposeront légalement à la chancellerie et la feront enregistrer sur-le-champ le 9 novembre 1927, avant que le président eût le temps d’intervenir comme il l’avait fait la première fois.

     Cet exemple de courage, je dois le rappeler, est à l’honneur de la magistrature italienne, alors que trop de juges, tout spécialement parmi les hauts gradés, en commençant par le président de la cour suprême, ont totalement abdiqué devant le pouvoir politique.

     Par l’effet de cette décision de non-lieu j’aurais dû sans autre forme, sortir de prison. Ma levée d’écrou me fut rapidement communiquée. Mais, dans le même temps, la direction des prisons reçu du préfet l’ordre de me retenir, pour des raisons politiques qui lui seraient communiquées en temps opportun. En prison, j’avais attrapé une bronchite et une pleurésie. Pendant ces jours-là, j’avais souffert en permanence d’une fièvre entre 38° et 39° et j’étais contraint de rester couché. De ma cellule je fus transféré dans une cellule de l’infirmerie, mais sous surveillance accrue. Ils redoutaient mon évasion. Depuis la préfecture, ils téléphonaient même la nuit, pour s’assurer que j’étais toujours là.

     Dix jours plus tard, je reçus une demi-feuille de papier dactylographiée qui m’apprenait que la commission provinciale pour la relégation m’avait condamné à la relégation pour une période de cinq ans, en tant qu’ « individu dangereux pour le régime, adversaire irréductible, néfaste pour l’ordre public ». La commission eut soin de préciser, au bas de la page, que sa décision avait été prise à l’unanimité. Ce consensus général fut pour moi un motif de satisfaction tout à fait particulier. »

     

    ▪ P. 79

    « Les commissions provinciales pour la relégation furent constituées contre les opposants politiques, le 6 novembre 1926. Moi j’avais été mis en prison fin octobre précédent. Du jour où la nouvelle loi était entrée en vigueur à celui où me fut infligée la peine, je n’avais pas pu commettre un nouveau délit, j’étais en prison. Ainsi je fus condamné pour des actes commis quand la loi n’avait pas encore été inventée. Ils ne me concédèrent même pas un jour de liberté, afin de me permettre de me montrer à nouveau dangereux pour le régime.

     Les certificats médicaux disaient que le climat marin me serait néfaste.

    Dans l’après-midi du 16 novembre 1927, le directeur de la prison m’annonça que, pour purger mes cinq années de relégation, je serais transféré à l’île de Lipari au beau milieu du climat marin. Mussolini avait à cœur ma santé.

    […] Dans mon état, je ne pouvais voyager comme pour un transfert ordinaire. Ils auraient dû me transporter en brancard. Le Duce n’osa pas en arriver à une telle extrémité. Je pus obtenir de faire le voyage en deuxième classe en payant mon billet et celui des carabiniers de mon escorte. Je pris la ligne Cagliari-Trapani-Palermo-Milazzo, et j’arrivai à Lipari deux jours après. […]

    Habituellement, le transfert ordinaire des déportés aux îles n’est pas un voyage rapide comme le mien. Si j’avais voyagé avec tous les autres déportés politiques, de Cagliari à Lipari, cela aurait pris deux mois. Menottés et attachés entre eux par de longues chaînes, en bateau à vapeur, ils sont placés dans les cales, à côté du bétail, et dans les trains en wagons cellulaires. Le wagon cellulaire est une espèce de prison mobile revêtue d’acier. Ils voyagent de jour, obligés à rester toujours assis sur des sièges spéciaux très étroits et séparés. En été, les compartiments métalliques, chauffés par le soleil, deviennent des fourneaux ; en hiver, ils deviennent de parfaites cellules frigorifiques. En toutes saisons le supplice est totalement garanti. La nuit, une fois descendus et emprisonnés à nouveau, ils peuvent manger, dormir et attendre. L’attente se prolonge ainsi pendant des jours, des semaines, voire pendant des mois pour quelques-uns. Pourquoi attendent-ils, personne ne le sait. C’est une distraction de voyage que le régime trouve indispensable. Les principales prisons de concentration sont Naples et Palerme. Rassemblés dans des dortoirs réservés au transit, entassés avec les détenus de droit commun, souvent sans matelas ni couverture, ils passent des journées d’enfer. Comme ces dortoirs sont seulement réservés aux détenus de passage, les commodités, communes à tous les autres détenus, sont supprimées. Une vie semblable est répugnante et insupportable. La faune carcérale augmente le martyre. Les treize mois que j’ai passés en prison réussissent à peine à me donner une faible idée de ce traitement. Mes camarades de déportation parlaient tous de cette vie avec horreur. Après cette longue antichambre, on arrive enfin aux îles. Il s’agit souvent des îles où étaient placés en résidence surveillée, pour délits de droit commun, les détenus déclarés irresponsables. Ce sont les mêmes îles où les Bourbons envoyaient les condamnés politiques. À Ponza, souffrirent Carlo Poerio et la majeure partie des libéraux de Naples, à Favignana vécut huit ans Nicotera, rescapé du massacre de Sapri, et on peut y voir encore sa cellule humide et sa chaîne.

    « Du reste, il n’y a rien de neuf sous le soleil : les déportations étaient connues des Romains et sont connues par l’histoire moderne. » Ainsi se justifiait Mussolini dans une interview accordée au New York Herald.

     

    • E. Lussu, La Catena, 1929. © La Fosse aux Ours pour la traduction française, Francis Pascal.

 

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