Schermo : Operai
I compagni/Les Camarades
1963, Mario Monicelli
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Les Camarades adopte la veine qui assura le succès de La Grande Guerre, sorti en 1959 et réalisé par le même Mario Monicelli. Le public le bouda néanmoins. Le cinéaste italien jugea qu’il était peut-être arrivé trop tôt. Il affirma, par exemple, que l’on aurait pu le taxer de film communiste. Le titre de « camarades » avait certainement de quoi effrayer. On remarquera que le cinéaste avait, dans l’un comme dans l’autre cas, choisi des sujets audacieux et inhabituels. Nous étions dans une période où l’Italie était située au centre-droit. Pourtant, le thème des Camarades - les luttes de la classe ouvrière – avait un caractère brûlant. La ligne politique de la gauche, et en particulier celle du Parti communiste italien, était également objet de discussion. En traitant une histoire située à l’extrême fin du 19e siècle, Mario Monicelli ne s’éloignait pas des problèmes de son temps. Au cours des années 1960, l’Italie devenait le théâtre de conflits socio-politiques intenses voire brutaux dans lesquels la classe ouvrière entrait en conflit avec les impératifs prioritaires des pouvoirs en place, y compris ceux de l’opposition de gauche officielle. Le PCI, minimisant les conditions de vie de la classe ouvrière et la répression syndicale, refusait nettement d’en faire un enjeu, actant le fait que le développement industriel de l’Italie demeurait la priorité. En 1962, à l’époque du film, une vague importante de grèves ouvrières aboutit sur la « révolte » de la Piazza Statuto à Turin : les travailleurs prenaient d’assaut le siège du syndicat UIL qui avait accepté de signer un accord séparé avec la FIAT. Les affrontements avec les forces de l’ordre, particulièrement violents, durèrent trois jours. Il nous est difficile d’imaginer que le réalisateur Monicelli, homme très politisé, eût pu les ignorer.
Le contexte historique des Camarades est forcément différent, mais il souligne combien les vicissitudes du monde du travail peuvent être incomprises à n'importe quelle époque, consciemment ou inconsciemment, par des élites politico-économiques tout uniment préoccupées d’un progrès industriel et technologique trop souvent lucratif pour quelques-uns au détriment de l’immense majorité des citoyens. La leçon vaut pour hier comme pour aujourd’hui. Le cadre des Camarades, ce sont les tréfileries à Turin, chef-lieu du Piémont, à la fin du 19e siècle ; autrement dit, la condition ouvrière ou la pénibilité des tâches, les cadences infernales, les horaires interminables (14 heures minimum) et les multiples accidents qui s'en suivent. Historiquement parlant, le Royaume d'Italie, devenu monarchie parlementaire, a accompli son unification quasi complète en 1870 : Rome en devient la capitale. Le fait est donc relativement récent et nous sommes à l’ère de l’expérience libérale. Il est encore difficile d’affirmer que l’Italie est un pays homogène, moderne et réellement démocratique. Toutefois, les élites influencées par les idées du réformateur Camillo Benso, comte de Cavour (1810-1861) entendent engager l’Italie dans la voie du progrès. Ce progrès est largement paradoxal. Il profite surtout à la nouvelle bourgeoisie locale. D’un autre côté, le développement industriel, surtout constaté dans le secteur du textile, enfante une classe ouvrière de plus en plus nombreuse et issue des régions les plus diverses d'une Italie très contrastée, marquée par la diversité culturelle et linguistique mais aussi par les discriminations sociales. Dans le film, l'ouvrier sicilien, traité par ses collègues de travail avec mépris et vivant dans conditions encore plus déplorables qu'eux (photo 5), en est un parfait exemple. En vérité, cette classe ouvrière n’a pas encore trouvé de véritables porte-paroles à l’échelle politique. Un républicain convaincu comme Giuseppe Mazzini (1805-1872), par exemple, est demeuré indifférent ou presque à la question sociale. Il est d’ailleurs impossible d’affirmer qu’à « gauche » se trouvent, en ce temps-là, une ou des organisations capables d’incarner pleinement les intérêts des travailleurs. La politique demeure largement tributaire des arrangements en coulisses et le pouvoir reste, en dernier ressort, entièrement aux mains de la monarchie piémontaise. De ce point de vue, l’Italie accuse un retard tangible, à la fois politique, économique et social, du moins si l’on compare sa situation à celle de pays capitalistes comme la Grande-Bretagne ou la France. Pays morcelé et inégalement épanoui, que ce soit au niveau de la macrostructure ou de la microstructure, la péninsule restera longtemps marquée, plus sensiblement qu’ailleurs, par l’enracinement anarchiste. Ceci pour tenter d’expliquer en partie Les Camarades, film placé à l’orée d’une prise de conscience de classe. Le cinéaste a d'ailleurs lu et étudié l'ouvrage de Paolo Spriano, Socialisme et classe ouvrière à Turin de 1892 à 1913, afin de comprendre le phénomène survenu à la toute fin du XIXème siècle, celui d'émeutes spontanées, de rébellions extrêmement violentes de la classe ouvrière.
Comment a donc jailli le principe d’un film sur le monde ouvrier en Italie ? « Lorsque j’étais à Paris (autour des années 1960), où je me trouvais en compagnie de Franco Cristaldi (le producteur) pour réaliser un film d’après L’Étranger d’Albert Camus et alors que je traversais la Place de la Bastille, […] je réfléchissais au fait que, sur cette place, qui ne gardait aucune trace de l’ancienne forteresse, une nouvelle phase historique démarra parce qu’un groupe de misérables avait voulu obtenir la reconnaissance de ses droits, et qu’il avait fait la révolution pour l’obtenir. En partant de là, j’en suis venu à me demander à quoi ressemblait une grève à la fin du 19e siècle, lorsqu’une poignée d’ouvriers pauvres, sans culture, ni compétence, ni organisation, se mettait en tête – par exemple – de diminuer d’une heure son horaire de travail », déclare Mario Monicelli. [1] Puis, il explique qu’il restera fidèle à sa démarche courante, adoptée déjà lors de La Grande Guerre avec Gassman et Sordi. Le cinéaste choisit le ton de la comédie pour traiter d’un sujet sérieux. Faut-il expliquer par ce fait l’échec public du film ? Manifestations, grèves et luttes de classe ont-elles le droit d’être abordées sur ce ton ? Et Chaplin, celui des Temps modernes qu’en faisons-nous, dirais-je ?
Ce qui me paraît sûr c’est justement la réussite des Camarades par rapport à La Grande Guerre, sa supériorité, me semble-t-il. Avec une distribution de haut niveau – Marcello Mastroianni, Renato Salvatori, Folco Lulli, Bernard Blier, François Périer, Annie Girardot, Raffaella Carrà -, Monicelli parvient à ne pas sacrifier son œuvre à l’autel du vedettariat. L’objectif recherché, et non obtenu dans La Grande Guerre, est ici, en revanche, absolument atteint. Monicelli l’énonce ainsi : « J’ai essayé de choisir comme acteur principal du récit une communauté. Je me suis efforcé de raconter l’histoire d’une grève dans laquelle différents personnages interviennent, mais en essayant avant tout de représenter une sorte de vie interne à cette grève : le but était de faire en sorte que le spectateur se passionne pour la grève ; est-ce qu’elle réussit, est-ce qu’elle échoue, et pourquoi ; comment s’est-elle construite, a-t-elle été bien organisée et bien dirigée ; vont-ils résister, vont-ils vaincre les patrons, quelles sont les armes utilisées par les ouvriers et les patrons ; que cet intérêt soit présent, plus fort que tout, au-delà des personnages, et je me suis battu pour qu’ils soient choisis, eux, et pas d’autres […] » [1]
Comme l’écrit Alain Garel, « I compagni traduit exactement le sens » d’une grève, « sans démagogie ni triomphalisme, sans populisme et pittoresque ouvriériste, tout en procédant à un véritable examen sociologique des mécanismes de la lutte des classes ». [2] Du coup, les lieux qui sont minutieusement recomposés ici – la Turin de l’époque -, ne sont jamais regardés pour eux-mêmes, tandis que les situations et les personnages vivent avec une force et une vérité incroyable. Les ouvriers de Monicelli sont tels qu’en eux-mêmes. Ni parfaits, ni médiocres : la lutte les rend meilleurs. Cette lutte est la nôtre.
Le 15 novembre 2021
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Les Camarades (I compagni). 1963, Italie/France. Noir et blanc, 124 minutes. Réalisation : Mario Monicelli. Scénario, dialogues : M. Monicelli, Agenore Incrocci et Furio Scarpelli. Photographie : Giuseppe Rotunno. Son : Adriano Taloni. Montage : Ruggero Mastroianni. Musique : Carlo Rustichelli. Décors : Mario Garbuglia. Production : Franco Cristaldi - Lux Film - Vides Cinematografica - Mediterranée Cinema/TF1 Films Production. Tournage : Turin, Cuneo, Rome ; Zagreb (Croatie). Interprétation : Marcello Mastroianni (Professeur Sinigaglia), Renato Salvatori (Raoul), Gabriella Giorgelli (Adele), Folco Lulli (Pautasso), Bernard Blier (Martinetti), Raffaella Carrà (Bianca), François Périer (Maestro Di Meo), Vittorio Sanipoli (Baudet), Mario Pisu (le directeur), Annie Girardot (Niobe). Sortie en Italie : 25 octobre 1963. Sortie France : 5 janvier 1966. Le film fut diffusé initialement dans une version légèrement coupée.
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Marcello Mastroianni sur le tournage du film (photo 1) « J'ai habité Turin dans l'immédiate après-guerre, dans le quartier de San Donato, c'était l'époque où ma famille voulait me voir casé dans une carrière tranquille d'employé de bureau alors que je trépignais d'impatience de faire l'acteur. [...] je suis retourné dans le Piémont, mais de manière significative, c'était en 1962 lorsque nous avons tourné « Les Camarades » pour Monicelli. [...] Le film était très beau, mais, de façon inexplicable, l'accueil a été très mauvais. [...] cela ne plaisait à personne de faire de l'humour sur les luttes ouvrières. [...] À Turin, l'accueil fut particulièrement mauvais à cause d'un dialogue entre Lulli et moi. Je lui demandai, débarquant d'un train : « Pardon, dans quelle ville se trouve-t-on ? » (« Senta scusi, che paese è questo ?») et il répondait : « Une ville de merde » (« Un paese di merda »)...
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Mario Monicelli. Interview avec Jean Antoine Gili
- [Rome, avril-mai 1977]
« I compagni est un des rares films qui est vraiment né de moi. [...] Je voulais dire que la grève naît spontanément, que la grève est inévitable dans une situation donnée, qu'il y a des hommes capables de s'unir et de refuser de travailler pour obtenir certaines concessions, de faire la grève en acceptant les risques que cela comporte. [...] Quand Mastroianni arrive sur les lieux, il invite les camarades à donner l'assaut à l'usine : le schéma de sa harangue est emprunté au discours de Marc Antoine dans le Jules César de William Shakespeare. Nous en avons repris les termes : en écrivant la scène, j'avais le texte du dramaturge à côté de moi. [...] »
Photo 2 I compagni. L'Italie figurée par Mario Monicelli est celle du Quarto Stato que le peintre Giuseppe Pellizza da Volpedo (1868-1907) représenta dans un célèbre tableau, à une époque proche de celle où se déroule l'action du film. « C'était l'Italie des morts au travail, un cadre toujours dramatiquement d'actualité. Au générique du début, des photos d'époque se succèdent rapidement, alors que résonnent les notes de La Marche de la ceinture de Carlo Rustichelli. [...] (In : Livret DVD rédigé par Gian Luca Farinelli et Roberto Chiesi, Cineteca di Bologna).
La ville de Turin de la fin du XIXème siècle a été reconstruite par le chef décorateur Mario Garbuglia dans des lieux et des milieux variés, que ce soit à Turin, mais aussi à Cuneo (où les séquences des arcades, de la place Garimberti et du marché couvert ont été tournées), à Savigliano, à Fossano (les extérieurs de l'usine), et en Yougoslavie, à Zagreb, qui a fourni les intérieurs de la fabrique. (Source : Livret DVD cité)
[1] Interview de M. Monicelli dans Les Camarades de Mario Monicelli, Pio Baldelli, Cappelli éditeur, Bologne, 1963.
[2] J. Tulard, Guide des films, Bouquins Robert Laffont.