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À bout de souffle [1960 - France, 89 min - N&B]. R. Jean-Luc Godard. Sc. Godard d'après un synopsis de F. Truffaut. Conseiller technique : C. Chabrol. Ph. Raoul Coutard. Mus. Martial Solal. Prod. Georges de Beauregard. I. Jean-Paul Belmondo (Michel), Jean Seberg (Patricia), Daniel Boulanger, Roger Hanin, J.-P. Melville.
~ Film clef de l'histoire du cinéma français. Révolution esthétique qui ouvre la porte à un cinéma en totale liberté. Emblématique de ce qu'on a nommé Nouvelle Vague. Débuts de Jean-Paul Belmondo.
À bout portant (The Killers) [1964 - États-Unis, 95 min. - C.]. R. Don Siegel. Sc. Gene L. Coon, from Ernest Hemingway. Ph. Richard Rawlings. Pr. D. Siegel/Universal. I. Lee Marvin (Charlie), Angie Dickinson (Sheila), John Cassavetes, Ronald Reagan.
~ Remake d'un film de Robert Siodmak (1946). Le film prévu pour la TV fut projeté seulement à l'écran en raison de sa violence. Dernière apparition au cinéma du futur président Ronald Reagan.
À cause d'un assassinat (The Parallax View) [1974 - États-Unis, 102 min. - C.]. R. Alan Pakula. Sc. David Giler, Lorenzo Semple Jr. Ph. Gordon Willis. Pr. Paramount. I. Warren Beatty (Joe), Paula Prentiss (Lee), William Daniels, Hume Cronyn.
~ La référence à l'assassinat du président John F. Kennedy est évidente. Le monde du journalisme y est aussi évoqué, en prélude aux Hommes du président, autre film marquant du cinéaste. Thriller haletant, remarquablement construit. Une œuvre importante du cinéma américain.
À chacun son dû (A ciascuno il suo) [1967 - Italie, 99 min. C] R. Sc. Elio Petri. Sc. Ugo Pirro, J. Curtelin d'après le roman éponyme de Leonardo Sciascia paru en 1966 chez Adelphi Ed. [Milan]. Ph. Luigi Kuveiller. Mus. Luis Enriquez Bacalov. Mont. Ruggero Mastroianni. Pr. Cemofilm/G. Zaccariello. I. Gian Maria Volonté (Paolo Laurana), Irene Papas (Luisa Roscio), Gabriele Ferzetti (l'avocat Rosello), Salvo Randone (Prof. Roscio), Luigi Pistilli (le pharmacien Arturo Manno), Laura Nucci (la mère de Roscio), Mario Scaccia (le curé), Leopoldo Trieste (le député communiste).
~ Une commune de Sicile à l'été 1964. Le pharmacien Manno (Pistilli), à qui l'on attribue de nombreuses infidélités conjugales, est assassiné au cours d'une partie de chasse avec son ami, le Dr Roscio. On en déduit qu'il s'agirait d'un acte de jalousie. Deux frères, ainsi que leur père, sont soupçonnés car leur sœur encore mineure aurait eu une liaison avec le pharmacien. Le professeur Laurana (Volonté), ami du Dr. Roscio, flaire des motifs autrement plus graves et conduit une enquête personnelle. À Palerme, il découvre que Roscio cherchait à dénoncer un notable local corrompu avec les milieux de la mafia insulaire...
L'écrivain sicilien Leonardo Sciascia (1921-1989) est entré dans la célébrité grâce à son roman, Il giorno della civetta (Le Jour de la chouette), publié chez Einaudi en 1961. Cette œuvre inaugurait, chez l'auteur, une série policière : elle sera effectivement suivie par A ciascuno il suo (À chacun son dû) en 1966. Damiano Damiani portera à l'écran le premier roman quasiment à la même époque - son film sortira en 1968. En France, Il giorno della civetta sortira sous le titre La Mafia fait la loi. Car, en effet, ce qui constituera désormais la réputation de Sciascia sera l'éclaircissement de certains phénomènes certes ancrés en Sicile mais dont les origines sont bien plus profondes et complexes, et, tout autant, extraordinairement difficiles à dénouer. De ses ouvrages et de ses études sur la mafia, Sciascia tira l'essentiel de son autorité intellectuelle. Il a été Onorevole, siégeant à la chambre des députés décrite dans l'avant-dernière séquence du roman de 1961 et y consacrant son énergie aux travaux de la commission d'enquête sur l'enlèvement et l'assassinat du dirigeant démocrate chrétien Aldo Moro. Paradoxalement, si le premier roman évoque on ne peut plus clairement la piovra (« pieuvre »), le deuxième nous laisse dans l'indétermination la plus complète. Dans Il giorno della civetta, nous savions qu'il y avait trucage et mensonge, que le ou les coupables étaient au-dessus de tout soupçon - pour reprendre un titre d'Elio Petri - donc intouchables. Il en va tout autrement pour À chacun son dû. La vérité est ici hors d'atteinte : tout début de solution à l'énigme est incessamment brouillé par un nouvel élément d'information qui le contredit. Aussi, la structure classique du polar est annihilée. C'est à l'intelligence du lecteur (et du spectateur donc) qu'il est fait appel. L'enquêteur ou le contre-enquêteur ne sont qu'éléments du dispositif de compréhension du drame. On se doute, à présent, pourquoi Elio Petri, l'auteur de L'Assassino (1961) et d'Indagine su un cittadino... (1970), amoureux du giallo rovesciato, a, de suite, manifesté l'envie d'adapter l'œuvre de Sciascia. On fera remarquer qu'on retrouve à ses côtés, comme scénariste, Ugo Pirro qui l'est aussi pour La Mafia fait la loi. Très tôt, dans À chacun son dû, Sciascia note ceci, à propos du meurtre du pharmacien et de son ami Roscio : « Bien qu'on ne possédât aucun indice, il n'y avait personne dans le pays qui n'eût déjà, pour son propre compte, secrètement, résolu le mystère; ou qui n'estimât au moins en détenir une clef. » À chacun sa vérité donc, en résonance avec la formule latine qui se trouve au dos de la lettre de menace préalable adressée à Manno. Cet unicuique suum (À chacun son dû) que lit sans vraiment y croire le pharmacien et qui est la devise de l'Osservatore romano, le quotidien du Vatican. C'est que Laurana (Volonté) a beau être perspicace, intelligent, rigoureux et intègre, dans cette Sicile-là, ces qualités seules ne lui serviront pas. Petri décrit, pour sa part, et conformément à l'œuvre entière de Sciascia, les coutumes, la mentalité et la psychologie indéchiffrable des habitants d'une commune sicilienne. Et, en revanche, l'intellectuel marxiste Laurana les ignore absolument. Ce qui rend son obstination encore plus pathétique - la séquence terrible où le prêtre de Sant'Anna (Mario Scaccia) lui assène : « Mais où donc vivez-vous, vous ne savez rien ! » À nouveau, il nous faut admirer la composition du grand Gian Maria Volonté qui travaille ici en parfaite entente avec le cinéaste mais aussi avec l'esprit de l'écrivain.
À double tranchant (Jagged Edge) [1985 - États-Unis, 109 min. - C]. R. Richard Marquand. Sc. Joe Eszterhas. Ph. Matthew Leonetti. Mus. John Barry. Pr. Columbia. I. Jeff Bridges (Jack), Glenn Close (Teddy), Peter Coyotte, Robert Loggia.
~ Terrifiant polar «hitchcockien», parsemé de multiples rebondissements. Interprétation prodigieuse des acteurs principaux.
À l'angle du monde (Edge of the World). [1937 - Grande-Bretagne, 80 min. - N&B/C.]. R. et Sc. Michael Powell. Ph. Ernest Palmer, Skeets Kelly, Monty Berman. Pr. Rock Studio/Pax. I. Finlay Currie (James Gray), Niall McGinnis (Andrew Gray), John Laurie.
~ La vie quotidienne des habitants de l'île retirée de Foula, sise dans l'archipel des Shetland (Écosse), sert de toile de fond à un récit interprété par des acteurs professionnels. L'intérêt du film se situe peut-être là. La carrière de Powell démarra vraiment avec cette œuvre singulière qu'on reprojeta en 1978 et qui avait magnifiquement vaincu l'épreuve du temps, grâce à sa sobriété et son authenticité documentaires.
À l'aube du cinquième jour (Dio è con noi/Gott mit uns) [1969 - Italie, Yougoslavie, 105 min.- C]. R. Giuliano Montaldo. Sc. Andrea Barbato (sujet), Ottavio Jemma, Lucio Battistrada, G. Montaldo. Consultant militaire : Ronald Brittain, M.B.E. Ph. Silvano Ippoliti. Mus. Ennio Morricone. Cost. Maja Galaso. Mont. Franco Fraticelli. Scénographie : Željko Senečić. Pr. Clesi Cinematografica (Silvio Clementelli) [Rome]/ EIA [Rome)/ Jadran Film [Zagreb]. I. Franco Nero (Bruno Grauber), Richard Johnson (capitaine Miller), Larry Aubrey (Reiner Schultz), Helmuth Schneider (colonel von Bleicher), Bud Spencer (caporal Jellynet), Michael Goodliffe (général Snow).
~ Giuliano Montaldo qui débuta sa carrière au cinéma comme acteur dans un film sur la résistance (Achtung! Banditi! en 1951 de Carlo Lizzani), fut l'assistant de Gillo Pontecorvo pour La Bataille d'Alger (1966). C'est un homme très engagé politiquement et c'est sa traduction de l'affaire Sacco et Vanzetti, film sorti en 1971, qui le rendit célèbre. On notera également pour la petite histoire qu'il favorisera, à son insu, grâce au tournage des Intouchables (Gli intoccabili), polar sorti en 1969, la rencontre et l'amitié durable entre John Cassavetes et Peter Falk. Pourtant, cette même année, Montaldo offrait indéniablement au cinéma son œuvre la plus interrogatrice et la plus poignante. Elle prenait sa source dans un récit authentiquement vécu dans un camp de prisonniers de guerre allemands au Pays-Bas ou l'histoire de deux déserteurs de la Wehrmacht, Bruno Grauber et Reiner Schultz, livrés à leurs autorités militaires par les forces alliées canadiennes au nom des lois de la guerre. Cinq jours après la fin officielle du conflit, les deux hommes étaient fusillés à l'aube par les Allemands à qui les Canadiens avaient courtoisement fourni armes et balles. Digne des meilleurs films antimilitaristes (on pense aux Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, lorsque, capturé puis emmuré - une prison à l'intérieur d'un camp de prisonniers -, Grauber (Franco Nero) vocifère à tue-tête : « La guerre est finie ! », ou lors d'un face-à-face avec le général Snow (Michael Goodliffe), le capitaine Miller doit encaisser sans broncher : « Assis à la table de paix, il faudra penser à la guerre de demain. Où crois-tu que se tient le véritable ennemi ? Dans la contagion de l'indiscipline... ») Dio è con noi ne ménage aucun camp, dénonçant la mécanique absurde des guerres, foyers de fanatisme chauvin et d'obéissance aveugle à la hiérarchie. Au sein de ce tableau funeste et cruel, la figure du capitaine Miller, officier sage et humain, excellemment interprété par Richard Johnson, en demeure la conscience amère et déchirée. La touchante musique composée par Ennio Morricone connaîtra une seconde vie en accompagnant les images dessinées par Jean Michel Folon, lors du générique ouvrant l'émission littéraire du vendredi soir Italiques sur la deuxième chaîne de l'ORTF, entre 1971 et 1974.
À l'Est d'Eden (East of Eden) [1955 - États-Unis, 115 min. - C.]. R. Prod. Elia Kazan. Sc. Paul Osborn, from John Steinbeck. Ph. Ted McCord. Mus. Leonard Rosenman. Déc. James Basevi, Malcolm Bert, George James Hopkins. I. James Dean (Caleb "Cal" Trask), Julie Harris (Abra), Raymond Massey (Adam Trask), Richard Davalos (Aaron Trask), Jo van Fleet, Burl Ives.
~ 1914, Salinas Valley en Californie. Adam Trask, un propriétaire terrien austère et respectable, travaille son domaine avec ses deux fils. S'il est content d'Aaron, il n'est, en revanche, guère satisfait du second, Caleb. Avec l'adhésion du romancier John Steinbeck, Kazan ne sauvegarda qu'un quart de son œuvre. Le roman, immense fresque divisée en quatre parties et publiée en septembre 1952, racontait l'histoire de deux familles et couvrait trois générations. L'inspiration biblique d'un tel ouvrage est indubitable - le titre en témoigne suffisamment (« Caïn se retira loin de devant Jéhovah, et séjourna dans le pays de Nôd, à l'est d'Éden. », Genèse, 4, 16). Il fournira au réalisateur des thèmes chers à sa filmographie et qu'il va prolonger ensuite avec Splendor in the Grass (1961) : le conflit père/fils, le puritanisme froid et dirimant, les excès du libéralisme économique. Le génie d'Elia Kazan fut certainement de choisir James Dean pour incarner le rôle de Cab. Le jeune homme fut renversant. Un mythe était né. Le film a mal vieilli cependant. Demeurent bien sûr James Dean et le message universel : il n'y a point d'humanité sans amour.
À l'Ouest rien de nouveau (All Quiet on the Western Front) [1930 - États-Unis, 152 min. - N&B]. R. Lewis Milestone. Sc. G. Abbott, M. Anderson, Dell Andrews from Erich Maria Remarque. Ph. Arthur Edeson. Mus. David Broekman. Prod. Universal, Carl Laemmle. I. Lew Ayres (Paul Baümer), Louis Wolheim (Katczinsky), John Wray (Himmelstoss).
~ Première adaptation à l'écran d'un immense succès de librairie dû à l'écrivain allemand antinazi Erich-Maria Remarque. Roman pacifiste situé sur le front de la Première Guerre mondiale, l'ouvrage fut brûlé lors des autodafés de l'Allemagne hitlérienne le 10 mai 1933. Le film exprima avec force le plaidoyer antimilitariste du livre. C'était, à l'époque, plutôt rare dans le cinéma américain. La dernière séquence est à attribuer à Karl Freund, opérateur de Robert Wiene et de Murnau : scénaristes et metteur en scène furent bien embarrassés pour conclure. Il a été interdit seulement une semaine après sa sortie, le 11 décembre 1930, par le « Film-Oberprüfstelle », le comité de censure cinématographique allemand de l'époque, sous la pression exercée par les Nazis dans les cinémas allemands. Aux États-Unis, la version originale fut nettement écourtée quelques années après sa sortie, un 21 avril 1930. Jacques Lourcelles écrit : « Cela eu un double effet ; les personnages devinrent encore plus sommaires et l'antimilitarisme du film éclata comme un tract, avec une vigueur et une violence accrues. » En 1990, À l'Ouest, rien de nouveau est sélectionné pour le National Film Registry par le National Film Preservation Board en vue d'une conservation à la bibliothèque du Congrès aux États-Unis en raison de son « importance culturelle, historique ou esthétique ». Remake de Delbert Mann en 1979 avec Richard Thomas, Ernest Borgnine et Donald Pleasance ; puis, en 2022, réalisation allemande cette fois-là, d'Edward Berger avec Felix Kammerer et Daniel Brühl, Oscar du meilleur film étranger 2023.
À nos amours [1983 - France, 102 min. - C.] R et Sc. Maurice Pialat. Dialogues : Arlette Langmann. Ph. Jacques Loiseleux. Bande originale : Klaus Nomi (The Cold Song). Prod. Daniel Toscan du Plantier, Micheline Pialat. I. Sandrine Bonnaire (Suzanne), Dominique Besnehard (Robert), Maurice Pialat (le père), Évelyne Ker (la mère), Cyril Collard (Jean-Pierre).
~ Le portrait très réussi d'une adolescente en totale confusion. La révélation de Sandrine Bonnaire parfaitement naturelle dans son incarnation. Pialat signe un film d'une grande modernité d'écriture. Sandrine Bonnaire et Maurice Pialat travailleront de nouveau ensemble dans Police (1985) et Sous le soleil de Satan (1987). Prix Louis-Delluc 1983 et César du meilleur film 1984.
À nous la liberté [1931 - France, 97 min. - N&B]. R. et Sc. René Clair. Ass. Albert Valentin. Ph. Georges Périnal. Déc. Lazare Meerson assisté de A. Trauner. Mus. Georges Auric. Mont. R. Le Hénaff. Pr. Tobis. I. Henri Marchand (Émile), Raymond Cordy (Louis), Germaine Aussey (Maud), France Rolla (Jeanne).
~ Sur ce film, symbole de toute une jeunesse de l'époque, René Clair déclarait à Georges Charensol : « C'était l'époque où j'étais le plus proche de l'extrême gauche, et je souhaitais combattre la machine quand elle devient pour l'homme une servitude au lieu de contribuer à son bonheur. Je me suis trompé en employant la formule de l'opérette, pensant que le chant ferait passer le caractère satirique, plutôt qu'un style réaliste. » Selon Georges Sadoul, « le film pèche moins par ses conclusions utopiques (mais ironiques) que par une certaine sécheresse dans la perfection de ses images et de son montage, que corrige la chaleureuse gouaille de ses deux protagonistes. » (in : Dict. des films, Seuil-Microcosme) Autre avis sur ce film-culte des années 1930, celui de l'écrivain collaborationniste Robert Brasillach, grand passionné de cinéma : « Combien de fois avons-nous vu Sous les toits de Paris et ce spectacle amer et enchanté, avec ses Luna-Park où chantent les oiseaux mécaniques, sa poésie de papier doré et de romances, qu'est À nous la liberté ? Je ne saurais le dire, mais c'était pour nous le symbole de ces temps heureux, où les dangers restaient l'américanisme, la surproduction, et non la grève et la misère, et où, pour finir, deux vagabonds gagnaient en chantant, eux aussi, les routes joyeuses du destin. Ainsi l'écran nous donnait-il des nouvelles de l'univers. Ainsi apprenions-nous de René Clair à connaître Paris comme nous l'apprenions de Baudelaire, de Balzac. » (In : R. Brasillach : Une génération dans l'orage, Mémoires... Plon, 1941) Quand Chaplin acheva ses Temps modernes en 1935, la Tobis (que contrôlait Goebbels) intenta un procès en contrefaçon à Chaplin, peut-être marqué par les séquences du travail à la chaîne dans À nous la liberté. René Clair empêcha une pareille action d'aboutir. Il déclarait alors : « Nous sommes tous tributaires d'un homme que j'admire et s'il s'était inspiré de mon film, ce serait un grand honneur pour moi. » Jacques Lourcelles qui considère À nous la liberté comme le « film le plus surfait du cinéma français des années 30 » semble, paradoxalement, donner raison au cinéaste lui-même en incriminant « son cocktail de mièvrerie laborieuse » et sa « satire jamais aboutie ». (In : Dict. du cinéma, Les films. Robert Laffont)
À propos d'Elly (Darbäreye Elly) [2009 - Iran, 119 min. - C.] R. Sc. Asghar Farhadi. Sc. Azad Jafarian. Ph. Hossein Jafarian. Mus. Andrea Bauer. I. Golshifteh Farahani (Sepideh), Taraneh Alidousti (Elly), Shahab Hosseini (Ahmad).
~ Le quatrième LM de Farhadi s'impose comme le plus intéressant. Le film débute comme une comédie : la caméra se glisse avec virtuosité d'un personnage à l'autre au sein d'une communauté de trois couples amis, passant leurs vacances au bord de la mer Caspienne. Sans trop s'y appesantir, Farhadi brosse cependant un juste portrait de chacun d'eux. Elly, « l'intruse », intègre le groupe sous l'influence de Sepideh. Elle ne veut rester avec eux qu'une seule journée. Tandis que les hommes du groupe tentent de sauver un de leurs enfants de la noyade, Elly disparaît (nous sommes à la fin du premier tiers du film). La caméra perd alors de sa vivacité, dessinant un tableau moins univoque du groupe. Apparaît alors en filigrane une parabole de la société iranienne certes (la place des femmes dans celle-ci en particulier), mais de toute société où l'usage courant de la dissimulation, de l'omission et du mensonge finira tôt ou tard par fissurer les apparences. « Après la disparition d'Elly, le groupe s'enfonce de plus en plus dans le mensonge, à tel point qu'on pourrait dire qu'il s'agit là du principal sujet du film, qui rend la vie du groupe et sa cohésion intenables », écrit Jacques Lourcelles. Avec ce film, Asghar Farhadi, auteur d'Une séparation (2011), fait la démonstration de sa subtilité à analyser en profondeur les complexités et les contradictions d'une société fondée sur le refus d'admettre l'évolution du monde. Ours d'argent au Festival de Berlin.
À propos de Nice [1930 - France, 23 min. Muet, N&B] R. Sc. Mont. Jean Vigo. Ph. Boris Kaufman. Pr. Pathé-Nathan.
~ Le premier ouvrage du regretté Jean Vigo (1905-1934), trop tôt disparu. Il ne pouvait s'agir d'un « documentaire », le terme n'était pas encore accepté. Le sous-titre indiquait seulement « point de vue documenté ». Le réalisateur parlait, quant à lui, d'un « brouillon » pour un cinéma social. Il fut tourné dans la ville de Nice et dans le cadre des Cités symphonies, une série sur les villes dans les années 1920. C'est un travail éminemment personnel, sans doute influencé par l'approche du Soviétique Dziga Vertov : un des frères de celui-ci, Boris Kaufman, travaillant avec lui à la photographie. L'observation de Jean Vigo est contrasté. Il expose les contradictions sociales non sans une forme de voyeurisme. Le sujet fut esquissé dans son premier synopsis : « Nice est surtout une ville qui vit du jeu : les grands hôtels, les étrangers, la roulette, les indigènes. Le tout est voué à la mort. » Il modifia ensuite son point de vue. Il filma les oisifs vautrés au soleil le long de la Promenade des Anglais et les ruelles pauvres de la vieille ville. Le thème des casinos et des hôtels de luxe fut beaucoup moins important. Le Carnaval fit l'objet d'un regard plus attentif. Un humour sarcastique à dominante sociale plane sur toutes ces séquences : les pieds nus qu'on cire ; une élégante sur son fauteuil vêtue de différente façon et, à la dernière prise, subitement dénudée ; l'estivant semblant frappé de paralysie... « Un essai de vrai cinéma, mais aussi une accusation contre un certain monde. »
À tombeau ouvert (Bringing out the Dead) [1999 - États-Unis, 121 min. C.] R. Martin Scorsese. Sc. Paul Schrader from Joe Connelly. Ph. Robert Richardson. Mus. Elmer Bernstein. Pr. Scott Rudin, Barbara De Fina. I. Nicolas Cage (Frank), Patricia Arquette (Mary), John Goodman (Larry).
~ 48 heures de la vie d'un ambulancier qui parcourt les rues misérables de New York. Dépressif, sujet au burn-out, il finit par ne plus distinguer le cauchemar de la réalité. Un voyage aux enfers, la description saisissante et dérangeante des bas-fonds de la grande métropole américaine. Le film fut un échec commercial.
A Touch of Sin (Tian zhu ding) [2013 - Chine, Japon, 129 min. C] R. Sc. Jia Zhang-ke. Ph. Yuk Lik-wai. Mont. Lin Xudong, Matthieu Laclau. Mus. Lim Giong. Pr. Xstream Pictures, Office Kitano - Shozo Ichiyama. I. Jiang Wu (Dahai), Wang Baoqjang (San'er), Zhao Tao (Xiao Hui).
~ Natif de Fenyang (Shanxi) en 1970, Jia Zhang-ke a été profondément touché par les manifestations durement réprimées de la place Tian'anmen à Pékin (avril-juin 1989). Il est en outre issu d'une famille jadis mise à l'index par le régime communiste. Il affirme que tous ces événements l'ont mis sur la voie du cinéma. La vision de Terre jaune (1984), le premier LM de Chen Kaige, lequel se déroule dans sa province natale, lui fait prendre une décision définitive. Il entre donc en 1993 à l'Académie du cinéma de Pékin. Son premier LM, Xiao Wu, artisan pickpocket (1997), dénote déjà d'une grande sensibilité aux problèmes sociaux et aux transformations économiques dans son pays. Avec Still Life (littéralement en anglais : nature morte), son 6e LM, il obtient la consécration en remportant le Lion d'or à Venise en 2006. Curieusement le film avait été annoncé là comme un documentaire. C'est dire combien le cinéaste chevauche entre plusieurs genres (ou registres). Dans Still Life, la nature morte c'est précisément celle d'une cité engloutie au paysage ravagé par le gigantesque barrage des Trois-Gorges sur le fleuve Yangzi Jiang. Ici, entre 2003 et 2012, s'est édifiée la plus grande centrale hydroélectrique au monde. Deux récits parallèles vont finirent par se croiser dans ces lieux entièrement transformés. Deux personnages, Sanming et Shen Hong, l'un masculin et l'autre féminin, qui, revenus ici, sont désormais chamboulés. Film réaliste, film symbolique, parfois même fantastique (l'immeuble de béton qui s'envole comme une fusée), le film est accueilli avec fascination à la Mostra. L'année suivante, le cinéaste réalise son deuxième long documentaire, Useless, sur l'industrie textile et le monde de la haute-couture en Chine. 24 City (2008) oscille, à nouveau, entre tragédie individuelle, histoire collective et approche documentaire, le tout servi par une esthétique toujours originale. Jia Zhang-ke place sa caméra à Chengdu, la ville des hibiscus et capitale de la province du Sichuan. Là, l'usine 420 et sa cité ouvrière doivent disparaître pour céder la place à un complexe d'appartements de luxe : « 24 City». Plus encore que dans Still Life, vont s'entrelacer plusieurs destinées, en fait huit personnages et trois générations : anciens ouvriers, nouveaux riches, entre nostalgie du socialisme passé pour les uns et désir de réussite sociale pour les autres. Présenté au Festival de Cannes 2010 dans la sélection Un certain regard, son film I Wish I Knew est un documentaire qui, au lieu de travailler sur les changements de la Chine contemporaine comme dans ses précédents films, s'intéresse à l'histoire de Shanghai et à la façon dont elle est présentée d'une manière « manipulée, tronquée, caviardée de mille manières par plusieurs pouvoirs successifs ou simultanés. » (Jean-Michel Frodon, Slate.fr, 17/01/2011) A Touch of Sin est présenté au festival de Cannes en 2013. Ce dernier film, qui mélange document social et motifs spectaculaires hérités des films d'action de Hong Kong, type wu xia pian - l'allusion au film A Touch of Zen de King Hu est claire - ou de la littérature classique chinoise (Au bord de l'eau, La Pérégrination vers l'Ouest), lui vaut le prix du scénario cannois. Ce film verra sa sortie repoussée sine die à la suite des attentats de 2013 de la place Tian'anmen. Quoi qu'il en soit, Jia Zhang-ke ne s'éloigne pas de sa thématique fondamentale : une radioscopie assidue des mutations (et des contradictions) de la société chinoise et la façon dont elles sont vécues par des catégories de citoyens de ce pays. Mais il l'ouvre à un champ d'exploration nouveau : l'apparition d'une forme de violence symptomatique. Le recours à un genre n'aurait, en ce sens, rien de purement gratuit. Et l'humour très facétieux non plus : l'hôtesse d'accueil d'un sauna, giflée à coup de billets de banque par un client importun, lui inflige en retour une trempée dont il ne se remettra pas de si tôt. Ainsi va la Chine d'aujourd'hui, ainsi ira la Chine du futur. « A Touch of Sin est l'œuvre d'un auteur décidé à ne pas camper sur ses acquis », écrit L'Annuel du cinéma 2014.
A Touch of Zen (Xia nu) [1970 - Taïwan, 200 min. C] R. King Hu. Sc. King Hu from Pu Songling. Mus. Tai-Kwong. Ph. Hua Hui-Ying. I. Hsu Feng (Yang Hui-chen), Pai Ying (Shin Wen-Chiao), Roy Chiao (le moine Hui Yan), Shih Chun (Ku Sheng-Chai).
~ Sorti initialement en deux parties à Taïwan en 1970 puis en 1971, puis à Hong-Kong, le film de King Hu (1931-1997) ne fut connu dans l'hexagone qu'au moment de l'entrée en force du cinéma de Hong-Kong et Taïwan au Festival de Cannes 1975. Après avoir fait des études à Pékin, King Hu quitte la Chine au moment de l'arrivée au pouvoir des communistes en 1949. Il entre dans l'industrie du cinéma à Hong-Kong où il se lie d'amitié avec un des réalisateurs les plus importants, Li Han-hsiang, connu ici pour ses drames historiques et ses comédies érotiques. Il apprend son futur métier en exerçant les fonctions de décorateur, de dessinateur mais aussi de comédien. Son premier grand film date de 1966, L'Hirondelle d'or. Il marque une évolution notable du film wu xia pian (film de cape et d'épée chinois). Malgré une date de sortie défavorable - Hong-Kong était en proie à des émeutes populaires -, le film remporta un succès critique et commercial, à la fois sur les marchés sinophones (Hong Kong et Taïwan) et à l'exportation. En raison de dissensions avec le dirigeant de la compagnie, King Hu quitta peu après (août 1966) la Shaw pour poursuivre sa carrière à Taïwan. Le film A Touch of Zen, lui apporte la reconnaissance internationale en remportant le prix de la commission technique au Festival de Cannes en 1975. Le titre fait ici référence au chan chinois et non pas au zen japonais. Le scénario est librement inspiré de La Fille héroïque (Xiá nǚ), un des contes du Liaozhai zhiyi de Pu Songling, auquel a été ajouté une touche de zen pour corser l'intrigue jugée trop peu consistante. Malgré qu'il ait été sélectionné à Cannes, le film est demeuré méconnu chez nous puisqu'il n'a jamais été distribué commercialement en France. Sa valeur plastique est indéniable, mais l'arrière-fond politique ou religieux y est traité avec une telle banalité qu'on en retient, avant tout, la violence des combats purement chorégraphiques. Enfin , l'environnement naturel y est filmé avec beaucoup de délicatesse. C'est assez peu pour en faire une œuvre exceptionnelle. A Touch of Zen propose, quoi qu'il en soit, tous les éléments traditionnels de l'esthétique cinématographique du wu xia pian : de longs plans panoramiques montrant une nature souvent inquiétante, des relations sentimentales ou amoureuses simplement esquissées, des combats acrobatiques avec lévitation, des joutes aériennes dans une forêt de bambous. L'épilogue pourra surprendre, en revanche, avec l'apothéose de maître Hui Yan transfiguré en Bouddha.
À travers l'orage (Way Down East) [1920 - États-Unis, 13 bobines, muet N&B]. R. David Wark Griffith. Sc. Anthony Paul Kelly. Ph. Billy Bitzer. Pr. Griffith Inc. I. Lilian Gish (Anna Moore), Richard Barthelmess (David Bartlett), Lowell Sherman (Lennox).
~ Les images sont admirables. On sera plus indulgent, en revanche, sur la valeur de l'intrigue mélodramatique, un tantinet surannée. Pour D.-W. Griffith essentiellement, un des immenses pionniers du cinéma.
À Valparaíso [1963 - France, doc. 27 min. N&B/C] R. Joris Ivens assisté de Sergio Bravo. Ph. Georges Strouvé assisté de Patricio Guzmán. Mus. Gustave Bécerra. Chanson Nous irons à Valparaíso, chantée par Germaine Montéro. Commentaires de Chris Marker, dits par Roger Pigaut. Pr. Anatole Dauman et Philippe Lifchitz.
~ Une balade dans Valparaíso ( « Vallée paradis »), premier port du Chili, jadis surnommé le « joyau du Pacifique » (« C'était le port le plus riche. C'était le but, l'escale ; on l'a beaucoup chanté. Un coup de ciseau à Panama l'a remis à sa place : au fond du sac, côté Pacifique. »). Le grand documentariste néerlandais offre un regard lumineux sur une ville curieusement bâtie, toute en hauteurs (« Une fédération de villages, un par colline : 42 collines, 42 villages »), et, tout autant, sur une population démunie et résignée, mais animée d'une énergie et d'une gaieté inextirpables. Globalement filmé en noir et blanc, À Valparaíso s'achève en couleurs, avec l'image des cerfs-volants bariolés lancés par les enfants et planant dans le ciel diaphane au-dessus de la cité abrupte. Promesse d'un avenir plus radieux ? Commentaire incisif et précis de Chris Marker. À connaître impérieusement.
À visage découvert ou Le Mari à double face (Mighty Like a Moose) [1926, États-Unis, 20 min., muet, N&B] R. Leo McCarey. Sc. Charley Chase et H.M. Walker. Pr. Hal Roach Studios, Pathé. I. Charley Chase (Monsieur), Vivien Oakland (Madame).
~ Leo McCarey (1898-1969), auteur de nombreux CM burlesques muets, a lancé la carrière de Laurel et Hardy, puis, à l'avènement du parlant, a mis en relief le génie des Marx Brothers. Il s'est ensuite illustré plus ou moins brillamment dans la screwball comedy, le mélodrame (Love Affair/Elle et Lui en 1939 puis en 1957 comme remake) et la comédie musicale. C'est un réalisateur de très grand talent, inégal peut-être, mais doué d'une véritable originalité. S'il reste méconnu, c'est certainement parce que son œuvre est difficilement accessible. Il en va de même de l'acteur Charley Chase, comique au talent ignoré. Quoi qu'il en soit, Mighty Like a Moose est considéré comme l'un de ses meilleurs films burlesques muets. « La rigueur, l'élégance, d'un style chorégraphique soigneusement mis au point ne vient jamais briser la jaillissante spontanéité du burlesque », nous dit Antoine Faivre.
Abattoir 5 (Slaughterhouse Five) [1972 - États-Unis, 104 min. C]. R. George Roy Hill. Sc. Stephen Geller from Kurt Vonnegut Jr. Ph. Miroslav Ondříček. Mus. Glenn Gould. Dir. art. Alexander Golitzen et George C. Webb. Pr. United Artists/Vanadas (Paul Monash). I. Michael Sacks (Billy Pilgrim), Ron Leibman (Paul Lazzaro), Eugene Roche (Edgar Derby), Sharon Gans (Valencia), Valerie Perrine (Montana).
~ Inspiré du roman de Kurt Vonnegut (1922-2007), lequel avait vécu dans sa chair l'expérience du bombardement de la ville de Dresde en février 1945. Fait prisonnier au cours de la bataille des Ardennes, Vonnegut travailla ensuite dans un abattoir de la grande cité saxonne. Il assista donc à ce qu'il faudrait qualifier comme l'un des plus horribles charniers de la Seconde Guerre mondiale. En tant que soldat américain, il fut l'un des sept rescapés sauvés pour s'être enfermés dans une cave d'abattoir qu'il nomme Slaughterhouse Five (Abattoir 5). Les autorités nazies l'affectèrent à la récupération des cadavres pour la fosse commune. Mais il y en avait tellement que l'on dut terminer au lance-flamme l'ouvrage des bombes. (« But there were too many corpses to bury. So instead the Nazis sent in guys with flamethrowers. All these civilians' remains were burned to ashes. ») Vonnegut ne se remit jamais de ce traumatisme : « cent trente mille morts et des milliers d'œuvres d'art détruites... sans nécessité absolue : il y a de quoi vous faire douter de votre pays, de son way of life et de vous-même... » (Guy Bellinger). Son roman évoque certes ce crime contre l'humanité, mais il le fait de manière extrêmement originale sans véritable équivalent dans le monde littéraire. Le mérite de George Roy Hill est d'avoir accompli le miracle d'une adaptation tout aussi captivante. « George Roy Hill a voulu donner à la continuité kaléidoscopique du récit un ton également composite fait d'ironie, d'insolite et de cauchemar [...] Fondamentalement, il s'agit d'un film humaniste où l'angoisse existentielle et les expériences traumatisantes du héros - sa prise de conscience de l'absurdité et des horreurs de la guerre - se trouvent exprimées par un recours à la fois minutieux et désinvolte aux méthodes de narration et au contenu dramatique de la science-fiction la plus moderne », écrit J. Lourcelles (op. cité) En revanche, les séquences de la guerre en Allemagne, reconstituées dans les studios Barrandov à Prague, sont marquées par une volonté de réalisme digne des plus grands films américains.
Accattone [1961 - Italie, 120 min. N&B] - R. et Sc. Pier Paolo Pasolini, avec coll. aux dialogues de Sergio Citti. Ph. Tonino Delli Colli. Déc. Flavio Mogherini. Mus. Jean-Sébastien Bach. Pr. Alfredo Bini/Cino del Duca. I. Franco Citti (Accattone), Silvana Corsini (Maddalena), Franca Pasut (Stella), Paola Guidi (Ascenza), Adriana Asti (Amore).
~ Pier Paolo Pasolini a d'abord écrit : poésie, roman, articles politiques, essais idéologiques, scénarios etc. « Le recours au cinéma correspond à une perte de confiance, entre 1960 et 1970, dans les capacités de communication de la littérature et à un sentiment de fuite du réel, d'absence au monde [...] Pasolini pressent que l'univers, néantisé par les mots ou fait prisonnier par eux, lui échappe, de sorte qu'il abandonne l'outil traditionnel de médiation, le roman, pour atteindre le public par l'image cinématographique. » (Alain-Michel Boyer) René de Ceccatty note, de son côté, que sa « conception très particulière du "réalisme" littéraire (poétique et romanesque) s'expose à d'innombrables malentendus. [...] Il souhaite un contact moins filtré avec le réel [...] et aussi (socialement) avec son public, qui aura une compréhension plus immédiate des images d'un film que des pages d'un livre. » (In : Pasolini, Folio - biographies). Et les résultats d'une pareille décision ne se feront pas attendre : la célébrité de Pier Paolo Pasolini ne cessera de s'accroître grâce à ses films. Accattone sera son premier LM. Il écrit dans Vie nuove du 28 mai 1960 : « Je suis en train de travailler à trois scénarios et de préparer un film dont je serai le metteur en scène [grâce au soutien de Federico Fellini, devenu producteur avec la Federiz, et qu'il vient d'épauler pour le scénario de La dolce vita.] L'action du film se déroule dans les borgate de la Rome périphérique. Mais, si Pasolini semble s'inspirer de la réalité, il cherche néanmoins à la transcender, à lui donner un contenu radicalement neuf. Il se distancie en ceci de la démarche néoréaliste : refus de raccorder un plan à un autre plan de façon linéaire, usage de la bande-son en contradiction avec ce que l'on découvre à l'écran, frontalité des cadrages, panoramiques parallèles... Tout concourt à violenter le langage cinématographique afin que l'image ne soit plus banalisée par le réel qu'elle prétend vouloir représenter. Pasolini sacralise la pauvreté et la corruption afin qu'elle soit l'expression sublimée de destins immolés. S'exprime, à travers son héros, Accattone (« Mendiant ») incarné par Franco Citti, sa propre rébellion ou le sursaut éperdu de l'homme indemne confronté à l'esclavage salarié et au racolage de la société de consommation.
Accident [1967 - Grande-Bretagne, 105 min. C] - R. Joseph Losey. Sc. Harold Pinter from Nicholas Mosley. Ph. Gerry Fisher. Dir. art. Carmen Dillon. Mus. John Dankworth. Mont. Reginald Beck. Pr. J. Losey, Norman Priggen - Royal Avenue Chelsea, London Independant Prod., Monarch. I. Dirk Bogarde (Stephen), Stanley Baker (Charley), Jacqueline Sassard (Anna), Michael York (William), Vivien Merchant (Rosalind), Delphine Seyrig (Francesca), Alexander Knox (le principal).
~ Au moment où Joseph Losey achève son cinquième long métrage, The Big Night (1951), sa carrière américaine est désormais compromise. Dénoncé par des « félons », il vient d'être inscrit sur la liste des artistes soupçonnés de sympathie « communiste » par la fameuse HUAC (Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines). Plutôt que de chercher à s'en défendre, il choisit l'exil en Grande-Bretagne. Aspect singulier dans sa filmographie, le cinéaste qui débuta, bien en avance sur son époque, avec un film en couleurs - The Boy with Green Hair (Le Garçon aux cheveux verts, 1948), parabole sur l'intolérance et le racisme - filmera durant quasiment une décennie en noir et blanc. Il lèguera, dans ce format, des œuvres d'une qualité plastique remarquable, que ce soit aux États-Unis [The Lawless (1950),The Prowler/Le Rôdeur et un remake de M en 1951] ou en Grande-Bretagne (Time Without Pity (1957), The Criminal (1960), Eva (1962), The Servant (1963)]. S'agissant d'Accident, Losey ne devait pas déroger à ses habitudes. On rappellera aussi que le réalisateur du Messager (1971) eut l'idée initiale de filmer Monsieur Klein (1976) en noir et blanc. Losey expliquera à Michel Ciment qu'il fut, longtemps durant, réticent à la couleur : celle-ci lui semblant alors difficile à contrôler sur le plateau et au laboratoire. Or l'usage de l'Eastmancolor dans Accident est proprement stupéfiant. Losey était parfaitement conscient des problèmes puisqu'il dit encore à Michel Ciment : « Oxford est une ville grise, sa pierre est grise, c'est une ville grise et verte - et le vert est la couleur la plus dangereuse au cinéma, parce qu'elle est envahissante, et il faut toujours traiter les verts un ton au-dessous. » Avant tout, le film doit aussi traduire l'influence du décor sur les personnages. Les lieux sont personnages et le réalisateur les projette sur l'image avant l'entrée et après la sortie de ses protagonistes. Il s'agit du monde clos d'une université high-class, la plus vénérable université du monde anglo-saxon, dans son immuabilité : les personnages passent, mais le décor demeure, c'est-à-dire l'institution placé dans son cadre avec ses règles strictes et ses usages. Tout ce qui s'y déroule n'est que surface et apparences et n'aura point d'influence sur ce décor. Accident ou le vide abyssal d'une élite so british qui se donne, le temps d'une détente, une touche désinvolte pour masquer sa médiocrité. Losey comme Harold Pinter - ils venaient d'inaugurer leur collaboration avec The Servant - étudient ce milieu avec une telle compréhension que certains ont pu croire, à tort, qu'ils en étaient issus. Or, on verra, plus tard, que Losey manifestera avec Monsieur Klein, de pareils dons d'observation à l'endroit d'une bourgeoisie française fortement collaborationniste et antisémite. Enfin, il y a la présence au générique de Dirk Bogarde que Losey et Pinter ne purent imposer à Sam Spiegel qui désirait produire le film. Celui-ci souhaitait, pour sa part, Richard Burton. Or, la confrontation Charley (Stanley Baker)/Stephen, amis/ennemis, suppose antagonisme psychologique voire physique et donc insécurité ressentie chez l'un comme chez l'autre. La rivalité serait plus profonde et infailliblement plus transversale. Elle n'aurait pu s'exprimer d'une manière parfaite si Richard Burton avait remplacé Dirk Bogarde qui, en outre, aura travaillé trois fois de suite avec Joseph Losey (The Servant, King and Country, Modesty Blaise). Enfin, Jacqueline Sassard est aussi à féliciter. Il lui aura fallu bien du courage pour assumer un rôle si ingrat : elle est, comme l'accident, un catalyseur, suivant le mot de Joseph Losey qui ajoute : « ses yeux étaient des fenêtres par lesquelles on regardait, mais elle n'était qu'un instrument pour les événements de la vie des autres.» Hypnotisés par les yeux en amande d'Anna, la princesse autrichienne, les mâles se livrent à un combat de coqs bien entortillé caractérisé, en particulier, par la partie de tennis. Des escarmouches tout aussi feutrées que leurs pitoyables fricotages : « Hommes des cavernes maquillés en decent fellows. » (Guy Bellinger) Signalons, pour finir, la première participation de Gerry Fisher, un merveilleux cadreur, en tant que directeur de la photographie. Du grand art. Grand Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes 1967.
Acteurs provinciaux (Aktorzy Prowincjonalni) [1979 - Pologne, 104 min. C] - R. Agnieszka Holland. Sc. A. Holland, Witold Zatorski. Ph. Jacek Petrycki. Mus. Andrzej Zarycki. I. Tadeusz Huk, Alina Labonarska, Iwona Biernacka, Ewa Dalkowska, Jerzy Stuhr, Adam Ferency. Pr. Zespoly Filmowe. Prix Fipresci à la Semaine de la critique au Festival de Cannes 1980.
~ Née en 1948 à Varsovie, la réalisatrice Agnieszka Holland a perdu son père journaliste à l'âge de treize ans, celui-ci s'étant suicidé à la suite d'une fausse accusation d'espionnage par les autorités communistes en 1961. Elle a étudié à la FAMU (Académie du cinéma) de Prague. Après sa formation, elle est devenue l'assistante de Krzystof Zanussi et d'Andrzej Wajda. Son premier LM sort à l'été 1979. Il relate l'histoire d'une tentative de recréation théâtrale en province : celle d'une œuvre écrite par un dramaturge célèbre [en l'occurrence Wyzwolenie [Délivrance] de Stanisław Wyspiański (1869-1907)]. On y assiste à la mise à l'écart de l'épouse d'un des comédiens de la troupe, à l'autocensure d'un metteur en scène qui anticipe, par manque de courage, les potentielles désapprobations du pouvoir, et enfin aux différends entre ceux qui acceptent et ceux qui refusent une pareille situation. On tient là un microcosme de ce qui se déroulera sur la grande scène politique et sociale de la Pologne communiste avant l'émergence du syndicat Solidarité dirigé par Lech Walesa. La métaphore fonctionne parce que la réalisatrice, en documentariste aguerrie, ne verse jamais dans la caricature ou le sentimentalisme des passions. Après la proclamation de l'état de siège en décembre 1981, la cinéaste résidera plusieurs années à l'étranger.
Ådalen '31 - [1969 - Suède, 114 min. C] - R. Sc. Bo Widerberg. Ph. Jörgen Persson. Costumes : Anne Von Sydow. Prod. Svensk Filmindustri / Elisabeth Fahlén, Staffan Hedqvist. I. Peter Schildt (Kjell), Kerstin Tidelius (Karin Andersson, la mère de Kjell), Roland Hedlund (Harald Andersson, le père de Kjell), Stefan Feierbach (Ake), Marie de Geer (Anna), Anita Björk (la mère d'Anna). Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes 1969.
~ Le film affiche en préambule : « En 1931, de nombreuses usines d'Ådalen étaient abandonnées par les ouvriers en grève de solidarité pour leurs camarades de Marma dont les patrons voulaient réduire le salaire horaire de 4 centimes. Au cours d'une manifestation, 5 ouvriers furent tués. Ce film est dédié à ces 5 victimes. » De fait, on pourrait s'attendre à entrer d'emblée dans le vif du conflit, lequel s'inspire d'un fait historique, en vérité plutôt revisitée pour les besoins d'une fiction. Bo Widerberg nous introduit, contre toute attente, dans la vie quotidienne d'un couple d'ouvrier et leurs trois enfants. La réalité de la grève - un conflit d'une durée et d'une dureté exceptionnelles - n'y est, au préalable qu'à peine représentée. Durant quarante minutes, le film reste dans une douceur intimiste. À la chiche simplicité du foyer Andersson se succède, en décor contrastant, la luxueuse résidence bourgeoise dans laquelle règne une maîtresse de maison raffinée et cultivée, épouse du directeur d'usine et mère d'Anna, dont Kjell Andersson, le fils du syndicaliste Harald, s'est amouraché. De fait, le réalisateur cherche, avant tout, à nous préparer intelligemment aux événements abrupts qui vont suivre et qui vont endeuiller les dockers en lutte mais aussi, en particulier, la famille Andersson. Un autre thème traverse le film : celui de l'amour et de la sexualité que découvrent progressivement Kjell et Anna. Il s'agit d'un motif récurrent chez Widerberg qui l'aborde à travers l'obstacle des différenciations de classe. Kjell Andersson offre bien des ressemblances avec d'autres incarnations de jeunes hommes chez Widerberg, en particulier le Joe Hill de 1971 incarné par Thommy Berggren. Du reste, le personnage de Kjell est le vrai protagoniste du film : on peut l'en considérer comme l'élément optimiste. Il effectue, à travers ce récit, son apprentissage politique, sentimental voire culturel. L'évocation (ou la revendication plutôt) d'Auguste Renoir l'est non seulement dans les dialogues mais aussi dans l'image, comme il l'avait été dans le splendide Elvira Madigan de 1967. Widerberg, une fois encore, « emprunte à la palette des impressionnistes ce génie de la lumière, cette vibration physique, matérialisée par les êtres, les paysages et les choses. » (Michel Capdenac) La grande réussite d'Ådalen '31 réside surtout dans la liante transition de la petite histoire vers la grande histoire et dans cette capacité à en saisir, au travers d'un événement sobrement retraduit à l'écran, tensions, limites et enjeux. Lorsqu'un ouvrier, s'adressant à Kjell, lâche le mot d'ordre de « grève générale », le fils Andersson rétorque : « Mais il faut apprendre. Nous avons besoin de connaissances pour prendre le pouvoir. » La grève générale ne saurait être la révolution en effet. Même si, en certains cas, elle semble nécessaire. Non sans quelque humour, Ådalen '31 s'achève sur ces phrases qui défilent à l'écran : « Et le travail reprit à Ådalen. Les coups de feu de Lunde portèrent au pouvoir les sociaux-démocrates qui y sont encore. Un état social s'est formé en Suède, oasis de bien-être dans le monde. L'égalité n'est pas réalisée. » Nous étions en 1969 et le film de Widerberg sortit, en Suède, le 1e Mai, journée internationale des travailleurs.
Adélaïde (Adelheid) [1969 - Tchécoslovaquie, 99 min. C] - R. František Vláčil. Sc. Vladimir Körner. Ph. František Uldrich. Mus. Zdeněk Liška. Pr. Filmove Studio Barrandov. I. Petr Čepek (Victor), Emma Černa (Adélaïde), Jan Vostrčil (Hejna).
~ František Vláčil (1924-1994), né en Moravie-Silésie, fit des études d'esthétique et d'histoire de l'art à l'université Masaryk de Brno. Il s'intéressa très tôt au cinéma, mais conserva de sa formation initiale des talents de peintre et de graphiste. En outre, il travailla, au cours des années 1960, sur des films d'animation où il subit l'influence du grand Jiří Trnka. Il avait également œuvré au sein de l'armée jusqu'en 1958 où il réalisa deux courts métrages d'une grande beauté visuelle, Nuages de verre et La Poursuite. Son premier LM, La Colombe blanche (Holubice) sorti en 1960 eut un grand succès. Avec Le Piège du diable, l'année suivante, on découvre un homme très passionné par l'histoire de la Bohême des siècles précédents. Ce retour vers le passé est toujours, chez lui, traité comme une fenêtre sur le présent car, elle s'accompagne, tout à la fois, d'une grande liberté formelle. De ce point de vue, La Vallée des abeilles (1968) et surtout Markéta Lazarová (1967), adaptation d'un roman écrit par Vladislav Vančura, sont encore plus réussis. Cependant, Adélaïde, inspiré d'un roman de Vladimir Körner et placé dans la période de l'après-guerre, est infiniment attachant. La trame narrative n'est guère rebattue et plutôt audacieuse. Le héros, Viktor, ex-officier tchèque employé dans les bureaux de la Royal Air Force à Aberdeen (Écosse), revient dans sa patrie natale. Il est nommé administrateur d'un manoir en ruines ayant appartenu à un industriel nazi. Ce dernier est incarcéré et en attente de jugement. La fille de celui-ci, Adélaïde, est affectée, en tant que femme de ménage, auprès de Viktor. Solitaires, désillusionnés et privés de perspectives, les deux êtres sympathisent. Viktor tombe amoureux d'Adélaïde. Quand la jeune femme apprend l'exécution de son père, elle assassine le brigadier-chef chargé de sa mise à mort. Viktor essaie de la sauver. Mais, Adélaïde choisit de se suicider dans sa cellule. Au-delà du récit, lequel adopte un ton résolument intimiste, le cinéaste entend révéler ici les tragédies que les guerres et le racisme peuvent provoquer chez les jeunes générations. Il le fait, par touches discrètes et non appuyées, et dans une esthétique économe et néanmoins d'une grande beauté plastique.
Adieu aux armes (L') / A Farewell to Arms [1932 - États-Unis, 96 min. N&B] - R. Frank Borzage. Sc. Oliver H. P. Garrett, Benjamin Glazer [Laurence Stallings], from Ernest Hemingway. Ph. Charles Bryant Lang, Jr. Déc. Hans Dreier, Roland Anderson. Mus. Ralph Rainger, John Leipold, Bernhard Kaun, Paul Marquardt, Herman Hand, W. Franke Harling. Pr. F. Borzage, Benjamin Glazer, Edward A. Blatt / Paramount Pictures. I. Helen Hayes (Catherine Barkley), Gary Cooper (lieutenant Frederic Henry), Adolphe Menjou (major Rinaldi), Mary Philips (Helen Ferguson).
~ Le film le plus universellement connu de Frank Borzage, cinéaste de l'amour romantique. Nous sommes loin de l'esprit d'Ernest Hemingway et de son roman. Rappelons préalablement que, chez l'écrivain, l'action s'inspirait de ses propres souvenirs. « Engagé comme lieutenant dans un corps d'ambulanciers volontaires, il fit campagne dans l'armée italienne sur le front de l'Isonzo, eut les jambes criblées d'éclats en juillet 1918 et s'éprit durant sa convalescence à Milan d'une infirmière américaine de sept ans son aînée, Agnes von Kurowsky. La belle Agnes, rebaptisée Catherine dans le roman, refusa de l'épouser et l'écrivain, dépité, la fit mourir à la fin de son livre ! » [Hervé Dumont, Frank Borzage. Un romantique à Hollywood, I.L.-Actes Sud, p. 353] Désormais, avec le film de Borzage, le titre lui-même semble impropre. En réalité, « cette adaptation s'intègre totalement à l'univers de Frank Borzage » (J. Lourcelles) La guerre n'est traitée qu'en arrière-plan : l'évocation d'un immense amour en est le thème principal, un hymen plus fort et plus profond que tous les obstacles, y compris celui que la mort réserve. C'est une idée que l'on retrouve en permanence chez Borzage : ainsi, par exemple, du bouleversant The Mortal Storm, avec Margaret Sullavan et James Stewart, réalisé au lendemain de l'enclenchement de la Seconde Guerre mondiale, œuvre frontalement antinazie et qui provoquera l'interdiction des films produits par la MGM en Allemagne. Bien que nous soyons ici, dans A Farewell to Arms, au cœur des tranchées du conflit de 1914-18, le réalisateur ne les filmera que lorsque Gary Cooper/Frederic Henry les désertera. L'amour naît et se développe dans le contexte d'une flambée belliciste chauvine et fanatique, moment de folie et de cruautés humaines extrêmes, comme s'il constituait l'autre versant infaillible d'un univers paradoxal : un halo nimbé d'une transcendance irréelle au-dessus d'une nature glauque et dévoyée. Il faut donc voir, à travers la passion inaboutie et la fatalité du destin - les femmes qui ne sont jamais physiquement sur les champs de bataille en sont, à chaque fois, les victimes chez Borzage -, un immense plaidoyer pacifiste. La dernière séquence du film, célèbre, est sublime. Cette expression d'un amour vibrant et sincère fit l'objet d'une censure aux États-Unis : lorsqu'en juin 1938, la Paramount s'apprête à ressortir le film en salles, la nouvelle Legion of Decency (organe de contrôle catholique lié à la Production Code Administration) y procède à des coupures. Le film sera ramené à 86 minutes. Une des raisons qui expliquent pourquoi le film est resté, un temps, difficilement visible. Fade remake tourné dans les Alpes juliennes par Charles Vidor en 1957 avec Jennifer Jones, Rock Hudson et Vittorio De Sica.
Adieu ma concubine (霸王別姬, Bàwáng biéjī) [1993 - Chine, Hong-Kong, 170 min. C] R. Chen Kaige. Sc. Lilian Lee, Lu Wai. Ph. Gu Changwei. Mus. Zhao Jiping. Décors : Yang Yuhe, Yang Zhanjia. Costumes : Changmin Chen. Pr. Hsu Feng, Donald Ranvaud, Hsu Bin, Hsu Jade. I. Leslie Cheung (Cheng Dieyi), Zhang Fengyi (Duan Xialou), Gong Li (Juxian).
~ Cinquième LM de Chen Kaige et celui qui le rendit célèbre. Il fut en effet, conjointement avec La Leçon de piano (Jane Campion), Palme d'or au Festival de Cannes 1993. Dans ce film, le réalisateur brosse, en arrière-plan, une fresque d'un demi-siècle d'histoire de la Chine, des ultimes seigneurs dynastiques jusqu'à la mort de Mao Zedong, en passant par l'annexion japonaise, l'avènement du régime communiste en 1949 et les excès sectaires de la Révolution culturelle. Le spectacle proprement dit c'est l'histoire de deux comédiens issus de l'école de l'Opéra de Pekin interprétant, leur vie durant, un classique du même opéra, Adieu ma concubine. Cette pièce évoque les adieux du prince Xiang Yu et de sa concubine Yu Ji et le suicide de celle-ci avant que son bien-aimé ne soit défait et tué par Liu Bang, le futur empereur Gaozu qui fonda en -202 la dynastie Han. En Chine, comme en Extrême-Orient généralement, les femmes furent interdites sur la scène. Les rôles féminins étaient donc dévolus à des hommes simulant la féminité. Aussi, étaient-ils souvent incarnés par des homosexuels. C'est le cas d'un de nos deux protagonistes, Cheng Dieyi (nom de scène Douzi) qui aime vainement son partenaire Xiaolou, lequel épouse Juxian (Gong Li). Il y a néanmoins ambiguïté, refus chez l'un de se compromettre et, au final, perfidie. Ce drame renvoie forcément au conformisme moral du pouvoir politique et aux pressions qu'il exerce sur la société. On assiste à un tourbillon de séquences tantôt fascinantes, tantôt sordides, à l'image de cette « histoire de séduction et de trahison » (Chen Kaige) Le réalisateur déclara : « Quand les Gardes rouges ont fait leur apparition, j'ai cherché à les rejoindre. Moi, je voulais faire partie du groupe, ne plus être un adolescent solitaire. J'avais peur. Les Gardes rouges ne voulaient pas de moi, car mon père avait fait partie du Guomindang. J'étais le fils d'un ennemi. J'ai appris le « Petit livre rouge » par cœur, comme tout le monde, j'ai participé aux manifestations. Finalement, j'ai été accepté. Puis les Gardes rouges ont fait irruption chez nous et ont contraint ma mère, malade, à rester debout dans un coin pendant quatre heures. Quand on lui a offert une chaise, elle l'a refusée. Je ne l'ai pas défendue, je m'en suis voulu. J'étais déchiré, comment pouvais-je manifester de l'amour à mes parents et, en même temps, être au service du peuple ? En tant que réalisateur, maintenant, j'ai une responsabilité : je dois dire ce que j'ai fait, comment j'ai dénoncé mon père... J'en souffre, et cette souffrance se retrouve dans Adieu ma concubine. » Chen Kaige affrontait avec cette œuvre le thème de l'homosexualité, jusqu'ici proscrit par les autorités culturelles chinoises. Le film n'a certainement pas été reçu en Chine - des coupes y ont été effectuées - comme en Occident. Adieu ma concubine est un film de haut niveau, tant sur le plan de la mise en scène que sur celui de l'esthétique.
Adieu Philippine [1962 - France, 106 min. N&B] R. Jacques Rozier. Sc. et dialogues : J. Rozier et Michèle O'Glor. Ph. René Mathelin, Jean Boffety (cameraman). Mus. Jacques Denjean, Maxime Saury, Paul Mattei. P. Georges de Beauregard / Unitec-Fr. I. Jean-Claude Aimini (Michel Lambert), Yveline Cery (Liliane), Stefania Sabatini (Juliette), Vittorio Caprioli (Pachala), Maurice Garrel (le père de Michel), Davide Tonelli (Horatio).
~ Jacques Rozier est un précurseur. Dès son CM, Rentrée des classes, réalisé en 1955, il fait, d'ores et déjà, figure de représentant d'une Nouvelle Vague. Il venait de travailler à la RTF (Radiodiffusion-télévision française) auprès de Marcel Bluwal, Stellio Lorenzi et Claude Loursais. Adieu Philippine rappelle ce passé, à travers la figure de son héros stagiaire-machiniste, Michel Lambert, et des nombreuses séquences tournées dans les studios des Buttes Chaumont. À l'origine, le projet de Jacques Rozier fut de décrire les premiers jours d'un soldat appelé en Algérie. Le contexte politique l'en empêcha. Il s'orienta alors vers l'histoire d'un garçon amoureux de deux copines inséparables. Le garçon ne peut choisir entre les deux filles et finit par s'embarquer dans l'Algérie en guerre. Inspiré par l'esthétique du néoréalisme italien, Rozier choisit ses acteurs dans la rue. Or, la production du film fut difficile ; le tournage se déroula, dans sa partie finale, en Corse, où les trois jeunes passent leurs vacances. Certains endroits sont uniquement accessibles à dos de mule. Ce qui nous vaut une séquence des plus cocasses, mais aussi des plans superbes, de jour comme de nuit, qui rendent justice aux paysages enchanteurs de l'Île de Beauté et son cortège de magnifiques chants populaires locaux. Du reste, la magie inoubliable d'Adieu Philippine ne serait pas ce qu'elle est sans toutes ces saynètes insulaires imprégnées de joie de vivre, d'irritations et de jalousies éphèmères, de chicanes imprévues... Le montage dura douze mois. Par mesure d'économie, la production n'avait pas engagé de preneur de son. Seuls des sons témoins, non synchrones, avaient été enregistrés sur un petit magnétophone. À l'écoute, les dialogues se révèleront totalement inaudibles. Rozier passera cinq mois à les reconstituer en lisant sur les lèvres des acteurs. Georges de Beauregard, le producteur que Rozier rencontra grâce à Jean-Luc Godard, ne crut plus au film et le réalisateur fit racheter les droits du film par Alain Paygot (Unitec) afin de l'achever et de pouvoir le montrer au Festival de Cannes 1962 : le film, sélectionné pour la première édition de la semaine de la critique, y reçut un prix. Le titre du film évoque un jeu autour duquel se distraient les deux filles, Juliette et Liliane, à propos de Michel. La philippine engage deux personnes qui se sont partagées deux amandes (ou deux noisettes) jumelles et qui conviennent (après un délai entendu) que la première qui aura prononcé ce mot aura gagné. Le gage est ici l'amour du garçon, à savoir Michel. Dès le lendemain de cet épisode, les deux filles s'écrieront toutes deux philippine en même temps. Rien n'est donc tranché : Liliane et Juliette ont peut-être toutes les deux gagné mais, au final, elles auront, en réalité, toutes les deux perdu : Adieu donc Philippine ! Auréolé d'une fraîcheur et d'un naturel désarmant, le film respire à pleins poumons l'esprit d'une époque et d'une génération. Adieu Philippine est salué par la critique : Jean-Michel Frodon y voit le film qui condense le mieux l'esprit de la Nouvelle Vague, tandis que Louis Skorecki y perçoit le plus beau portrait de la France du début des années 1960. Au moment de la rétrospective consacrée au cinéaste et tenue à la Cinémathèque française (novembre 2021), Joachim Lepastier écrivit cette phrase si juste : « Chez Jacques Rozier, l'éphémère devient inoxydable. Le charme et la fraîcheur de son cinéma le transforment en formidable machine à remonter l'air du temps. »
L'Affaire est dans le sac [1932 - France, 43 min. N&B] R. Pierre Prévert. Sc. Jacques Prévert d'après Akos Rathony. Ass. réal. et montage : Louis Chavance. Ph. Gibory, Eli Lotar. Décors : Lou Bonin. Pr. Bernard Natan, Émile Natan / Pathé distr. I. Julien Carette (Clovis), Jacques-Bernard Brunius (le client au béret), Étienne Decroux (Hollister), Lora Hays (Gloria Hollister), Jean-Paul Dreyfus [Le Chanois] (Dutilleul), Lou Bonin (l'agent de police).
~ Comédie loufoque qui, par sa nature foncièrement libertaire, choqua le public. C'est le premier travail important du poète Jacques Prévert pour le cinéma. Le film fut tourné par son frère en huit jours et dans le décor d'un autre film, La Merveilleuse journée de Robert Wyler et Yves Mirande. On est donc loin d'une œuvre soigneusement léchée. Restent la saveur des situations et un goût du verbe inimitable grâce au talent des comédiens dont la plupart sont issus du groupe Octobre - groupe théâtral d'agit-prop fondé par Lou Tchimoukow alias Bonin en 1929 - lui-même né d'une scission de la formation Prémices de la FTOF (Fédération du théâtre ouvrier de France). « Le plaisir qu'ils ont pris à jouer cette petite farce lui a donné son unité - son éternité aussi, car elle n'a pas pris une ride en cinquante ans », écrivit Jacques Lourcelles. La première projection au Magic-Convention, le 25 novembre 1932, provoqua la furie d'une faction Croix-de-Feu qui siffla le film et menaça d'incendier l'écran. Une réplique, désormais célèbre, de l'insurpassable Brunius, l'homme au béret, les avait certainement atteint jusqu'à l'épiderme : « Je veux un béret, un béret français », allusion à la coiffure des fascistes. Mal distribué par Pathé qui n’avait pas apprécié le scandale de sa première projection, les copies sont détruites et le film va alors sombrer dans l’oubli. Le film fut restauré par la suite et devint un classique dans les ciné-clubs et les cinémathèques. En 2020 le film, considéré film de patrimoine, appartenant maintenant à Doriane Films, est restauré et numérisé 4K grâce à l'aide apportée par le CNC.
Affaire Mattei (L') / Il caso Mattei [1972 - Italie, 116 min. C] R. Francesco Rosi. Sc. F. Rosi, Tonino Guerra. Photographie : Pasqualino De Santis. Montage : Ruggero Mastroianni. Décors : Andrea Crisanti. Musique : Piero Piccioni. Production : Vides, Franco Cristaldi. Interprétation : Gian Maria Volonté (Enrico Mattei), Luigi Squarzina (journaliste), Peter Baldwin (McHale), Franco Grazioni (le ministre), Gianfranco Ombuen (l'ingénieur Ferrari), Edda Ferronao (Madame Mattei). Palme d'or du festival de Cannes 1972.
~ Sorti en 1972, Il caso Mattei est échafaudé dès 1964. La disparition du patron de l’ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), trust national créé en 1953 sur les décombres de l’AGIP fondée en 1926 par l’État fasciste, a instantanément intrigué Francesco Rosi. Les producteurs restent, de leur côté, notablement réticents. Le cinéaste qui ne cesse de rassembler documents, déclarations, informations et enquêtes sur le sujet préfère donc laisser mûrir le projet. Ce n’est qu’après Les Hommes contre qu’il reprend l’idée, en accord avec son acteur principal Gian Maria Volonté. Comme pour Salvatore Giuliano, Rosi conduit une investigation très sérieusement documentée qui le mène sur les lieux où a vécu Enrico Mattei. Le scénario débute avec le crash du biréacteur français Morane-Saulnier qui, décollant de Catane en Sicile, devait amener l’industriel à l’aéroport de Milan-Linate. Nous sommes le 27 octobre 1962 et l’avion, affrontant une tempête, s’écrase dans les environs de Bascapé, un village situé dans la province de Pavie. Officiellement, on conclut à un accident imputable aux conditions atmosphériques, mais l’hypothèse d’un sabotage est aussitôt envisagée. Cette thèse, non réellement corroborée, n’a pourtant jamais été abandonnée. Le film de Francesco Rosi a ceci d’extraordinaire qu’il se déroule au cœur d’un événement qui faisait, dix ans après le drame proprement dit, l’objet des précautions et enquêtes journalistiques. Il faut surtout citer le journaliste d’investigation Mauro De Mauro. Dès l’accident d’avion de 1962, Mauro De Mauro enquêtait sur la mort mystérieuse du président-fondateur de l’ENI. Francesco Rosi lui-même avait demandé à ce journaliste de reconstituer les ultimes instants d’Enrico Mattei pour son film. Or, la trace de Mauro De Mauro se perdit à Palerme à la mi-septembre 1970, c’est-à-dire au cours du tournage d’Il caso Mattei. Ce que l’on peut affirmer, au sujet de L’Affaire Mattei en tant qu’œuvre cinématographique, c’est qu’elle est surtout la continuation et l’approfondissement d’une méthode d’approche du réel inaugurée avec Salvatore Giuliano et poursuivie avec Main basse sur la ville au début des années 1960. C’est aussi la somme des deux expériences. « Au premier film, Il caso Mattei emprunte le principe des séquences montées selon un ordre a-chronologique et en fonction de nécessités idéologiques ; au second film, la présence d’un personnage-clef autour duquel s’organise le récit », estime Jean Antoine Gili qui cite, à l’appui de son analyse, les propos du cinéaste. Le promoteur immobilier Nottola (Rod Steiger) dans Le mani sulla città anticipe le personnage d’Enrico Mattei. Rosi évoque la vitalité, l’énergie et la faculté créatrice de Nottola, mais en révèle le désordre brutal, lequel ne peut s’exprimer que dans le cadre d’une société elle-même négative. On retrouve cette ambiguïté qui instaure le malaise dans la figure d’Enrico Mattei joué par Gian Maria Volonté. Il apparaît évident, toutes proportions gardées, que, dans certaines séquences, le personnage renvoie à celui incarné par le même acteur dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon d’Elio Petri, sorti deux ans auparavant. Rosi déclarait en effet : « J’ai voulu montrer Mattei dans sa problématique, dans ses aspects différents, les questions que pose son action, aspects qu’il a certainement eus au début, aspects inquiétants que l’on relève ensuite quand, au lieu d’être un serviteur de l’État, comme il aimait le dire lui-même, il commence à devenir le patron de l’État. Ce dernier aspect pose de multiples problèmes, problèmes de la vigilance démocratique, du contrôle démocratique exercé par la collectivité, de la programmation économique dans le cadre de laquelle doit entrer l’activité des entreprises publiques, du contrôle de l’autorité de ces entreprises afin d’éviter qu’elles ne deviennent plus fortes que l’État lui-même. » (In : « Écran 73 », n° 20, décembre 1973). Appréhendé selon un angle rétrospectif et plus global, Il caso Mattei est un aussi un fragment sur une tranche décisive de l’histoire contemporaine italienne. Mathias Sabourdin note ainsi qu’au cours des années 1970, le réalisateur napolitain va tourner quatre films – L’Affaire Mattei, Lucky Luciano, Cadavres exquis, Le Christ s’est arrêté à Eboli - qui, « superposés, dressent le portrait amer de cinquante ans de vie publique en Italie, de l’avènement du fascisme aux années de plomb. Peinture cubiste reflétant – sur un même plan fictionnel – divers axes d’appréhension portés sur la nature du pouvoir et sa corruption par les intérêts privés ; cet ensemble cinématographique peut s’apparenter à un cadavre exquis politique dessinant, par l’absurde, les contours d’un État italien traversé de mille contradictions et perpétuellement menacé d’instabilité. » (In : Dictionnaire du cinéma italien, Nouveau Monde Éditions). Au sein de cet ensemble, Il caso Mattei est un chef-d’œuvre incontournable qui offre une peinture à multiples clefs d’un homme de pouvoir controversé, dictateur potentiel et homme du renouveau tout autant… Il caso Mattei est effectivement « le constat d’une profondeur inégalée sur le trouble attaché à l’exercice du pouvoir. » (Mathias Sabourdin)
Affameurs (Les) / Bend of the River [E.-U., 1952. 91 minutes. C] Réalisation : Anthony Mann. Scénario : Borden Chase, d’après le roman de Bill Gulick, Bend of the Snake. Photographie : Irving Glassberg (Technicolor). Musique : Hans J. Salter. Direction artistique : Bernard Herzbrun, Nathan Juran. Montage : Russell F. Schoengarth. Tournage : fleuve Columbia, mont Hood, Timberline Lodge, Sandy River. Production : Universal Pictures, Aaron Rosenberg. Interprétation : James Stewart (Glyn McLyntock), Arthur Kennedy (Emerson Cole), Julia Adams (Laura Baile), Rock Hudson (Trey Wilson), Lori Nelson (Margie Baile), Jay C. Flippen (Jeremy Baile), Chubby Johnson (capitaine Melo), Howard Petrie (Hendricks), Stepin Fetchit (Adam).
~ Bend of the River est le deuxième western d’Anthony Mann au sein d’une série de cinq tournés avec James Stewart – l’inaugural étant Winchester 73 sorti en 1950. La personnalité de l’acteur - mélange d'endurance et de force intérieure - confère toute sa substance au style puis à la métaphysique du cinéaste. Borden Chase l’avait bien compris. Le scénariste refusa, dans un premier temps, d’adapter l’œuvre de Bill Gulick. La figure proposée par le romancier lui semblait fort éloignée du tempérament de l’acteur. Chase remania ensuite le roman et le titre en fut naturellement changé. L’autorisation de l’écrivain ne s’avérait plus nécessaire. Aussi, n’était-ce pas étonnant d’entendre, lors de la sortie du film à Portland, Bill Gulick s’écrier : « La seule chose qui m'appartient dans ce film, ce sont les trois premiers mots du titre, Bend of the. En dehors de cela, oubliez-le. » Le scénario joue en effet sur deux histoires : celle de colons en marche vers une prospérité espérée et celle d’une amitié aux origines embrumées et à l’avenir improbable. Premier film en couleurs d’Anthony Mann, Les Affameurs montre déjà une parfaite maîtrise du Technicolor. Celui-ci rend justice à l’exaltation d’une épopée, parcourue de moult rebondissements et périls ; lesquels influent sur l’âme des individus, agissant positivement ou négativement sur leur comportement. En deuxième lieu, l’indicible génie du cinéaste trouve sa concrétisation dans la mise en perspective d’un milieu naturel, au demeurant jamais envisagé comme une fin en soi. Les lieux d’élection du réalisateur sont la géographie d’une terre ignorée, seulement promise, à peine approchée, jamais possédée. Chez Anthony Mann, à l’instar des peintres de l’Hudson River School, s’exerce une fascination tenace pour les grands espaces et les sites montagneux. Le paysage se présente également comme « un champ d’expérience où se joue l’avenir du rêve américain », écrit Michael Henry Wilson. De là, découle une atmosphère sonore suggestive. Le spectateur doit ressentir comme signifiants le murmure de la forêt, le craquement du rocher et l'écoulement du fleuve – le Columbia en l’occurrence - comme l'étrangeté menaçante des sifflements et des cris des Indiens dans les taillis (« les fameux oiseaux du Canada », lâche Emerson Cole) ou encore du crissement anormal des roues d'un chariot. Aussi, les faits inscrits dans la logique du récit, autant ceux produits par l’homme que par l’environnement, drapent la narration d’une auréole puissamment romantique. S’il existe bien chez Mann une dose généreuse d’envolée poétique, celle-ci ne relève aucunement de l’illustration. Le choix du cadre, l'angle de prise de vue, l'éclairage interrogent continûment le rapport des hommes à la nature. Le défi à relever l'est autant face à la nature capricieuse que face aux hommes et à l'activité qu'ils déploient envers et contre elle - à commencer par la poussière sur la piste et la poudre des fusils. Mann n’évoque jamais une multitude fantasmée. Ce n’est pas sans connaissance, ni sans perspicacité que l’on pourrait évoquer le tumulte agressif d‘un XIXe siècle américain en déplacement, en chantier ou en voie d’édification. « En témoigne l’étonnante transformation de Portland dans Les Affameurs », note Michael Henry Wilson qui ajoute : « Un long panoramique sur les docks nous révèle que la découverte de l’or a fait d’une bourgade bon enfant un dangereux pandémonium ». Des admirateurs l’ont remarquablement souligné : Anthony Mann « saisit l’essence » de ces pionniers autant bâtisseurs que démolisseurs et qu’il filme sans gratuité aucune. De fait, nulle violence, nulle réaction, nulle attitude ne peuvent s’expliquer sans la nécessité. Ici, la vie se joue à pile ou face. Ainsi le veut l’Ouest, terre de ranchers rapaces et dénués de principes. Quand bien même le cinéaste décrira cet Ouest selon une perspective manichéenne, il ne cessera jamais de la peaufiner ultérieurement. On peut la discuter, la contester et la trouver, une fois encore, propre à nourrir la légende. Elle est, en tout état de cause, magnifiquement défendue. Anthony Mann choisit donc une vision dualiste du monde. Le destin réunit James Stewart/Glyn McLyntock et Arthur Kennedy/John Emerson Cole – qui chevauchent côte-à-côte. Même si le spectateur ne le saura pleinement qu’à la fin, McLyntock et Cole sont les deux faces d’un même personnage. Le titre est merveilleusement suggestif. « À la courbe du fleuve » - on rappellera, au passage, le titre du roman britannique de V.S. Naipaul qui se situait, pour sa part, au fleuve Congo -, le schisme s'amorce. Cole n’entrera jamais dans le moule de la civilisation : selon lui, nulle morale n’existe en ce monde. Aussi, choisit-il la voie d’une règle individualiste, tout aussi injuste et brutale. Ne lâche-t-il pas à un des associés au vol de la marchandise : « C’est vous qui êtes avec moi ! » McLyntock considère, pour sa part, qu’il n’y a nul avenir en ce chemin-là. Admettre les fondements d’une civilisation, c’est penser à demain : c’est-à-dire mettre en valeur une terre, bâtir une maison et former une famille. Le héros incarné par James Stewart, obsessionnellement hanté par son passé, en refoule les zones d’ombre avec une rage suspecte. Le spectateur a le sentiment d’être grugé par une forme de droiture et d’entêtement qu’il cherche à projeter, coûte que coûte, à l’écran. On comprendra dès lors pourquoi l’empathie fonctionne, et, contre toute attente, à l’endroit de son « frère ennemi » Cole, nettement plus énigmatique – Arthur Kennedy, excellent comme toujours. Il paraît effectivement plus authentique ! Du reste, les sentiments de Laura Baile (Julia Adams), la fille du colon, ne sont pas aussi tranchés que cela. Entre McLyntock et Cole, il est difficile, à observer celle-ci, de savoir lequel aurait sa préférence. Ce qui aurait tendance à confirmer ce que nous devinons tous : Cole et McLyntock sont deux images antagoniques d’un personnage homologue. Deux séquences mythologiques confirment sans retour cette assertion. Elles sont gravées dans la mémoire de tous les amoureux du genre. Première séquence : Cole dérobe les provisions des colons. McLyntock lui promet une vengeance sans pardon. (« Tu me reverras, crois-moi. Chaque fois que tu seras prêt à t'endormir, tu fouilleras l'obscurité en te demandant si je n'y suis pas à l'affût en train de t'épier dans un coin. Une nuit, j'y serais précisément. On se reverra. ») McLyntock est la mauvaise conscience de Cole. Deuxième séquence et conclusion du film : McLyntock, au terme d’un farouche corps-à-corps dans l’eau d'un affluent, noie Cole – on n'a jamais été autant impressionné que chez Mann par cette espèce de lutte à la vie, à la mort entre deux personnages. L’onde offre l'envers d'Emerson Cole, c’est incontestablement le passé de McLyntock qui s’y reflète. La page est désormais tournée. McLyntock vient d'engloutir définitivement cette autre partie de lui-même. Je reproduis ici la phrase de Jeanine Basinger, auteur d’une biographie consacrée au réalisateur : « […] le démon est évacué au cours d’un violent rite de purification », mettant en relief les deux éléments constitutifs - l’eau et la lumière – assurant le triomphe du Bien sur le Mal. Épilogue troublant : après cette bagarre sans merci, McLyntock, ramené sur la rive grâce à une corde tirée par Trey (Rock Hudson), exhibe un cou affligé des cicatrices d’une pendaison ancienne et manquée. Ainsi, McLyntock avait connu ce que Cole connut plus tard. McLyntock sauva Cole du gibet. Selon quelles circonstances, McLyntock fut, lui aussi, arraché à la corde ? Cole/Kennedy est bien l’ombre ou le double de McLyntock/Stewart. Voilà pourquoi les motifs de la rédemption et de la vengeance – thèmes « bibliques » au demeurant - fonctionnent à merveille. Ils occupent les vingt dernières minutes du film, et de tous les Stewart « mannien » celui-ci est le plus entièrement « converti » et sans regret d’aucune sorte. Toutefois, il est juste qu’on puisse ne pas s’en satisfaire, autant pour Mann que pour James Stewart. Demeurent cette énergie foudroyante et cette farouche obstination qui, elles, ne quittent jamais le héros. Elles lui sont indispensables. Il ne vaincra pas le Mal par la fuite. Ainsi s’explique les blessures infligées aux héros « manniens ». Dans le film présent, James Stewart au mont Hood - séquence déjà citée -, frappé, projeté et une jambe cassée dans la neige, conserve intact son désir de vengeance. Selon le réalisateur, la force d’un individu ne peut se dévoiler que dans les instants où il est en grande difficulté. Le vrai combat se mène, alternativement ou simultanément, contre les éléments et contre les hommes. Afin d’augmenter la sensation de vérité, le tournage d’un film doit en être imprégné. S’agissant de James Stewart, il aura symbolisé parfaitement ce héros « mannien », depuis Winchester 73 jusqu’à L’Homme de la plaine (1955) dans lequel il retrouve son « frère ennemi » Arthur Kennedy. L’Histoire seule fabrique, en définitive, les hommes et leurs choix. Anthony Mann (et Borden Chase selon une virtuosité supérieure) attribue à son récit les vertus d’un chemin de rédemption voire de progression morale. Que ce soit pour notre héros ou pour les personnages seconds - on observera avec intérêt l'évolution du joueur de poker Trey Wilson (Rock Hudson dans son premier rôle important) ou celle de Jeremy Baile (Jay C. Flippen), trop aveuglément moralisateur (« J'avais tort. Il y a une grande différence entre un homme et une pomme pourrie ! Très grande ! » affirme-t-il à la conclusion). « Étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la vie ! Et il y a peu d'élus », est-il écrit dans La Bible (Matthieu, 7 :14). Le patriarche des colons exprimait auparavant la voix de l’opinion publique, celle qui renvoie l’homme à des actes fautifs et identifiés. Or, la voix de la « société » juge sans éclairer nullement. En réalité, la nature humaine est toujours frappée du sceau de la dualité : bon et mauvais coexistent en elle et se livrent un combat permanent. A fortiori dans cet Ouest où les luttes pour la survie ou l’enrichissement ont été féroces. L’inhumanité de l’Histoire américaine, aucun film ne pourrait en rendre compte. Elle ferait voler en éclats la nécessaire justification d’un processus. Étant entendu que le western n’en est, après tout, qu’une forme de justification plus ou moins lucide ; celle de citoyens américains jetant un regard souvent désenchanté sur une nation qu’ils continuent de chérir néanmoins. Aussi, nous faut-il tempérer ce que nous énoncions plus haut : ni Mann, ni personne ne pourra nous montrer ce que furent véritablement la Ruée vers l’or ou la conquête de terres vierges. « La vie d'un homme comptait d'autant moins que nombreux étaient les aventuriers au passé douteux ou les immigrants ayant fui l'Europe pour des raisons peu avouables. La loi du plus fort finissait par l'emporter, selon l'image soigneusement entretenue par le cinéma, qui a pourtant idéalisé cette époque, en réalité très brutale », écrit Claude Fohlen, spécialiste de l’histoire américaine. Bend of the River est, pour ce qui le concerne, le plus élémentaire des cinq films de la série des James Stewart avec Anthony Mann. Les films suivants ne cesseront de solliciter, avec une complexité accrue et dans une lumière plus inquiète et déchirante, des thèmes propres au cinéaste et qui renvoient le mythe de la conquête de l’Ouest à sa douloureuse vérité.
Affiche rouge (L') [1976 - France, 90 min. C] R. Sc. Dial. Frank Cassenti. Ph. Philippe Rousselot. Déc. Yves Oppenheim. Cost. Josiane Balasko. Mus. Juan Cedron, Carlos Carlsen. Pr. Z. Productions/INA. I. Roger Ibanez (Missak Manouchian), Pierre Clémenti (Marcel Rayman), Laszlo Szabo (Joseph Boczov), Maïa Wodeska (Olga Bancic), Malka Ribowska (Mélinée Manouchian), Mario Gonzalès (Celestino Alfonso), Alain Salomon (Goebbels et le directeur du conservatoire), Julian Negulesco (Spartaco Fontano). Prix Jean Vigo 1976.
~ L'Affiche rouge est le nom donnée à une affiche de l'occupant nazi dans les communes françaises sous l'État de Vichy. Elle servait une campagne de propagande contre la Résistance que l'on accusait d'être à la solde du « judéo-bolchévisme » (« l'armée du crime »). Le film de Cassenti évoque ici l'arrestation d'un groupe FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans-Main-d'œuvre immigrée) dirigé par Missak Manouchian, que l'on a rebaptisé groupe Manouchian à partir des années 1950. Ces vingt-trois partisans ont été condamnés à mort le 17 février 1944. Quatre jours plus tard, les vingt-deux hommes ont été fusillés au Mont-Valérien. La seule femme du groupe, Olga Bancic, a été guillotinée le 10 mai 1944 à Stuttgart. Le réalisateur reconstitue ici l'histoire de ce groupe formé de sept juifs polonais, d'un polonais, de trois juifs hongrois, d'un espagnol, de deux arméniens, de trois français, de cinq italiens, d'une juive roumaine. Selon Cassenti, il ne s'agit pas d'une simple reconstitution historique même s'il a été fait grand usage des livres, lettres, photos, témoignages personnels, documents d'archives. La représentation du drame fait intervenir une troupe théâtrale dont la fonction concrète est d'établir un lien entre le présent et le passé. « Pendant que nous tournions le film, en Espagne, Franco fusillait des militants basques et, dans notre histoire, les nazis fusillaient des militants étrangers. Le rapport entre l'histoire d'hier et d'aujourd'hui s'est installé immédiatement et le présent du fascisme est entré dans la fiction du film d'autant que le personnage de Manouchian était interprété par un acteur basque, Roger Ibanez », déclarait le cinéaste. Le choix opéré par le réalisateur le conduit à un parti pris, surtout au niveau de la mise en scène. Elle opère suivant trois registres : un reportage sur la préparation du spectacle - là s'établit une relation entre le combat des années d'occupation et celui des années du film -, la « fiction » à caractère réaliste qui rappelle le passé à travers les témoignages du présent, et enfin la représentation sur scène qui, par le biais de la commedia dell'arte, injecte une distanciation par rapport aux événements de l'Histoire. Benoît Rayski, fils d'Adam Rayski, un des co-créateurs de la résistance juive au sein de la FTP-MOI, écrit : « Comment se mettre dans la peau des fusillés de l'Affiche rouge ? Comment jouer Rayman, Manouchian, Wajsbrot ou Elek ? Une voix dit : Eh bien, il suffit de penser que c'était des hommes et des femmes comme nous ! Une autre voix rétorque : Non, justement pas comme nous ! Bien sûr, ils ne sont pas comme nous. Ou plutôt nous ne sommes pas comme eux. Ce dialogue accompagne les premières images de L'Affiche rouge, le film de Cassenti tourné en 1974, et il suffirait presque à justifier, à lui tout seul la nécessaire existence de cette œuvre cinématographique. » (In : B. Rayski, L'Affiche rouge, Archipoche, 2023) Faut-il rappeler ici que les 23 étaient des jeunes communistes qui croyaient, avec force idéalisme, à l'Union soviétique ? Les limiter à cela est injuste, mais ne pas le rappeler l'est tout autant.
Autre film sur cet épisode : L'Armée du crime (2009, Robert Guédiguian, avec Simon Abkarian et Virginie Ledoyen).
Affreux, sales et méchants (Brutti, sporchi e cattivi) [1976 - Italie, 115 min. C.] R. Ettore Scola. Sc. Scola et Ruggero Maccari. Dialogues : Sergio Citti. Ph. Dario Di Palma. Mus. Armando Trovajoli. Montage : Raimondo Crociani. Déc. Luciano Ricceri, Franco Velchi. Cost. Danda Ortona. Pr. Carlo Ponti. I. Nino Manfredi (Giacinto), Linda Moretti (son épouse Matilda), Francesco Annibaldi (Domizio), Ettore Garofolo (Camillo), Franco Merli (Fernando), Maria Bosco, Maria Luisa Santella, Adriana Russo, Beryl Cunningham, Giselda Castrini, Alfredo d'Ippolito. Prix de la mise en scène au festival de Cannes 1976.
~ Le constat mélancolique prononcé au cours de C'eravamo tanto amati (Nous nous sommes tant aimés, 1974), le film précédent d'Ettore Scola, « Nous voulions changer le monde, c'est le monde qui nous a changés » pourrait se transformer dans Affreux, sales et méchants de cette façon : « Nous étions pauvres et dignes, le monde nous a rendus misérables et méchants. ». La tonalité douce-amère, colorée de tendre ironie, de C'eravamo tanto amati disparaît au profit d'une dérision teintée de raillerie et de grotesque. Le prolétaire communiste trop souvent naïf, mais foncièrement intègre incarné par Nino Manfredi (Antonio) se métamorphose ici en ouvrier invalide donc déclassé (Giacinto), qui, par aigreur et esprit de revanche, sombre dans l'individualisme le plus étriqué, et avec une méchanceté inouïe. Afin de bien marquer son propos, Ettore Scola a conservé le même acteur pour l'interpréter : Nino Manfredi décline donc un rôle très différent de ses incarnations habituelles. Il serait donc à contre-emploi. Sa mue n'en est pas moins extraordinaire, révélant l'ample registre d'un acteur qu'on aurait tort de sous-estimer. À l'origine, Ettore Scola envisageait un projet de film-enquête sur des bidonvilles romains. Le cinéaste rappelait auparavant que l'on aurait pu déterrer certaines caractéristiques de Brutti, sporchi e cattivi dans Drame de la jalousie, sorti en 1970. Dans Brutti, sporchi e cattivi, Ettore Scola reprend le thème pasolinien de génocide anthropologique. Le cinéaste s'explique ainsi : « [...] la pauvreté, avec toute son iconographie coutumière, n'est pas la chose la plus grave - ce qui me frappait c'était la psychologie déformée des habitants des bidonvilles. Je reviens ici , de façon plus grave, au discours de Dramma della gelosia c'est-à-dire à ce bombardement de la civilisation bourgeoise qui provoque ce génocide dont avait parlé Pasolini. [...] Pier Paolo Pasolini avait été l'homme de la culture des borgate. [...] » Or, cette culture était en voie de disparition. Les borgate d'Accattone et de Mamma Roma n'ont rien de commun avec les bassifondi que décrit, quinze ans plus tard, l'auteur de Nous nous sommes tant aimés. Pasolini aurait d'ailleurs dû préfacer ce film et faire le point : son assassinat, début novembre 1975, l'en a empêché. La présence de Sergio Citti, la principale influence de Pasolini dans l'appréhension et la connaissance du sous-prolétariat romain, des acteurs Ettore Garofolo, le fils d'Anna Magnani dans Mamma Roma, et Franco Merli, le Nûr Eddine d'Il fiore delle Mille e Una Notte (1974) dénonce clairement sous quelle ascendance le film entend s'inscrire. Scola conserve néanmoins sa propre sensibilité et ses qualités intrinsèques. Sur le ton de la satire et de la bouffonnerie, Affreux, sales et méchants ne craint pas le vulgaire, à condition qu'il n'amoindrisse point la subversion du propos et n'entrave pas la prise de conscience du spectateur. Car, il s'agit là, essentiellement, de déconstruire les faux discours humanistes, bien trop artificiels, sur la pauvreté. On rappellera, à bon escient, l'appel prononcé par Victor Hugo en 1845 : « Vous n'avez rien fait tant que dans cette œuvre de destruction et des ténèbres, qui se continue souterrainement, l'homme méchant a pour collaborateur fatal l'homme malheureux ». [In : Discours sur la misère, prononcé à l'Assemblée législative, 9 juillet 1845] L'indigence n'engendre pas la pureté des cœurs. Scola déclare quant à lui : « [...] L'exclu est avant tout un homme qui, vivant marginalement par rapport à la société et connaissant les plus mauvaises conditions sociales, devient pire que les autres hommes ». [in : J. A Gili : op. cité] D'autant que les mutations économiques et sociologiques en cours se chargent également de détruire son environnement naturel, mental et culturel. Ce qui ressort nettement d'Affreux, sales et méchants, c'est la haine des pauvres entre eux, leur incompréhension mutuelle et leur impossibilité, dans pareille promiscuité, à vivre en « frères de classe». Quand ils y parviennent maigrement et superficiellement, c'est surtout par intérêt mesquin à seule fin de dérober le pécule caché du patriarche, magistralement joué par Manfredi, sorte de bouffon shakespearien du lumpenprolétariat. Il serait conseillé de nuancer ce tableau et de s'interroger alternativement sur ce qu'on nomme la pauvreté. Qui définit à quel moment commence la pauvreté ? Ettore Scola se posait, lui aussi, cette question. À travers un film ultérieur, Le Roman d'un jeune homme pauvre (1995), le réalisateur décrit un autre aspect de la pauvreté : en bref, une misère plus masquée, étouffée par amour-propre, et forcément plus poignante.
Âge d'or (L') [1930 - France, 61 min. N&B] R. Luis Buñuel. Sc. L. Buñuel et Salvador Dalí. Ass. réal. Claude Heymann et Jacques B. Brunius. Mus. Georges von Parys, Mozart, Beethoven, Debussy, Mendelssohn, Wagner. Ph. Albert Duverger. Mont. L. Buñuel. Dir. artistique : Pierre Schilzneck. Prod. Marie-Laure et Charles de Noailles (France). I. Gaston Modot (L'homme), Lya Lys (la femme), Max Ernst (Le chef des bandits), Pierre Prévert (Un bandit), Germaine Noizet (La marquise de X...), José Llorens Artigas (Le gouverneur), Brunius, Manuel Ortiz, Paul Éluard.
~ Un des premiers films parlants du cinéma français. Au sortir du Chien Andalou, sa réalisation inaugurale faite avec le peintre surréaliste Salvador Dalí, CM muet d'une vingtaine de minutes, Luis Buñuel semblait avoir renoncé au cinéma. Conformément à sa philosophie et ses exigences - elles sont résumées dans une conférence largement ultérieure tenue à Mexico en 1953 -, le réalisateur aragonais refusait toute compromission avec le cinéma commercial. Que déclara Buñuel en 1953 ? « Dans aucun des arts traditionnels n'existe une aussi grande opposition entre possibilité et réalisation au cinéma. Parce qu'il agit de façon directe sur le spectateur, en lui présentant des êtres et des choses concrètes, parce qu'il l'isole, grâce au silence et à l'obscurité, de ce que nous pourrions nommer son habitat psychique, le cinéma est capable de l'exalter plus que n'importe quelle autre expression humaine. Mais davantage que n'importe quelle autre, il est aussi capable de l'abrutir. » Tous les systèmes économico-politiques sans exception l'ont parfaitement compris et ont tous mis en place une industrie du cinéma. Cependant, l'industrie, comme on le sait, n'est pas l'art cinématographique. Et le cinéaste espagnol d'affirmer, quelques lignes plus loin, que, dans pareil cadre, « le cinéma est une arme merveilleuse et dangereuse lorsqu'elle est maniée par un esprit libre. C'est le meilleur instrument pour exprimer le monde des rêves, des émotions, de l'instinct. » Aussi, L'Âge d'or, le deuxième film de Buñuel, doit être considéré comme un film-manifeste. Tout créateur, tout artiste qui se respecte ne peut et ne doit ignorer ce film. Or, justement cette œuvre fit scandale. Il n'y avait là rien qui puisse surprendre. En second lieu, la profession de foi du surréalisme, celle définie par le poète André Breton, le cinéaste l'avait faite sienne dès Un chien andalou, sorti en juin 1929 en France : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, la surréalité […] c'est à sa conquête que je vais. » (A. Breton, Manifeste du surréalisme, 1924).
Luis Buñuel résume L'Âge d'or ainsi : « Pour moi, il s'agissait surtout d'un film d'amour fou, d'une poussée irrésistible qui jette l'un vers l'autre, quelles que soient les circonstances, un homme et une femme qui ne peuvent jamais s'unir. » (In : L. Buñuel et J.-C. Carrière, Mon dernier soupir, Paris, Robert Laffont, 1982). La contradiction entre le désir et le social constitue le sujet fondamental de L'Âge d'or. Comme l'écrit Jacques Lourcelles, « un couple, par la force de son désir et de son amour, y bouscule toutes les bienséances, les rituels des corps constitués, les tabous de la bourgeoisie. Cela, au milieu d'images irrationnelles, cocasses, oniriques ou franchement sacrilèges. » (In : op. cité.) On a droit, par conséquent, à des séquences proprement inimaginables pour l'époque. Curieusement, le film s'ouvre sur une introduction rapide, en forme de documentaire, sur le scorpion « peu sociable », ennemi du » fâcheux qui vient troubler sa solitude. » L'une des sœurs de Buñuel, Conchita, avec laquelle il fut toujours en empathie, expliquait combien son frère était possédé par la phobie des arachnides. (In : C. Buñuel-Garcia, Mon frère Luis, Positif n° 42, 1961). Luis Buñuel affirmait qu'on ne pouvait craindre nul animal, nul insecte si on parvenait à en comprendre le fonctionnement, exception faite des arachnides. « J'aime et je n'aime pas les araignées. [...] Attirance et répulsion à la fois. Au cours des réunions de famille, nous pouvions parler d'araignées des heures durant. Méticuleuses et terrifiantes descriptions. » (In : Op. cité). Cette peur n'est-elle pas celle de tout être humain confronté à l'inconnu, la mort par exemple ? Sans doute, faut-il voir dans ce prologue sans fard et, pourtant, effrayant, l'omniprésence de ce qu'il nous faut sans cesse réprimer ? Comme dans la scène où le garde-chasse tue son fils d'un coup de fusil parce que l'enfant polisson a renversé le tabac de sa cigarette. Un geste que l'essaim d'une gentry laisse s'accomplir avec fatalité ou même sans ciller comme pour les cuisines en feu et la servante qui suffoque. Et qui, l'instant d'après, fait glouglou excessif autour d'un soufflet administré à une roturière un tantinet frivole. En toutes circonstances, le réalisateur n'use d'aucun artifice : nul flou, nulle surimpression et pas non plus de ralenti ou d'accéléré. Jamais le cinéma n'était apparu comme le miroir le plus authentique des incongruités, des arrière-pensées et des horreurs du monde, mais aussi des fantasmes et des hardiesses les plus effrontées. La « folie » buñuelienne s'impose avec la « force des évidences coulées dans le marbre. » (J. Lourcelles). Aux yeux du cinéaste espagnol, le désir est, par nature, asocial : il peut donc survenir chez n'importe quel individu, qu'il soit riche ou pauvre, qu'il soit homme de pouvoir, prêtre, militaire, fonctionnaire, ouvrier ou paysan. Cette manifestation irrépressible du désir peut jaillir n'importe quand et quel que soit l'endroit où l'on se trouve. Et provoquer, à sa suite, tout ce que la raison réprouve : plan rapproché sur le couple Gaston Modot/Lya Lys, tendrement enlacé dans un jardin royal, sur le thème de Tristan et Isolde joué par un orchestre dirigé par un maestro alangui. Puis le dialogue suivant : « Tu as sommeil ? [...] Quelle joie d'avoir assassiné nos enfants... » et le gros plan sur la trombine renversée du bonhomme - en vérité, un fonctionnaire du Ministère de l'Intérieur - éclaboussée de sang et clabaudant les yeux clos : « Mon amour, mon amour, mon amour ... » On comprendra aisément pourquoi les codes moraux (et politiques !) en cours ont pu être durement secoués par L'Âge d'or. Outre celle-ci, deux séquences ont sûrement contribué au scandale qui a suivi sa première projection réellement publique - un 28 novembre 1930 au studio 28 situé à Montmartre. La première est celle où Lya Lys suce voluptueusement le gros orteil d'une statue (toujours dans le fameux jardin !). La deuxième, inspirée de l'œuvre du marquis de Sade, filme la sortie du château de Selliny où s'y déroule une orgie digne des 120 Journées de Sodome. L'un des libertins, le duc de Blangis est grimé en Christ. L'acteur qui l'incarne est Lionel Salem (1883-1942), un Juif de Salonique qui jouera le Messie dans Jésus de Nazareth de Claude Allain en 1935. Est-ce l'unique raison pour laquelle les gugusses d'extrême droite qui saccagèrent le studio 28 s'écrièrent : « Mort aux Juifs ! » ? Triste information annexe : l'infortuné Lionel Salem mourut en déportation à Auschwitz. Enfin, l'ultime plan nous expose une croix sur laquelle sont accrochées des cheveux de femme... sous une tempête de neige. Avouons qu'une telle scène conserve, aujourd'hui encore, et, peut-être, pour l'éternité, une puissance blasphématoire inouïe. À côté de celle-ci, la séquence de l'ostensoir déposé sur le trottoir après avoir été frôlé par les jambes d'une mondaine semblera fort timide. Freddy Buache écrira : « Luis Buñuel a jeté avec L'Âge d'or le seul vrai cri, le plus inimitable hurlement en faveur de la liberté humaine de toute l'histoire du cinéma. Ce film brille d'un éclat incomparable au ciel du septième art : c'est l'étoile sur laquelle tous les cinéastes, épris d'indépendance à l'égard des idées reçues ou à l'égard des bons sentiments routiniers peuvent et pourront toujours orienter leur difficile navigation. » (In : F. Buache, Luis Buñuel, Éditions L'Âge d'Homme, Lausanne). Le fantôme de la liberté - c'est le titre d'un des films du cinéaste - hantera constamment les thuriféraires et les laquais. Les Noailles, producteurs d'une pareille fusée, eurent l'occasion d'en jauger la portée. Pour la première bourgeoise du film, au Panthéon, ils avaient prudemment invité leur monde. Elle ne leur fut point pardonnée : exclus du Jockey-Club, ils frisèrent l'excommunication. La sortie publique fut, à son tour, tumultueuse et provoqua l'ire des ligues « patriotiques ». Le préfet Jean Chiappe, préfet de police de Paris entre 1927 et 1934, connu pour ses accointances d'extrême droite, l'interdira une semaine plus tard. Le 12 décembre, le film est saisi. Il ne s'agit que de la copie de projection amputée des coupes imposées. Le négatif original a été caché et conservé par le vicomte de Noailles.
En 1937, une copie tronquée circule sous le titre Dans les eaux glacées du calcul égoïste, expression propre au Manifeste du Parti communiste de Marx, ce qui a conduit Georges Sadoul à émettre, à tort, l'idée qu'il s'agirait du titre initial souhaité par Buñuel. Le film figure en 1949 dans une sélection présentée au public par la Cinémathèque française des Cent chefs-d'œuvre du cinéma. Gaumont n'obtient la levée de l'interdiction de projeter qu'en 1981 à l'occasion de l'élection de François Mitterrand. Le négatif original de L'Âge d'or a été restauré en 1993 par le Musée d'art moderne, Centre Georges Pompidou.
Agostino [1962 - Italie, 102 min. N&B] R. Mauro Bolognini. Sc. Goffredo Parise, Bolognini d'après le récit d'Alberto Moravia. Ph. Aldo Tonti. Mus. Carlo Rustichelli. Déc. et cost. Maurizio Chiari. Pr. Luigi Rovere. I. Paolo Colombo (Agostino), John Saxon (Renzo), Ingrid Thulin (la mère d'Agostino).
~ En 1955, le réalisateur italien adaptait déjà une pièce de Guglielmo Zorzi, La vena d'oro, qui évoquait les rapports délicats entre un adolescent de 16 ans et sa mère dans le cadre d'une famille monoparentale. Dans Agostino, le fils est encore un enfant. L'œuvre d'Alberto Moravia aborde donc le passage parfois difficile de l'enfance à l'adolescence. C'est ce qui a intéressé Bolognini qui, en 1963, avec La corruzione traitera cette fois-là, toujours sur la base d'un récit dû à Alberto Moravia, de la transition entre l'adolescence et l'âge adulte, à travers le personnage de Stefano interprété par Jacques Perrin. S'agissant d'Agostino, l'intérêt réside dans une observation subtile d'une période au cours de laquelle l'adolescent doit quitter le cocon maternel pour affronter les rugosités du monde extérieur. Agostino idéalise sa mère, il en est épris. « Digne, sereine, réservée », illuminant le paradis d'une enfance sans nuages, elle fait l'objet de sa douce vénération et d'une affection exclusive - le père étant absent. De son côté, la mère, parfaitement incarnée par la Suédoise Ingrid Thulin - une des comédiennes d'Ingmar Bergman -, n'accorde pas assez d'importance aux sentiments d'Agostino. « Si cette entente n'avait pas existé, que serait-il resté, se demandait parfois Agostino, de toute cette beauté ? », écrit Moravia. Cette beauté, ce sont les dix kilomètres de plages sableuses à Viareggio, sur la mer Ligure. L'eau y joue donc un rôle prépondérant. Mauro Bolognini modifie le cadre en le déplaçant à Venise. « Le thème de l'eau est plus doux à Venise que dans une ville située en bord de mer », déclare le réalisateur. Une fois encore, le cinéaste, en plasticien hors pair, filme dans un noir et blanc lumineux (photographie : Aldo Tonti) rendant parfaitement le trouble émotionnel de l'enfant. Autrefois, en effet, l'enfant ramait seul avec sa mère sur les flots. Il en concevait une fierté infinie, il avait l'illusion d'être un homme. Cependant, l'attirance (ou l'attitude complice) qu'éprouve sa mère à l'égard d'un nouveau venu, Renzo (John Saxon) - « un intrus » - le plonge désormais dans une détresse profonde. L'image sublimée de la déesse-mère se brouille. Goffredo Parise et Mauro Bolognini restent fidèles en ceci à Moravia, comme ils respectent une autre part du récit qui dévoile l'impréparation d'Agostino et sa fragilité face au monde extérieur. Confrontés à d'autres adolescents issus de classes sociales extrêmement plus modestes, il est en perpétuelle infériorité physique et psychologique. Bien plus rusés que lui, les autres enfants le ridiculisent régulièrement. Rejeton surprotégé d'un milieu bourgeois, il fait, à ses dépens, l'apprentissage d'un monde désordonné, violent et corrompu dans lequel la sexualité, en particulier, lui est déchiffrée de la façon la plus traumatisante qu'il soit. Le cinéaste toscan signe là un de ses films les plus admirables. Il est hélas peu accessible présentement.
Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes) [1972 - Allemagne, 93 min. C] R. Sc. Werner Herzog d'après le journal du moine Gaspar de Carvajal. Ph. Thomas Mauch. Mus. Popol Vuh. Mont. Beate Mainka-Jellinghaus. Pr. W. Herzog Produktion. I. Klaus Kinski (Don Lope Aguirre), Helena Rojo (Inez de Atienza), Ruy Guerra (Pedro de Ursua), Del Negro (Gaspar de Carvajal), Peter Berling (Don Fernando de Guzman), Cecilia Rivera (Flores de Aguirre), Dany Ades, Armando Polanah, Edward Roland, Daniel Farafan, Alejandro Chavez, Antonio Marquez, Julio Martinez, Alejandro Repulles et 270 indigènes de la coopérative de Lauramarca.
~ 1560. Un groupe de conquistadores commandé par Don Pedro de Ursua s'enfonce dans la forêt vierge à la recherche de l'Eldorado, une contrée d'Amérique du Sud présumée couverte d'or. L'expédition progresse difficilement. Un des radeaux est emporté avec son équipage dans les eaux de la rivière. Les hommes souffrent de faim et de fièvres. Les Indiens les harcèlent. Un des lieutenants, Don Lope Aguirre, illuminé et assoiffé de pouvoir, tue Don Pedro.
S'inspirant d'un récit peu consistant du missionnaire dominicain Gaspar de Carvajal (1500-1584), Werner Herzog s'est défendu d'avoir réalisé une œuvre à vocation historique - à l'inverse de ce qu'essaiera de faire Carlos Saura (El Dorado), quinze ans plus tard. « Les dialogues, dira-t-il, sont totalement imaginaires, hallucinants et farouchement surréels. » Établissant un juste lien avec les héros de ses films précédents ou à venir - le Stroszek dans Signes de vie (1968) ou celui de La Ballade de Bruno (1977) ; Pepe le nain dans les Nains ont aussi commencé petit (1970)... Kaspar Hauser (1974) -, Werner Herzog nous dit : « Il y a beaucoup de gens brisés dans mes films et Aguirre est peut-être un film désespéré. [...] Je pense que ce film n'est pas vraiment le récit d'événements et le portrait des personnages. À tous les niveaux, c'est un film sur ce qui se trouve derrière les paysages, les visages, les situations et les mots. [...] La fin d'Aguirre ce n'est plus la jungle [...] c'est un rêve de jungle, de flèches et d'extase fiévreuse. » [Repris par Avant-scène, n° 210, juin 1978]. Tourné à Cuzco, l'ancienne cité souveraine de l'Empire inca, puis sur et autour des affluents de l'Amazone, Aguirre, la colère de Dieu donne l'impression d'un récit authentique. Il le doit énormément aux conditions de tournage : le film fut pour tous, comédiens et techniciens, une véritable aventure à la fois extraordinairement dangereuse, aléatoire et conflictuelle. Le spectacle n'était plus mis en scène. Il existait en tant que tel. Herzog en témoigne dans un entretien passionnant accordé à Simon Mizrahi (brochure de presse du film). Le réalisateur dit notamment : « la plupart des risques, il faut être honnête, c'était moi et l'opérateur qui les avons courus. Nous étions les seuls sur le radeau (« Un radeau nommé délire », écrira un critique à propos du film) obligés de nous déplacer partout. Les autres étaient attachés par des cordes au radeau. Si quelqu'un avait été emporté par une vague, nous aurions pu le sauver. Mais non pas l'opérateur et moi [...] » Enfin, il y avait le personnage de Don Lope Aguirre, sa folie et son hallucination, lesquelles se réfléchissaient en Klaus Kinski, comme s'il s'agissait de sa propre réincarnation. On aurait tout autant raison de dire que la personnalité de Klaus Kinski se réfléchissait dans celle d'Aguirre. La même démence et la même pulsion de mort (ou de meurtre) habitaient l'acteur. Le conflit entre lui et Werner Herzog fut souvent terrible : c'était comme si nous assistions en direct à l'affrontement de Don Lope Aguirre et de Don Pedro de Ursua. « Il est l'élément le plus instable, l'obstacle le plus dangereux, l'ennemi intime. Le réalisateur le savait, il l'avait déjà croisé dans sa jeunesse. On ne sait trop quelle prophétie ou qui les a soudain réunis. Le diable probablement. [...] En offrant le rôle au terrible Kinski, Herzog ouvre sa porte à la folie pure, s'engage sur la voie la plus périlleuse qui soit. Il laisse un agent du chaos chasser sur ses terres, et doit redoubler de ruses et de menaces pour garder le contrôle. [...] », note en substance Florent Houde. (Zoom arrière, n°8 - Les films de Werner Herzog, 2024, p. 33) Herzog déclarait : « Ce que je cherche c'est une forme intensifiée de la vérité, pas une vérité ordinaire, comme dans le cinéma vérité. Ce que je décris dans Aguirre, c'est l'écoulement du temps qui passe en relation avec l'écoulement de l'eau, c'est l'immobilisation du temps. Je montre une nature dans un coma prolongé et une terre qui ne s'est pas encore réveillée. Je montre le délire d'un pays tout entier qui s'infiltre peu à peu à l'intérieur des gens et qui aboutit à un délire humain». Celui de Don Lope Aguirre, l'homme qui voulut être la colère de Dieu, qui, atteint de la folie des grandeurs, voulut mettre en scène l'histoire et régner sur un continent. Cela vous rappelle-t-il d'autres hommes célèbres et d'autres histoires terribles ? Certainement.
Aigle noir (L') (Aquila nera) [1946 - Italie, 97 min. N&B] R. Riccardo Freda. Sc. Mario Monicelli, Stefano Vanzina et R. Freda d'après le roman, Doubrovski (1841) d'Alexandre Pouchkine. Ph. Rodolfo Lombardi. Mus. Franco Casavola. Mont. Otello Colangeli. Déc. Arrigo Equini. Cost. Vasco Glori. Pr. Dino De Laurentiis/Lux Film. I. Rossano Brazzi (Vladimir Doubrovski), Irasema Dilian (Masha Petrovitch), Gino Cervi (Kirilla Petrovitch), Rina Morelli (Irene), Harry Feist (Serge Ivanovitch), Paolo Stoppa (Le bandit).
~ Russie, début du XIXe siècle. Kirilla Petrovitch (Cervi) décide de s'emparer avec la complicité d'un gouverneur, d'un juge et d'un commissaire du domaine des Doubrovski. Vladimir Doubrovski (Brazzi), le fils du propriétaire assassiné, jeune officier de la garde impériale à Saint-Pétersbourg, jure de se venger. Le juge sera le premier tombé. À la tête d'une équipe de justiciers à cheval, tous victimes des agissements de Kirilla, Vladimir devient célèbre sous le nom de « L'Aigle noir »...
Né à Alexandrie (Égypte), dans une famille aisée et nombreuse d'origine napolitaine, Riccardo Freda (1909-1999) a vécu une enfance heureuse, insouciante et libre. Cette situation aura sans doute favorisé son goût à la rêverie et au romanesque. Lequel s'affermira sûrement lorsque le jeune Riccardo ira suivre un enseignement littéraire classique à Milan. Il dévore alors les romans d'Emilio Salgari, Alexandre Dumas, Walter Scott, Jules Verne, Dickens, Stevenson et... Alexandre Pouchkine qu'il adapte - très librement, à vrai dire - pour Aquila nera. Dispensé d'école, il fréquentera aussi les salles de cinéma en compagnie de sa mère qu'il surnomme Signora Pellicola. En 1933, il se fixe à Rome avec l'objectif d'entrer dans la carrière cinématographique. Après une période où il besogne au sous-secrétariat de la propagande fasciste, il devient scénariste et producteur pour la société Elica Film et collabore aux réalisations de Gennaro Righelli et de Raffaello Matarazzo, écrit de nombreux scénarios pour eux, mais aussi pour Eduardo De Filippo, Max Neufeld, Goffredo Alessandrini et Luigi Zampa. En 1942, il réalise enfin son premier LM, Don Cesare di Bazan, film de cape et d'épée, inspiré d'une pièce écrite par Dumanoir et Adolphe d'Ennery au milieu du XIXe siècle. Ce film préfigure l'œuvre future du cinéaste. Il apparaît d'emblée comme une forme de réponse très personnelle au cinéma italien de l'époque, partagé entre la comédie à l'eau de rose des telefoni bianchi, le ponctuel cinéma de propagande et le calligraphisme des années crépusculaires du fascisme. Don Cesare di Bazan frappe par une mise en scène nerveuse, un découpage et un montage d'un dynamisme tranchant. Stefano Della Casa, auteur d'un ouvrage sur Freda, affirme que « le film est l'occasion pour Freda d'exprimer son rejet du cinéma bourgeois et de s'inscrire dans le sillage de Murnau et Lang, de Griffith et Ford. » Aussi, la troisième adaptation à l'écran du récit de Pouchkine - non publié de son vivant et intitulé ultérieurement Doubrovski - participe-t-elle à une renaissance du genre amorcée avant même la chute du fascisme. Rappelons ici les circonstances qui ont conduit le poète russe à écrire un roman qu'il laissera dans un tiroir : son besoin d'argent sûrement - il venait de se marier -, son désir d'écrire des choses plus légères, plus en phase avec son humeur du moment, et enfin le désir d'accéder à un public plus large. Une œuvre dont l'essence même semble s'accorder à l'esprit et au tempérament de Riccardo Freda. Plus encore, le réalisateur d'Il cavaliere misterioso (1948) avec un Casanova joué par Vittorio Gassman, laisse entendre que l'Europe et l'Italie en particulier ont délaissé une catégorie cinématographique voire littéraire que les États-Unis ont su, pour leur part, illustrer brillamment et continûment. Il serait donc injuste de voir en Freda un simple héraut du cinéma hollywoodien. Quoi qu'il en soit, Aquila nera, claire confirmation d'un choix et d'une vocation originale, sera, unaniment ou presque, désapprouvé par la critique. À l'inverse, il ralliera un public considérable : il est deuxième au box-office national de 1946, juste derrière le Rigoletto de Carmine Gallone, avec quasiment 6 M de spectateurs, tandis que le cinéma transalpin retrouve son niveau normal (43 LM produits). Conçu en pleine période néoréaliste, ce film « historique à grand spectacle » consomme la rupture de Freda avec la critique. D'un autre côté, Riccardo Freda n'est pas tendre avec le courant incarné par Rossellini et De Sica. Il reproche à ce cinéma-là son absence de fantaisie et d'imaginaire qui, selon lui, constituent la source même du cinéma voire de l'art tout court. « Il n'est pas de pire supercherie que le néoréalisme [...] Au cinéma comme dans l'art en général, dit-il, le réalisme est une humiliation pour l'artiste, c'est simplement un moyen de reproduire la réalité. Le néoréalisme a été une période néfaste de l'histoire du cinéma italien. » [ In : S. Della Casa, Riccardo Freda, un homme seul. Yellow Now, 1993] L'évolution de Freda le conduira néanmoins à sacrifier progressivement la fraîcheur et l'indéniable vivacité d'un style à l'aune des desseins mercantiles de la production. Ici, dans L'Aigle noir, l'art de Freda est intact. « Son œuvre est celle d'un styliste aux qualités multiples [...] Rythme savant du découpage ; stylisation splendide de la reconstitution plastique ; duels et poursuites au brio effréné ; fantaisie et puissance : pourquoi ces qualités seraient-elles abandonnées au seul cinéma américain ? », écrit Jacques Lourcelles. (In : op. cité) Qui songerait, en outre, dénier la présence d'une étincelle de génie chez Salgari, Alexandre Dumas ou Paul Féval ?
- Autres versions de L'Aigle noir : 1925. The Eagle (muet, E.-U., R. Clarence Brown, I. Rudolph Valentino, Vilma Banky - 7 bob.)
1936. Doubrovsky (U.R.S.S., R. Alexandre Ivanovsky - 69 min.)
1959. Il vendicatore (Italie/Youg. R. William Dieterle, I. Rossana Schiaffino, John Forsythe - 113 min.)
Information annexe : Gina Lollobrigida et Yvonne Sanson apparaissent comme figurantes dans Aquila nera et pour la première fois à l'écran.
L'Aigle noir aura une suite La Vengeance de l'Aigle noir sorti en 1951. Rossano Brazzi tiendra à nouveau le rôle-titre aux côtés de Gianna Maria Canale.
Alambrista ! (Illegal) [1977 - États-Unis, 110 min. C] R. Sc. Robert M. Young. Ph. R. M. Young, Tom Hurwitz. Mont. Edward Beyer. Déc. Liy Kilvert. Mus. Michael Martin Murphey. Pr. Michael Hausman; Irwin Young. I. Domingo Ambriz (Roberto Ramirez), Trinidad Silva (Joe), Linda Gillin (Sharon), Ned Beatty (Coyote), Jerry Hardin (l'homme au bar). Caméra d'or au festival de Cannes 1978 et Coquille d'or au festival de Saint-Sébastien 1978.
~ Un jeune fermier misérable du Michoacán, Roberto Ramirez, marié et récemment père de famille, traverse la frontière américaine illégalement en compagnie d'autres compatriotes. Il travaille clandestinement comme cueilleur de tomates en Californie, mais ce n'est pas très rémunérateur. Cela lui permet d'envoyer quand même quelque argent à sa famille. Il fera divers boulots ingrats, toujours l'échine pliée face à des employeurs arrogants. Au Colorado, il sert même de briseur de grève. Il fait la rencontre de Sharon (Linda Gillin), une serveuse qui s'éprend de lui. Elle le soutient, l'aide à mieux défendre ses droits et à apprendre la langue anglaise...
Une œuvre forte, vive et empreinte d'humanité sur un sujet très actuel. Méconnue chez nous parce qu'elle n'a jamais été distribuée hors festivals.
« Alambrista. Sous ce terme espagnol servant à définir l’homme (ou la femme) qui, véritable catalyseur des rêves et aspirations d’une foule attentive, parcourt une certaine distance, juché sur un fil métallique tendu au dessus du vide, autrement dit le funambule, se cache une métaphore à partir de laquelle Robert Young a conçu un film sur la condition particulière d’un travailleur migrant, d’origine mexicaine, entré clandestinement dans le plus « édénique » des états des États-Unis : la Californie. Mais cette condition particulière prend rapidement un sens général lorsque ce candidat aux travaux de cueillettes retrouve tous ceux qui, comme lui, victimes du rêve américain, ont cru qu’il suffisait de vendre sa force de travail pour être considérés comme travailleurs à part entière. » (G. Langlois). Alambrista ! mériterait de sortir de la marginalité dans lequel on le maintient.
Alexandre Nevski [1938 - U.R.S.S., 112 min. N&B] R. Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein. S. Eisenstein, Piotr Pavlenko. Ph. Edouard Tissé. Mus. Sergueï Prokofiev. Déc. Iossif Chpinel. Pr. Mosfilm. I. Nikolaï Tcherkassov (Alexandre Nevski), Nikolaï Okhlopkov (Vassili Bouslaï), Andreï Abrikossov (Gavrilo Oleksich), Dimitri Orlov (l'armurier).
~ 1242. La Russie doit faire face aux Mongols qui pille le pays. Mais il y a un danger plus imminent : l'Allemagne et ses chevaliers teutoniques. Le prince Alexandre Nevski, le brillant triomphateur des Suédois sur la Neva, reprend du service.
Nous sommes à la veille d'une guerre mondiale : Eisenstein honore là une commande de l'État soviétique. À travers un événement phare de l'histoire médiévale russe, le film et les autorités soviétiques tentent de raviver l'esprit patriotique. « Les envahisseurs qui voudraient pénétrer en Russie par le glaive périront par le glaive », annonce un intertitre. On louera surtout la beauté des images et le génie d'Eisenstein et de son opérateur, le grand Tissé. Sans omettre la splendeur de la musique composée par Prokofiev ; un classique désormais ! Et l'on relativisera le message politique. Le premier parlant d'Eisenstein met en pratique ses théories de montage sur le contrepoint entre images et musique. On admirera le raffinement inouï dans l'emploi des blancs. Cet opéra cinématographique atteint un sommet sans équivalent dans les trente-sept minutes consacrées à la bataille sur le lac glacé de Peïpous où les chevaliers teutons et livoniens s'engloutiront. Après la signature du pacte germano-soviétique, le film, devenu inutile pour les autorités soviétiques, fut retiré des salles. Mais avec le déclenchement de l’opération Barbarossa le 22 juin 1941, le film réapparut pour galvaniser l’élan patriotique contre l’attaque germanique.
Alexandrie pourquoi ? (Iskandariyah leh ?) [1978 - Égypte, 133 min. C] R. Youssef Chahine. Sc. dialogues. Y. Chahine, Mohsen Zayed. Ph. Mohsen Nasr. Mont. Rachida Abdel Salam. Cost. Ahmed El Kassar, Khayrat Gadallah. Mus. Chansons des années 1942. Dir. art. Nihad Bahgat. Pr. Misr International Films Le Caire. I. Mohen Mohiedine (Yehia), Mohsena Tewfik (la mère), Mahmoud El Meligui (le père), Zeineb Sedky (la grand-mère), Akila Kateb (la voisine, Mme Saliha), Naglaa Fathi (Sarah Sorel), Youssef Wahbi (M. Sorel), Farid Chawky (Chaker Pacha), Ahmed Zaky (Ibrahim), Ahmed Mehrez (Adel), Gerry Sundquist (Tom).
~ 1942. Alexandrie. Yehia étudie au distingué Victoria College, grâce aux sacrifices de ses parents. Il rêve de cinéma et veut s'inscrire à Pasadena Play House aux États-Unis. Il n'a pas vingt ans. Autour de lui c'est la guerre entre les Alliés et l'Allemagne... ce sont les difficultés matérielles et la vie chère. La cité natale de Youssef Chahine est alors envahie par les étrangers et les troupes militaires. Témoignage d'une convivialité intercommunautaire propre à Alexandrie, une jeune juive Sarah entretient une relation amoureuse avec un jeune musulman, Ibrahim...
27e LM de Youssef Chahine, Alexandrie pourquoi ? est une œuvre profondément émouvante : évocation de sa jeunesse autant qu'hymne passionné à sa ville natale. Chahine, inquiet d'une santé trébuchante, accouche d'un film à caractère testamentaire. Par bonheur, la vie lui octroiera de nombreuses années en plus. Il réalisera, en particulier, une tétralogie autobiographique que prolongent La Mémoire (1982), Alexandrie encore et toujours (1990) et Alexandrie-New York (2004).
Alexandrie pourquoi ? est une œuvre dense, touffue et multiforme. Le réalisateur cherche à y exprimer la richesse et la vitalité d'un peuple naguère habité par l'esprit d'ouverture. Il faut donc s'attendre, ici ou là, à l'expression d'une forme de nostalgie. Mais celle-ci n'a rien de rétrograde, elle demeure un cri, un appel à la tolérance dans un Moyen-Orient déchiré. Lorsque le film sortit, certains crurent voir, à travers l'idylle d'une juive pour un musulman, un soutien à la politique du raïs Anouar el-Sadate qui signait les accords de Camp David (septembre 1978) avec le premier ministre Menahem Begin, homme de la droite israélienne. Les films du cinéaste égyptien furent, dans un premier temps, interdits en Syrie. D'un autre côté, les autorités égyptiennes ne virent pas non plus d'un bon œil l'évocation de certains faits historiques : Alexandrie pourquoi ? réanime, en arrière-plan d'une autobiographie du cinéaste, des « comploteurs nationalistes » étrangement pro-nazis et un dirigeant d'une secte secrète islamiste dont les disciples prolifèrent désormais tenacement. Or, précisément, Alexandrie pourquoi ? ne laisse planer aucune ambiguïté à ce sujet. À travers l'Alexandrie d'hier, il dit, en filigrane, ce que fut la Palestine d'autrefois. Même si, tout comme la ville fondée par Alexandre le Grand, la Palestine avait à conquérir une réelle indépendance. Le réalisateur soulignait ceci : « Cette société laïque, ouverte aux musulmans, aux chrétiens et aux israélites, prônée à présent, avec sincérité par les Palestiniens, a existé. Il faut avoir le courage de s'en souvenir, dans l'Alexandrie cosmopolite d'avant la révolution de 1952. » (cité par J.-P. Péroncel Hugoz) Cette Alexandrie, Chahine la décrit comme un lieu de passage historique, grouillement et enchevêtrement de destins multiples, dans lequel les infimes détails de la vie quotidienne et les grands événements de l'histoire, malgré un sentiment de confusion, s'articulent pourtant avec bonheur. Enfin, il y a le regard de l'auteur : ce constant amour de l'homme qui se refuse à toiser avec pitié les personnages typiques ou marginaux. « Avant tout, Chahine est un grand cinéaste vivant, jamais théorique ou sentencieux ». (Jacques Lourcelles)
Alien (le huitième passager) [1979 - États-Unis-Grande-Bretagne. 117 min. C] R. Ridley Scott. Sc. DanO'Bannon, Ronald Shusett. Mus. Jerry Goldsmith. Ph. Derek Vanlint. Dir. artistique : Roger Christian, Leslie Dilley. Déc. Michael Seymour. Cost. John Mollo. Mont. Terry Rawlings, Peter Weatherley. I. Tom Skerritt (capitaine Dallas, commandant du Nostromo), Sigourney Weaver (Ripley), Veronica Cartwright (Lambert), Harry Dean Stanton (Brett), John Hurt (Kane), Yaphet Kotto (Parker), Ian Holm (Ash).
~ 2001, l'Odyssée de l'Espace (1968) de Stanley Kubrick réconcilie Ridley Scott avec un genre - la SF (science-fiction) - qu'il aime mais qu'il trouve jusque-là décevant. « Pour le coup, dira-t-il, ce n'était plus uniquement de la SF, cela dépassait le genre pour créer la réalité. [...] Le film m'a libéré d'un préjugé. » Cependant, dix ans plus tard, avec Alien, Ridley Scott prenait ses distances avec ce film, et surtout avec le perfectionnisme très fonctionnel qui règne alors dans le genre. Alien c'est l'intrusion brutale et inattendue d'une vie primitive dans un univers technologique entièrement aseptisé. Le film est évoqué comme étant le premier film de « science-fiction horrifique » avec une femme pour héroïne, en la personne de Ripley qui devient une figure féministe emblématique. Son antagoniste principal, le xénomorphe, devient l'un des monstres les plus reconnaissables du genre, et certaines scènes du film deviennent rapidement « culte », comme la scène du chestburster. C'est également un thriller haletant qui fascine par la diversité et la force de ses atmosphères, l'extrême relief de sa bande-son et l'éclat de ses effets visuels. Un classique du genre.
Allemagne, année zéro /Germania anno zero/ Deutschland im Jahre null. [1948, Italie-France-Allemagne. 75 minutes. N&B] Réalisation et scénario : Roberto Rossellini. Scénario : Carlo Lizzani, Max Colpet, S. Amidei sur une idée de B. Franchina (non crédité). Photographie : Robert Julliard. Musique : Renzo Rossellini. Montage : Eraldo Da Roma. Production : Tevere Film (A. Guarini, Rossellini), Salvo d'Angelo Production (Rome), Sadfi (Berlin), UGC (Paris). Int. Edmund Meschke (Edmund), Ernst Pittschau (le père d'Edmund), Ingetraud Hinze (Eva, la sœur d'Edmund), Franz Krüger (Karl-Heinz, le frère d'Edmund), Erich Gühne (l'instituteur). Léopard d'Or au Festival de Locarno 1948.
~ Ultime volet d'une trilogie consacrée aux lendemains de la guerre - Hélène Frappat reprendra, quant à elle, l'expression de trilogie des villes en ruines (in : R. Rossellini, Cahiers du cinéma, 2008) -, Allemagne, année zéro anticipe, on ne peut mieux, le tournant qu'adoptera plus tard son auteur. Le film est, tout à la fois, achèvement d'un chapitre et lien subtil vers un autre dans lequel l'individu concret, suivant un parcours intime et personnel et, dans l'incertitude de sa conclusion, y fera l'apprentissage de la douleur à surmonter. Clairement dit, le film réalisé dans un Berlin en ruines annonce non seulement Europe 51, mais aussi les réalisations ultérieures. Aspect non moins important : Rossellini projette son regard dans une dimension européenne voire universelle et selon une vision historique qui le situerait, conformément à son souhait, au-delà du présent. D'où l'intérêt qu'il porte aux jeunes générations que l'immense chaos de la guerre aura irrémédiablement traumatisées et fracturées. De nombreux critiques noteront précisément, à cet endroit-là, une modernité de nature à défaire l'idée d'un néoréalisme réductible à son cadre italien. Parmi tant d'autres particularités, Rossellini aura donc imposé, plus qu'aucun autre, la figure d'un cinéaste européen. Ensuite, l'auteur de Rome, ville ouverte aura, sans discontinuer, insisté sur la diversité des sentiers empruntés dans l'édification d'un cinéma de la vérité nommé, par commodité, néo-réaliste. Sa méthode lui est propre : il n'entend pas en faire un modèle. « Le néoréalisme, déclarait-il, consiste à suivre un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions. Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le domine et qui, d'un coup, le frappera effroyablement au moment précis où il se trouve librement dans le monde, sans s'attendre à quoi que ce soit. Ce qui importe avant tout pour moi, c'est cette attente ; c'est elle qu'il faut développer, la chute devant rester intacte. » (In : Cahiers du cinéma, août-sept. 1955). Or, cet "être tout petit", c'est précisément, en l'occurrence, l'adolescent Edmund Köhler (Edmund Meschke) qui, dans un Berlin dévasté, est devenu, contraint et forcé, soutien de famille. Edmund a beau être débrouillard et astucieux, il ne dispose pas d'une intelligence propre à lui faire comprendre le monde dans lequel il tente de survivre. De surcroît, ce monde vient justement de s'écrouler. Son effondrement est total : le regard du cinéaste est implacable. Il ne le juge pas pour autant, loin s'en faut ; il lui suffit simplement d'en explorer les ruines. Or, ces décombres sont à la fois matériels, sociales et morales. L'Allemagne, et l'Europe toute entière, viennent d'affronter l'expérience la plus négatrice des valeurs humanistes qu'elles prétendaient incarner. L'origine et les conséquences d'une pareille déliquescence ne disparaîtront pas instantanément. Edmund en subira, comme beaucoup d'autres jeunes, la cruelle épreuve. En même temps, après une telle catastrophe, l'humanité ne semble pas plus en mesure de jauger lucidement enjeux et périls éventuels. Dès cette époque - dès cette année, dirions-nous pour être plus précis -, fleurissent les formules politiques de rideau de fer (discours de W. Churchill, Fulton - 5/03/1946) et de guerre froide. « Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'Europe était pantelante sur les plans matériel et moral. Les gens se réfugiaient dans le cynisme ou restaient cloués d'épouvante : ils venaient de comprendre que la mince couche de vernis qu'on appelait "humanisme" ou "culture chrétienne" dissimulait en fait un sadisme effréné. Cette bouleversante prise de conscience fit réfléchir non seulement les fumeurs d'opium marxiste, mais aussi tous ceux qui, de par leurs origines, leur éducation ou leur situation de classe, avaient voulu s'opposer au communisme », écrivit Sándor Márai (in : Mémoires de Hongrie, Albin Michel, p. 335). Libre au romancier hongrois de considérer le marxisme comme une religion, mais cette dégradation morale ne donna pas lieu, chez les classes dirigeantes, à une résolution plus responsable quant à la satisfaction des notions de souveraineté nationale, d'éducation, de culture et de justice sociale. À la barbarie fasciste, succèdera la violence insensée des conflits idéologiques et des antagonismes de classes. L'Europe de paix et de fraternité entre les peuples ne fut et n'est toujours pas un horizon envisageable. Au moyen d'un triple discours - politique, social et moral -, Rossellini, sans s'en réclamer ostensiblement, cherchait confusément à dégager des chemins d'espérance. Là se tient, répétons-le, une part de sa modernité. Le cinéma européen d'après-guerre ne pouvait pas ne pas être le témoin de la détresse des enfants. Partout, elle sautait aux yeux. Le premier grand film hongrois, Valahol Europaban/Quelque part en Europe (G. Radványi), contemporain d'Allemagne, année zéro, en fit son sujet principal. En Italie, chez Vittorio De Sica en particulier, le thème demeurait récurrent. Dans l'opus de Rossellini, et dès Roma città aperta, l'enfant occupe une place-témoin. On sait que le projet initial du cinéaste romain fut de construire un film à épisodes. Il envisageait d'y insérer un récit sur l'enfance. Rossellini réalisa, sans doute, ce dessein dans Paisà (1946), qui se présenta, en effet, en six sketches indépendants. Le deuxième récit, situé à Naples, est à ce titre révélateur : « Un G.I. noir complètement ivre est entouré par une nuée de gosses. L'un d'entre eux le prend en charge, l'emmène au théâtre de marionnettes pour adultes et, quand il cuvera son vin, l'enfant lui vole ses chaussures. Quelque temps après, le soldat américain, qui est membre de la police militaire, retrouve son petit voleur. Il l'oblige à l'emmener chez lui. Lorsqu'il apprend que les parents du gosse sont morts, quand il voit sa misère et celle de ses pareils, il lui abandonne les chaussures et préfère filer. » (J. Lourcelles in : Dictionnaire du cinéma). Cette démarche est, à notre avis, caractéristique d'une méthode d'empathie rossellinienne. Elle concrétise, outre une extrême attention au monde de l'enfance, une volonté de comprendre. Le soldat afro-américain était le protagoniste idéal pour saisir le drame : sans doute, du moins le suppose-t-on fortement, avait-il jadis vécu pareille humiliation sociale. « Cependant, entre Paisà et Germania anno zero, entre la représentation du petit voleur orphelin et l'image traumatique de l'enfant suicidé, un événement atroce s'est produit dans la vie de Rossellini, et son œuvre en portera le deuil à tout jamais », note Hélène Frappat (in : op. cité.) On en retrouve trace dans Europe 51, à travers l'épouse du cinéaste, Ingrid Bergman, dans la peau d'Irène Gérard, bouleversée par le suicide de son fils, suicide dont elle se sent responsable. Le 14 août 1946, en effet, l'aîné des fils de la première épouse de Rossellini, Marcella De Marchis (costumière de ses propres films), meurt en Espagne d'une inflammation de l'appendice, à l'âge de neuf ans. Nul doute qu'à partir d'Allemagne, année zéro - qui lui est d'ailleurs dédié - , l'œuvre de Rossellini s'en fera le secret témoignage. La mort d'un fils (ou d'une fille) est un drame à la fois intime et universel. L'ayant personnellement vécu, Rossellini en traduira l'insurmontable douleur dans sa dimension la plus poignante. Toutefois, la tragédie d'Edmund est placée dans un contexte historique et un cadre géopolitique particulier. En suivant, pas à pas, les déambulations et l'errance d'Edmund, ce jeune garçon d'à peine treize ans, le cinéaste dresse radicalement le portrait d'un pays et d'un peuple « vus par les yeux d'un enfant ». De fait, le constat est terrible. À aucun moment pourtant, Allemagne, année zéro ne s'érige en censeur. Il ne dissimule pas, pour autant, les maux qui ont contaminé une nation au plus profond d'elle-même. Ce n'est pas un hasard si celui qui propage, sous le masque d'une affection blâmable, l'idéologie la plus perverse soit précisément un instituteur. Ening a beau être un enseignant, c'est surtout un militant national-socialiste qui commissionne Edmund, pour aller vendre, entre autres, l'enregistrement d'un discours du Führer à des militaires américains. Auparavant, d'autres soldats alliés photographient ce qui reste du repaire d'Adolf Hitler. Rossellini montre le danger qu'il y aurait à considérer d'une façon univoque les guerres et leurs dépouilles. Le cinéaste croit utile d'exprimer clairement ses intentions : « Les Allemands étaient des êtres humains comme les autres ; qu'est-ce qui avait pu les amener à ce désastre ? La fausse morale, essence même du nazisme, l'abandon de l'humilité pour le culte de l'héroïsme, l'exaltation de la force plutôt que celle de la faiblesse, l'orgueil contre la simplicité. C'est pourquoi j'ai choisi de raconter l'histoire d'un enfant, d'un être innocent que la distorsion d'une éducation utopique amène à perpétrer un crime en croyant accomplir un acte héroïque. Mais la petite flamme de la morale n'est pas éteinte en lui : il se suicide pour échapper à ce malaise et à cette contradiction.» (R. Rossellini in : Cahiers du Cinéma, nov. 1955.) Nul ne peut nous interdire de percevoir, à travers cette conclusion de l'enfant leurré et poussé vers son propre anéantissement, une métaphore du destin allemand.
Nous avons suggéré plus haut qu'Allemagne, année zéro manifestait, en bien des endroits, de nouvelles préoccupations chez l'auteur : la question de l'intériorité et de la conscience individuelle occupera, de façon croissante, une place fondamentale dans l'œuvre du cinéaste. Sans se réclamer ouvertement du christianisme, Rossellini introduira, tout au long de ses films, une problématique et des signes qui lui sont caractéristiques. Dans un pays marqué par les canons impénétrables du catholicisme officiel et forcément secoué par l'interrogation autour de la croyance et de ses pratiques, le cinéaste invoque assez librement la théophanie : il croit l'analogie chrétienne en mesure d'interpeller l'homme moderne et de raviver sa foi à partir des questions contemporaines. Il ne l'oppose pas forcément à la pensée rationaliste. Entre Karin Bjorsen/Ingrid Bergman de Stromboli (1949), Irène/I. Bergman de Europe 51 (1952) et l'enfant Edmund, il existe semblable chemin de croix conduisant à une forme de dénouement imprédictible. Elle n'aboutit aucunement à une issue positive. Comme si ce qui intéressait Rossellini n'était pas tant la conclusion, au demeurant inéluctable, que le processus, méticuleusement épié, dans lequel s'engagent des protagonistes en crise. S'agissant de Germania anno zero, Joël Magny notera pour sa part : « En accordant la même importance à chaque détail, aux temps forts comme aux temps faibles, la mise en scène élève l'observation du quotidien le plus sordide au rang d'une allégorie christique. » (In : Larousse des films). D'un tel principe naîtra logiquement la propension à filmer en plans relativement longs et à composer suivant un découpage moindre (248 plans, disponible dans le volume Roberto Rossellini : la trilogia della guerra, Bologne, Cappelli Editore, 1972.)
Aller vers le soleil (Güneşe Yolculuk) [1999 - Turquie, 114 min. C] R. Sc. Yeşim Ustaoğlu. Ph. Jacek Petrycki. Mont. Nicolas Goster. Pr. IFR. I. Nevruz Baz (Mehmet), Nazmi Kirik (Barzan), Mizgin Kapazan (Arzu), Ara Güler (Süleyman Bey).
~ Mehmet, un jeune turc de la région d'Izmir, a émigré pour travailler au service de la voierie à Istanbul. Un soir, revenant d'un café où il regardait un match de football, il lie connaissance avec Berzan, un Kurde du Sud-Est anatolien, évacué, comme ses compatriotes, par l'armée turque. Celui-ci est aussi un militant de la cause patriotique kurde. Mehmet ignore tout de la politique. Quelques jours après, alors qu'il rentre en minibus chez lui, Mehmet fait l'objet d'un contrôle d'identité. Par malchance, un sac contenant une arme à feu et abandonné par un passager, se trouve à ses côtés. Il est donc suspecté. On le fouille et l'on découvre dans sa veste une cassette de musique kurde. Mehmet, qui a déjà le teint basané, est pris pour un Kurde. On le soupçonne d'être un « terroriste ». Faute de preuves, il est relâché. Mais, les conséquences de cette arrestation sont incalculables : Mehmet est prié de quitter son logement, il perd son emploi... Berzan l'aide à retrouver un petit job. Berzan est tué au cours d'une manifestation contre l'oppression turque. Mehmet constate que personne ne s'occupe de la dépouille de son ami. Il vole une camionnette pour amener son cercueil vers sa région d'origine. Au cours de ce long voyage vers les terres kurdes de la Turquie, Mehmet prend conscience de l'effroyable « nettoyage » de la région : exode contraint des populations, villages en ruines... celui de Berzan est englouti sous les eaux d'un barrage nouvellement construit. Dans le froid soleil hivernal, Mehmet drosse le cercueil dans les eaux du cours...
Réalisatrice de 7 longs métrages - celui-ci est son deuxième -, Yeşim Ustaoğlu (née en 1960, dans la province de Trabzon) aborde, tout au long de sa filmographie, des thèmes, des récits et des situations particulièrement intrigantes. Des films comme En attendant les nuages (2003) ou La Boîte de Pandore (2008) interpellent beaucoup. Hélas, nous ne les avons pas vus. Aller vers le soleil est, en tous cas, un film extrêmement courageux : il affronte un sujet bien camouflé en Turquie. Cette œuvre pionnière a donc causé de multiples remous. La réalisatrice a su intelligemment transférer le rôle de la victime - le peuple kurde - vers un personnage non kurde, Mehmet. De fait, la question identitaire se trouve interrogée dans sa dimension humaine, tandis que l'absurdité de la politique des autorités turques y est dénoncée. Le périple de Mehmet dans le Sud-Est anatolien, pour aussi difficile qu'il puisse être, est, en conséquence, au sens propre comme au sens figuré, un voyage vers le soleil.
Allez coucher ailleurs (I was a Male War Bride) [1949 - E.-U., 105 min. N&B] R. Howard Hawks. Sc. Charles Lederer, Leonard Spigelgass et Hagar Wilde, d'après un récit de Henri Rochard. Mus. Cyril J. Mockridge. Ph. Osmond Borrodaile, Norbert Brodine. Dir. art. Thomas Little, Walter M. Scott. Cost. Bonnie Cashin. Pr. Sol C. Siegel/ 20 th Century Fox. I. Cary Grant (capitaine Rochard), Ann Sheridan (lieutenant Catherine Gates), Marion Marshall (lieutenant Kitty Lawrence), Randy Stuart (lieutenant Eloïse Billing), Bill Neff (capitaine Jack Ramsey).
~ Une comédie basée sur une histoire réelle : celle de l'ancien officier belge Henri Rochard fiancé à une Américaine qu'il rencontra durant la Seconde Guerre mondiale. À la fin de celle-ci, il souhaite s'installer aux États-Unis. Cependant, conformément à la législation américaine, il ne peut le faire qu'à condition de se transformer alors en male war bride (« fiancée de guerre mâle »). Darryl Zanuck propose un tel sujet à Howard Hawks, non seulement parce qu'il brille dans la screwball comedy mais parce qu'il excelle dans le quiproquo masculin/féminin. Le choix des acteurs principaux va de soi : en face d'un des grands interprètes du genre, Cary Grant, s'impose une comédienne au fort tempérament, Ann Sheridan, qu'on surnomme The Oomph Girl (« la fille qui a du peps ») et qui vient de se faire remarquer dans le rôle de Nora Prentiss dans L'Amant sans visage (1947) de Vincent Sherman, puis, aux côtés d'Errol Flynn, dans le western La Rivière d'argent (1948) réalisé par Raoul Walsh. Allez coucher ailleurs remporte un énorme succès public, et ce n'est que justice. Ce joyau est souvent éclipsé par d'autres chefs-d'œuvre du réalisateur dans cette catégorie, à savoir Bringing Up Baby (L'Impossible Monsieur Bébé, 1938), His Girl Friday (La Dame du vendredi, 1940), Monkey Business (Chérie, je me sens rajeunir, 1952) - les trois attribuant le rôle-titre à Cary Grant - et Les Hommes préfèrent les blondes (1953). L'audace d'Allez coucher ailleurs n'a pourtant guère d'équivalent à cette époque-là. Le trait n'est jamais forcé et les situations hilarantes se succèdent à un rythme insolent. On assiste au fil du récit à une totale inversion des rôles. Hawks va beaucoup plus loin ici qu'ailleurs dans ses films - ne parlons pas de la cinématographie américaine ! Ailleurs, « dans ses screwball comedies, Hawks oppose un homme infantilisé à une femme dominante. Ici, cette thématique atteint son paroxysme puisque Grant finit par se travestir (et perdre toute forme de virilité) tandis que sa fiancée dirige le couple et adopte des attitudes habituellement réservées aux hommes. Dans ce contexte, Cary Grant et Ann Sheridan incarnent un couple en proie à des situations à la fois cocasses et particulièrement bien vues dans le cadre de l’analyse des rapports hommes/femmes. Dès le début du film, le capitaine Rochard se ridiculise en essayant de traduire les initiales "LADIES" inscrites sur une porte. Soudain, une femme ouvre la porte et Rochard réalise qu’il est devant les toilettes femmes ! Par extension, cette incompréhension du mot ladies pourrait se traduire par une incapacité à gérer ses rapports avec les femmes. Ce plan sans le moindre dialogue aura suffi à caractériser le personnage de Henri Rochard », écrit François-Olivier Lefèvre. (DVD Classik, 25 mars 2004) On pourrait citer à l'envi d'autres scènes caustiques et décoiffantes mettant à mal les idées reçues. Indémodable.
Allonsanfàn [1974 - Italie, 107 min. C] R. Sc. Paolo et Vittorio Taviani. Ph. Giuseppe Ruzzolini. Mus. Ennio Morricone. Scén. Gianni Sbarra. Déc. Adriana Bellone. Cost. Lina Nerli Taviani. Mont. Roberto Perpignani. Pr. Una Cooperativa Cinematografica (Giuliani G. De Negri). I. Marcello Mastroianni (Fulvio Imbriani), Lea Massari (Charlotte), Mimsy Farmer (Francesca), Laura Betti (Esther, la sœur de Fulvio), Bruno Cirino (Toto), Claudio Cassinelli (Lionello), Benjamin Lev (Vanni Peste), Stanko Molnar (Allonsanfàn), Renato De Carmine (Costantino).
~ 1816. La Restauration en Italie. Après l'effondrement de l'empire napoléonien, les rois ont recouvré leurs possessions. À Milan, un aristocrate lombard (Mastroianni), affilié à une secte carbonaro « Les Frères sublimes », est libéré par la police. Il est d'emblée soupçonné par ses camarades. Il rejoint, épuisé, la propriété familiale où vit sa sœur Esther (Laura Betti), épouse d'un officier habsbourgeois. Là, il se repose et y passe une convalescence. Il goûte de nouveau à la vie facile, au luxe et aux plaisirs du bonheur individuel et privé. Mais sa maîtresse et ex-compagne de combat, Francesca (Mimsy Farmer), qui lui a donné un garçon appelé Massimiliano, réapparaît...
Allonsanfàn représente le premier chef-d'œuvre des frères Taviani, même si San Michele aveva un gallo (Saint Michel avait un coq, 1971) constituait déjà une fort belle réussite. « (...) C'est à la manière de poètes et non de philosophes, qu'ils abordent les problèmes sociaux et politiques de leur temps, les transposant à travers le prisme de l'allégorie dans les temps futurs et passés. L'utopie est à la fois le ferment de leur œuvre, leur mode de narration et le rapport fondamental que leur cinéma entretient avec le monde réel », écrivait Gérard Legrand (in : Paolo et Vittorio Taviani, Cahiers du cinéma, 1990) Aussi, faut-il prendre quelque distance pour juger Allonsanfàn à l'aune d'une trop fine rigueur historique. Paolo Taviani déclarait d'ailleurs : « En s'approchant de plus près du rapport avec l'histoire, il est le film le plus imprécis de point de vue historique que l'on puisse imaginer. En préparant Allonsanfàn, nous avons fait de très nombreuses lectures sur la période de la Restauration : de De Mestre à Buonarroti. Nous nous sommes abondamment documentés puis nous avons oublié, nous avons voulu tout oublier pour ne faire confiance qu'au microcosme représenté par le film et aussi parce que nous suivons, entre autres, un processus de syncrétisme historique. [...] » (In : Le Cinéma italien, Entretiens avec J. A. Gili, op.cité) La réflexion contenue dans Saint Michel avait un coq se poursuit ici avec le personnage de Fulvio Imbriani/Mastroianni. Ce dernier a quelque parenté avec celui de l'anarchiste italien Giulio Manieri (Giulio Brogi) du film précédent situé, quant à lui, à la fin du XIXe siècle. Mais nous sommes dans Allonsanfàn au début du XIXe siècle. Fulvio ne peut pas réagir de la même façon que Giulio. La parabole des barques rouges qui se croisent dans San Michele aveva un gallo ne peut exister dans Allonsanfàn. Giulio ne trahit pas lui, mais il est d'un autre temps. Ses lointains descendants ne peuvent plus le comprendre. Il se trouve que s'il y a de l'eau et une barque dans Allonsanfàn, c'est à présent celle de la fourberie et du crime : Fulvio se débarrasse de l'idéaliste Lionello (Claudio Casinelli) dans un prétendu projet de suicide à deux. « ll est probable que si Giulio ne s'était pas suicidé, affirme Paolo Taviani, peut-être que rentrant chez lui déçu, il serait devenu Fulvio. Mais cela est uniquement un paradoxe. [...] Dans Saint Michel, la solitude dans la cellule est vécue par Giulio avec rébellion. Il n'accepte pas la séparation, là est son drame. Dans Allonsanfàn, au contraire, Fulvio prend acte de cette séparation d'avec les autres, au lieu de refuser et de dépasser sa solitude, il s'enfonce dans un processus de régression [...] » L'un exprime, par le suicide, la révolte contre un état des lieux, tandis que l'autre le ratifie en effectuant un retour vers le passé. Il peut le faire aisément puisqu'il est issu de l'aristocratie. Pour autant, il ne peut se défaire d'un autre passé, celui de l'ancien carbonaro qu'il fut : ses anciens camarades ne cessant de suivre son sillage. On comprend en quoi le destin de Fulvio conserve de cruelles résonances aujourd'hui. Pourquoi, un jour, sommes-nous devenus révolutionnaires ? Pourquoi ne le sommes-nous plus présentement ? Le serons-nous, un jour, à nouveau ? Ce qui rend Allonsanfàn si fascinant est justement la présence obsédante du passé dans l'histoire du héros (Fulvio/Mastroianni). Il ne cesse d'ôter et de remettre sur ses épaules la tunique rouge. Le moment serait-il venu de recoller au mouvement de l'histoire ? Ou n'est-ce encore qu'une immense chimère, une illusion manifeste qui exige qu'on défasse sa chemise rouge, et, en vitesse, pour ne pas mourir et pouvoir retourner dans le confort des siens ? Mastroianni interprète avec génie et conviction ce personnage foncièrement veule, traître des pieds jusqu'à la tête, mais qui n'a pas, face à ses camarades, assumé ouvertement ses choix. Et qui, suprême félonie vis-à-vis de lui même, tente un dernier sauvetage malhonnête : être du côté de ceux qui l'emportent. Pourtant, plus personne ne s'illusionne, et pas seulement le spectateur qui entend en voix off les réflexions amères et désabusées du héros. « Les Taviani traitent leur sujet en lui donnant la dimension de l'opéra, grâce à un lyrisme distancié et superbe où se retrouvent deux des principales caractéristiques de leur style : lenteur extrême et quasi liturgique du rythme, découpage semi-baroque qui gonfle l'importance et l'intensité de certains détails [...] Le film et le héros avancent dans un déséquilibre constant, toujours sur le point de basculer du côté opposé à leur volonté. [...] », écrit Jacques Lourcelles. (op. cité) Une œuvre d'une grande sincérité et d'une profonde lucidité.
Alphaville (Une étrange aventure de Lemmy Caution) [1965 - France, 99 min. N&B] R. Sc. Dial. Jean-Luc Godard. Ph. Raoul Coutard. Mus. Paul Misraki. Mont. Agnès Guillemot. Pr. André Michelin. I. Eddie Constantine (Lemmy Caution), Anna Karina (Natacha), Akim Tamiroff (Henri Dickson), Howard Vernon (Pr von Braun), Laszlo Szabo (l'ingénieur). Ours d'Or au Festival de Berlin 1965.
~ Début janvier 1965, Jean-Luc Godard tourne un film de science-fiction censé se dérouler en 1984 : celui-ci renvoie dans sa description d'un univers totalement contrôlé au célèbre roman de George Orwell. Il a la particularité d'être filmé, pour l'essentiel, à Paris en décors réels. Une partie du tournage en intérieurs (voir la fameuse scène « des portes ») a été effectuée au sein de la Maison de la Radio, alors récemment inaugurée, et au nouveau siège social de la société Esso, premier immeuble moderne du futur quartier d'affaires de La Défense, détruit en 1993 et remplacé par l'ensemble d'immeubles Cœur Défense. Ce parti pris esthétique est clair : le futur c'est maintenant. Les habitants de Paris sont déjà des robots. L'atmosphère si enveloppante du film tient pour une large part au choix de tourner la nuit et sans éclairage avec une pellicule extraordinairement sensible, laquelle donne à l'image un caractère très contrasté et crépusculaire. On y détecte l'influence de Jean Cocteau (celle d'Orphée notamment). Par exemple, l'aventure d'Orphée en quête de Cégeste et celle de Lemmy Caution pour Harry Dickson se ressemblent ; il en va de même pour les poèmes qu'Orphée entend et les questions en forme d'aphorisme données par Alpha 60 ; la victoire d'Orphée sur la Mort par l'usage de ses dons pour la poésie et l'usage de la poésie que fait Caution pour détruire Alpha 60 ; les habitants égarés de la « Zone de la Mort » de Cocteau et les habitants d'Alphaville errants comme dans un labyrinthe après la fin d'Alpha 60 ; le conseil d'Orphée à Eurydice est le même que celui de Caution à Natacha : ne pas se retourner. La réussite de Godard est entière : il s'agit d'un poème constellé et nourri de références littéraires et cinématographiques significatives. Lemmy Caution (Eddie Constantine) « traverse les zones interdites filmées en images négatives, comme dans Nosferatu de F.W. Murnau et Orphée de Cocteau, puis lit d'admirables fragments de Capitale de la douleur (P. Éluard) à sa bien-aimée, alors que l'ordinateur tente de lui inculquer les principes de la physique et de la logique moderne.» (Michel Marie) Alphaville ? Un univers déshumanisé où le langage a perdu son sens. Un immense huis clos aux structures en béton, aux immeubles vitrifiés, aux lumières de néon et qui ne vit qu'au présent. Un présent effrayant à l'image du « Je vous aime » qu'on ne peut plus exprimer. « À nous de comprendre l'avertissement pour que la tendresse et l'amour aient encore une signification. » (Claude Bouniq-Mercier).
Amadeus [1984 - États-Unis, 153 min. C] R. Milos Forman. Sc. Peter Schaffer d'après sa pièce. Ph. Miroslav Ondříček. Dir. art. Karel Černý. Montage : Nena Danevic, Michael Chandler, T.M. Christopher (pour la version Director's Cut). Musique : Mozart, Salieri. Décors : Patrizia von Brandenstein. Chorégraphie (séquences d'opéra) : Twyla Tharp. Costumes : Theodor Pištěk. Pr. The Saul Zaentz Company. I. F. Murray Abraham (Antonio Salieri), Tom Hulce (W.A. Mozart), Elizabeth Berridge (Constance Mozart), Simon Callow (Emanuel Schikaneder, Papageno dans La Flûte Enchantée), Roy Dobrice (Leopold Mozart), Jeffrey Jones (L'Empereur Joseph II).
~ Une fois rappelé le fait qu'il ne s'agit nullement d'une biographie de Mozart, les jugements devraient pouvoir être plus apaisés. Quoi qu'il en soit, Amadeus fut l'œuvre la plus populaire du cinéaste d'origine tchèque. C'est un « thriller dans un milieu musical », selon Forman, ou encore « une fiction, une fantaisie sur le thème de la vie de Mozart », selon Peter Schaffer, auteur d'une pièce géniale qui plut au réalisateur de Vol au-dessus d'un nid de coucou. Comme la pièce, Mozart est envisagé du point de vue de son rival malheureux, Antonio Salieri. Mozart était-il ce personnage fantasque et ridicule que déteste Salieri ? Mais qui, grâce à l'infinie beauté de sa musique, est entré dans l'histoire, tandis que Salieri est aujourd'hui quasiment oublié ? En réalité, plus que Mozart, c'est Salieri qui est noirci et désavantagé dans ce film. Amadeus, en revanche, ne retranche rien au génie du compositeur de Don Giovanni. Milos Forman déclarait : « Nous voulions vraiment que la musique soit le troisième personnage de l'histoire et qu'elle soit en rapport avec cette histoire et qu'elle fasse même avancer l'intrigue. Elle ne devait en aucune façon jouer le rôle d'intermède. » (In : Passeport pour Hollywood, Le Seuil, 1987, cité par M. Ciment) La mise en scène est somptueuse et vraisemblable. Le film a été tourné dans des décors réels à Prague où Forman n'était plus retourné depuis 1967 - les séquences d'opéra se sont tenues au théâtre baroque Tyl, quasiment inchangé de nos jours, dans l'éclairage naturel de l'époque où s'est déroulée la première de Don Giovanni en 1787. Le film obtint huit Oscars : meilleur film, meilleur scénario, meilleur acteur, meilleur direction artistique, meilleure création de costumes, meilleur maquillage, meilleur son. Le cinéaste a confié plus tard qu'on pouvait interpréter son œuvre à un second niveau : « [...] en voyant ce film, dites-vous qu'il s'agit d'une métaphore d'Hollywood et que Mozart est comme un employé d'un grand studio hollywoodien... » Il existe deux versions du film : celle sortie en salles en 1984, d'une durée de 153 minutes et la Director's Cut ressortie en 2002 longue de 180 minutes.
Amants (Les) [1958 - France, 88 minutes. N&B]. Réalisation : Louis Malle. Scénario et dialogues : L. Malle et Louise de Vilmorin (libre adaptation de Point de lendemain de Dominique Vivant Denon). Assistants réalisateurs : François Leterrier et Alain Cavalier. Photographie : Henri Decae. Montage : Leonide Azar. Direction artistique : Bernard Evein, Jacques Saulnier. Son : Pierre Bertrand. Musique : Sextuor n° 1 de Johannes Brahms. Production : Jean Thuillier – Nouvelles Éditions de Films. Interprétation : Jeanne Moreau (Jeanne Tournier), Alain Cuny (Henri Tournier), Jean-Marc Bory (Bernard), Judith Magre (Maggy Thiébaut Leroy), José Luis de Villalonga (Raoul), Gaston Modot, Michèle Girardon, Claude Mansart, Georgette Lobbe, Patricia Garcin. Prix spécial du Jury du Festival de Venise 1958.
~ L'amour, ce sentiment si galvaudé et trop souvent insulté, trouve ici sa juste récompense. Et parce qu'ici le miracle opère, celui de deux êtres qui ne s'aiment que pour s'aimer, il est moral d'en faire l'éloge. C'est de liberté dont nous entretient Louis Malle. Et la liberté reste, de nos jours, une idée sacrilège. Aussi, Louis Malle, en apparence si classique, est entré dans le scandale. Dès lors, le scandale ne cessera plus. En Italie, l'organe du Vatican, l'Osservatore romano, condamna le film. En France, les autorités ecclésiastiques en firent de même. Certes, on y voit Jeanne Moreau épanchant, sans nulle parodie, la sensation de plaisir érotique. Mais ce qui déchaîna, plus encore, la colère des censeurs et d'une certaine société, c'est le fait qu'une femme osât tout quitter pour une seule et unique raison : la découverte de l'orgasme dans les bras d'un homme rencontré, par hasard – son automobile étant tombée en panne –, sur une route entre Dijon et Paris. L'amour, enfin vécu, pure poésie pour les amants, devenait, à cet instant-là, pure hérésie pour tant d'autres. Il eût mieux valu, à leurs yeux incrédules, que Jeanne continuât de le croire chimérique, accordant, ici ou là, quelque agrément à de médiocres marivaudages. « […] Je tiens Les Amants pour l’un des films les plus moraux de cette époque qui se veut affranchie des « tabous » du sexe, mais qui ne manifeste son indépendance que par la grivoiserie, et une attitude de « pornographie amateur ». Dès l’ouverture, c’est, en effet, un film de contestation, une œuvre qui libère. Une indication précieuse : au générique, la Carte du Tendre. Cette référence au XVIIe siècle n’est pas une coquetterie littéraire de Malle, ni de Louise de Vilmorin. Elle a un sens. Qu’on se rappelle les romans galants de l’époque, et les lettres de Mlle de Scudéry. Pour les contemporains du XVIIe siècle, l’amour était un acte libre parfois à la limite de l’héroïsme. Ce n’était pas le mariage, ni les institutions bourgeoises qui constituaient à l’époque une barrière entre les amants, mais plutôt l’observance de certains rites magiques (une sorte « d’apprivoisement » de l’autre, étape par étape), et aussi un respect de soi (les exemples ne manquent pas et se multiplient jusqu’au milieu du XVIIIe siècle avec la présidente Tourvel, symbole même de la pureté triomphante). La mutation qui s’est accomplie depuis a seulement en apparence dépoétisé l’amour. Mais cette apparence a ceci de dangereux qu’elle peut dissimuler pour toute une vie à un être sensible cette Carte du Tendre, dont il devine l’existence, mais qu’il ne sait plus déchiffrer. Dans Les Amants, la révélation, pour Jeanne, c’est un peu la découverte de cette Carte du Tendre dont elle ne connaissait pas le maniement. La métamorphose de l’héroïne qui s’éveille à l’amour et comprend combien elle a été abusée par l’image « sociale » de l’idylle, c’est non seulement un morceau de bravoure d’un metteur en scène féru de psychologie, mais encore une grande leçon de sincérité », écrivait Henry Chapier autrefois. [In: H. Chapier : Louis Malle, Cinéma d’aujourd’hui, Éditions Seghers, 1964.]
Amants crucifiés (Les) (近松物語, Chikamatsu monogatari) [1954 - Japon, 102 minutes. N&B] R. Kenji Mizoguchi. Sc. Matsutarô Kawaguchi et Yoshikata Yoda d'après la pièce de Monzaemon Chikamatsu, La légende du grand parcheminier. Ph. Kazuo Miyagawa. Mus. Fumio Hayasaka, Tamezô Mochizuki. Montage : Kanji Sugawara. Pr. Masaichi Nagata (Daiei). I. Kazuo Hasegawa (Mohei), Kyokô Kagawa (O-San), Eitarô Shindo (Ishun), Eitarô Ozawa (Sukeimon), Yôko Minamida (la bonne), Ichiro Sugai (Gembei), Haruo Tanaka (Dôki).
~ Le début des années 1950 reflète l'apogée de l'inspiration créatrice de Kenji Mizoguchi. En même temps, l'Europe découvre la grandeur du cinéma nippon. Entre 1951 et 1954, le cinéaste japonais aura donné au monde des chefs-d'œuvre comme La Vie d'O'Haru femme galante, Les Contes de la lune vague après la pluie, L'Intendant Sansho et celui-ci. Le deuxième film cité, récompensé d'un Lion d'argent à la Mostra de Venise 1953, assurera la reconnaissance internationale de Mizoguchi, tandis que les deux suivants seront à nouveau honorés d'un prix. L'émanation du réalisateur puise régulièrement au fonds littéraire japonais : ancien (Ihara Saikaku, La Vie d'O'Haru... ; Ueda Akinari, Contes de la lune vague... et Monzaemon Chikamatsu, Les Amants crucifiés) ou nettement plus récent (Jun'ichirô Tanizaki, Miss Oyu en 1951 et Mori Ogai, L'Intendant Sansho). Toutefois, l'ancrage historique reste celui du Japon médiéval. Seconde remarque : tous ces films sont imprégnés d'un regard pénétrant et douloureux sur l'iniquité de la condition féminine. Incontestablement, Kenji Mizoguchi est un des grands cinéastes féminins. Il est vrai que son pays offre un terrain propice à la dénonciation de conceptions et d'usages qui font de la femme, ou une épouse-servante accablée de devoirs ; ou une dame de compagnie (geisha) à qui l'on fixe, là encore, un cadre conforme aux convenances d'une société patriarcale (voir Les Sœurs de Gion en 1936 ou Les Musiciens de Gion en 1953) ; ou, cas plus désespérant, une misérable baishunfu (prostituée) comme en décrira Mizoguchi dans Femmes de la nuit (1948) ou dans des maisons closes avec La Rue de la honte (Akasen chitaï, Le Quartier de la lumière rouge, 1956) inspirée par la romancière japonaise Yoshiko Shibaki (1914-1991), hélas non traduite en France. Il est particulièrement captivant de s'intéresser à la veine littéraire du cinéaste. Le titre japonais met d'ailleurs l'accent sur cette ascendance : Chikamatsu monogatari signifie littéralement histoire (ou récit) de Chikamatsu. Qui donc est ce Chikamatsu qui a tant marqué Kenji Mizoguchi ? Le réalisateur n'est pas, au demeurant, un cas exceptionnel au pays du Soleil Levant. D'hier à aujourd'hui, l'immense dramaturge que fut Monzaemon Chikamatsu (1653-1725) continue d'influencer la culture populaire japonaise. Ses pièces mettaient en scène des marionnettes de grande taille manipulées à vue. Ce type de théâtre qu'on appelait ici le bunraku. La renommée de Chikamatsu atteindra surtout de notables sommets lorsqu'il multipliera des pièces inspirées par d'authentiques faits divers dans lesquels se mêlent amour et doubles suicides (shinjû). Dans ce genre, une de ses pièces les plus significatives Suicides d'amour (ou Double suicide) à Amijima, écrite en 1721, a fait l'objet d'une adaptation à l'écran du réalisateur Masahiro Shinoda en 1969. On aurait tort de croire cependant que Chikamatsu aurait mis en exergue ces situations ou eu un penchant pour ce type d'acte. Il ne faisait que refléter un phénomène observable en son temps. Du reste, « ses » doubles suicides ne sont en rien semblables les uns aux autres ; l'auteur porte sur ces faits nul regard complaisant. Kubori Hiroaki écrit par exemple : « L’intransigeance de Chikamatsu se lit également dans ses œuvres sur les doubles suicides. La pièce Shinjū ten no Amijima (traduit par Donald Keene sous le titre The Love Suicides at Amijima, « Suicide d’amour à Amijima ») est considérée comme son plus grand chef-d’œuvre. Le protagoniste s’appelle Kamiya Jihei, il est marchand de papier, marié et père de famille, mais néglige ses affaires au profit d’une liaison avec une courtisane nommée Koharu. Après avoir fait souffrir sa femme Osan et son frère Magoemon, il finit par se donner la mort avec son amante. Le suicide de ce couple immoral est très différent de la belle scène du Sonezaki shinjû (autre pièce de Chikamatsu traduite par Donald Keene sous le titre The Love Suicides at Sonezaki), qui a pu incarner un idéal de l’amour. Ici, Jihei et Koharu choisissent délibérément de se suicider dans des lieux différents par respect pour Osan. Jihei poignarde d’abord sa maîtresse sur une berge située près du temple Daichô à Amijima (dans l’actuelle Osaka) avant de se pendre avec sa ceinture dans une écluse voisine. Leur mort n’est pas esthétisée. [...] » Aussi, dans le film de Mizoguchi, la tonalité est beaucoup plus proche de Sonezaki shinjû. Un autre aspect de la personnalité de Chikamatsu aura, sans aucun doute, attiré l'intérêt de Kenji Mizoguchi : son empathie pour la condition de courtisane. Chikamatsu brosse merveilleusement bien les états d'âme de ces femmes privées de liberté et interdites d'amour. Dans Sanzesô, Chikamatsu décrit en ces termes la position fragile d’une courtisane (extrait tiré de son célèbre Meido no hikyaku, traduit par Donald Keene sous le titre The Courier for Hell, « Le Courrier pour l’Enfer », 1711) : « On dit que les courtisanes sont toujours dans le mensonge, mais c’est une erreur. Il faut ne pas comprendre les subtilités du cœur humain pour tenir de tels propos. Vérité et mensonge viennent du même endroit. Celui qui se sacrifie et fait preuve de la plus grande dévotion, s’il ne laisse rien savoir et garde ses distances, par exemple, une femme pourrait le désirer de toute son âme, cela ne servirait de rien, elle resterait impuissante. Si un protecteur se présente et rachète le contrat d’une courtisane, toute déclaration ou promesse antérieure ne pourrait qu’être trahie ou se faire mensonge. Ou si une courtisane fait une rencontre dans le cadre de son travail, la liaison n’est pas choisie, pourtant ce mensonge d’amour peut se muer ensuite en réelle passion. Ou lors d’un mariage de raison, les époux peuvent finir par réellement s’aimer, les mensonges initiaux se transforment en vérité. Il n’y a ni vérité ni mensonge en amour, seule compte la réalité de la relation. » Cette réalité de la relation d'amour c'est celle que vivront, en tout état de cause, Mohei et O-San (Kazuo Hasegawa et Kyokô Kagawa) dans Les Amants crucifiés. Enfin, et ceci est déterminant pour saisir la crucifixion finale qui ne peut être lu comme éloge du double suicide, mais comme glorification de l'amour, envers et contre la société qui le refuse. Dès la deuxième partie du drame, au moment où Mohei et O-San, poursuivis par des serviteurs d'Ishu (le mari d'O-San) le grand parcheminier, parlent de se jeter à l'eau, il se passe une chose totalement bouleversante. À cet instant-là, ils ignorent encore leurs sentiments réciproques. Mohei se déclare, et O-San s'écrie alors : « Votre aveu change tout. Je ne veux plus mourir. Je veux vivre ! ». Il faut donc avoir cette séquence constamment en tête. Elle va permettre de lire la conclusion au-delà des apparences, au-delà d’un acte barbare atrocement cruel. Soulignons, au passage, que l’adaptation cinématographique ne concorde pas avec la pièce bunraku dans laquelle les amants sont sauvés de la mort, d’extrême justesse, et par un bonze. D’une manière confondante, Kenji Mizoguchi a saisi en quoi la pièce déroge, en principe, à l’esprit et aux règles du shinju-mono de Chikamatsu, dans lequel la mort est la seule issue possible aux amours impossibles. En se montrant infidèle à la lettre de Chikamatsu, Mizoguchi est encore plus fidèle à l’esprit de Chikamatsu. En ceci Mizoguchi est surtout fidèle à sa propre nature et à son génie particulier. Il ne se dégage de ce poème tragique, ni désespoir ni révolte. « Aux apparences, le cinéaste oppose la réalité : aux contraintes brutales de l’ordre social, il oppose la vérité de l’ordre naturel ; au comportement égoïste de la plupart, il oppose la générosité des meilleurs. Ce qu’il nous montre, c’est la lutte éternelle de deux ordres : l’un matériel, l’autre spirituel. Ce qu’il nous propose, c’est l’avènement d’un monde idéal où l’être s’accomplirait dans la beauté. Le chemin qui mène à cette contrée du bonheur, c’est le chemin de la liberté consciente, de la lucidité volontaire », note Vê-Hô. (In : Mizoguchi, Éditions universitaires, Paris, 1963) Aussi le réalisateur s’efforce de traduire à l’écran une atmosphère et un paysage où l’expression de l’amour est sublimée et spiritualisée. « Je veux tourner un film irréaliste. L’art n’est pas l’imitation du réel », disait Mizoguchi à son décorateur. Dit autrement : hausser le drame à la hauteur de la tragédie antique.
Amarcord [1973 - Italie, France, 127 min. C] R. Federico Fellini. Sc. Tonino Guerra, Fellini. Ph. Giuseppe Rotunno. Mus. Nino Rota. Déc. Danilo Donati. Mont. Ruggero Mastroianni. Pr. Franco Cristaldi / F.C. Producioni (Rome) / P.E.C.F. Paris. I. Bruno Zanin (Titta), Magali Noël (la Gradisca), Armando Brancia (le père de Titta), Pupella Maggio (la mère de Titta), Ciccio Ingrassia (Teo, l'oncle fou de Titta). Oscar du meilleur film en langue étrangère 1975.
~ L'œuvre de Federico Fellini lui est profondément personnelle. Elle grouille sans discontinuer de réminiscences autobiographiques : ainsi Amarcord existe dès I vitelloni - la bande des jeunes désœuvrés -, dans Roma - l'ambiance dans la classe de l'école - et, enfin, avec le transatlantique Rex, la gloire de la marine italienne (sic), on y pressent E la nave va. Il faut pourtant se méfier : rien ne peut être enregistré pour totalement authentique. Sous l'apparence de la vérité, se cache un mensonge. Cependant, le mensonge (ou l'imagination) du réalisateur-conteur en dit bien plus sur lui que la vérité vraie. Toute la grandeur et le génie de Fellini se tiennent là. Amarcord est, par nature et par essence, le film autobiographique du réalisateur. Ne serait-ce que parce que le personnage principal est Titta, le gamin espiègle à l'œil vif. Et que cet adolescent c'est un peu, beaucoup Federico lui-même. Enfin, le titre l'énonce clairement : il signifie « je me souviens » en dialecte romagnol. C'est une expression issue d'une poésie de Tonino Guerra, scénariste du film, qui avait le même âge que Fellini et était originaire de Sant' Arcangelo di Romagna, à dix kilomètres de Rimini, la ville où est né le réalisateur. Quand Federico voulait mettre en rogne Tonino, il disait que « Sant' Arcangelo était la banlieue de Rimini ». Tonino Guerra lui répliquait alors : « dans les collines, c'est à coup de poings sur la figure qu'on accueille les crâneries des vitelloni de la côte adriatique ». À dire vrai, les racines rurales de l'un et les souvenirs citadins de l'autre nourrissaient un fonds commun qui se réinventait sans cesse. La réussite d'Amarcord a sa source dans cette dualité tout autant contrastée que fusionnelle. Dans le film, Titta (Bruno Zanin) grandit entouré de personnages excentriques habitant le village de Borgo San Giuliano (situé près des anciens murs de Rimini, à 50 km de Forlì, à l'époque la capitale de la province), au fil des saisons, sous le fascisme triomphant des années 1920-30. Cette Romagne rappelle celle de l'écrivain Antonio Beltramelli, natif de Forlì, auteur de Gli uomini rossi ou Il Cavalier Mostardo. Tullio Kezich, le biographe de Federico, expose Amarcord de cette façon : « L'action du film consacré à Rimini et à l'adolescence de Federico se déroule d'un printemps à l'autre, de la fête de Saint-Joseph, avec la fogarazza (feu) sur la place, au repas de mariage de la coiffeuse Gradisca (Magali Noël), un an après, sous un soleil parfois voilé par les nuages et la pluie ». (In : Fellini, Biographies/Gallimard, 2007) L'adolescence du cinéaste y est toutefois bousculée : Federico multiplie des traces contradictoires destinées à nous rappeler les vertus du cinéma, de celles qui enchantent notre imagination. « Les tranches de vie présentées par l'auteur sont trop belles pour n'être pas vraies, écrit Marc Cerisuelo, mais plus que la beauté ou la réalité, c'est le pouvoir d'évocation qui importe ici. » (In : Larousse des films, 2009) Le titre du film s'éclaire donc un peu mieux. Amarcord fut un succès universel. Federico Fellini tenta de l'expliquer ainsi : « Je pense que lorsqu'on parle de ce que l'on connaît, de soi-même et de sa famille, de sa ville, de la neige, de la pluie, de l'injustice, de la bêtise, de l'ignorance, de l'espoir, de l'imagination, des conditionnements politiques et religieux, quand on parle des choses de la vie de manière sincère [...], quand on en parle avec humilité et surtout avec mesure, on dit des choses compréhensibles par tous. Je pense que que les personnages d'Amarcord, justement parce qu'ils sont ceux de cette ville que j'ai parfaitement connue, ces personnages réels ou inventés que j'ai très bien connus, [...], soudain ne m'appartiennent plus mais appartiennent aux autres ». (T. Kezich, op. cité, p. 317)
Amen [2002 - France, Allemagne, Roumanie, 135 min. C] R. Costa-Gavras. Sc. Jean-Claude Grumberg et Costa-Gavras, d'après la pièce de Rolf Hochhuth, Der Stellvertreter (Le Vicaire). Ph. Patrick Blossier. Déc. Ari Hantke, Maria Miu. Cost. Edith Vespérini. Mont. Yannick Kergoat. Mus. Armand Amar. Pr. Claude Berri. I. Ulrich Tukur (Kurt Gerstein), Mathieu Kassovitz (Riccardo Fontana), Ulrich Mühe (Le Docteur), Michel Duchaussoy (Le Cardinal), Ion Caramitru (Le Comte Fontana), Marcel Iures (Le Pape).
~ Avec Z (1969), Costa-Gavras est entré dans l'histoire du cinéma politique et n'y est jamais plus sorti, à de très rares exceptions près. Il s'est évertué à dénoncer, sous toutes les latitudes et dans tous les systèmes politiques, les entraves à la liberté des individus (ou des peuples) et les atteintes aux droits humains essentiels. Le drame de la Shoah revient dans son œuvre de manière directe ou indirecte : dans Music Box (Ours d'or à Berlin en 1990) et, auparavant, de façon plus allusive, à travers la découverte par une avocate juive américaine de la tragédie palestinienne (Hanna K., 1983). Enfin, Section spéciale (1975) jetait une lumière crue sur une période de l'histoire française - l'État de Vichy - jusqu'ici estompée. C'est à nouveau un déni de justice que met en lumière Costa-Gavras. Tandis que Section spéciale levait le voile sur la collaboration d'une partie de la magistrature française à une opération qui flétrissait l'image républicaine de la France, Amen, suivant l'esprit de la pièce de Rolf Hochhuth datant de 1963, met en cause l'attitude du Pape Pie XII face aux atrocités nazies. Un médecin SS protestant, Kurt Gerstein - il a existé - et un jeune jésuite joué par Mathieu Kassovitz - il a été imaginé - tentent de faire stopper le massacre. Le réalisateur montre qu'ils ne sont guère écoutés ni par les diplomates américains, ni par les églises protestantes chrétiennes. Amen laisse percevoir la détresse et le malaise des deux héros qui mesurent pleinement ce qu'entraîne tout refus, tout calcul, tout atermoiement : l'acheminement de milliers de personnes vers les camps d'extermination, c'est-à-dire vers une mort certaine. Le réalisateur ne montre pas ouvertement l'horreur des camps. Comment pourrait-on recréer ce monstre ? Mais, il ne l'invisibilise point. « Sans cesse des trains passent, wagons fermés vers les camps, wagons ouverts à vide. Répétitifs. Obsédants. Les trains emportent vers la mort des milliers de vies invisibles tandis que les puissants du monde se taisent et oublient. Derrière les faits historiques, il y a avant tout une dénonciation universelle sur l'indifférence et la lâcheté. » (Gérard Camy) Rien de tout cela ne doit être oublié. Mais rien ne rachètera la faute.
America, America [1963 - États-Unis, 168 min. N&B] R. Sc. Elia Kazan, d'après son roman. Mus. Manos Hadjidakis [chansons : Nikos Gatsos]. Ph. Haskell Wexler. Mont. Dede Allen. Cost. Anna Hill Johnstone. Pr. Athena Ent. Corp. E. Kazan / Charles H. Maguire (WB). I. Stathis Giallelis (Stavros), Frank Wolff (Vartan), Harry Davis (Isaac), Elena Karam (Vasso), Estelle Hemsley (La grand-mère), Gregory Rozakis (Hoanness). Tournage : Grèce et Turquie.
~ L'œuvre cinématographique testamentaire d'Elia Kazan. Après celle-ci, le réalisateur consacrera le meilleur de son énergie à son activité littéraire. Ceci dit, America, America est déjà un roman et le premier d'Elia Kazan, puis ensuite le premier scénario qu'il ait écrit. À la vérité, Kazan reprendra le fil de cette histoire avec deux autres romans qui formeront un triptyque avec celui-là : L'Anatolien (années 1909-1919) et Au-delà de la mer Égée (1919-1922). Cet ultime volet débouchera sur un scénario qu'Elia Kazan s'efforcera en vain de traduire en images. Dans cette œuvre, Kazan nous parle de ses racines. Il intègre au sein de cette saga familiale des éléments autobiographiques. Le film débute sur le noir et avec la voix du cinéaste en off : « Je m'appelle Elia Kazan. Je suis grec de sang, turc de naissance, et... », fondu puis plan général du Mont Argée (Erciyes), point culminant d'Anatolie centrale, sur fond sonore d'appel à la prière du muezzin. La voix off poursuit... « américain depuis que mon oncle a entrepris un certain voyage. » Le cinéaste achève de narrer un récit introductif jusqu'à l'apparition progressive, sur le flanc de la montagne, de ses premiers protagonistes, Stavros le Grec et Vartan l'Arménien, filmés en plongée. Fin du XIXe siècle : Ils quittent leur contrée ancestrale, une terre que les Turcs ont conquis depuis cinq siècles. lls sont désormais minorités : à peine tolérés pour les uns, persécutés pour les autres. Vartan mourra au combat en Turquie. Stavros, plus favorisé - il est Grec -, et, au prix d'une rupture avec sa fiancée - une trahison, thème cher à Kazan - pourra embarquer ensuite pour le Nouveau Monde. En cela, America, America conserve un accent d'actualité. Il pourrait s'agir, bien entendu, d'un hommage univoque et émouvant à l'Amérique, terre rêvée, terre promise, terre d'accueil. Et, néanmoins, Kazan la montre très souvent dure et ingrate, pourvoyeuse d'injustices et de ségrégations. Il n'y a, dans cette épopée, nulle contrefaçon : le cinéaste ne tait ni l'âpreté, ni l'individualisme borné de l'univers étatsunien, ni, non plus, les fourberies et les tricheries de ses expatriés qui, pour perpétuer leurs chances d'ascension sociale, doivent effacer de leur quotidien l'idéalisme et la pureté symbolisée par les neiges immaculées du Mont Argée. America, America est, de ce point de vue, d'une sincérité et d'un réalisme absolus. « À travers un passionnant roman d'initiation et d'apprentissage, c'est la situation et la psychologie particulière de l'émigré qui ont retenu Elia Kazan. La ruse, l'obstination, un endurcissement de la peau, sinon du cœur, deviennent chez l'émigré une seconde nature, en tant que « vertus » indispensables à sa survie », commente Jacques Lourcelles. C'est qu'en effet le réalisateur de Sur les quais manifeste, une fois encore, sa capacité à appréhender la dimension générale à travers le récit particulier. Ni une chance, ni un malheur, le phénomène de l'immigration est un reflet de la condition humaine. C'est souvent une fuite, mais c'est surtout une aventure : la quête d'un Éden ou d'une Terre Promise, la recherche du bonheur et de la sérénité. Stavros deviendra, une fois les portes ouvertes à Ellis Island, Joe Arness. C'est comme s'il repartait à zéro. Il oubliera l'humiliation et le racisme, le hangar où s'amassent les candidats miséreux à l'émigration. Le Keep smiling ! est de rigueur. « Demain, en effet, je serai Américain ! », c'est l'espoir et le sourire de l'émigré qui a compris la musique... tandis que Kazantzoglou ne gardera que ses cinq premières lettres. Michael Henry Wilson décrit ainsi le regard désillusionné d'Elia Kazan : « Pour le réalisateur-écrivain, écrit-il, Stavros Topouzoglou (Stathis Giallelis) représente tous les immigrants qui ont bâti l'Amérique depuis ses origines : « des gens durs et sans pitié, qui ont tué les Indiens, assassiné ceux des leurs qui se trouvaient sur leur chemin, et tout entrepris pour s'enrichir des dépouilles de ce pays. » (In : Kazan par Kazan, entretien avec Michel Ciment, Stock, 1973). Le cinéaste ajoute pour conclure : « J'oppose toujours argent et pureté. » Qui dit qu'Elia Kazan aurait « trahi » ? Et que signifie trahir ? L'œuvre du cinéaste plaide pour lui : il a certes « trahi » mais il ne s'est pas trahi. America America en est une immense et vigoureuse confirmation.
Amour [2012 - France, Autriche, Allemagne, 127 min. C] R. Sc. Michael Haneke. Ph. Darius Khondji. Déc. Jean-Vincent Puzos. Cost. Catherine Leterrier. Mont. Monika Willi. Pr. Margaret Ménégoz, Stefan Arndt, Michael Katz / Les Films du Losange, Wega Film, X Filme Creative. I. Jean-Louis Trintignant (Georges), Emmanuelle Riva (Anne), Isabelle Huppert (Eva), William Shimell (Geoff), Alexandre Tharaud (le soliste). Palme d'or au Festival de Cannes 2012. Oscar du meilleur film étranger. Golden Globe du meilleur film étranger.
~ Amour s'ouvre sur une image de mort : le cadavre d'une femme âgée gisant sur un lit dans un appartement parisien. « La position hiératique du corps allongé, l'expression du visage rigidifié par le temps, la robe noire qui descend jusqu'aux pieds, les fleurs dans les mains et dispersées autour de la tête donnent à la défunte l'allure d'une reine égyptienne momifiée pour l'éternité », écrit Stanislas Bouvier (« Positif », octobre 2012) Michael Haneke prend le parti de débuter son récit par la conclusion. Afin d'actionner la machine à remonter le temps pour que le spectateur puisse comprendre qu'il s'agira non de raconter un événement somme toute ordinaire, proprement banal, mais de suivre la douleur partagée d'un couple qui a vécu toute une existence côte à côte et qui l'achèvera ainsi dans la mort. C'est chose bientôt insolite dans un monde en perpétuel changement. Anne (Emmanuelle Riva) et Georges (Jean-Louis Trintignant) sont le reflet d'un couple en voie de disparition. Il faut nécessairement interpréter la phrase dans un double sens. Tout autour d'eux, les objets et les livres, la disposition de ceux-ci dans les pièces, l'ameublement et la décoration : tout est le signe d'un monde à l'agonie. Du reste, dans cet appartement, les signes d'une technologie dernier cri en sont absentes. La réclusion du couple, désormais définitive, indique le décrochage irrémédiable. Ils sont d'une autre époque et, par respect pour celle qui continue et qui viendra, ils partent ensemble et sur la pointe des pieds... En cela, le film est aussi éprouvant, car la souffrance est incoercible, autant physique que morale... chez celui qui la vit et l'observe chez l'autre, celle qu'il aime. Comment accompagner l'autre vers le trépas, quand il faut soi-même envisager une mort imminente ? « Le sujet du film n'est pas la mort, ni la vieillesse ou la déchéance physique, mais la difficulté de gérer la souffrance de la personne qu'on aime », dit Michael Haneke. En l'occurrence, celle de Georges, joué par Trintignant qui signait ici, après treize ans d'absence, son dernier grand rôle. Tout comme Emmanuelle Riva. Les deux comédiens sont sublimes de retenue, de justesse et d'émotion. Il s'agit pour eux d'un chant du cygne : le couronnement de deux carrières exceptionnelles. Film recueilli au regard sans indulgence, Amour est aussi le film le plus personnel du cinéaste. Une cérémonie d'adieu au monde dont la grandeur essentielle repose sur la sagesse et la pudeur. L'état de grâce.
Amour (Szerelem) [1971 - Hongrie, 92 min. N&B] R. Károly Makk. Scénario : Péter Bacsó, d'après les nouvelles Deux femmes/Két asszony et Amour de Tibor Déry. Ph. J. Tóth. Mus. Andras Mihály. Mont. György Sivó. Déc. József Romvári. Cost. Piroska Katona. Pr. Hungarofilm, Mafilm Studio. I. Lili Darvas, Mari Töröcsik, Iván Darvas, Erzsi Orsolya, László Mensáros.
~ Károly Makk (1925-2017) est incontestablement l'une des grandes personnalités du cinéma hongrois. Bien avant les autres, en 1961, avec Les Obsédés/Megszàllotak, il abordait un problème crucial, celui du poids absolument écrasant de la bureaucratie dans les pays sous tutelle communiste. Au-delà, on y sentait forcément un regard critique sur la soviétisation de la Hongrie qui aboutira aux événements sanglants de Budapest en novembre 1956. Ce film ouvrit une brèche dans laquelle les plus jeunes générations, celles d'un István Szabó, d'un Zsolt Kézdi-Kovács, d'un János Rózsa ou d'un Ferenc Kardos pourront s'engouffrer. Rappelons que, dès 1949, Makk dérangea : le pouvoir stalinien de Mátyás Rákosi interdit purement et simplement son premier essai, Les Pionniers/Uttörök. Autre aspect remarquable de la personnalité de l'auteur : il mit en scène prioritairement des protagonistes féminins qu'il observa avec une sensible complicité dénuée, cependant, d'affectivité subjective. Que ce soit dans Jeux de chats (1974), Une nuit très morale (1977) et, plus encore, dans Un autre regard (1982), Károly Makk ne craint pas, non plus, d'appréhender des thèmes controversés : la prostitution ou l'homosexualité féminine. Un autre regard fut, sans doute, le premier film des pays anciennement socialistes à plaider ouvertement en faveur du respect de la différence sexuelle. Gilles Jacob, délégué général du Festival de Cannes, tenait tant à ce film qu'il en réclama la présence au festival de l'année en cours. On gratifia Un autre regard d'un prix d'interprétation féminine, attribué à l'actrice polonaise Jadwiga Jankowska-Cieslak. S'agissant d'Amour, le film fut lui aussi honoré d'un Prix du Jury à Cannes en 1971. Cette œuvre fut en gestation très tôt : Károly Makk entreprit sa réalisation à partir de 1966. Il est certain qu'elle pouvait encore gêner politiquement. Le scénario, issu de deux nouvelles écrites par l'écrivain Tibor Déry, évoque la période tragique des événements de 1956. Ces récits renferment une substance largement autobiographique : Tibor Déry (1894-1977), auteur connu de La Phrase inachevée et de Cher beau-père, après avoir été exclu du Parti des travailleurs hongrois à l'été 1953, est arrêté en 1957 pour avoir appuyé le mouvement insurrectionnel de l'année précédente. Il ne sera libéré qu'en 1960. Il y a, en outre, une proximité de destin entre l'acteur principal, qui joue le rôle du détenu politique, et le romancier. Iván Darvas, excellent comédien local (présent au générique de Jours glacés d'András Kovács), connut également la prison, celle que saisit justement l'opérateur János Tóth pour Szerelem. C'est dire combien ce film a été vécu, dans leur chair, par tous les acteurs. Ainsi, la grande Lili Darvas (1902-1974), qui interprète la mère agonisante, avait été l'épouse du dramaturge Ferenc Molnár (Liliom) qui s'était expatrié aux Etats-Unis, suite aux mesures antisémites promulguées par l'amiral Horthy en 1938. Elle était aussi liée à Tibor Déry, inspirateur du scénario présent. Elle effectua son retour au pays natal, à l'occasion de ce film, avant de retourner mourir, trois ans plus tard, outre-Atlantique. Du reste, une partie des souvenirs et songes de la mère de János/Iván Darvas, largement déterminés dans le cadre du défunt Empire Austro-Hongrois ou fantasmés dans une Amérique du début du XXe siècle, proviennent, sans nul doute, des mémoires de l'actrice. On ne peut passer aussi sous silence la prestation de Mari Töröcsik, immense comédienne découverte par Zoltán Fábri pour le fameux Un petit carrousel de fête (1955), capable de passer du rire aux larmes ou d'incarner tantôt une paysanne ou une princesse de l'aristocratie. Ici, pour protéger sa belle-mère, elle lui fait croire que son fils a émigré aux Etats-Unis afin d'y mener une belle carrière d'artiste. Elle va donc simuler l'écriture de son époux et envoyer de fausses missives qui instruiront le mensonge. Car, le mensonge et sa mise en scène sont au cœur d'un régime politique qui prétend transformer le pays en asservissant le peuple magyar à une conception du monde uniforme et dont le centre de décision est situé ailleurs qu'en Hongrie. Certes, Károly Makk, à bon escient, n'explore nulle réflexion politique. Il cerne le drame avant toute chose. Ce qui l'intéresse, ce sont des destins brisés et cette souffrance inguérissable que constitue la séparation. Divisé en deux parties, Amour met en valeur l'écriture de Tibor Déry, d'une concision et d'une sobriété exemplaires, et le talent subliminal des comédiennes. La première partie, la plus longue, confronte l'amour d'une épouse à celui qu'une mère ressent pour un fils qu'elle ne reverra plus ; la seconde, brève et pudique, scelle les retrouvailles bouleversantes d'un homme meurtri et humilié, János, et d'une femme, noyée d'amertume, mais profondément attachée à celui qu'elle aime. L'écoute est au centre de ce film de femmes - on a souvent l'impression que le dialogue instruit celui qui parle autant que celui qui écoute - qui, ne serait-ce que par l'accent et la sonorité de la langue finno-ougrienne, rappelle le Suédois Ingmar Bergman - ; les photographies en plans rapprochés cherchant à retenir le tragique dans l'expression des visages.
Amour à mort (L') [1984 - France, 92 min. C] R. Alain Resnais. Sc. Dial. Jean Gruault. Ph. Sacha Vierny. Déc. Jacques Saulnier. Mont. Albert Jurgenson, Jean-Pierre Besnard. Mus. Hans-Werner Henze. Pr. Ph. Dussart, G. Lebovici/Les Films Ariane, Films A 2. I. Sabine Azéma (Élisabeth), Pierre Arditi (Simon), Fanny Ardant (Judith), André Dussolier (Jérôme), Jean Dasté (Dr Rozier), Geneviève Mnich (Anne).
~ Simon (Arditi), pris d'un incoercible malaise, s'effondre au pied de son lit. Sa compagne, Élisabeth (Azéma), impuissante, vient d'appeler un médecin. Le docteur arrive et diagnostique son décès. Contre toute attente, Simon, l'archéologue, revient à la vie. Désormais, il se comporte comme s'il avait été ressuscité... Élisabeth, la biologiste, prend conscience qu'elle doit vivre son amour avec plus d'intensité. Quoi qu'il en soit, leur union se fortifie. Comme l'affirme si bien Judith (Ardant) qui est pasteur : « Élisabeth travaille à l'avenir de l'homme, Simon est à la recherche de ses origines. L'un ne se confond pas sans l'autre. » Lorsque Simon est victime d'une nouvelle crise cardiaque, il fait promettre à Élisabeth qu'elle le rejoindra là-haut. Élisabeth dit à Jérôme, le mari de Judith : « Je n'ai pas votre foi, ma seule religion est l'amour de Simon. »
Sur un thème difficile, l'amour ou variations autour d'agapè et éros, Resnais parvient à force de sobriété, de simplicité et de dépouillement à faire vibrer l'âme autant que l'intelligence du spectateur. Interprétation remarquable des acteurs principaux. Sur le plan formel, l'inclusion d'une cinquantaine de pages musicales (Hans Wener Henze) non figuratives étonne beaucoup. Le cinéaste offre au spectateur la liberté d'imaginer ce que « diraient ni le dialogue, ni les gestes des personnages, ni les images ». [Alain Resnais]
Amour d'une femme (L') [1953. France, Italie. 104 min. N&B] R. Jean Grémillon. Sc. René Wheeler, J. Grémillon, René Fallet. Ph. Louis Page. Mont. Marguerite Renoir, L. Hautecoeur. Mus. Henri Dutilleux. Déc. Robert Clavel. Cost. Pierre Balmain. Pr. Pierre Gérin, Film Costellazione Produzione. I. Micheline Presle (Marie Prieur), Massimo Girotti (André Lorenzi), Gaby Morlay (l'institutrice), Paolo Stoppa (le curé), Julien Carette (Le Quellec), Roland Lesaffre (Yves), Yvette Etiévant (Fernande), Marc Cassot (Marcel), Marius David (Lulu).
~ La mer constituera dans l'œuvre de Jean Grémillon un puissant vecteur d'inspiration. Son deuxième long métrage, Gardiens de phare (1929), tourné à Saint-Guénolé (Penmarch), en pays bigouden - les parents du réalisateur étaient d'origine bretonne -, lui vaut les louanges du futur cinéaste Marcel Carné. Ce dernier écrit, en effet : « Grémillon est un véritable amant de la mer. Il ne se contente pas de conduire une action violente, rapide, sans défaillance, le phare est pour lui un sujet d'admiration. De cette merveille il examine tous les rouages sous l'aspect le plus imprévu, s'intéresse aux effets d'ombres et de lumières. [...] (Ceux-ci) ont la suavité d'une image de Man Ray. » (In : Cinéma 61). Basé sur un scénario de Jacques Feyder, le film surprend par la fusion réussie - dél'inclusion jà ! - entre le déchaînement des éléments naturels (la tempête) et le paroxysme dramatique dans lequel se débattent un père et son fils. Plus tard, en pleine période de l'Occupation, Grémillon situera le célèbre Remorques d'après Roger Vercel en Bretagne. D’abord adapté par le romancier lui-même en collaboration avec Charles Spaak et André Cayatte, le film sera finalement scénarisé par Jacques Prévert. Remorques puisait son inspiration de faits réels : l’échouage d’un vapeur danois sur la grève de Biliog Vraz en île de Sein. Pourtant, les événements de la Guerre amputeront le film d'une partie très réaliste, celui de la tempête. Ce qui est forcément dommageable puisque cet épisode constitue la partie la plus importante du roman, environ 125 pages. En second lieu, comme le rappelle Barthélémy Amengual, chez Grémillon, la mer est plus qu’« un lieu dramatique, elle est l'expression physique - même lorsqu'elle n'apparaît pas - de la continuité du monde réel. » Une approche authentique aurait renforcé la puissance suggestive du film. Grémillon avait, selon cette optique, un point de vue d'une grande lucidité. N'écrivait-il pas : « Or, tout film peut se ramener à un film documentaire. Documentaire d'états psychologiques dans la plupart des cas, documentaire du subconscient dans certains cas particuliers » ? Grémillon cherche donc à transcender la réalité. A partir d'elle et non en-dehors d'elle. On doit comprendre ainsi un certain nombre de difficultés qu'il dut affronter et qui lui valurent le qualificatif de « cinéaste maudit ». Paradoxalement, ses plus belles réussites datent de l'Occupation : Remorques (1939-41), Lumière d'été (1942) et l'absolu chef-d’œuvre, Le Ciel est à vous (1943). Pourtant, le cinéaste ne se privait pas de critiquer le climat artistique environnant. En 1948, le retour de Grémillon vers des horizons bretons relève de l'occasionnel et l'on saisit pourquoi Pattes blanches, malgré de belles qualités, est un compromis boiteux. L'univers de Jean Anouilh, à l'origine du scénario, est foncièrement différent de celui du cinéaste. « Pattes blanches donne l'impression d'être le lieu d'un conflit constant entre celui qui a écrit l'histoire et celui qui est chargé de la réaliser », note Jacques Bonneau (in : Cinéma 81). En revanche, L'Amour d'une femme réconcilie le cinéaste avec lui-même. Certes, on peut regretter qu'un style d'écriture très datée - les scénaristes sont René Wheeler et René Fallet - et les aléas d'une coproduction franco-italienne ait pu diminuer l'ampleur d'un récit aux implications hardies. On a justement considéré, ici et là, que l'histoire d'une femme, le docteur Marie Prieur (Micheline Presle), luttant pour être acceptée professionnellement dans un contexte plutôt traditionnaliste et fermé aux influences extérieures, pouvait être anticipatrice d'œuvres franchement féministes. Mais si nous avons jugé utile de rappeler plus haut certains traits caractéristiques de l'artiste Grémillon, c'est parce que nous ne voulions pas que le film soit limité à ces données, aussi importantes soient-elles. Ouessant, par exemple, où se tient l'action du film, figure ici non pas « comme un cadre pittoresque, mais comme élément dramatique : c’est le lieu solitaire isolé requis par l’action », déclare Jean Grémillon dans un entretien accordé à Bernard Chardère (Positif n° 10, année 1954) De plus, l'héroïne de cette œuvre a quelque antécédent chez notre cinéaste : Thérèse Gauthier (Madeleine Renaud), l'aviatrice du Ciel est à vous est une parente de Marie Prieur/Micheline Presle, l'une de ces femmes qui commencent à troubler l'ordre dans un univers jusqu'ici exclusivement masculin. Grémillon préfère, et son œuvre en porte témoignage, enraciner son histoire concrètement, à travers des personnages, des destinées et un environnement régional particulier. Ce n'est pas le discours qui crée le récit, mais au contraire une aventure humaine sobrement et intelligemment construite qui détermine de riches significations. Au demeurant, si l'on décrète le film moderne, on aurait, cependant, tort de croire qu'il fasse table rase du passé. C'est évidemment là où L'Amour d'une femme conquiert les cœurs : il exprime des paradoxes conscients et inconscients tout à la fois, aspirations confuses entre tradition et modernité. S'agissant de conquête des cœurs, il n'y est pas uniquement question de l'amour d'un homme. Et face aux choix d'une femme, adversité, contradictions et affrontements se déploient avec une âpreté auxquels les éléments naturels paraissent rendre un saisissant écho. Le canot de sauvetage sur lequel est embarqué Marie, sous la pluie, au milieu de la brume et des remous de l'Ouessant, face au phare de la Jument, en constitue peut-être le symbole. En cette mer d'Iroise déchaînée, signalée par le diaphone du Creach, Marie doit sauver coûte que coûte un homme immobilisé par une hernie abdominale aiguë. Le même homme (Marc Cassot) qui, mécontent d'une consultation destinée à soigner une jeune fille, prétendait qu'on finirait par « dresser » la doctoresse aux conceptions intransigeantes. Au terme d'une opération à vif réussie, Marie ralliera l'estime et l'admiration des habitants. Si l'on peut savourer la victoire d'une femme, on doit aussi s'interroger sur la valeur profonde d'une vocation. C'est une réflexion sur la grandeur d'un métier qui nous est transmise ici. On notera la manière dont Grémillon et son opérateur - Louis Page - filment les comportements, empreints de sang-froid, d'esprit de décision et de fermeté, ainsi que la gestuelle inhérente à la profession. Marie n'est pas uniquement une brillante diplômée, à la mémoire infaillible - ce que croyait pouvoir louer André Lorenzi (Massimo Girotti), l'architecte italien dont elle s'est éprise. C'est une praticienne sûre et méthodique et, c'est forcément ainsi qu'elle obtient l'adhésion des pêcheurs et marins de l'Ouessant, hommes de labeur et de peine, désormais acquis et enthousiastes. On remarquera, toutefois, qu'à l'opposé de la sympathie croissante que les gens du bourg éprouvent à l'égard de Marie, un décalage sensible - autant physique que psychologique - entre André et Marie apparaît de plus en plus distinctement. Les rapports amoureux semblent alors éclipsés par la progression personnelle et professionnelle de Marie. La dissociation est plus nette ici que dans la séquence champêtre idyllique dans laquelle Marie découvre - à sa grande déception - les conceptions étriquées d'André (« Une femme fait son métier en attendant un homme », ose-t-il lui dire.) Mais il se trouve que, de l'autre côté du bourg de Lampaul, s'y déroule un drame : l'institutrice Germaine Leblanc (Gaby Morlay), prise d'un malaise, se meurt. Or, plus tard, une des séquences les plus bouleversantes du film et dont l'importance est capitale parce qu'elle sous-tend la conclusion du film -, Marie, au chevet de l'enseignante décédée, éprouve le besoin d'être seule, de se recueillir afin d'exprimer un chagrin irrépressible. On ne nous montre plus la défunte, mais, en plan rapproché, Marie en larmes, et l'effet que cet adieu prématuré produit sur son âme. Au cours de cet épisode, le motif musical composé par Henri Dutilleux apparaît pour la première fois, « sur la pointe des pieds » mais dans toute sa clarté. Thème secret, mystérieux et empreint de douce résignation. Marie tourne son visage vers la droite : on y voit au mur une photographie de la première classe de Germaine, la caméra effectue un travelling arrière significatif... puis un autre, latéral, nous ramène vers la salle de classes. Que peut donc ressentir Marie à cet instant-là ? Un sentiment d'impuissance face à la fatalité du destin ou, à travers le parcours de Germaine, la solitude d'une femme qui n'aura pas vécu les bonheurs du couple et pour laquelle l'éducation des enfants fut un sacerdoce plutôt qu'une récompense ? Comment cette existence, celle de Germaine, et l'ingratitude à laquelle celle-ci s'expose ne pourraient-elles pas concerner Marie ? Il est normal qu'à cette étape du récit, Marie, effrayée, semble vouloir, sans sourciller, exaucer le vœu d'André : celui d'être une épouse modèle. Mais, la passion du métier et d'un métier exercé en une contrée, si étrange et si fascinante, où les notions de solidarité et de fidélité ne sont pas lettres mortes, finira par l'emporter. André n'est pas aveugle et s'il aime Marie par-dessus-tout, il perçoit bien ce qu'il risque de commettre : détruire le bonheur de Marie. Clairvoyant, il décide de sacrifier cette passion par amour. À la conclusion, la porte qu'ouvre Marie n'accueille point André, mais la nouvelle institutrice. Débarquée, avec son fiancé, en cette île sauvage et solitaire, la jeune enseignante se confie : « C'est drôle, la vie. Lorsque j'ai rencontré Maurice, j'avais un chagrin d'amour. Cela n'a pas marché. C'est peut-être une chance finalement... ». Troublée, émue jusqu'aux larmes, Marie croit entendre sa propre histoire. Surgit alors le thème musical d'Henri Dutilleux... Conclusion sublime d'un film qu'il faudrait honorer grandement, hommage conjugué à une actrice supérieure (Micheline Presle) et à un réalisateur au génie visionnaire.
Amour fou (L') [1969 - France, 252 min. N&B] R. Jacques Rivette. Sc. Rivette, Maria Ludovica Parolini et André S. Labarthe. Ph. Alain Levent (35 mm), Étienne Becker (16 mm). Mus. Jean-Claude Éloy. Mont. Nicole Lubtchansky, Anne Dubot. Pr. Georges de Beauregard. I. Jean-Pierre Kalfon (Sébastien), Bulle Ogier (Claire), Josée Destoop (Marta/Hermione), Yves Beneyton (Yves/Oreste), Michèle Moretti (Michèle), Célia (Célia/Andromaque).
~ Sébastien (Kalfon), un metteur en scène de théâtre, monte l'Andromaque de Racine. Son épouse, Claire (Bulle Ogier), doit incarner Hermione. Un différend entre elle et son mari aboutit à son renoncement. Elle est alors remplacée par Marta (Josée Destoop). Tandis que Sébastien est immergé dans le long et difficile travail des répétitions, Claire sombre dans une immense détresse. Elle tente de mettre fin à ses jours, puis d'assassiner Sébastien...
Le réalisateur de Paris nous appartient (1961), qui met déjà en scène un groupe de jeunes gens s'exerçant à monter une pièce de Shakespeare, présente ce film-ci en tant qu'« œuvre sur la jalousie ». Il se ravise ensuite, affirmant qu'il n'est pas exactement cela. L'Amour fou décrit plus sûrement la complexité du rapport amoureux. En second lieu, c'était déjà le cas du film de 1961, il y a la relation entre l'acte de création et la vie elle-même, et l'idée de complot. Dans L'Amour fou, la perspective se resserre autour d'un couple ou d'une passion amoureuse réciproque. Amour d'autant plus tendu quand ce n'est pas critique parce qu'il est fou. Il y a enfin, l'acte créateur lui-même, non à son aboutissement, mais dans sa pratique quotidienne, dans sa gestation incertaine voire cahotante : on assiste essentiellement aux répétitions. D'où la durée du film et, enfin, le choix de deux mises en scène, filmées l'une en caméra 35 mm sur la vie privée du couple Sébastien/Claire et l'autre en 16 mm (une équipe légère de télévision) sur les répétitions théâtrales. Une version raccourcie (120 min.) montre avec éclat l'impossibilité d'en abréger la durée, car, c'est en même temps, défigurer l'équilibre savant qui s'ordonne entre improvisation, temps d'irrésolution, temps morts, instants de crise... et ces deux relations névralgiques : cinéma/théâtre et acte créateur/vie privée. Ce sont surtout les processus qui captivent le cinéaste. Qu'ils conduisent à l'échec ou à la réussite de l'entreprise, laquelle est toujours effort collectif et échange d'expériences et d'idées. Rivette ne supportait pas que l'on parle « d'un film de... » et préférait plutôt que l'on affiche à l'écran : « film mis en scène par... » Évoquant L'Amour fou, Rivette déclara : « Je voulais à propos du théâtre et des rapports du couple Kalfon/Bulle Ogier, que ce soient deux choses aussi intéressantes l'une que l'autre, si possible à égalité. L'histoire, c'est quelqu'un partagé entre deux endroits, deux lieux clos, l'un où il répète, l'autre où il essaie de sauver - si l'on peut dire - le couple qu'il forme avec Claire, sans qu'on sache si c'est le le fait que le couple va mal qui fait la pièce aille mal, ou le contraire. » (In : Cahiers du cinéma, n° 204, septembre 1968).
Amour violé (L') [1978 - France, 115 min. C] R. Sc. dialogues. Yannick Bellon. Ph. Georges Barsky, Pierre William Glenn. Mont. Janine See. Mus. Aram et Sapho. Pr. Films de l'Équinoxe, MK 2 (Marin Karmitz). I. Nathalie Nell (Nicole), Alain Fourès, Michèle Simonnet, Pierre Arditi, Daniel Auteuil, Tatiana Moukhine.
~ Deuxième volet d'une trilogie consacrée à la condition féminine par la réalisatrice Yannick Bellon (1924-2019).
La Femme de Jean (1974), le film précédent, montre, à travers la « trahison » de Jean (Claude Rich) et le divorce de Nadine (France Lambiotte), que l'émancipation de la femme passe nécessairement par la conquête de l'autonomie matérielle et financière, condition ne pouvant être pleinement satisfaite que par l'acquisition d'un emploi. La Femme de Jean expose d'ailleurs des situations que découvre la jeune femme, qui, jusque-là, vivait enfermée dans le sécurisant giron familial : la division inégale du travail, les préjugés machistes, le harcèlement sexuel, le dur combat pour s'imposer professionnellement et accéder à une formation de haut niveau. De ce strict point de vue, La Femme de Jean nous paraît trop optimiste, même si la conclusion demeure ouverte. L'Amour violé est, quant à lui, nettement plus sombre. L'infirmière grenobloise Nicole (Nathalie Nell) est victime d'un viol à caractère sexuel sur le trajet quotidien qui la mène de son travail vers son domicile. Un acte lâche, sordide, imprévisible, tout simplement révoltant. Ce drame n'est pas une idée de scénario : c'est hélas un fait de société repérable et quantifiable. ll reflète, dans son extrémisme le plus terrifiant, la vengeance d'une société des hommes dominateurs qui ne supportent guère qu'une femme les ignore ou leur tienne la dragée haute. Et c'est pourquoi Yannick Bellon, échaudée par tant d'autres récits similaires, décide de porter à l'écran pareille histoire. La sortie de L'Amour violé en 1978 est une grande première. Non que le viol d'une femme n'ait jamais été filmé à l'écran, mais parce qu'il s'agit surtout du premier regard féminin sur des violences sexuelles masculines, lesquelles n'ont rien d'exceptionnel. Ensuite, Yannick Bellon en fait son thème principal. Dès lors, et, en toute logique, elle en expose surtout les séquelles psychologiques sur celle qui les a subies. La réalisatrice filme certes le viol : les images sont volontairement laides, insoutenables, profondément dégradantes : si Nicole est avilie, les quatre individus qui la « pénètrent » brutalement le sont encore plus. « J'ai beaucoup hésité à montrer un viol individuel, dira Yannick Bellon, cela aurait limité la réflexion. » L'acte d'amour est ici flétri et dévoyé - d'où le titre du film. Le regard est impitoyable : c'est bien celui d'une femme. Ce regard s'attache néanmoins à décrire essentiellement le traumatisme de Nicole, puis l'incompréhension de la société tout entière, y compris celle de ses proches (femmes comprises). De là, sa profonde solitude, son dur chemin de croix pour se reconstruire, son anxiété permanente, sa honte, son dégoût... Enfin, deuxième aspect totalement moderne du film, le viol y est dépeint comme un crime. Aussi doit-il être puni par la loi. La justice doit donc être nécessairement modifiée. L'Amour violé fut un moment essentiel de la lutte pour le respect des droits de la femme. Les femmes, dans leur grande majorité, l'ont bien saisi qui ont assuré son succès public. Il serait injuste de ranger ce film au placard.
Anatomie d'une chute [2023 - France, 151 min. C] R. Sc. Justine Triet. Sc. Arthur Harari. Ph. Simon Beaufils. Mont. Laurent Sénéchal. Son. Julien Sicart, Olivier Goinard, Jeanne Delplancq, Fanny Martin. Déc. Emmanuelle Duplay. Pr. Marie Ange Luciani, David Thion, Philippe Martin / Les Films Pelléas, Les Films de Pierre, 6 SOFICA. I. Sandra Hüller (Sandra Voyter), Swann Arlaud (Me Renzi), Milo Machado-Graner (Daniel Maleski, le fils de Sandra et Samuel), Samuel Theis (Samuel Maleski), Antoine Reinartz (l'avocat général). Palme d'Or festival de Cannes 2023, Golden Globe du meilleur scénario 2024.
~ Sandra Voyter, romancière allemande, Samuel Maleski son compagnon et Daniel, leur fils malvoyant vivent dans un chalet de montagne, non loin de Grenoble. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de la maison. Homicide ou suicide ? Une enquête est diligentée qui provoque la mise en examen de Sandra, en dépit du fait que les preuves de sa culpabilité restent maigres. Un an plus tard, Daniel assiste au procès... À travers celui-ci, nous assistons surtout à une véritable dissection du couple. Le témoignage de Daniel permet d'acquitter Sandra. Cependant, le mystère demeure...
Quatrième film de Justine Triet, Anatomie d'une chute lui assure une consécration amplement méritée et justement honorée. Dès son premier LM, l'étonnant La Bataille de Solférino (2013), la réalisatrice nous montrait déjà l'étendue de son talent et de ses promesses. Écrit et réécrit de nombreuses fois avec son compagnon, le scénariste et réalisateur Arthur Harari, Anatomie d'une chute est un magistral traité de cinéma qui émeut autant par le récit qui nous est conté que par la façon dont il le conduit. À la conclusion, nous le savions déjà pourtant, nous (re)découvrons cette élémentaire réalité : la justice est parfois impuissante à nous révéler précisément toute cette vérité dont nous sommes si avides. Justine Triet affirme avoir voulu bâtir son film comme un « puzzle » dans lequel le spectateur doit être projeté dès la prime séquence et dont il ne saisira le sens que tardivement. S'agissant de son inspiration, la réalisatrice de Sybil (2019), dans lequel jouait déjà l'Allemande Sandra Hüller, s'est dite « fascinée par l'affaire Amanda Knox » et a déclaré qu'elle souhaitait « aborder la question judiciaire dans ses moindres détails ». Amanda Knox est une auteure, militante et journaliste américaine emprisonnée pendant près de quatre ans en Italie à la suite de sa condamnation en 2007 pour l'assassinat d'une camarade d'un programme d'échange linguistique qui partageait son appartement. En 2015, Amanda Knox est acquittée par la Cour suprême de cassation italienne. Dans un entretien avec sa maison de production, Justine Triet explique son envie de longue date de faire un film sur la défaite d'une relation, en comparant la chute mortelle de Samuel au début du film à la chute d'un couple. La réalisatrice décrit l'obsession du film pour la chute, notamment inspirée par le générique de la série américaine Mad Men où la silhouette de Don Draper « n'en finit pas de tomber ». « Ce procès ne sera jamais le lieu de la vérité, mais le lieu de la fiction : la vérité de l’avocat à charge et celle de l’avocat de la défense écrivent deux récits qui vont déformer la vie du couple. C’est aussi comme cela que l’idée du son est devenue importante dès l’écriture : grâce à ce manque, cette absence d’image, on pourrait délirer avec le son », déclare Justine Triet dans un film où le son est un élément de langage fondamental. (Entretien avec Franck Garbarz et Adrien Gombeaud, Positif, 27 avril 2023)
Andreï Roublev [1969 - U.R.S.S., 180 min. (copie standard internationale]), 205 min. (version sortie en U.R.S.S.), N&B, quelques plans en C] R. Andreï Tarkovski. Sc. Andreï Mikhalkov Kontchalovski, Tarkovski. Ph. Vadim Ioussov. Mus. Viatchelav Ovtchinnikov. Mont. Ludmila Feiginova. Déc. Evgueni Tcherniaev. Pr. Mosfilm. I. Anatoli Solonitsyne (Andreï Roublev), Ivan Lapikov (le moine Kirill), Nikolaï Grinko (le moine Daniel Tcherny, « le moine noir »), Nikolaï Sergueïev (Théophane), Irma Raush (Durochka, l'innocente sourde-muette), Iouri Nazarov (le Grand Prince), Nikolaï Bourliaiev (Boriska, le fondeur de cloche), Rolan Bykov (le bouffon).
~ Le film est découpé en un prologue - un homme nommé Yefim tente de s'envoler avec un ballon à air chaud et atterrit en catastrophe -, huit tableaux scandant des périodes historiques et un épilogue montrant des icônes de Roublev et de ceux de leurs contemporains. Ils évoquent la vie d'Andreï Roublev, moine et peintre itinérant d'icônes et les difficultés de la création artistique dans la Russie déchirée du xve siècle, entre 1400 et 1423. Tourné, entre 1965 et 1966, avec beaucoup de difficulté et dans un climat d'hostilité de la part des autorités soviétiques, Andreï Roublev avait de quoi déconcerter. Comment, à la limite, un pareil film avait pu naître au sein même de la production soviétique ? Il en était si étranger ! Énoncer pareille observation n'indique pas forcément que la cinématographie soviétique de l'époque eût été globalement médiocre. Exemple symptomatique entre tous : Le secrétaire général du Parti communiste (PCUS), Leonid Brejnev, entièrement désorienté, s'apercevant que le film est en complète contradiction avec l'idéologie soviétique, quitte, avant la fin, la projection d'Andreï Roublev organisée à son intention. Le film de Tarkovski, par sa façon d'appréhender le problème des relations entre l'artiste et ses commanditaires, l'inscrivait dans un propos plus universel et sans à priori idéologique d'aucune sorte. En même temps, il réaffirmait puissamment sa foi - « cette foi qui jaillit au fond de l'âme...», dit le moine Kirill joué par Ivan Lapikov - et sa spiritualité chrétiennes dans une Union soviétique qui, officiellement, regardait toute forme de croyance religieuse avec une méfiance mélangée de crainte. À dire vrai, le style et l'inspiration du cinéaste tranchait avec son époque, y compris par rapport à la cinématographie occidentale. On n'en mesurait pas, à sa sortie, son immense portée. Andreï Roublev était en avance sur son temps. Et, néanmoins, le film semblait contradictoirement, embué de nostalgie. Le public occidental l'accueillit avec empathie parce que ses tableaux en noir et blanc de la vieille Russie impressionnaient beaucoup, mais aussi parce qu'il avait été en butte à la censure et aux tracasseries de toutes sortes. De plus, et comme par une sorte de prédestination qui enchaîne Tarkovski au destin d'Andreï Roublev, le moine peintre d'icônes du XVe siècle, le manuscrit du scénario faillit se perdre. Dans ses mémoires, le réalisateur de L'Enfance d'Ivan écrivit : « Je me suis souvenu de la façon dont j'avais égaré le manuscrit du scénario de Roublev, alors que je n'avais aucun double. Je l'avais laissé dans un taxi, à l'angle de la rue Gorki (…). Et le taxi était parti !… De désespoir, j'étais allé me saouler. Au bout d'une heure, je suis sorti (…) Deux heures après, alors que je redescendais la rue, exactement au même endroit, là où j'étais descendu de la voiture, un taxi a ralenti (en pleine infraction au code de la route) et le chauffeur m'a tendu mon manuscrit par la fenêtre… C'était un miracle ! » (A. Tarkovski, Time Within Time. The Diaries 1970-1986, Faber and Faber, 1994) Le fait, vraisemblablement situé entre 1963 et 1965, marqua à jamais Tarkovski. Quoi qu'il en soit, il était certain qu'en Andreï Roublev - toute question de contexte historique et religieux mis à part -, on pouvait y appréhender les questions fondamentales qui, sa vie durant, tourmenteront le réalisateur. Émile Breton écrivit à ce sujet : « Il y avait (ici et dans son œuvre en général) donc « contestation » (une œuvre contre la dureté des temps), mais aussi appel à une forme de transcendance de - et par - l'art. C'est d'ailleurs cet aspect-là du film que soulignait la mise en scène de Tarkovski, dans cette opposition sans cesse marquée entre l'angélique et obstinée douceur des protagonistes et la sauvagerie indifférenciée des « masses » et des tenants du pouvoir. [ndlr : Andreï Roublev et le jeune fondeur de cloches, en larmes, reprochant à son père d'avoir emporté le secret de son art dans la tombe, alors qu'il vient de réussir. « On va continuer ensemble, lui dit Roublev, toi à fondre des cloches, moi à peindre des icônes. Allons ensemble à la Trinité ! Quelle joie pour le peuple et toi tu pleures !] Aussi peut-on sans doute, aujourd'hui, remettre le film à sa vraie place : importante, en ceci qu'il marque cette exigeante revendication du créateur à s'exprimer, mais en rupture avec le cinéma soviétique des annés trente - à qui on l'a souvent comparé - plus généralement attaché à définir non pas une transcendance de l'art, mais un lien plus scientifiquement recherché entre le créateur et la société dans laquelle il vit. » (In : op. cité) En quoi, s'il n'est pas faux de voir en Tarkovski un chantre d'une vieille Russie anté-soviétique, celle d'un Dostoïevski proclamant « la beauté sauvera le monde », il serait néanmoins injuste de ne pas déceler, dans son œuvre et dans sa quête personnelle, la lucidité d'un homme qui affronte le tragique d'un monde qui n'a plus ni foi, ni espérance.
Lieux de tournage : Vladimir, Souzdal, Pskov, Izborsk et Petchory ainsi que sur les rives de la Nerl, une rivière près de Vladimir.
Ange bleu (L') (Der Blaue Engel) [1930 - Allemagne, 99 min. N&B] R. Josef von Sternberg. Sc. Robert Liebmann, Carl Zuckmayer, Karl Vollmöller d'après le roman d'Heinrich Mann, Professeur Unrat. Ph. Günther Rittau, Hans Schneeberger. Mont. Sam Winston. Mus. Friedrich Hollaender. Pr. Erich Pommer/UFA. I. Emil Jannings (Professeur Immanuel Rath), Marlene Dietrich (Lola-Lola), Kurt Gerron (Kiepert), Rosa Valetti (Guste), Hans Albers (Mazeppa).
~ Le film est une adaptation du roman d'Heinrich Mann, Professor Unrat oder Das Ende eines Tyrannen, publié en 1905 : une inspiration contemporaine du mythe d'Éros et Thanatos, la décrépitude d'un respectable professeur de gymnasium qui, en suivant ses élèves dans un cabaret nommé l'Ange bleu, tombe amoureux de la vedette du lieu, qu'il finit par épouser et pour laquelle il doit démissionner. Premier film parlant tourné en Allemagne et aussi premier film parlant de Marlene Dietrich qui était encore inconnue et que Sternberg découvrit, pour sa part, un soir de 1929, lors d'une représentation d'une comédie musicale (Zwei krawatten) à Berlin. Elle avait pourtant joué dans une quinzaine de rôles muets. Sternberg n'en fit donc pas une actrice, tout juste la métamorphosa-t-il. « Le succès du film, prévint le romancier Heinrich Mann dont on adaptait l'œuvre, viendra des cuisses nues de Miss Dietrich ». C'est quasiment vrai : l'actrice allemande ne fit à peu près rien en dehors de ses numéros musicaux où transparaissait son charme, sa sensualité et sa voix rauque qui chantait notamment « Je suis amoureuse de la tête aux pieds. » Elle était en train de créer un nouveau type de vamp fort explosive avec son boa de plumes, son haut-de-forme et ses jarretières noires. La grande force du film provient surtout de la composition d'Emil Jannings qui venait précisément d'obtenir un oscar pour un rôle assez proche dans Crépuscule de gloire (1927) du même Sternberg. Jannings est l'honorable professeur Rath - ses élèves le raillent en le surnommant Unrat (déchet) - qui, totalement épris de Lola-Lola, finit par lâcher sa vocation et rejeter sa propre morale conservatrice. Très célèbre, L'Ange bleu n'est sûrement pas le meilleur film de Sternberg et de son égérie Marlene Dietrich. Le style particulier du réalisateur n'est pas assez dégagé des influences du cinéma expressionniste germanique.
Ange des maudits (L') (Rancho Notorious) [1952 - États-Unis, 89 min. C] R. Fritz Lang. Sc. Daniel Taradash d'après le roman de Sylvia Richards, Gunsight Whitman. Ph. Hal Mohr. Mus. Emil Newman, Ken Darby (chanson The Legend of Chuck-a-Luck). Déc. Robert Priestley. Dir. art. Wiard Ihnen. Mont. Otto Ludwig. Pr. Howard Welsch, Fidelity Pictures/RKO. I. Marlene Dietrich (Altar Keane), Arthur Kennedy (Vern Haskell), Mel Ferrer (Frenchy Lamont), Gloria Henry (Betty Forbes), William Frawley (Baldy Gunder).
~ Pour venger le meurtre de sa promise, un cow-boy (Vern Haskell/A. Kennedy) rejoint un ranch appelé Chuck-a-Luck (« Coup de chance »), repaire de hors-la-loi tenu par une ancienne chanteuse de saloon (Altar Keane/M. Dietrich)...
Dès son arrivée aux États-Unis, le prestigieux réfugié Fritz Lang, cinéaste-phare de l'UFA (société de production et de distribution allemande), réalisateur du Docteur Mabuse (1922), de Metropolis (1927) et de M le maudit (1931), voyage sur les lieux qui ont bercé ses rêves d'enfant, ce vieil Ouest américain où s'affrontaient cow-boys et Indiens. Du reste, beaucoup plus tard, Lang s'entretiendra de son penchant pour la fameuse square dance que l'on voit, à travers la figure d'Altar Keane, dans Rancho Notorious. C'est justement, alors qu'il traverse une période difficile à Hollywood, qu'on lui propose de tourner un western, suite du Brigand bien-aimé d'Henry King sorti en 1939. Le Retour de Frank James, l'année suivante, est produit par la 20th Century Fox de Darryl Zanuck. Henry Fonda reprend le rôle qu'il tenait déjà dans celui d'Henry King. Ce n'est pas chose agréable pour Fritz Lang qui malmena sévèrement l'acteur dans l'excellent J'ai le droit de vivre (1937), produit par la United Artists. Il lui faudra présenter ses excuses à M. Fonda. Puis, à l'été 1940, Lang enchaîne avec Les Pionniers de la Western Union, une œuvre plus sombre et moins impersonnelle. Ces deux films raccommodent le cinéaste viennois avec les studios hollywoodiens. Son troisième western, tourné onze ans plus tard, répond aux interrogations qui taraudent ceux qui craignent que Lang ait perdu son génie outre-Atlantique. Il est vrai qu'ici il réalise plus librement une œuvre qui sera distribué par la RKO. En outre, il peut compter sur un splendide atout, la fascinante aura de Marlene Dietrich qu'il avait connue à Berlin. On retrouve dans L'Ange des maudits, western tout à fait singulier, des thèmes chers à l'auteur. Dès le début du film, Fritz Lang instruit une inéluctable mécanique de la vengeance qui, au final, s'achève de la manière la plus funeste possible. La tragédie antique pointe donc son nez. En dépit d'un usage formellement diversifié de la temporalité, Rancho Notorious délivre, quant à son mouvement profond, une notion de temps hermétiquement fermé. Un temps replacé dans l'obsédante perspective de vengeance. On a souvent incriminé le décor artificiel dans lequel évoluent les personnages de Chuck-a-Luck. Or, paradoxalement, cet aspect rococo ne fait que renforcer la conformation enclose et oppressante du récit, une histoire « de haine, de meurtre et de vengeance ». Aucune personne ne peut ici être sauvée. Quelles que puissent être leurs intentions, ils seront tous maudits. Un film magnétique.
An-Magritt [1969 - Norvège. 96 min. C] R. Sc. Arne Skouen d'après la tétralogie romanesque de Johan Falkberget, Nattens Brød (Le Pain de la nuit). Ph. Sven Nykvist. Mus. Gunnar Sønstevold, Maj Sønstevold. Déc. P. A. Lundgren. Pr. Norsk filminsitutt. I. Liv Ullmann (An-Magritt), Per Oscarsson (Hedström), Wolf von Gersum (l'ingénieur allemand), Claes Gill (Bjelke).
~ Pour son 17e et dernier LM, l'écrivain et réalisateur norvégien Arne Skouen (1913-2003) s'est librement inspiré du cycle Le Pain de la nuit écrit par son compatriote Johan Peter Falkberget (1879-1967), un romancier imprégné par l'histoire, les coutumes et les rudesses de sa contrée natale située dans la Norvège septentrionale. Cette tétralogie, écrite entre 1940 et 1961, est ici condensée par le réalisateur. Elle met en relief la figure volontaire et audacieuse d'An-Magritt jouée ici par Liv Ullmann, sans doute plus célèbre pour ses incarnations chez Ingmar Bergman. Quoi qu'il en soit, ce récit d'une femme, symbole de la lutte des humbles, mériterait d'être mieux connu hors de la Scandinavie. Le pain de la nuit désigne ici le minerai et le charbon que les travailleurs extraient péniblement du sous-sol, mais le motif de l'œuvre tout entière c'est l'engagement social et la lutte pour le respect de l'identité d'un peuple. Au cœur de ce combat, émerge la personnalité exceptionnelle d'An-Magritt. Une femme dont la force de caractère se forge à la mesure de l'incroyable adversité qu'il lui faut affronter et surmonter. Bannie de l'institution religieuse et de la société parce qu'elle est une fille illégitime, An-Magritt n'a d'autre ressource que de charrier du minerai. Elle s'acquitte alors des tâches ordinairement dévolues aux hommes : convoyer, labourer, et bientôt représenter. Elle dirige la révolte des travailleurs contre les puissants. Sa capacité à fédérer les hommes de labeur et à faire plier les autorités assurent sa place au sein d'un monde injuste et peu favorable aux femmes. L'œuvre de Falkberget, entreprise au moment de l'occupation allemande du pays (1940) et poursuivie après la Libération dans le cadre de la reconstruction d'un pays détruit et ruiné, ne manquait pas d'offrir certaines résonances avec une situation plus contemporaine. Elle interpellait forcément Arne Skouen qui lui-même entra dans la Résistance. Est-ce la raison pour laquelle Arne Skouen préfère traiter l'histoire d'amour entre An-Magritt et l'ingénieur au second plan ? Dans le film, « l'héroïne choisit de sacrifier sa passion pour demeurer fidèle à son village, son identité, sa responsabilité. » Ce qu'il est intéressant d'observer c'est la capacité du cinéaste à décrire « un personnage féminin qui parvient, en dépit de tout, à s'arracher à sa condition d'opprimée : enfant déconsidérée [...], elle vit dans un besoin social extrême et n'a pas le droit d'entrer dans une église. Bien que femme, elle gagne sa vie dans un environnement hostile aux femmes [...] Au contraire des héros masculins de Skouen, elle commence son ascension au plus bas de l'échelle et s'élève par son travail. Alors que les hommes qui commencent au sommet sont parfois contraints de descendre. » Paradoxalement, pour les unes comme pour les autres, la perspective demeure identique. « Le but est la prise de conscience. » Pour Arne Skouen, « un homme n'est pas un homme qu'il ne sait rien de l'abîme. » (In : Linn Ulmann, Arne Skouen, Institut norvégien du film). À contrario, les femmes, évoluant d'ores et déjà dans l'obscurité, surmontent les obstacles et progressent.
Anna et les loups (Ana y los lobos) [1973 - Espagne. 102 min. C] R. Carlos Saura. Sc. Saura, Rafael Azcona. Dir. art. Jaime Chávarri, Francisco Nieva. Déc. Elisa Ruiz. Mus. Luis de Pablo. Mont. Pablo G. del Amo. Pr. Elias Querejeta. I. Géraldine Chaplin (Anna), Fernando Fernán Gómez (Fernando), José Maria Prado (José), José Vivó (Juan), Rafaela Aparicio (Mama), Charo Soriano.
~ À la fin de la Guerre civile d'Espagne (avril 1939), Carlos Saura, encore enfant, fut renvoyé à Huesca, dans les pré-Pyrénées, auprès de sa grand-mère et de ses tantes. Il décrira ces personnes comme conservatrices et bigotes. Ce fut pour lui un changement radical forcément perturbant, puisque ses parents étaient plutôt progressistes et libéraux. Il avait grandi, en outre, au sein d'une fratrie composée de garçons et de filles, dont l'un d'eux sera un peintre expressionniste célèbre, Antonio Saura. Son œuvre sera donc marquée par le conflit espagnol, lequel est, avant tout, le reflet d'un puissant antagonisme idéologique que Carlos Saura aura vécu dans sa chair. L'éducation familiale et l'influence de la religion seront forcément au cœur de ses films. Bien des réminiscences de ce passé familial seront plus clairement exposées dans le film suivant, La Cousine Angélique (La prima Angelica, 1974). Avec celui-ci et El jardín de las delicias (1970), on pourrait, comme l'a fait Marcel Oms, y voir une « trilogie de la famille », bien qu'il soit évident que le cinéaste n'aurait pas accepté pareille classification. À vrai dire, l'opus de Saura qui va de Peppermint frappé (1967) à Maman a cent ans (1979) constitue un bloc de films qui entretiennent des liens indissolubles. La Cousine Angélique est un personnage qui apparaît déjà dans Ana y los lobos. Elle fut la compagne de jeu de Luis joué par Fernán Gómez qui incarne Fernando dans Ana y los lobos. De la même manière, Maman a cent ans réintègre les personnages d'Anna et les loups dans les mêmes lieux, ceux de la propriété El pendolero à Torrelodones, dans les environs de Madrid. « Par sa transparence allégorique, Ana y los lobos occupe une place éminente du haut de laquelle on discerne mieux l'espace environnant, l'en deçà et l'au-delà », note Marcel Oms. (in : Livret DVD Carlos Saura : Les Années rebelles, Tamasa EDV 2115) Anna (Géraldine Chaplin), une jeune et belle gouvernante étrangère, est engagée chez les propriétaires d'une imposante maison de campagne isolée dans l'aride Castille. Anna est chargée de s'occuper de trois petites filles. Elle est initialement reçue par leur mère, Luchy (Charo Soriano). Le soir même, au dîner, Anna fait la connaissance des membres du clan : trois frères d'âge mûr, José, Juan et Fernando ; la mère invalide, Mama ; Luchy, la femme de Juan, et les trois enfants du couple : Carlota, Victoria et Natalia. Le scénario indique à propos de Mama (Rafaela Aparicio) qu'elle est la quintessence de toutes les Mères espagnoles : une femme âgée, quasi impotente, vêtue de noir. Ce personnage est inspiré du Capricho n° 65 du peintre Francisco de Goya, La Dónde va mamà ? où l'on voit une femme frappée d'hydropisie soulevée par d'autres personnes, avec l'aide d'un chat et d'un hibou. (In : A. Sánchez Vidal, El cine del Carlos Saura, Zaragoza, 1988) Elle règne sur cette famille en tant qu'émanation d'un pouvoir sacralisé. Sa dimension n'en est que plus grotesque. Les trois fils sont à la fois différents et complémentaires : ils sont les trois branches de ce pouvoir sacralisé. Chacun des frères se démarque des autres par son comportement et son aspect. José (José Maria Prado) est le symbole du contrôle et du commandement, le « ministre de l'intérieur » en quelque sorte. Du reste, dès l'arrivée d'Anna à El pendolero, il se livre à une fouille méticuleuse de ses bagages et compulse soigneusement les ouvrages susceptibles d'enfreindre les « valeurs morales et les institutions du pays d'accueil ». Ce qui ne manquera pas, évidemment, de faire sourire quant on songe aux divers motifs invoqués par la censure franquiste à l'endroit des films de Carlos Saura. « Yo soy el responsable de mantener el orden en esta casa », répète de manière intimidante José. Juan se caractérise, quant à lui, par un goût obsessionnel pour les choses du sexe. Fernando, le plus effacé d'entre tous, est le symbole du renoncement et de la contemplation mystique. Tous ces frères ont une manie commune : une forme de fétichisme. José collectionne les uniformes militaires, Fernando les robes de bure et les attributs monacaux tandis que Juan cultive son fétichisme à travers la nudité des femmes et les fantasmes qu'elle provoque en lui. Tous incarnent une forme d'impuissance, d'immobilité, d'absence de vie. Le fétichisme en est le symptome éclatant. En réalité, on l'a énoncé plus haut, entre ces trois frères, au-delà des contrastes apparents, règne une véritable connivence d'intérêts. Rafael Azcona et Carlos Saura ne manquent aucune occasion de le suggérer, bien avant l'épilogue final : les clichés érotiques des missives de Juan plagient de façon grossière le Cantique des cantiques : « Embrasser le sillon de ton dos [...] la ronde colline de ton ventre. » En vérité, tout le monde reste à sa place afin que tout puisse se prolonger indéfiniment. L'intrusion d'un élément étranger, en l'occurrence Anna, susceptible d'abréger cette psychopathologie familiale, ne doit pas s'éterniser. Elle s'achèvera donc dans le sang. Cette mère - image du Caudillo souffreteux et agonisant ? - et ses trois fils - « le loup-religion, le loup-armée, le loup-ordre moral », selon l'expression de Guy Braucourt (In : Anna et les loups, découpage intégral Avant-scène) - n'est-ce pas allégorie d'un monde destiné à s'éclipser ? Un monde désormais ancien mais dont les ombres tardent à s'effacer.
Année de tous les dangers (L') (The Year of Living Dangerously) [1982 - Australie, E.-U., 115 min. C] R. Peter Weir. Sc. P. Weir, David Williamson, Christopher J. Koch d'après son roman éponyme publié en 1978. Ph. Russell Boyd, John Seale (seconde équipe). Mus. Maurice Jarre. Déc. Wendy Weir, Herbert Pinter. Mont. William M. Anderson. Pr. James McElroy, MGM. I. Mel Gibson (Guy Hamilton), Sigourney Weaver (Gillian "Jill" Bryant), Linda Hunt (Billy Kwan), Michael Murphy (Pete Curtis), Bill Kerr (le colonel Henderson), Bembol Roco (Kumar).
~ Fin septembre 1965, Djakarta (Indonésie). Correspondant pour un réseau australien, le jeune journaliste Guy Hamilton (Gibson) débarque dans l'archipel avec l'intention de décrocher un scoop. Mais les confrères sur place, en concurrence les uns avec les autres, ne veulent surtout pas l'éclairer. Totalement esseulé, il bénéficie néanmoins de la collaboration de Billy Kwan (L. Hunt), un nain cameraman professionnel et, plus tard, de celle de Jill, une belle attachée de l'ambassade britannique (S. Weaver) que Billy Kwan lui a présenté. Grâce à ce dernier, Hamilton arrache un entretien avec une personnalité politique hostile à Soekarno, le président de l'Indonésie. Quelques jours après, Jill transmet une information secrète à Guy : un Coup d'État serait en préparation. Elle lui conseille donc de quitter le pays au plus vite. Or, Guy Hamilton n'en fait absolument rien, se mettant en tête de couvrir l'événement. Bouleversés, Jill et Kwan s'éloignent de lui. Kumar (Roco), adhérent du PKI (Parti communiste indonésien), chauffeur et assistant du journaliste Pete Curtis (Murphy), ), tente de l'éclairer sur ce qui se trame à Djakarta...
Le réalisateur australien Peter Weir est devenu infiniment célèbre grâce à Pique-nique à Hanging Rock (1975) puis au Cercle des poètes disparus (1989) plébiscités par les spectateurs du monde entier. The Year of Living Dangerously demeure, à nos yeux, son film le plus marquant. Il traite, par le biais d'un roman dû à C.J. Koch, d'un événement historique important mais souvent mal compris ou sous-estimé par l'opinion publique. La mise à l'écart brutale du président indonésien Soekarno, à l'automne 1965, reflète d'une façon symbolique les soubresauts, à l'échelle internationale, du conflit Est/Ouest ou encore de ce que l'on a appelé, dès l'après-guerre, la « guerre froide ». Le livre de C.J. Koch, édité en 1978, avait connu un très grand succès. Il s'inspirait de l'expérience de Philip Koch, le frère de l'auteur, qui exerçait le métier de journaliste du temps de Soekarno. Or, les péripéties qui ont conduit à l'avènement d'une dictature militaire dirigée par le major-général Suharto n'ont jamais été entièrement éclaircies. Il est néanmoins certain que les États-Unis y ont joué un rôle important. Élu premier Chef d'État de la jeune République d'Indonésie proclamée en 1945, Soekarno souhaite bâtir un État « religieusement neutre », ce qui l'amène à combattre toute tentative d'instaurer la loi islamique. Sur le strict plan politique, il caresse l'idée d'une Indonésie réellement autonome. Aussi, n'est-ce guère surprenant de le voir accueillir dans son pays, du 18 au 24 avril 1955, à Bandoung (Java), une Conférence des pays décolonisés dont l'objectif est d'affirmer clairement leur refus de s'aligner sur l'un ou l'autre des deux blocs idéologiques qui s'affrontent. On parlera alors du mouvement des non-alignés. L'éviction de Soekarno en Indonésie est le miroir parfait d'un univers inconciliable. L'échec d'un modèle alternatif, se traduit, dans les faits, par une répression sanglante à l'égard de l'opposition de gauche. L'influence considérable du PKI - le plus grand parti communiste du Tiers-Monde, pays socialistes exceptés - gênait, à vrai dire, autant Bung Karno alias Soekarno que les intérêts de l'impérialisme étatsunien dans la région. Que l'on soit procommuniste ou anticommuniste, Soekarno ne valait donc plus rien : ses jours étaient comptés. Le tournant est pris en conséquence : imputant au seul PKI une tentative de prise du pouvoir, Suharto arrache, de la même façon, le pouvoir à Soekarno afin de mener une purge d'une atrocité sans nom provoquant 500 000 à 1 M de morts. Intronisé président en 1968, le dictateur sanguinaire a désormais les mains libres pour conduire une politique favorable aux intérêts occidentaux et américains en particulier. Le nouveau régime réintègre les organismes militaires pro-américains dans la région, la Banque mondiale et le FMI. Devenu l'un des gendarmes de l'Asie du Sud-Est, l'État indonésien s'oppose à la neuve indépendance du Timor Oriental. En décembre 1975, l'armée indonésienne envahit et annexe la partie orientale de l'île, ancienne possession coloniale portugaise, « avec la complicité diplomatique des États-Unis et aussi avec leurs armes » selon l'Américain Noam Chomsky, mais aussi du Royaume-Uni, de l'Australie et de la France. Cette invasion fit 200 000 morts. Le film de Peter Weir n'interroge pas, quant à lui, l'ensemble des aspects que nous évoquons. Il préfère mettre l'accent sur le déphasage frappant d'un journaliste-reporter (Guy Hamilton), venu ici pour réaliser quelques articles sensationnels destinés à des lecteurs anglo-saxons, et qui, progressivement, prend conscience de la dureté d'une situation. Peter Weir ne décrit pas frontalement la très grande misère des masses indonésiennes. On la ressent néanmoins indirectement parce qu'elle est mise en contraste avec le train de vie ahurissant des « visiteurs » étrangers : journalistes, représentants de sociétés occidentales, attachés d'ambassade etc. The Year of Living Dangerously s'achève sur l'image oppressante d'une catastrophe à laquelle Jill comme Guy viennent d'echapper in extremis. À leurs yeux subitement effrayés, cette année-là fut bien celle de tous les dangers.
Le film a été interdit en Indonésie jusqu'en 1999, car il suggérait selon quelles circonstances le dictateur Suharto était arrivé au pouvoir. Le titre du film (et du roman) fait d'ailleurs référence à une citation de Suharto qui avait qualifié l'année 1965 de « Tahun Vivere Pericoloso » (littéralement « année du vivre dangereux » dans un italien approximatif). Un juste hommage a été rendu à l'actrice Linda Hunt qui interprète le nain caméraman. Elle reçoit l'Oscar du meilleur second rôle en 1984. Le journaliste américain Roger Ebert écrit à son propos : « Billy Kwan est joué, incroyablement, par une femme — Linda Hunt, une actrice de théâtre new-yorkaise qui entre tellement pleinement dans son rôle qu'on ne se rend jamais compte qu'elle n'est pas un homme. C'est une grande performance d'actrice, de transformation d'une personne en une autre. » [In : Chicago Sun-Times, 1e juin 1983]
Année du lièvre (L') / Jäniksen vuosi [1977 - Finlande, 128 min. C] R. Risto Jarva Sc. Kullervo Kukkasjärvi, Jussi Kylatasku, R. Jarva from Arto Paasilinna. Ph. Antti Peipo. Mus. Kopisto. Prod. Filminor. I. Antti Litja (Kaarlo Vatanen), Rita Polster, Kosti Klemela, Jukka Sipila.
~ Risto Jarva (1934-1977) est tragiquement décédé dans un accident de la circulation. Il rentrait en taxi chez lui, dans la nuit suivant l'avant-première de ce film. L'Année du lièvre, adaptation d'un roman fort célèbre d'Arto Paasilinna, publié en 1975 (Le Lièvre de Vatanen), était son onzième LM. L'histoire de ce roman sera donc curieusement marqué par des accidents de la route. L'œuvre de Paasilinna débute justement ainsi : un lièvre est grièvement atteint par l'automobile d'un collègue du héros. Ce héros, le journaliste Vatanen, part à la recherche de l'animal blessé, et ne reviendra plus... du moins pas pour le lecteur ou le spectateur, mais pour tous ceux qui l'auront connu : famille, amis et collègues. Le réalisateur conserve l'essentiel de la trame et ne s'en écarte guère. Il sauvegarde également l'idée principale, celui d'une « cavale libératrice » (J. Lourcelles) puisque le lièvre devient alors le compagnon permanent de Vatanen. Tout au long d'une randonnée à travers les chemins du pays aux 187 000 lacs, Vatanen découvrira toutes sortes de personnages, d'expériences et de paysages. Il entretiendra aussi, et, en partie, grâce à son lièvre, une relation plus concrète et plus intense avec le milieu naturel. Évidemment, tout cela ne se déroulera pas sans difficultés et sans surprises, bonnes ou mauvaises. « On rentre dans un type de structure ouverte et sinueuse, où tout peut arriver, permettant à l'auteur, s'il en a le talent, d'intégrer à son récit, toutes sortes de digressions qui enrichissent le récit quitte parfois à déconcerter le spectateur », écrit Jacques Lourcelles (Op. cité) L'année du lièvre parvient à communiquer au spectateur toute la gamme des sentiments du « promeneur au long cours » ou du « voyageur sans but ». Mais, comme la conclusion semble l'exprimer, le sentiment de liberté est désormais retrouvé. Autant pour le lièvre que pour Vatanen...
Années difficiles (Les) (Anni difficili) [1948 - Italie, 113 min. N&B] R. Luigi Zampa (assisté de Mauro Bolognini). Sc. Sergio Amidei, Franco Evangelisti, Enrico Fulchignoni, Vitaliano Brancati d'après sa nouvelle Il vecchio con gli stivali. Ph. Carlo et Mario Montuori. Mus. Franco Casavola. Mont. Eraldo Da Roma. Pr. Domenico Forzati/Briguglia Film. I. Umberto Spadaro (Aldo), Massimo Girotti (Giovanni, son fils), Ave Ninchi (Rosina, son épouse), Ernesto Almirante, Delia Scala, Milly Vitale, Enzo Biliotti, Aldo Silvani.
~ Modica, Sicile, 1935. Contraint d'adhérer au Parti fasciste afin de ne pas perdre son emploi, l'employé municipal Aldo Piscitello (Umberto Spadaro) continue de fréquenter cependant des amis antifascistes qui se réunissent chez le pharmacien (Aldo Silvani). Aldo souffre silencieusement pour son fils Giovanni (Massimo Girotti), enrégimenté en Éthiopie. Après s'être fiancé avec Maria (Milly Vitale), la fille du pharmacien, Giovanni est rappelé sous les drapeaux – Guerre d’Espagne oblige. À la Libération, Piscitello sera licencié pour son « passé fasciste » par l'ancien podestà, à présent nommé sindaco, (Enzo Biliotti) lequel, en parfait « caméléon », a totalement enfoui son antériorité de notable fasciste. « Portrait âcre et désenchanté de la typologie péninsulaire, sorte de radiographie acide sur le déplorable « transformisme » national, sur les malversations insidieuses à tous les échelons de la société et sur l'impossibilité de survivre, y compris pour le citoyen ordinaire soucieux de se conformer aux règles de l'honnêteté et de la conscience civile » (Gian Piero Brunetta). Inspiré de la nouvelle Le vieux avec les bottes (Il vecchio con gli stivali), écrite à la fin de la guerre par Vitaliano Brancati (coscénariste avec Sergio Amidei, Franco Evangelisti et Enrico Fulchignoni), le film marque le début de la collaboration entre l'écrivain sicilien et Luigi Zampa. Il ridiculise tout autant la rhétorique « populaire » fasciste et le métamorphisme d’une classe dirigeante péninsulaire dénuée de principes, sans oublier d’évoquer avec émotion le terrible destin, constitué de souffrances et de morts, auquel des générations entières ont été vouées, celles de Giovanni en particulier. On rappellera ici le roman du même Brancati : Les Années perdues (Gli anni perduti, écrit entre 1934 et 1936), indiquant que l’écrivain n’avait pas attendu la fin du fascisme pour exprimer sa désillusion et son rejet. Initialement annoncé sous le titre « Croyez, obéissez, combattez » (le slogan idéologique du Parti fasciste), le film reprit en définitive l’idée de période et de bilan historique envisagé a posteriori, annonçant en ceci des œuvres comme L’art de se débrouiller (L’arte di arrangiarsi, 1955) du même Zampa, Une vie difficile (1961, Dino Risi) et Nous nous sommes tant aimés (1974, Ettore Scola). Dans le même temps, le titre s’inscrivait dans l’esprit du premier roman de Brancati. Cependant, il faut noter que Zampa réalisera cinq ans plus tard, Anni facili puis en 1962, Anni ruggenti. Il est juste de voir, à travers l’antonymie des titres, une approche paradoxale, ironique et mordante. Enrico Giacovelli écrit par exemple : « Les deux films (Anni difficili/Anni facili), par leur sujet et leur style, annoncent la comédie à l’italienne. » Établissant une comparaison avec les distinctions émises par Eduardo De Filippo à propos de ses œuvres théâtrales (« Jours pairs, jours impairs »), l’historien du cinéma ajoute : « Ici, les dénominations sont plus évidentes et naturelles, parce que les années difficiles sont celles du fascisme et les années faciles celle de l’après-fascisme. Mais à la fin de ce diptyque particulièrement amer, il est clair que les différences entre les deux époques sont quasiment inexistantes : le régime fasciste et la démocratie chrétienne se retrouveront fraternellement dans la corruption, le clientélisme, et des hommes qui retournent facilement leur veste. » Le film suscite une âpre polémique lorsqu'il paraît, accusé qu’il est […] de remettre en cause le soi-disant antifascisme "instinctif" du peuple italien. Jean Antoine Gili note pour sa part : « Dans un pays qui n’avait pas encore digéré l’expérience fasciste, le film fit figure de pavé dans la mare. Anni difficili affrontait à chaud les problèmes du passé récent de l’Italie et mettait sur la sellette des individus qui ne pouvaient que se reconnaître dans les personnages représentés. Une violente campagne de presse opposa les journaux de gauche et de droite. Lors d’une interpellation au Parlement, il se trouva des députés pour exiger le séquestre et même la destruction d’un film qui attentait à l’honneur national. » Il est vrai que lorsqu’on entend, à la fin du film, le vieux Piscitello, trop injustement sanctionné, un « lampiste » pour tout dire, s’écrier : « Nous sommes tous responsables, nous avons tous admis la dictature de Mussolini sans nous révolter », on peut en effet faire grise mine. La parade nationale, à l’œuvre dans beaucoup de pays, en prend un bon coup. Un autre élément ne pourrait être omis : le film sort en 1948, année politiquement fatidique s’il en est. La gauche vient de perdre aux élections du 18 avril courant et l’on entre dans l’ère de la bipolarisation et de la Guerre froide. Dans une lettre à son père, datée du 24 juillet 1948, Vitaliano Brancati écrit : « […] Ce film a ébranlé les fonctionnaires qui devraient le placer parmi les quatre qui iront à Venise, les mêmes, De Pirro en tête, que ceux du ministère de la Culture populaire qui ne sont pas parvenus à sourire devant leurs propres caricatures, chose, somme toute, fort naturelle. Mais je sais que le film a beaucoup plu à Andreotti. » (Propos rapportés par Turi Vasile). Mais, comment dissimuler, en Italie comme en Allemagne, que fascisme et nazisme furent un phénomène de masse ? Il n’est pas inintéressant de découvrir que Mauro Bolognini, futur auteur du Bel Antonio d’après Brancati et de Liberté mon amour (1975), faisait ici ses débuts dans le monde du cinéma en tant qu'assistant-réalisateur. Réalisateur important de l’après-guerre en Italie, Luigi Zampa s’était attaché à retraduire l’esprit d’un passé récent et la reconstruction complexe d’une Italie désormais républicaine. Des films comme Un americano in vacanza (1945), Vivre en paix (1946) ou L’Honorable Angelina (1947) avec Anna Magnani méritent d’être vus. Le réalisateur romain aimait alors rappeler ses propres origines : « Je me suis toujours intéressé, affirma-t-il, aux « gens ordinaires ». Mon père était ouvrier, un cheminot qui pour avoir osé faire grève fut rétrogradé par les fascistes à un emploi subalterne. Je suis né dans un quartier populaire, un quartier de gens pauvres, d’antifascistes sans cesse arrêtés. » Le fascisme n’a jamais été l’ami des « citoyens ordinaires » ; il en est même l’ennemi le plus dangereux. Son objectif avéré est de traiter les « citoyens ordinaires » comme un troupeau docile, malléable et promis au sacrifice. Aussi, le malheureux héros de notre film joué par Umberto Spadaro l’énonce tragiquement : le port de la « veste fasciste » coûte bien plus que le prix qu’en offre un soldat américain à la conclusion du film.
Apocalypse Now [1979 - États-Unis, 141 min. (version initiale présentée à Cannes en 1979) ; 194 min. (version Redux sortie en 2001) ; 183 min. (Version Final cut sortie en 2019). C] R. Francis Ford Coppola. Sc. John Milius, F.F. Coppola et Michael Herr, d'après le roman de Joseph Conrad, Heart of Darkness (1899). Ph. Vittorio Storaro. Mus. Carmine Coppola, F.F. Coppola. Son : Walter Murch, Mark Berger, Richard Beggs et Nathan Boxer. Mont. W. Murch, Gerald B. Greenberg, Lisa Fruchtman. Dir. art. Dean Tavoularis, Angelo Graham. Déc. George R. Nelson. Pr. F. F. Coppola, Eddie Romero, John Ashley, Mona Skager/Omni Zoetrope. I. Martin Sheen (Willard), Frederic Forrest (Jay Chef Hicks), Sam Bottoms (Lance), Albert Hall (Maître George Philipps), Laurence Fishburne (Tyrone Clean Miller), Marlon Brando (colonel Walter E. Kurtz), Robert Duvall (Lt colonel Bill Kilgore), Dennis Hopper (le journaliste-reporter), Harrison Ford (colonel Lucas). [Version Redux : + Christian Marquand (Hubert de Marais), Aurore Clément (Roxanne Sarraut de Marais)]. Palme d'Or festival de Cannes 1979.
~ Guerre du Viêt Nam (1965-1973). Les services secrets de l'U.S. Army confient au capitaine Benjamin Willard (M. Sheen) la tâche de récupérer le colonel Kurtz (Marlon Brando) et de l'exécuter au motif qu'il aurait outrepassé sa mission et ses pouvoirs. Positionné au-delà de la frontière cambodgienne, l'officier supérieur américain règne sur un groupe ethnique, les M'nong, avec lesquels il conduit des opérations d'une terrifiante barbarie.
En 1969, George Lucas et Francis Ford Coppola fondent une société - American Zoetrope - avec l'ambition avouée de réaliser des films indépendants d'Hollywood. Un des premiers projets est la transposition d'un bref roman écrit par Joseph Conrad, Hearth of Darkness (Au cœur des ténèbres), dans le contexte du conflit vietnamien. On pense initialement à George Lucas pour le réaliser. Le scénario est signé John Milius, celui-ci étant particulièrement impressionné par cette guerre. Lucas est également motivé : il souhaite même tourner sur place, c'est-à-dire sur le front de la guerre muni de caméras 16 mm. Warner Bros ne l'entend guère de cette oreille. Elle n'entend pas prendre de risques, et les autres majors font de même. Le projet semble enterré. Le succès des deux volets du Parrain vont permettre à Francis Ford Coppola d'en relancer l'idée. Initialement intitulé The Psychedelic Soldier par John Milius, le film est rebaptisé Apocalypse Now, d'après le slogan « Nirvana Now » inscrit sur les badges de hippies. Le scénario de John Milius et Francis Ford Coppola, dont l'écriture s'est étalée sur plusieurs années est un imposant manuscrit d'un millier de pages. La famille Coppola s'embarque pour l'archipel des Philippines où le tournage démarre le 20 mars 1976. Cependant, les difficultés vont s'accumuler. Après avoir effectué différents essais d'acteurs, Coppola jette son dévolu sur Martin Sheen pour incarner le capitaine Willard. Or, celui est atteint d'un infarctus le 5 mars 1977. Il a trois semaines d'arrêt de travail. Enfin, les plateaux de tournage sont auparavant dévastés par le typhon Olga. Plus tard, lorsque Marlon Brando arrive sur les lieux, il est en surpoids de 15 kg. Il est impossible qu'il incarne ainsi un colonel Kurtz déclinant. Le tournage se termine le 21 mai 1977, après 427 jours dont 238 de tournage effectif. De 13 millions de dollars prévus, le budget final se monte à 30 millions, en raison des incidents, des retards et des imprévus. L'invraisemblable et interminable tournage du film est relaté dans le documentaire Aux cœurs des ténèbres : L'Apocalypse d'un metteur en scène (1991) de Fax Bahr et George Hickenlooper, principalement constitué d'images d'archives tournées par Eleanor Coppola durant le tournage. Tout ceci pour expliquer combien l'histoire d'un tournage peut être un autre récit tumultueux à l'intérieur d'un premier récit insensé. Francis Ford Coppola demeure sous l'inspiration de Joseph Conrad : il en reprend l'idée de périple - démesuré, pénible et aléatoire -, celui d'un homme marchant vers une présence/absence qui l'aimante. Ici, il s'agit d'un voyage au cœur des ténèbres, qui sont autant celles du chasseur - le capitaine Willard (Martin Sheen) - que celles du pourchassé, le colonel Kurtz (Brando). Coppola et Milius ont transposé l'étrangeté de la relation conradienne dans l'atmosphère touffue, embrasée, cruelle et étouffante de la guerre du Viêt Nam, symbolisée par l'officier Kilgore (Robert Duvall), « machine à tuer » pilotant son hélicoptère au rythme enivrant de la Marche des Walkyries. Cependant, il existe bien une parenté : du reste, le nom conradien de Kurtz y est maintenu comme est sauvegardée la présence d'une nature épaisse, chaude et moite. Chez Conrad, nous sommes au Congo et c'est encore l'homme « occidental » qui fait, d'une autre manière, la guerre à un continent qui ne lui appartient pas. Le trafiquant d'ivoire qui asservit des indigènes à la peau sombre s'est métamorphosé chez Coppola en seigneur de la guerre qui règne sur une tribu du Viêt Nam qui extermine d'autres vietnamiens. Le fameux divide ut regnes que l'on connaît trop bien hélas. Coppola ne fait pas œuvre sur la Guerre du Viêt Nam seulement, bien qu'il sache exactement de quoi il en retourne et c'est surtout à travers sa version Redux qu'on en mesure sa fine compréhension. Qu'est-ce qui différencie fondamentalement la vision étatsunienne du monde de celle du colonialisme français d'abord, anglais ensuite ? Chez Coppola, Willard va chercher Kurtz au nom des sacro-saints principes de l'administration militaire américaine. Chez Joseph Conrad alias Korzeniowski, Marlow n'est encore qu'une projection littéraire de son propre moi. Il traverse le monde en vagabond des mers à qui le continent africain est prédestiné : « Quand je serai grand, j'irai là ! », disait-il contemplant la mappemonde. Quant à Kurtz, sa légende surtout, celle qui se répand au-delà du fleuve, au cœur des ténèbres de l'épaisse forêt, celle-là seule l'envoûte. Cette mythologie est néanmoins sans réelle consistance. Pour être honnête, Kurtz n'intéresse la puissance coloniale que dans la mesure où les affaires prospèrent, et elles continueront de prospérer avec ou sans Kurtz. Qu'irait faire Marlow dans cette histoire, lui le pauvre marin ? Ce Kurtz peut bien s'incruster, diriger et surexploiter des indigènes à la peau d'ébène, amasser jusqu'à plus soif, c'est le principe même du colonialisme. Mais le Kurtz d'Apocalypse Now a franchi la limite de ce qu'admet l'institution américaine. Achever l'œuvre, en finir pour de bon n'est plus de la politique, c'est pur délire. Et tandis que les « épiciers » - l'expression est de Kurtz - survivront et fructifieront, les « fous » traverseront le Styx, tels des « ombres plus ténébreuses que l'ombre de la nuit » (J. Conrad). Avec des officiers à la Kurtz, le Mainland épouserait la destinée du Troisième Reich ! Il se trouve que Willard, son bourreau, est, en réalité, un double. « Willard est revenu de l'enfer, écrit Michael Henry Wilson. Et il ne demande qu'à y retourner. Comme un drogué de l'horreur. En quête de cette énigmatique divinité bouddhique qui figure peut-être la sérénité d'une Asie à jamais révolue. Le renversement des valeurs passe, d'abord, par le dérèglement de tous les sens. [...] Voici un « soldat perdu » qui a largué toutes les amarres, rompu avec femme, armée, patrie, [...] torturé par « le mal de n'avoir pas de pays » dont parle Nietzsche. [...] Donc mûr pour une expérience extrême. Comme le fut avant lui le colonel Kurtz, le renégat qu'il est chargé de traquer et liquider. » (M. Henry Wilson, À la porte du paradis, op. cité) L'odyssée de Marlow (Conrad) et celle Willard (Coppola) se ressemblent au moins sur un point : ils ont crapahuté dans la jungle, tous deux hantés par un fantôme, une réplique tropicale de l'übermensch nietzchéen, celui qui n'a plus besoin de gouverner : Kurtz (et Willard en fera de même) n'a-t-il pas le visage laqué comme les idoles que vénèrent une cohorte de zombies ? Marlow et Willard ne verront, l'un et l'autre, « leur » Kurtz qu'à la fin du trajet. Ils ne les verront aussi qu'à leur agonie. C'est un peu court (kurz en allemand). Ont-ils simplement rêvé d'un Kurtz ? Qu'ont-ils en face d'eux à présent ? L'un, au bout du calvaire, ne cesse de gémir : « Horreur » et l'autre de feuler - l'article en plus - : « L'horreur » en attendant complaisamment qu'on l'abatte. Que la bête meure, en effet ! Car, c'est un fait, piller les richesses d'un peuple et massacrer des mammifères sont une horreur, tandis que la guerre c'est l'horreur à son stade supérieur. Au bout, il n'y a nulle échappatoire : ni pour Kurtz, ni pour Willard, ni pour Kilgore et pour tous ceux que la Guerre du Viêt Nam a décorés. Leurs médailles sont celles du déshonneur hélas. En ceci Apocalypse Now demeure un film métaphysique que ni Voyage au bout de l'enfer (1978, Michael Cimino), ni Platoon (1986, Oliver Stone) ni Full Metal Jacket (1987, Stanley Kubrick) ne pourront remplacer, et ceci malgré leurs très grandes qualités respectives. Apocalypse Now est en effet un « Viêt Nam de l'esprit ».
Araya. L'Enfer du sel [1959 - France/Venezuela, doc. 79 min. N&B] R. Margot Benacerraf. Texte écrit par Pierre Seghers. Narration : José Ignacio Cabrujas (version espagnole), Laurent Terzieff (version française). Ph. Giuseppe Nisoli. Musique : Guy Bernard. Montage : Pierre Jallaud, Francine Grübert. Prod. Caroni Films C.A. (Vén.) / Films de l'Arche (Fr.). Grand Prix de la Critique (FIPRESCI) au Festival de Cannes 1959. Inscrit comme film du Patrimoine Mondial de l'UNESCO.
~ Disparue récemment, un 29 mai 2024, dans un trop injuste anonymat, Margot Benacerraf, réalisatrice vénézuélienne née en 1926, avait réalisé à la fin des années 1950 Araya, un des plus beaux documentaires de l'histoire du cinéma. La péninsule d'Araya, située au nord-est du Venezuela, longue de 50 km sur 6 à 7 km de large, est une terre aride, soufflée par un vent violent et calcinée par un soleil de plomb. À son extrémité occidentale, se trouve une commune qui porte le même nom, devenue célèbre pour ses marais salants. Les salines furent mises en service en 1567 au moment où les conquérants espagnols fondèrent la cité de Caracas. Elles continuent d'être exploitées et au moment où Margot Benacerraf et Giuseppe Nisoli, son opérateur, filmaient la vie et l'activité de ses habitants, le labeur était exécuté manuellement. La caméra concentre son regard sur quelques familles : celle de Pereda qui trime en équipe toute la nuit pour recueillir dans sa barque le sel qu'elle vendra au matin ; les Ortiz qui embarquent tous les jours pour pêcher et nourrir ensuite la population du village. Les gens d'Araya travaillent et vivent ainsi de générations en générations : « A-t-on le choix sur cette île ? De père en fils, on est pêcheur ou salinier », mais néanmoins, « partout l'on retrouve la même fraternité pour vivre et survivre ». Araya ? Une contrée, sans « herbe portant semence », aux arbres secs et sans fruits, terre ingrate oubliée de Dieu, couverte du sel qui fabrique l'or des puissants et engendre la fatalité des démunis. Et, cependant, pour se perpétuer, pour ne pas disparaître, il faut encore croire en elle. En bien des aspects, Araya a été justement comparé à des œuvres comme L'Homme d'Aran (1934) de Robert Flaherty et La Terre tremble (1948) de Luchino Visconti, ou encore au court métrage de Yannick Bellon, Goémons (1947), à la fois pour l'attention sans altération sur l'extrême dureté des conditions de vie et de travail des habitants et sur la quasi impossibilité pour eux de s'en extraire. On doit signaler, en outre, l'acuité toute féminine de Margot Benacerraf dans l'observation minutieuse des tâches accomplies par ses semblables moins fortunées : elles sont ici admirables de persévérance, d'endurance, de courage. Parmi ces héroïnes stoïques et impassibles, Isabel en constitue un bel exemple : « Elle a lavé le poisson, vendu la pêche, préparé la pitance, allaité son enfant, coupé le bois. Quand donc s'arrêtera la peine ? » Certainement pas de suite, car il faudra « du feu pour cuire le maïs dans la maison d'Isabel », donc « trente kilos de bois mort sur la tête et des kilomètres à parcourir encore. Isabel est une femme de pêcheur », dit le beau commentaire du poète Pierre Seghers. À Araya, l'humanité ne s'est pas dissipée pourtant : les habitants célèbrent leurs morts sans fleurs, mais avec des coquillages... tandis que les jeunes du « bout du monde » s'aiment eux aussi et murmurent les mots les plus simples au monde, ceux que nous murmurons tous. « Margot Benacerraf transforme un fait documentaire en spectacle. [...] Ces montagnes de sel, sans cesse faites et défaites par quelques hommes sous le soleil, la cinéaste les prend comme une allégorie de la condition humaine, forcément sisyphéenne. [...] Contre l'abrutissante répétition des mêmes gestes à laquelle les travailleurs d'ici sont soumis, Benacerraf oppose la beauté plastique d'un noir et blanc parfait, et les rebondissements d'un documentaire très scénarisé », écrit Antoine Mouton (In : Les pauvres gens vus par les riches. Présentation du DVD Araya : l'enfer du sel, Les Films du Paradoxe). « Une combinaison hypnotique de la beauté et de la misère », selon l'expression de Steven Soderbergh, très admirateur du film.
Arbre aux sabots (L') / L'albero degli zoccoli [1978 - Italie, 178 min. C] Réalisation, scénario, photographie et montage : Ermanno Olmi. Production : RAI, Italnoleggio Cinematografico. Directeur de production : Attilio Torricelli. Musique : J.-S. Bach (orgue : Fernando Germani). Son : Amedeo Casati. Décors : Enrico Trovaglieri. Tournage : Autour de Treviglio, Bergame et Brescia. Interprètes : Des paysans bergamasques de la région natale du réalisateur : Luigi Ornaghi (Batisti), Francesca Moriggi (sa femme), Omar Brignoli (l'adolescent Minek), Teresa Brescianini (la veuve Runk) etc. 178 minutes. Palme d'or au Festival de Cannes 1978.
~ Une cascina a corte (ferme typique de la plaine du Pô lombarde), aux environs de Bergame, entre l'automne 1897 et l'été 1898. Quatre familles de métayers y vivent, partageant leurs joies et leurs peines dans une ferveur et une solidarité infaillible. Tous obéissent au propriétaire à qui revient les deux tiers de la moisson. Il y a d'abord la famille Batisti : le père Anselmo cultive des tomates en secret ; les parents qui auront bientôt un nouveau-né n'envoient qu'un garçon à l'école, Minek, et ceci parce que le curé le leur conseille. Un jour, Minek casse son sabot et son père, trop pauvre, le lui en taille un nouveau dans le tronc d'un peuplier qu'il a abattu en fraude. Lorsque l'intendant l'apprend, les Batisti sont chassés de la ferme. Les autres familles assistent, derrière leurs fenêtres, affligées et impuissantes, à leur départ dans l'obscurité.
Ermanno Olmi chérissait, au fil des ans, et, au coin secret de son âme, L’Arbre aux sabots. Sans doute, devint-il réalisateur afin d’y traduire en images ce fabliau miraculeux, d’en conserver les sortilèges d’une poétique de l’oralité contadine ; afin justement de rendre au particulier sa vocation instantanée à l’intemporel et l’universel. Nos histoires, entrelacées et multipliées, aussi surprenantes et variées qu’elles puissent être, ne sont au fond que l’expression de notre humanité. Comment pourraient-elles survivre si nous cessions d’en alimenter le feu ? Question : Par quel détour étonnant aurait-on pu préserver, dans leur pureté inaltérée, l’exacte mémoire de ces récits ? « Je n’en sais rien, affirmait le cinéaste lombard. De toute évidence la mémoire opère ses choix : elle maintient certaines choses plus vivaces ; mieux encore, elle vous les restitue au moment même où vous avez besoin qu’elles soient restituées. Peut-être existe-t-il une forme de « biologie de la mémoire » : quand on a besoin de certains corps ou de certains anticorps, la mémoire les sécrète… […] Le village où nous avions tourné se trouve à peu de kilomètres de celui de mon enfance. Mon père était de Romano, à côté de Brescia, et ma mère de Treviglio, à côté de Bergame. » (In : « Positif » n° 210/1978). Bien sûr, L’albero degli zoccoli, situé dans une province de l'Italie du Nord, insinue l’extinction regrettée et préjudiciable d'une conception panthéiste de la vie, de la terre et du travail. Le circonscrire dans l’espace étriqué d’une veillée funèbre serait néanmoins erroné : l’actualité immédiate – celle d’un environnement, d’une agriculture et d’animaux contaminés - rend de plus en plus troublante la contemplation d’un réalisateur – décédé un 7 mai 2018 - qui perpétua, jusqu’à son dernier souffle, la foi en un monde épris de respect et de dignité.
Arc-en-ciel (L) (Radouga) [1944 - U.R.S.S., 95 min. N&B] R. Mark Donskoï. Sc. Wanda Vasilewskaïa, d'après son roman Tecza. Ph. Boris Monastirski. Mus. Lev Shvarts. Mont. N. Gorbenko. Pr. Kievskaïa Kinostudia. I. Natalia Oujvi (Olena Kostiouk), Nina Alissova (Pusya), Elena Tiapkina (Fedossia), I. Ivatcheva, Anton Dunaiski.
~ Mark Donskoï (1901-1981) est connu chez nous pour avoir été un fidèle traducteur à l'écran de l'écrivain Maxime Gorki. À l'orée de la Seconde Guerre mondiale, il réalisait une trilogie consacrée à son œuvre (1938 : L'Enfance de Gorki ; 1939 : En gagnant mon pain ; 1940 : Mes universités), puis en 1955, La Mère et en 1959, Thomas Gordeïev. Comme beaucoup de Soviétiques de sa génération, Donskoï a été profondément bouleversé par les drames de la Guerre patriotique livrée contre l'Allemagne hitlérienne. Natif d'Odessa, en Ukraine, issu d'une famille juive d'origine modeste - son père était ouvrier poëlier -, il put faire des études grâce à la suppression des limites imposées aux juifs de l'empire (février 1917). Il s'intéressa d'abord à la psychiatrie, étudia la médecine. Cette discipline l'absorbait plus qu'il ne le désirait. Son intérêt pour les activités culturelles et sportives le conduisirent donc à modifier le cours de son orientation. Il fit alors du droit sans grande conviction. Sa rencontre avec l'écrivain et scénariste Victor Chklovski sera décisive. Son premier LM Dans la grande ville qu'il réalise dans le cadre des studios de Biélorussie à Léningrad lance définitivement sa carrière. Durant la guerre, il mettra en scène des œuvres liées à cet événement comme Et l'acier fut trempé d'après le roman de Nikolaï Ostrovsky (1942), L'Arc-en-ciel (1944) et Tarass l'indompté (1945). L'humanisme généreux des deux premiers films fait place dans le troisième à l'indignation face aux horreurs commises par l'envahisseur allemand à l'encontre des populations juives dans les territoires occupés. Tarass l'indompté est peut-être le seul film soviétique évoquant la Shoah. En 1949, Staline fait massacrer La Loi de la Grande Terre qui devient Alitet s'en va dans les montagnes. Mark Donskoï, qui a adhéré au Parti communiste soviétique en 1945, connaît alors une période de disgrâce jusqu'en 1954. Il est « déplacé » à Kiev. Sa réintégration aux studios Gorki à Moscou intervient seulement en 1957. Cette année-là, l'enracinement rural et ukrainien de Mark Donskoï est paradoxalement confirmé avec Le Cheval qui pleure que ses admirateurs considèrent comme son chef-d'œuvre. Tout comme ce film paysan, L'Arc-en-ciel a pour cadre l'Ukraine. Cependant, nous ne sommes plus au XIXe siècle, mais au cours des années terribles de la Seconde Guerre mondiale. Donskoï, bien avant Tchoukhraï (La Ballade du soldat, 1959) ou Kalatozov (Quand passent les cigognes, 1957), montre que la grandeur des peuples soviétiques se tient ailleurs que dans des succès militaires sans séquelles contre l'armée nazie. Il ne cache pas non plus les actes de lâcheté et de trahison. La tragédie se noue dans un village ukrainien qu'occupe l'armée allemande : prise d'otages, fusillades, sentinelles stationnées à l'entrée des bourgs. Autour, sur les collines enneigées, oscillent des pendus. Plus loin, dans une forêt qu'illumine un arc-en-ciel, les partisans livrent le combat contre l'occupant. Dans cette lutte de tout un peuple, domine ici la figure d'une femme, Olena (Natalia Oujvi), filmée bientôt en gros plan serrant sur sa joue un nouveau-né, en chemise, pieds nus dans la neige. Deux soldats nazis menaçants vont l'abattre. Tout cela nous est montré avec une si vivante vérité qu'on n'ose réduire une telle séquence et bien d'autres à celle d'un film de propagande. « Telle est, en somme, l'essentiel du film, ce frisson surhumain né d'étendues glacées et d'une collectivité qui souffre, se déchaîne, vainc », écrit Jean Solliès (Repris par Avant-scène, n° 22, février 1979) Maurice Bardèche, personnalité d'extrême droite éprise de cinéma, croira détecter en Radouga la marque du génie russe : « C'est à nouveau dans une scène de foule, une scène où dominent les visages anonymes que s'est exprimé le génie propre de la race [...] La fraternité, l'indicible tendresse peinte sur tous ces visages, la course des enfants dans la neige, portant le pain aux prisonniers, rachètent tout ce qui dans le film n'est qu'effort de guerre, émotion de mauvais goût », juge-t-il. Jay Leda, croit voir, en revanche, un tableau vigoureux mais suffisamment nuancé pour franchir l'écueil du temps. Il note : « Il (Donskoï) brossa des ennemis un portrait à la fois plus subtil et plus puissant que dans les films qu'on avait vus jusqu'alors ; c'est peut-être parce qu'il s'était donné la peine d'interroger et d'observer plusieurs militaires allemands prisonniers. » Donskoï déclara : « C'est en tant que soldat de l'art que j'ai fait des films sur la force, la beauté, l'intelligence des hommes et des femmes soviétiques luttant contre le nazisme ». L'Arc-en-ciel fut le premier film soviétique projeté en France après la Libération de Paris et un des premiers en Europe également. Averell Harriman, alors ambassadeur des États-Unis en U.R.S.S., ayant vu le film en avant-première l'avait admiré et en avait envoyé une copie au président Roosevelt. Selon le distributeur Sovexportfilm, le film a bénéficié d'un certain succès. À Paris, la salle Max Linder affiche complet durant les trois premières semaines d'exclusivité. Nataliya Puchenkina en explique les raisons ainsi : « En 1944, les films soviétiques sont de retour en France et retrouvent un public curieux de découvrir une cinématographie bannie des écrans durant les années d'occupation. Il convient de souligner que les raisons de cet engouement ne résident pas uniquement dans les qualités artistiques de ces œuvres : [...] c'est surtout l'envie de découvrir les images méconnues de la guerre qui poussent les Français à aller voir les films soviétiques ». (In : « La Revue russe », À la recherche d'un public perdu ; les films soviétiques 1944-1964). L'Arc-en-ciel fut tourné à Achkhabad au Turkménistan où se sont repliés, au début de la guerre, les studios de Kiev.
Argent (L') [1928 - France, environ 135 min (3 700 m), Muet N&B] R. Sc. Marcel L'Herbier from Émile Zola. Ph. Jules Kruger, J. Lefort, L. Le Berre. Déc. Lazare Meerson, André Barsacq. Costumes : Jacques Manuel. Pr. Société des Cinéromans, Cinégraphic. I. Brigitte Helm (la baronne Sandorf), Pierre Alcover (Nicolas Saccard), Yvette Guilbert (la Méchain), Alfred Abel (Gundermann).
~ On avait longtemps sous-estimé le film. Il s’impose aujourd’hui comme l’un des ultimes témoignages d’un cinéma muet parvenu au faîte de ses recherches avant-gardistes. Esthète, homme d’une intelligence et d’une culture raffinée, Marcel L’Herbier (1888-1979) était issu d’un milieu bourgeois très en contact avec le monde de la politique et des affaires – son père, directeur d’une importante entreprise de transports, exerça la fonction de magistrat consulaire et de conseiller au Commerce extérieur. Le jeune homme suivit par ailleurs les cours de l’École des Hautes Études Sociales. De par ses origines, on aurait pu croire qu’il fût réfractaire au cinéma. Ses premiers contacts artistiques et ses dons initiaux le poussèrent vers la poésie, le théâtre et la musique. La rencontre de l’actrice Jeanne Roques alias Musidora (1889-1957), la légendaire Irma Vep des Vampires (1915) de Louis Feuillade, fut pour lui décisive. Il s’enthousiasme dès lors pour le Septième Art, à la suite de sa vision du Forfaiture de Cecil Blount De Mille. Il s’engage, cette année-là, et sera affecté au Service cinématographique de l’armée. Sans doute, découvrit-il là ces « merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines ». Certes, L’Argent conserve l’essence de Zola. Toutefois, si le réalisateur s’en inspire c’est aussi parce que Zola lui parle et qu’il s’ajuste à son époque. Du reste, L’Herbier lui fait accomplir, et, à juste raison, un bond historique. Des personnages principaux demeurent, tandis que d’autres se modifient au profit de protagonistes plus actuels. Ainsi, du Jacques Hamelin aviateur (Henry Victor). Zola qui n’entendait rien à l’argent et qui conçut son œuvre de façon imprévisible, Zola dont les romans ne cessait de tourner autour du monde de l’argent sans l’aborder au cœur même de l’immense contradiction entre son utilité et son utilisation ; Zola, dirions-nous, ne bénéficiait pas, à l’origine, des dispositions naturelles octroyées à Marcel L’Herbier. Le film de L’Herbier sort un 25 décembre 1928. Un an plus tard, ou presque, le Jeudi noir de Wall Street précipite le système capitaliste dans une crise financière sans commune mesure. Un an plus tôt, en revanche, un 21 mai 1927, Charles Lindbergh traversait, à bord de son avion le Spirit of Saint-Louis, l’Atlantique, de New York au Bourget. Nous étions à l’aube de l’aviation commerciale et postale. Lindbergh réussissait là où Nungesser et Coli avait échoué douze jours auparavant. Mais, nous étions aussi à l’aube du cinéma parlant. « L’époque de toutes les audaces », dira Jean Dréville dont le film documentaire consacré à L’Argent de L’Herbier connaîtra un égal succès. Dréville qui tournera, en 1942, Les Affaires sont les affaires d’après Octave Mirbeau, scénarisé par Léopold Marchand, ami fidèle de la romancière Colette. L’œuvre fut un encore un réquisitoire contre le culte de l’argent. Ce Léopold Marchand qui avait donné au théâtre, en association avec Paul Armont, Ces Messieurs de la Santé qui inspira, en plus gigantesque, le film présent. Mais, le sexe et l’amour n’y étaient, là encore, point absents. L’Herbier, comme Dréville, et comme Zola surtout, partageaient ensemble cette conviction : « Il n’y a rien de plus important que le sexe et l’argent ! » La misère affreuse, l’immoralité en somme, tient au fait que nous les maltraitons. Il n’y a encore point de récréation, humour excepté, dans cette histoire, nous en sommes désolés. Nous n’exhumons, en outre, rien. Le film n’a nulle vocation au tombeau : la ruche des actionnaires bourdonne plus fort que jamais ! Les passions amoureuses tout autant. Au-delà, la roue tourne… et nous propose, toujours et encore, d’autres Saccard, Gundermann et Hamelin.
Argent de la vieille (L') / Lo scopone scientifico [1972 - Italie, 116 min. C] R. Luigi Comencini. Sc. Rodolfo Sonego. Ph. Giuseppe Ruzzolini. Mus. Piero Piccioni. Mont. Nino Baragli. Pr. Dino De Laurentiis Cinematografica. I. Alberto Sordi (Peppino), Silvana Mangano (Antonia), Bette Davis (la vieille milliardaire américaine), Joseph Cotten (George), Antonella Di Maggio (Cleopatra), Mario Carotenuto (le professeur), Daniele Dublino (Don Roberto).
~ « Lo scopone scientifico est une fable parfaite. Je considère que mes films sont des fables populaires », déclarait Luigi Comencini, en pensant aussi à son film suivant, Delitto d'amore (1974, Un vrai crime d'amour) [Entretiens avec Jean A. Gili, Rome, octobre 1974]. Si l'on ne trouve dans ces deux films, nulle trace directe des maux politiques dont l'Italie semble affligée au cours des années 1970, en revanche, le décor socio-économique, donc ce qui s'y trouve en amont, y est justement brossé. Tout comme Brutti, sporchi e cattivi (1976) d'Ettore Scola, le cadre filmé - la Rome sous-prolétaire - n'est qu'en apparence néoréaliste. Tout a beaucoup changé par rapport à l'Italie d'après-guerre, y compris la mentalité des pauvres. Avec une forte dose d'ironie, Enrico Giacovelli écrit : « Si Mahomet ne va pas à la montagne, la montagne ira à Mahomet, au risque parfois de s'écrouler tout bonnement sur lui. » Ici, ce sont les milliardaires américains, symbolisés par la vénérable Bette Davis, qui se rendent chez les pauvres - les pauvres Italiens en l'occurrence - et qui adoptent même leur propre jeu - la scopa - qu'ils finissent par « manipuler » bien mieux qu'eux. C'est qu'au jeu de la richesse et de la pauvreté (ou de qui perd gagne), les riches seront toujours les meilleurs. Le film de Comencini est aussi un apologue sur les rapports entre les pays du Sud et les pays du Nord, les nations du Tiers-Monde et celles de l'Occident capitaliste. Aussi, pour prolonger la fable du capitalisme à la portée de chacun, les riches font du « tourisme » chez les pauvres, et toujours pour empocher une mise exorbitante (cela, évidemment, ils n'en font pas la publicité). Les pauvres, crédules et rêveurs, se laissent prendre au jeu : ils deviennent aussi cinglés et avides qu'eux. Il s'agit là d'une véritable contamination des esprits : les pauvres ont désormais une mentalité de riches. Toutefois, cette « conversion » déséquilibrée les conduira à la pire des catastrophes. Peppino et Antonia (Sordi et Mangano excellents) l'apprendront à leurs dépens. Fort heureusement, il faut raisonnablement croire aux jeunes générations qui, elles, apprennent très vite. C'est le cas de la jeune Cleopatra (Antonella Di Maggio), leur fille, qui, à la fin, « offre » à Bette Davis, sur le point de s'envoler aux États-Unis, une pâtisserie empoisonnée. « Ce n'est pas tant une vengeance personnelle contre la vieille femme, conclut Enrico Giacovelli, qu'un adieu aux illusions fâcheuses de ceux qui vivent et végètent en espérant toujours la venue d'un oncle d'Amérique. [...] Au fond, l'Amérique peut s'en sortir en restant chez elle. » (E. Giacovelli, Il était une fois, la comédie à l'italienne, p. 239, Gremese, 2017) En même temps, on retrouve, dans cette histoire, une constante de l'opus comencinien : une continuelle sensibilité au regard du monde de l'enfance (ou de l'adolescence). Laissons le réalisateur de L'Incompris s'exprimer à nouveau : « (Dans Lo scopone scientifico), deux aspects m'intéressaient particulièrement : la tentation du coup de chance qui est diffuse dans toutes les classes sociales italiennes frustrées, et la clairvoyance de la petite fille qui comprend que l'on ne peut que perdre dans ce jeu. La petite fille est l'unique véritable voie de la vérité. [...] ce thème des enfants qui comprennent beaucoup plus de choses que les adultes ne le pensent est déjà présent dans Proibito rubare (ndlr : 1948, la première fiction de Comencini). » (op. cité)
Argent des autres (L') [1978 - France. 105 minutes. C] R. Christian de Chalonge. Sc. Pierre Dumayet, Ch. De Chalonge d’après le roman éponyme de Nancy Markham (J.-C. Lattès). Ph. J.-L. Picavet. Mus. Patrice Mestral. Mont. J. Ravel. Pr. Fildebroc, FR 3, SFP, Films de la Tour. I. Jean-Louis Trintignant (Henri Rainier), Catherine Deneuve (Cécile Rainier), Claude Brasseur (Claude Chevalier d’Arven), Michel Serrault (Miremant), François Perrot (Vincent), Gérard Séty (de Nully). Prix Louis-Delluc 1978.
~ La carrière cinématographique de Christian de Chalonge s’est malheureusement interrompue en 1997, à la suite des médiocres résultats commerciaux obtenus par ses adaptations du Voleur d’enfants de Jules Supervielle (1991), des Voyageurs de l’impériale de Louis Aragon (Le Bel Été, 1996) et du Comédien, pièce écrite par Sacha Guitry et joué par Michel Serrault que l’on retrouve dans L’Argent des autres, Malevil et Docteur Petiot (1990). Le réalisateur n’avait pourtant jamais démérité. On rappellera qu’il débuta avec O Salto (1967), une des premières et téméraires tentatives de « film social » dans le cadre des circuits commerciaux. De surcroît, le thème choisi était aussi rare et courageux puisqu’on y traitait de l’immigration clandestine et de la surexploitation des travailleurs portugais. Le film fut justement salué du Prix Jean-Vigo en 1968. La filmographie du cinéaste indique sûrement une chose : Christian de Chalonge œuvrait en terrains insolites. Le goût du fantastique [L’Alliance (1971) d’après Jean-Claude Carrière, Malevil (1981), adapté de Robert Merle], du fait divers atypique [Docteur Petiot] ou du défi prodigieux [Les Quarantièmes Rugissants en 1982, avec Jacques Perrin et, comme conseiller technique, Éric Tabarly] indiquait là une forte aptitude à se singulariser d’une production cinématographique par trop orthodoxe. De fait, Christian de Chalonge aura naturellement un parcours incertain. L’Argent des autres, Prix Louis Delluc 1978, César du meilleur film et du meilleur réalisateur 1979, constituera son succès le plus tangible. Il est vrai qu’il s’appuie sur une histoire qui risque de ne jamais vieillir, du moins tant que nous vivrons dans un tel système économique. S’il y est question de corruption et d’escroquerie, L’Argent des autres (« Les affaires ? C’est bien simple, c’est l’argent des autres », disait Alexandre Dumas fils), inspiré d’événements contemporains mis en lumière par le roman de Nancy Markham, épouse d'un cadre bancaire victime des conséquences de l'affaire Claude Lipsky (été 1975), n’est pas uniquement l’investigation méticuleuse et éventuellement dénonciatrice de processus politico-financiers. Christian de Chalonge scrute, avant tout, la tragédie intérieure d’Henri Rainier, interprété par Jean-Louis Trintignant. Ainsi s’explique les raisons pour lesquelles l’engagement de l’acteur y est intense voire quasi obsessionnel parce qu’il restitue le malaise du personnage, empêtré dans une forme de cauchemar éveillé. On a justement évoqué la coloration fantastique du film et bien des séquences dans la banque – forteresse hermétique aux secrets inviolables - nous y ramènent. Rainier, en cadre modèle, obtempérait sagement à des directives. Comment oserait-on, à présent, douter de sa loyauté et de son intégrité ? Comment, en outre, lui, l'employé exemplaire, aurait-il pu préjuger de l’infaillibilité et de la moralité du Négus, son supérieur hiérarchique ? En réalité, la fonction d’Henri – fondé de pouvoir – n’était qu’un simulacre : elle servait à éclipser les agissements de la banque d’affaires dirigée par Miremant (Michel Serrault), de Nully (Gérard Séty) et Helldorff (Jean Leuvrais). Rainier n’était donc qu’un anneau de la chaîne et non un « donneur d’ordres ». Le drame est d’ordre kafkaïen. Rainier est totalement abusé. Mais, puisqu’il faut un bouc émissaire, Rainier devrait-il demeurer ad vitam aeternam ce bouc émissaire ? Le mécanisme – en l’occurrence, la spéculation financière (ou immobilière) - ne pourrait survivre si l’on mettait à nu ce système-là, si l’on en démontrait l’aspect organiquement pervers ; le vice déploré ne peut et ne doit être qu’extérieur : en la matière, le vice est dans le maillon faible – l’exécutant « crédule » - qui a commis une erreur, celle d’être resté l’exécutant zélé et mal informé. Son collègue Vincent (François Perrot) justifie, quant à lui, sa propre trahison ainsi : « Tu n’as pas fait ton travail, ton Chevalier d’Arven (Claude Brasseur) nous a endormis, c’était à toi de nous réveiller ! » Or, les tréfonds de la « métaphysique » patronale ont toujours échappé au pauvre Rainier – il n’est sans doute pas le seul ! Il est donc coupable de cette soi-disant « incompétence » qui vous jette un pays dans le scandale. Car, ce dont on s’irrite violemment ce n’est pas tant des origines profondes du scandale que du scandale ébruité. « Messieurs, depuis un siècle, notre maison a su se protéger des scandales !», affirme, haut et fort, Miremant (M. Serrault) qui ajoute ensuite : « La légèreté de quelques-uns risque de ruiner notre prestige. » On peut, en effet, tout se permettre – extorquer, piller, rançonner, intimider, jouer au maître-chanteur etc. – tant que le scandale n’éclate pas au grand jour ! Rainier n’est pas fou – il est innocent, vous dis-je - et, néanmoins, il risquerait de le devenir - la justice le décrétant condamnable. On lui enjoignait, il y a peu, de se plier aux commandements hiérarchiques, et, après coup, lorsque la faillite surgirait aux yeux du public et l’arnaque tout autant, on lui collerait l’étiquette du vide-gousset qui a tout fait déraper ?! Ainsi, Rainier entrerait dans l’histoire comme un fripon, et en sortirait toujours comme un fripon, tandis que les preuves de l’escroquerie monumentale moisiraient dans les archives. Autant le dire nettement : Rainier n’aurait plus aucun avenir. Son sort paraîtrait scellé. Seulement voilà, Henri Rainier ne l’entendra guère de cette oreille. Le rapport de forces s'équilibre bientôt. Rainier se rappelle qu’il y a tout de même un syndicat, animé par une « camarade » Arlette Rivière (Juliet Berto). Ne me dites pas que le réalisateur s’est souvenu d’Arlette Laguiller, militante trotskiste émargeant jadis au Crédit Lyonnais ! Enfin, le « Bonbon » - c’est le surnom du « fraudeur » - se cloître, à présent, et pour de bon, dans les archives de la banque afin d’y extirper l’attestation d’un virement en blanc. Car, si Chevalier d’Aven (Claude Brasseur) est un aventurier et un mystificateur, de ceux qui promettent plus qu’ils ne peuvent en donner, les vrais carotteurs sont ailleurs. Ils sont si puissants qu’ils peuvent encore dédommager les épargnants et s’en sortir avec quelques procès à l’amiable. Aussi, le dénouement – un faux-maître de cérémonie (Vincent) et un faux-œnologue (Henri Rainier) – est la métaphore d’une fourberie. Les convives sont marris : de la bouteille de vin Château Petrus ne coule qu’eau plate. C’est exactement le sort que connaîtront les derniers souscripteurs gobe-mouches de l’Héritage foncier. Ceux dont la mémoire est défaillante iront gratter une autre affaire, celle de la Garantie foncière (1971), échafaudée par un aigrefin nommé Robert Frenkel. Un scandale immobilier qui éclaboussa le milieu politique au pouvoir à l’époque. La méthode n’avait rien de bien neuf : on exagère les gains, on rémunère les clients avec l’argent des épargnants entrants, et lorsque tout s’effondre, on disparaît au plus vite ! Un barbotage vite oublié cependant. La société fortunée assouvissait alors sa soif de croissance ! Et, pourtant… Il s’agissait d’un montage financier frauduleux qui n’aurait pu exister sans l’aval de quelques noms « respectables ». Les responsables sont aussi ceux qui les couvrent.
Armata Brancaleone (L') [1966 - Italie, France, Espagne. 120 min. C]. R. Mario Monicelli. Sc. Age, Scarpelli, Monicelli. Ph. Carlo Di Palma. Mus. Carlo Rustichelli. Mont. Ruggero Mastroianni. Déc. Piero Gherardi et Carlo Gervasi. Cost. P. Gherardi. Effets spéciaux : Armando Grilli. Pr. Fair Film (Mario Cecchi Gori), Rome. Les Films Marceau, Paris. I. Vittorio Gassman (Brancaleone da Norcia), Catherine Spaak (Matilda), Gian Maria Volonté (Teofilatto), Maria Grazia Buccella (la veuve), Barbara Steele (Teodora), Enrico Maria Salerno (Zenon), Carlo Pisacane (Abacuc), Folco Lulli (Pecoro), Ugo Fangareggi (Mangold), Alfio Caltabiano (Arnolfo Main-de-fer).
~ Ce film célèbre fut un des grands succès publics de Mario Monicelli (tout juste précédé par Sergio Leone – Et pour quelques dollars de plus – au box-office des films italiens de la saison 1965-66). C’est également une de ses plus belles réussites artistiques. Il resta néanmoins longtemps inédit en France. « Il est, à bien des égards, unique dans l’histoire du cinéma », écrit Jacques Lourcelles qui ajoute : « Dans un Moyen-Âge de fantaisie, barbare, anti-conventionnel, démystificateur et pleinement convaincant se déroule une épopée picaresque aux cent épisodes où s’équilibrent merveilleusement le burlesque, la farce, l’aventure, la satire historique. » Le Mereghetti Dizionario dei film rappelle que cette réalisation, scénarisée avec Age et Scarpelli, est un clin d’œil à diverses sources : des Samouraïs d’Akira Kurosawa à la tradition picaresque incarnée par Cervantès - Vittorio Gassman a été comparé à Don Quichotte - ou le poète florentin Luigi Pulci, à travers son épopée chevaleresque Morgante (1483), en passant par l’écrivain-scénariste Luigi Malerba (Donne e soldati avec Antonio Marchi en 1954) ou le réalisateur Vittorio Cottafavi (I cento cavalieri, 1964). Lourcelles note encore : « La verve de tous les collaborateurs s’est additionnée pour donner un chef-d’œuvre insolite et extraordinairement drôle. Verve des scénaristes à l’invention dramatique prodigieuse, qui bâtissent un dialogue dans une langue composite à la fois populaire et littéraire – la langue post-latine de Viterbe -, brutale et sophistiquée. Verve des acteurs : Vittorio Gassman, grandiose et pitoyable, dans un de ses rôles inoubliables (entouré d’une distribution de premier plan : Carlo Pisacane, Gian Maria Volonté, Enrico Maria Salerno, Catherine Spaak, Barbara Steele, Maria Grazia Buccella, Folco Lulli). Verve du metteur en scène qui mêle avec un art consommé élégance plastique et bouffonnerie gestuelle. Superbe extravagance des couleurs de Carlo di Palma ; des costumes, des décors et des coiffures (Piero Gherardi). » Quatre ans plus tard, la même équipe récidive avec Brancaleone s’en va-t-aux-croisades qui, lui, ne sortira qu’en 1977. Ce dernier film encore plus raffiné ajoute une dimension supplémentaire, celle du fantastique qui n’est pas sans rappeler la veine d'Italo Calvino dans son Chevalier inexistant. Brancaleone y livre un duel avec la Mort. Le texte de cette partie est écrit en vers. Un régal pour les yeux et les oreilles. Les lieux, batailles ou noms cités dans ces deux films, les costumes et les décors, la langue utilisée : tout est, en grande partie, imaginaire. L'Armata Brancaleone est tourné en majeure partie dans le haut Latium et en Maremme. La scène d'Aurocastro se situe à Le Castelle, un hameau de l'île de Capo Rizzuto (province de Crotone) en Calabre. Monicelli commente son film ainsi : « Je crois que L'Armata Brancaleone est le film le plus important que j'ai fait. Ce film est une intuition. Je le considère important parce que c'est un film sans précédent dans l'histoire du cinéma. Usuellement, il y a cette image du Moyen-Âge, ces années du Haut-Moyen-Âge qui sont toujours vues dans l'iconographie, dans la peinture, dans les romans, dans les films, dans l'enseignement des écoles, comme une ère de chevaliers, de donzelles, Roland, toute une vision maniériste. L'Armata Brancaleone est un film historique qui reprend cette tradition et la transforme en une matière presque néoréaliste. Le film projette une image complètement désacralisée de ce Moyen-Âge, de ces châteaux forts, de ces ducs et de ces rois qui étaient des aventuriers, des ignorants privés de moyens, de ces tournois qui étaient comme des parties de football de troisième catégorie disputées sur un mauvais terrain de banlieue. [...] Nous avons situé le film aux alentours de l'an mil. [...] Le film est né en pensant à Vittorio Gassman représentant parfaitement cette espèce de chevalier errant, un peu borné et stupide, courageux, emphatique, aventureux ». (Entretien avec Jean Antoine Gili, Rome, avril-mai 1977).
Armée des ombres (L') [1969 - France, Italie, 139 min. C] R. Jean-Pierre Melville (assisté de jean-François Adam). Sc. dial. Melville d'après le roman éponyme de Joseph Kessel (1943). Ph. Pierre Lhomme. Mus. Éric Demarsan. Déc. Théobald Meurisse. Cost. Colette Baudot. Mont. Françoise Bonnot. Pr. Jacques Dorfmann/Les Films Corona (Fr.), Fonorama (It.) I. Lino Ventura (Philippe Gerbier), Simone Signoret (Mathilde), Paul Meurisse (Luc Jardie), Jean-Pierre Cassel (Jean-François), Paul Crauchet (Félix), Christian Barbier (Le Bison), Claude Mann (Lemasque), Serge Reggiani (le coiffeur), Alain Libolt (Paul Dounat, le jeune « traître »), Alain Dekok (Legrain), Georges Sellier (le colonel Jarret du Plessis).
~ À la fin octobre 1942, Philippe Gerbier (Lino Ventura), soupçonné d'accointances gaullistes, est arrêté par la police de Vichy et placé dans un camp de prisonniers reconverti en camp de concentration. Quelques jours après, les autorités françaises remettent Gerbier à la Gestapo, qui le transfère à Paris pour un interrogatoire à l'hôtel Majestic. Gerbier réussit à s'échapper avec l'aide d'un résistant anonyme et d'un coiffeur apparemment pétainiste (Reggiani), puis retourne à Marseille où est basé le réseau qu'il dirige effectivement. Il exécute, avec l'aide de Félix (Crauchet) et Lemasque (Mann), Paul Dounat (Libolt) qui l'a dénoncé aux autorités vichystes. Gerbier, qui s'est installé à Lyon, prépare avec Félix son voyage au quartier général de la France libre à Londres. Il doit embarquer de nuit dans un sous-marin britannique composé d'aviateurs abattus et positionné dans les eaux d'une calanque marseillaise. Jean-François Jardie (Cassel) et Le Bison (Barbier) assurent la sécurité des opérations. Au dernier moment, Gerbier informe Félix que le « Grand Patron », le chef de leur réseau, dont l'identité est secrètement cachée, sera lui aussi du voyage. Après que tous les autres aient embarqué, Jean-François accompagne le « Grand Patron » jusqu'au sous-marin dans l'obscurité totale, puis retourne à terre sans l'avoir jamais reconnu. On découvre ensuite que le « Grand Patron » n'est autre que le frère de Jean-François, Luc Jardie « l'intellectuel distrait réfugié dans la bulle éthérée de son salon de lecture » (Sylvie Lindeperg). Jean-François n'en saura jamais rien. À Londres, Gerbier raccourcit son séjour lorsqu'il apprend l'arrestation de Félix. Ce dernier, coincé rue Tramassac, est incarcéré à l'hôpital de la santé militaire à Lyon. Parachuté en France, Gerbier est hébergé près d'Annecy dans la maison du baron de Ferté-Talloire (Jean-Marie Robain), ancien officier de cavalerie, royaliste de conviction. Sa vaste propriété sert de piste d'atterrissage (et d'envol) pour les avions venant d'Angleterre (ou s'y rendant). En l'absence de Gerbier, Mathilde (Signoret) est devenue responsable à Lyon. Elle met au point un ingénieux plan d'évasion de Félix : à bord d'une fausse ambulance - Mathilde parle parfaitement la langue allemande -, elle prétendra devoir ramener Félix Lepercq au Q.G. de l'Oberstumführer à Paris. L'opération échoue cependant : l'état de Félix, qui a été horriblement torturé, est désespéré. Gerbier retrouve Mathilde dans un restaurant de Lyon. Celle-ci, ayant vu le portrait de Gerbier sur une affiche de personnes recherchées à l'hôpital de la santé militaire, le prie de fuir à Londres. Gerbier ne s'y résout pas face au besoin pressant d'organiser de nombreux maquis. Alors que Mathilde quitte le restaurant, Gerbier est pris dans une descente de police fortuite contre la fraude aux tickets de rationnement. Reconnu et remis aux Allemands, Gerbier est conduit avec d'autres prisonniers dans le long couloir d'un champ de tir, où un officier SS leur explique l'ignominieuse règle du « jeu ». À ce moment, le réseau de Mathilde, en position sur le toit, lance des fumigènes pour brouiller le champ de tir et parvient à sauver Gerbier de justesse au moyen d'une corde. Le Bison conduit ensuite Gerbier dans une ferme abandonnée où il doit se cacher et attendre, seul, de nouveaux ordres. Mathilde est arrêtée. Les agents de la Gestapo trouve sur elle une photo de sa fille. lls se livrent alors à un odieux chantage...
Inspiré par l'œuvre-référence de l'action résistante, écrite par Joseph Kessel et achevée à Londres en septembre 1943. L'adaptation filmique de Jean-Pierre Melville est tournée au crépuscule de l'ère gaullienne - le Général démissionne le 28 avril 1969 à la suite du rejet de sa proposition de réforme régionale. L'Armée des ombres sort le 12 septembre de la même année, soit 26 ans plus tard. S'il y a un roman dont l'adaptation cinématographique ne pouvait échapper à Jean-Pierre Melville, c'est bien celui-là. Toute l'œuvre du réalisateur, qu'elle soit directement liée à la période de l'Occupation ou non, est traversée par les thèmes de la prison, de la clandestinité, de l'illégalité et de la rébellion individuelle ou organisée. Une œuvre de l'ombre pour tout dire. Il semblerait que Melville lui-même, impliqué dans la Résistance à partir de 1942, en fut marqué tout au long de son existence. Réfugié à Castres (Tarn), la patrie de Jaurès, Jean-Pierre Grumbach alias Cartier fut arrêté fin 1942 en tentant de franchir les Pyrénées. Il fera de la prison jusqu'à fin mai 1943. Il apparaitra très souvent en lunettes sombres et chacun sait qu'il tenait à conserver ce nom de Melville, adopté au moment de son entrée dans les FFL en août 1943. En hommage certes à l'auteur de Moby Dick, mais surtout parce qu'il indiquait qu'il voulait devenir cinéaste. D'origine juive alsacienne, Jean-Pierre Grumbach alias Melville avait sans doute fait sienne la formule « pour être heureux, vivons cachés. » L'ouvrage de Joseph Kessel suscite un vif intérêt parce qu'il décrit scrupuleusement ce qu'est l'esprit de la Résistance. Il l'est aussi parce qu'il s'écrit et s'édite sous l'Occupation. Et c'est en cela qu'il constitue, par essence, un livre idéal pour Jean-Pierre Melville. Dans la préface à son roman, Joseph Kessel avertit d'emblée le lecteur : « Il n'y a pas de propagande en ce livre et il n'y a pas de fiction. Aucun détail n'y a été forcé et aucun n'y est inventé. On ne trouvera assemblés ici, sans apprêt et parfois même au hasard, que des faits authentiques, éprouvés, contrôlés et pour ainsi dire quotidiens. Des faits courants de la vie française. [...] Il fallait donc que tout fût exact et de la façon la plus scrupuleuse. Une seule couleur fausse risquait de donner un ton Saint-Sulpice à des tableaux de lutte sacrée. » Or, paradoxe qui n'est qu'apparent, Kessel devait bâtir une histoire où rien, ni personne ne puissent être reconnaissables. Clandestinité oblige : il fallait « maquiller les visages, déraciner les personnes, les planter ailleurs, mélanger les épisodes, étouffer les voix, dénouer les liens, dissimuler les secrets d'attaque et de défense. » En ceci, Melville n'a pas trahi le livre. Le secret ou le mystère demeure, et, néanmoins, nous savons que tout cela n'a pas été imaginé, inventé. À sa sortie, L'Armée des ombres fut, parfois, rapidement rangé dans la catégorie de « L'Art gaulliste ». C'est ce que fait Jean-Louis Comolli pour Les Cahiers du cinéma (n° 216, octobre 1969) ll est vrai que le film clôture un cycle de films résistancialistes liés à l'héritage gaullien. En réalité, il anticipe sur une période de désacralisation du mythe résistancialiste. Les personnages de L'Armée des ombres n'ont rien du monolithisme habituel. Les situations et l'engagement des protagonistes n'apparaissent que dans une lumière blafarde voire équivoque. Jean-Michel Frodon analyse le film à l'aune de la technique d'infiltration employée par Melville pour rassurer les producteurs et surprendre, tout autant, un public d'extraction populaire certes, mais artistiquement exigeant. Il écrit : « [...] Ce qui amène à envisager différemment L'Armée des ombres, non plus comme un écart du côté du monument historique [...] mais comme la proclamation codée de ce que Melville n'a en réalité jamais cessé de faire : de la résistance. De là, à considérer les passagers de l'ambulance qui, sous l'uniforme ennemi, pénètrent dans l'immeuble de la Gestapo comme la métaphore d'une équipe de tournage de Melville... » (In : J.-M. Frodon : L'Âge moderne du cinéma français, Flammarion, 1995) Sylvie Lindeperg considère, pour sa part, que L'Armée des ombres doit être mis en regard avec son premier LM, transposition à l'écran d'un roman de Vercors, Le Silence de la mer (1949), œuvre située sous l'Occupation. Ici, Melville y pratique, cinématographiquement parlant, la résistance intérieure au cinéma de l'époque. « Pendant un an – le plus heureux de ma vie, je dois le dire – nous avons été plongés dans la misère la plus totale. Mais la sensation de réaliser quelque chose d'important, tout en étant démunis était merveilleuse. C'est tellement idiot mais tellement vrai que je crois qu'il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. J'ai toujours eu cette devise : ne sachant pas que c'était impossible, je l'ai fait. J'ai certes connu des moments de découragement mais il fallait du courage, il faut bien l'admettre pour tenir bon jusqu'au bout sans se laisser intimider par chaque sorte de menace et de critique », déclara Melville à propos du Silence de la mer. S'agissant de L'Armée des ombres, l'apparence est trompeuse : il arbore l'image du souvenir, il fait appel à des comédiens populaires, il engloutit des sommes importantes dans la reconstitution de décors. Fait exceptionnel et révélateur : Pour le premier plan du film, qui voit les soldats allemands défiler sur la place de l'Étoile puis s'engager sur les Champs-Élysées, Jean-Pierre Melville a agi contre une tradition qui voulait qu'aucun acteur portant l'uniforme allemand ne marchât sur la place. Melville se bat intérieurement contre toute instrumentalisation de l'histoire résistante. De fait, « le récit de L'Armée des ombres se décline sur le thème du double jeu, de la fidélité et de la trahison [...] En cinéaste moraliste, Melville affime à la presse que Gerbier (Ventura) est un « héros discutable », capable de tuer, tandis que les « deux traîtres » (Paul et Mathilde) de son film sont ceux dont on voudrait précisément « qu'ils ne meurent pas ». (S. Lindeperg, Les Écrans de l'ombre, La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français, Points-Histoire, 2014) La conclusion du film où l'on assiste au déchirement des membres du réseau est suffisamment éloquente comme l'entrée en scène inattendue du « Grand Patron » Luc Jardie (Meurisse). Gerbier, totalement défait, lui lance : « Vous, dans cette voiture de tueurs ! Il n'y a vraiment plus rien de sacré dans ce monde ! » En effet. Avec L'Armée des ombres, une ère s'achève : celle de la prétendue grandeur française alimentée par quelques faits d'armes et quelques héros bien choisis. La récente restauration 4K de L'Armée des ombres est digne de toutes les félicitations : elle rend justice au travail de l'opérateur (Pierre Lhomme) et à l'atmosphère sui generis du film.
Arthur Rimbaud, une biographie [1991 - France, Suisse, 140 min. C] R. Sc. Mont. Richard Dindo. Ph. Pio Corradi. Vidéo. Patrick Linden-Maier. Mont. Georg Janett, Catherine Poitevin, Dominique Greussay. Pr. Robert Boner/Cine-Manufacture, Richard Copans/Les Films d'Ici, La Sept, Télévision Suisse-Romande. I. Bernard Bloch (Ernest Delahaye), Christiane Cohendy (Isabelle Rimbaud), Madeleine Marie (Mme Veuve Rimbaud), Albert Delpy (Georges Izambard), Jean Dautremay (Paul Verlaine), Bernard Freyd (Alfred Bardey), Hans Rudolf Twerenbold (Alfred Ilg). Extraits de poèmes et de lettres dits par Jacques Bonnafé.
~ En 1896, cinq ans après sa mort, ceux qui l'ont intimement connu parlent du poète Arthur Rimbaud, mort à l'âge de trente-sept ans.
Impitoyable observateur de la réalité suisse, Richard Dindo est un documentariste exigeant et épris d'indépendance. Ses films méritent d'être plus largement diffusés. Il a également illustré des destinées d'artistes en rupture, « où il arrive que la frontière entre documentaire et fiction soit habilement brouillée », comme ici, dans ce portrait de Rimbaud : les paysages habités et traversés par l'auteur d'Une saison en enfer « dialoguent avec un hors-champ composé de textes du poète (ses œuvres et sa correspondance) et de ceux qui l'ont connu. » (In : Dictionnaire mondial du cinéma, Éditions Larousse) Comme très souvent chez Richard Dindo, nul autre commentaire n'y est ajouté. Le spectateur est entraîné dans le flot Rimbaud comme s'il assistait à l'évocation d'un poète récemment disparu : ses proches, encore vivants, égreneraient avec force émotion leurs souvenirs... C'est qu'en réalité le spectateur est aussi auditeur : Arthur Rimbaud, une biographie ne donne à entendre que ce qui fut écrit. Notre imagination n'est point bridée, notre indépendance d'esprit non plus : libre à nous d'aimer et de comprendre Rimbaud comme il nous plaît. En ce sens, le film de Richard Dindo serait l'œuvre parfaite pour accoster le mystère Rimbaud. Ce n'est point pédagogique pourtant, le film de Richard Dindo se déploie comme un poème à part entière. « [...] Il y a d'une part la biographie de Rimbaud racontée par ses proches (sa mère, sa sœur Isabelle, son professeur Delahaye, Verlaine), et d'autre part son autobiographie racontée à travers ses poèmes et lettres, illustrées par des images vidéo noir et blanc qui représentent en quelque sorte son regard. Il n'y a pas d'analyse, pas d'exégèse, aucun autre commentaire que le récit de sa vie par ses familiers, rien que sa propre poésie et sa correspondance », dit Richard Dindo. De fait, Rimbaud vit d'une vie sans cesse nouvelle. Il n'est maudit que pour ceux qui le maudirent. Or, ceux-ci sont trépassés. Qui se souviendra d'eux ? Les rêves, les désirs, les tumultes, les rébellions, la robuste jeunesse du Poète sont les nôtres. « Ses illusions perdues et ses espoirs brisés » aussi.
https://www.youtube.com/watch?v=u2h2c4A3PcA&t=166s
Références : A. Rimbaud : Oeuvres complètes. Correspondance. Robert Laffont, Bouquins. 1992.
E. Delahaye : Souvenirs familiers à propos de Rimbaud, Verlaine et Germain Nouveau, Messein, 1925.
G. Izambard : Rimbaud tel que je l'ai connu, Mercure de France, 1946.
Mieux connaître Richard Dindo : https://www.lesyeuxdoc.fr/authors/richard-dindo
Ascenseur pour l'échafaud [1958 - France, 90 min. N&B] R. Louis Malle. Sc. Malle, Roger Nimier d'après le roman éponyme de Noël Calef. Ph. Henri Decae. Mont. Léonide Azar. Dir. art. Rino Mondellini, Jean Mandaroux. Mus. Miles Davis. Pr. Nouvelles Éditions de Films. I. Maurice Ronet (Julien Tavernier), Jeanne Moreau (Florence Carala), Georges Poujouly (Louis), Yori Bertin (Véronique), Lino Ventura (l'inspecteur Chérier), Ivan Petrovich (Horst Becker), Elga Andersen (Frau Becker), Jean Wall (Simon Carala). Prix Louis-Delluc 1957.
~ Julien Tavernier, un ancien para des guerres coloniales, est amoureux de Florence, l'épouse du fabricant d'armes Carala. Ensemble, ils ont ourdi un crime contre ce dernier. Juste quelque temps avant le week-end, à la fermeture de la société, Julien entre dans le bureau de Carala et l'assassine, maquillant son meurtre de telle façon qu'on puisse conclure à un suicide. Mais il oublie de reprendre le crochet dont il s'est servi pour franchir la façade extérieure du bureau. Il lui faut donc le récupérer. Il se trouve malheureusement coincé dans l'ascenseur au moment de l'extinction des feux... Douze heures durant, il tente vainement de se libérer...
Ces longs moments passés dans l'ascenseur, où le héros (Maurice Ronet) cherche à trouver une issue à sa déveine, n'est pas sans rappeler, par sa manière de filmer, le Robert Bresson d'Un condamné à mort s'est échappé que Louis Malle admirait. Toutefois, le film ne se résume pas à cela. Il y a aussi une forme de suspense à la Hitchcock. Et surtout le visage fascinant de Jeanne Moreau et sa voix intérieure - moins elle parle, plus elle est meilleure : sa diction péchant par artificialité. Cette voix intérieure atteint son point d'orgue dans la déambulation le long d'un Paris uniquement éclairé par les lumières des vitrines des Champs-Élysées. Cela ne s'était jamais produit. Ajoutez à ces éléments la photographie du grand Henri Decae, l'opérateur de Jean-Pierre Melville, René Clément, Claude Chabrol, François Truffaut et tant d'autres... et la trompette de l'immense Miles Davis et vous comprendrez la réussite et le succès de l'entreprise. De Jeanne Moreau, Louis Malle dira : « On s'est soudain rendu compte qu'elle pouvait être une star de cinéma». Personne dans l'équipe technique n'y croyait en effet. « Mais quand Ascenseur pour l'échafaud est sorti, les qualités intrinsèques de Jeanne Moreau sont apparues : elle pouvait être presque laide et puis, dix secondes après, elle tournait la tête et devenait d'une incroyable beauté. » En dernier lieu, à travers un clair désir d'émancipation - plus formel que thématique - d'avec le polar français traditionnel, on pouvait jauger Ascenseur pour l'échafaud comme le premier film historique de La Nouvelle Vague. Les œuvres suivantes du cinéaste montreront à contrario son indépendance totale à l'égard d'un tel courant.
Ascension (L') (Voskhojdeniye) [1977 - U.R.S.S., 111 min. N&B] R. Larissa Chepitko. Sc. Youri Klepikov, d'après le roman de Vassil Bykov, Sotnikov (1970). Ph. Vladimir Tchoukhnov, Pavel Lebechev. Mus. Alfred Schnittke. Son : Ian Pototski. Déc. Youri Rakcha. Mont. A. Repine. Pr. Mosfilm/Trisième Unité Artistique. I. Boris Plotnikov (Sotnikov), Vladimir Gostioukhine (Rybak), Sergueï Yakovlev (le staroste de Lessiny), Anatoli Solonitsyne (Portnov, l'agent de la Polizei), Lioudmila Poliakova (Demtchikha, la mère des trois enfants), Viktoria Goldentoul (Bassia, la petite fille juive), Maria Vinogradova (la femme du staroste). Ours d'Or au festival de Berlin 1977.
~ Hiver 1942. Les troupes hitlériennes progressent sur le territoire soviétique. La Biélorussie est occupée. Une brigade de partisans est en difficulté. Deux des leurs - un cadre militaire de l'Armée rouge, Rybak (Gostioukhine) et un artilleur, ancien enseignant en mathématiques, Sotnikov (Plotnikov) - sont chargés d'une mission d'approvisionnement en nourriture. Sur le chemin du retour, ils doivent faire face au feu des unités allemandes et de leurs affidés locaux. Sotnikov, déjà affaibli par une bronchite aiguë, est grièvement blessé lors d'un affrontement. Les deux partisans finissent par se faire arrêter dans l'isba tenue par une mère de famille seule, Demtchikha (Poliakova)...
Née à Artiomovsk (aujourd’hui Bakhmout dans l’oblast de Donetsk en Ukraine) en 1938, la réalisatrice Larissa Chepitko était une des figures les plus brillantes et les plus interrogatrices du cinéma soviétique lorsqu’elle mourut dans un accident de la circulation, début juillet 1979, alors qu’elle s’apprêtait à tourner un film inspiré d’un récit de Valentin Raspoutine, Les Adieux à Matiora que son mari, le réalisateur Elem Klimov, achèvera en 1981. Auparavant, nous aimerions évoquer une actualité brûlante : il est impossible que nos lecteurs n'aient pas réagi au nom de Bakhmout. Cette ville industrielle est devenue célèbre parce qu'elle a été le théâtre d'opérations militaires destructrices et mortifères suite à l'invasion russe de l'Ukraine (campagne du Donbass). Le front de Bakhmout sera d'ailleurs surnommé par quelques analystes politiques « le hachoir à viande ». Auparavant, en 2014 déjà, dans le sillage des manifestations pro-européennes en Ukraine et de l'annexion russe de la Crimée, des troubles conduisirent à un conflit dans le Donbass qui aboutirent jusqu'à la ville d'Artiomovsk (Bakhmout), la cité natale de Larissa Chepitko. Nous songeons au film de Sergei Loznitsa, Donbass (2019). Nous reparlerons de ce cinéaste plus loin. Cependant, nous avons aussi en mémoire les phrases de l'écrivain Varlam Chalamov (Douleur) : « Il existe un dicton banal : lorsque l'histoire se répète, la première fois c'est sous la forme d'une tragédie et la seconde d'une farce. Ce n'est pas exact. Il existe un troisième reflet de semblables événements - le reflet déformé d'un monde souterrain dans un miroir incurvé. » Qu'aurait pensé de ce drame Larissa Chepitko, la réalisatrice de L'Ascension ? Nous préférons ne pas épiloguer à sa place. Sa douleur aurait été immense, de cela seulement nous pouvons être certains. Refermons cette sombre parenthèse et revenons à ce film non terminé. Les Adieux à Matiora dépeint les réactions des habitants du village de Matiora, situé sur l’île du même nom, laquelle doit être submergée par la mise en service d’un barrage sur l’Angara, une rivière de la Sibérie, la patrie natale de l’écrivain. S’intéresser aux œuvres choisies, aimées et adaptées à l’écran par des cinéastes, c’est forcément s’approcher un peu de leur esprit, de leurs préoccupations, de leur humanité. Si l’on consulte la filmographie de la réalisatrice, on constate qu’elle a abordé, avec beaucoup d’audace et de franchise, les problèmes qu’affrontait, en son temps, la société soviétique. Elle les a inscrites dans une perspective plus ambitieuse, en y incluant une dimension métaphysique d'ordre spirituel. De fait, elle n’a pas négligé non plus la question de la forme. Son premier LM, Chaleur torride (Znoï, 1963 - 79 min.), film de fin d’études au VGIK de Moscou, est l’adaptation d’un récit (L’Œil du chameau) de l’écrivain kirghize Tchinguiz Aïtmatov. Le rôle principal échoit à un des principaux réalisateurs kirghizes, Bolotbek Chamchiev qui, lui aussi, aura adapté le célèbre auteur de Djamilia. Chamchiev est ici un jeune homme idéaliste et plein d’ardeur, mais qui ne mesure pas toujours les conséquences de la fertilisation des terres vierges. La réalisatrice projette son regard au-delà des réalités contemporaines, dans un vibrant questionnement sur le sens de l’existence. Chaleur torride s’impose également comme une œuvre en noir et blanc d’un somptueux raffinement. Trois ans plus tard, Kryla (Les Ailes) [N&B, 80 min.], sur un scénario de Valentin Ezhov, met en scène l’émouvante Nadezhda Petrukhina (Maya Boulgakova), ancienne et brillante aviatrice de guerre qui, à la suite de graves blessures, doit renoncer à sa vocation et se contenter de diriger une école d’apprentissage. Mais elle en souffre intérieurement, car, à vrai dire, c’est dans les airs qu’elle se sent réellement vivre. Le critique italien Buttafava écrivit à ce propos : « L'œil féminin de Larissa Chepitko scrute dans l'âme féminine de la femme-héros, morte parmi les vivants, avec une délicatesse et une implacabilité sans précédent, saisissant de subtiles nuances comme le refus dédaigneux de la pitié qui alterne avec la pénible recherche d'un peu de charité, composant (...) un personnage-guide, extrêmement précieux pour une analyse profonde des causes d'une rupture entre générations qui n'est pas seulement idéologique, mais aussi humaine. » (Bianco e nero, nov. 1966) De rupture, il en est encore question dans Toi et moi (Ty i ya) [1971, 93 min.], filmé, une fois n'est pas coutume, en couleur. Mais entre personnes de la même génération, entre Sacha et Piotr, deux amis qui sont pourtant sur le point de faire une immense découverte susceptible de guérir de nombreuses personnes. À travers, ce récit c’est l’opposition entre deux conceptions du monde qui y est brossée, mais aussi le reflet du désarroi d’une génération de jeunes intellectuels. La recherche d’un nouveau mode de vie, la crise existentielle sont des thèmes récurrents. Une œuvre d’une grande modernité autant par le travail d’analyse psychologique que pour la recherche stylistique. L’antagonisme entre deux caractères ou deux personnages réapparaît dans un tout autre contexte, celui de la Guerre patriotique contre l’envahisseur allemand à l’été 1941, avec l’adaptation d’un roman de Vassil Bykov, Sotnikov, publié en 1970, et que Larissa Chepitko renomme pour l'écran, L’Ascension. Là, encore deux hommes se retrouvent ensemble dans l’effort, puis divorcent de manière irréductible ensuite. Toutefois, le cadre est ici plus tragique et plus féroce. C'est une lutte à la vie, à la mort.
Larissa Chepitko était issue de la même génération que celle d’un Valentin Raspoutine. Ils avaient, l’un et l’autre, l’âge des premiers souvenirs lorsque la guerre contre l’envahisseur nazi venait à peine de s’achever. Les peuples de feu-l’U.R.S.S. étaient alors terriblement éprouvés. Les destructions étaient immenses. Il fallait reconstruire alors que la fédération soviétique enregistrait 25 à 26 millions de morts, qu’elle était composée de nombreux mutilés et invalides, qu’elle avait, plus que d’autres, était ravagée par une sorte de guerre punitive, dans laquelle des villages avaient été rayés de la carte, des enfants et des femmes avaient été sauvagement brûlés. Bien entendu, Larissa ne pouvait avoir vécu cette histoire comme les anciens, c’est-à-dire de la même manière que ses parents. Cependant, elle en avait certainement entendu des témoignages authentiques. Et, en deuxième lieu, au lendemain du XXe Congrès du PCUS de février 1956 qui consacre officiellement la déstalinisation, vont, petit à petit, poindre des œuvres qui réécriront cette guerre d’une toute autre manière. De ce point de vue, s'il existe un écrivain qui aura bouleversé profondément le lectorat des années 1960-70, c’est certainement Vassil Bykov (1924-2003). « Découvrir que ce qu'on avait vu était vrai et que ce qu'on avait cru un mensonge, fut une révision déchirante [...] et salutaire », écrit Jean Cathala (Introduction à Sotnikov, Albin Michel, Paris, 1974) Les œuvres maîtresses de Bykov apparaissent au déclin d'une ère de rectification entamée au début des années 1960. Elles ont paradoxalement un contenu et une forme inédites chez ce Biélorusse qui, à 17 ans, s'était engagé comme volontaire dans l'Armée rouge. L'expérience de la cruauté des guerres semble avoir joué un rôle crucial chez Bykov. Tous ces livres en sont quasiment marqués. La fresque historique ne lui sied guère. Il préfère le microcosme : ses récits sont condensés au maximum et sa description s'opère par petites touches révélatrices. Que ce soit dans Les morts ne souffrent pas (1966), son premier grand roman, ou Le Pont de Krougliany (1969), ou dans Sotnikov ou, beaucoup plus tard, avec Dans la brume adapté au cinéma par Sergei Loznitsa en 2012, Bykov aborde la guerre en psychologue et en moraliste. Il montre que l'inhumanité est en l'homme et que s'il y a politique à laquelle on doit croire c'est celle qui n'excuse, à aucun moment, cette inhumanité. Or, précisément, en obligeant le Soviétique « à vaincre ou mourir », la politique de Staline ne l'a guère préparé à comprendre en profondeur le sens d'un combat - le combat contre la barbarie -, ni à faire preuve d'humanité. Dans Les morts ne souffrent pas, on entend l'ancien procureur militaire stalinien Gorbatouk, devenu officier au front, dire : « En temps de guerre, la cruauté n'est pas un crime », puis se vanter ainsi : « Nos hommes craignaient leurs chefs plus que les Allemands. » Quel sens peut avoir un combat contre la barbarie si nous ne nous en délivrions pas à notre tour ? Justement, face à l'exutoire déplorable que représente la guerre, l'être humain demeure encore libre de ses choix, ceux de contrevenir ou non à la morale définie dans le premier roman de Bykov : « Il ne peut y avoir de justice là où il y a faute contre l'homme. » Larissa Chepitko a symboliquement opté pour Sotnikov. Ce roman réunit, au mieux, les notions constitutives de Vassil Bykov et les résume en un conflit de tragédie : Sotnikov (Plotnikov), lequel est atrocement torturé, refuse de parler dès le début ; Rybak (Gostioukhine) ruse puis flanche ; il finit même par participer au crime des polizei. « Qu'est-ce qu'il y pouvait si c'était son destin. Le sale destin d'un homme perdu dans une guerre », écrit Vassil Bykov. L'ambition de Larissa Chepitko fut d'élever ce drame, produit de circonstances extraordinaires, selon une projection métaphysique plus générale. « Mon film est un voyage vers le devenir de l'être humain à l'intérieur de deux personnages », dira la réalisatrice. (In : Écran 78, n° 67, mars 1978) Ce qu'elle déclare se reflète superbement à l'écran. Et la photographie n'a jamais été aussi forte et significative. Le regard dans l'adieu à la vie de Sotnikov (prodigieuse incarnation de Boris Plotnikov), héros dostoïevskien chez la cinéaste, et son regard sur le paysage et le village biélorusses enneigés, filmés en plongée, n'a pas la même signification que chez l'autre, le vivant qui veut espérer vaincre à n'importe quel prix et ne pas mourir. Celui-là ne peut voir la mort en face, et la réalisatrice le filme, à deux reprises, imaginant, effrayé, sa propre mort, cette mort inévitable qui l'empêche d'agir comme il le voudrait. Celui-là, c'est l'ancien partisan Rybak, qui avait pourtant sauvé Sotnikov, blessé et chancelant, dans la steppe hivernale et qu'une villageoise traite, à présent, de « judas », après l'exécution des quatre détenus - l'officier de l'Armée rouge, le staroste, la mère des trois enfants et la jeune fille juive. Cet adieu se manifeste encore par le sourire radieux et serein de Sotnikov sur l'enfant chagriné qui s'efforce à son tour d'être souriant. La notion d'ascension n'est pas qu'une idée de mise en scène : elle reflète un fait authentique. On pendait ainsi durant cette guerre et certainement sur une butte - « véritable Golgotha où sont dressées les potences devant le village assemblé », consigne Ginette Gervais pour Jeune cinéma en 1977. Rybak est lui-même désagréablement surpris : il s'imaginait que l'on en finirait au plus vite, qu'il y aurait fusillade, qu'il éviterait de se retourner sur son péché. Son fardeau psychologique se double d'une charge ampliative : il ôtera le billot sous la corde du pendu, son frère d'armes soviétique qu'il vient de trahir. Il faut, bien entendu, comprendre le titre du film dans un sens plus profond. Larissa Chepitko se démarque de Vassil Bykov dans cette constante référence à une forme de spiritualité chrétienne. Elle s'observe dans les nombreux gros plans sur les visages des acteurs, et, essentiellement sur celui de Plotnikov, « auréolé » d'une douce lumière irréelle et dont l'expression est baignée de mysticisme, face projetée vers les cieux. Ce masque alcyonien que scrute, incrédule, son bourreau Portnov, magnifiquement interprété par Anatoli Solonitsyne, l'Andreï Roublev de Tarkovski. Elle s'observe dans le dialogue entre Rybak et Sotnikov dans la cave où les polizei les ont séquestrés. « L'essentiel est d'écouter sa conscience », affirme fermement Sotnikov. Le divorce est plus aigu et plus profond que chez Bykov. À l'écran, une fois encore, l'effet est bien plus rudement ressenti : Sotnikov a criblé l'œil de Rybak d'un crachat sanguinaire. Enfin, le staroste de Chepitko (Yakovlev) n'est pas qu'un administrateur résigné, c'est surtout un homme de foi, sans doute étranger au soviétisme, mais fidèle à son peuple et à sa patrie (« J'ai un père, une mère, une patrie », dit Sotnikov aux Allemands). « Ce qu'il faut rappeler c'est qu'en chacun de nous règnent l'un et l'autre personnage : toute notre vie est le mélange de ces deux essences, le Bien et le Mal, et nous voilà revenus à Dostoïevski », déclarait Larissa Chepitko. (In : op. cité)
Assassin (The) [2015 - Taiwan, Hong Kong, 105 min. C] R. Hou Hsiao-hsien. Sc. Hsiao-hsien, Chu Tien-wen, Zhong Acheng et Hsieh Hai-meng d'après la nouvelle Nie Yinniang de Xing Pei (IXe siècle). Ph. Mark Lee Ping-bing. Mont. Liao Ching-sung et Pauline Huang Chih-chia. Mus. Lim Giong. Décors et cost. Hwarng Wern-ying. Pr. Huang Wen-ying. I. Shu Qi (Nie Yinniang), Chang Chen (Tian Ji'an, le gouverneur), Zhou Yun (Lady Tian), Satoshi Tsumabuki (le polissur de miroirs), Juan Ching-tian (Xia Jing, l'aide de camp), Hsieh Hsin-ying (Huji, la concubine), Sheuh Fang-yi (la princesse Jia Cheng/la princesse nonne Jia Xin). Prix de la mise en scène festival de Cannes 2015.
~ Au VIIe siècle en Chine, l'Empire des Tang se protège des intimidations extérieures en formant des provinces militaires aux frontières. Deux siècles plus tard, certaines provinces bravent l'autorité impériale. Yinniang (Shu Qi), jeune femme maître en arts martiaux, est membre de l'ordre des Assassins, chargés de liquider les gouverneurs récalcitrants et de pacifier les régions. Éduquée par la princesse nonne Jia Xin (Sheuh Fang-yi), celle-ci lui commande de tuer son cousin Tian Ji'an (Chang Chen), prince et gouverneur de Weibo...
Le réalisateur taïwanais Hou Hsiao-hsien est demeuré longtemps inconnu en France. Son premier LM, Cute Girl date de 1980. Huit ans plus tard, notre pays découvre Un été chez grand-père (1984) projeté auparavant au festival des Trois continents de Nantes. Or, le réalisateur a déjà à son actif neuf films. En 1989, La Cité des douleurs, premier opus d'une trilogie sur l'histoire contemporaine de Taïwan, obtient le Lion d'Or à Venise et ne sort ici qu'après quinze mois d'attente, et dans une seule salle parisienne grâce à un distributeur modeste, Ciclop Films, émanation de la Fédération Jean Vigo. The Assassin, récompensé au festival de Cannes 2015, nous parvient après huit ans de silence créateur : son précédent film, Le Voyage du ballon rouge (2008), à vrai dire moyennement réussi, s'inspirait de l'œuvre du Français Albert Lamorisse. Hou Hsiao-hsien renoue avec le cinéma de reconstitution historique qu'il avait magnifiquement illustré avec la poursuite de la chronique du Taïwan du milieu du XXe siècle (Le Maître de marionnettes et Good Men, Good Women, 1993-95) et Fleurs de Shangaï (1998). Comme pour faire amende honorable, la Cinémathèque française proposait, en mars 2016, une rétrospective de son œuvre. S'agissant de The Assassin, la surprise tient plutôt au fait que le réalisateur taïwanais aborde ici un genre - le wu xia pian (film de sabre) - dont son compatriote King Hu s'était fait une spécialité. Il fallait s'attendre néanmoins à ce que les codes du genre, à défaut d'être transgressés, prennent chez Hou Hsiao-hsien un sens plus creusé, plus profondément enraciné dans l'histoire d'un pays. Le film d'art martial « permet à Hou Hsiao-hsien, par sa gestuelle, sa géométrie des combats, une exploration plus radicale de ce geste esthétique. » [Nicolas Bauche, Positif, 661|Mars 2016] L'image emblématique de son héroïne - une femme donc ! Incarnée, à travers le destin de Nie Yinniang, par Shu Qi, elle-même fille rebelle - qui fait face à un amour contrarié et se dérobe à ce qu'on attend d'elle, renouvelle notre perception du genre. La nouvelle de Xing Pei « appartent à la littérature de la dynastie Tang (618-907) qui est riche en nouvelles de ce genre et où il y a beaucoup de personnages féminins. C'était un genre très populaire appelé chuanqi et j'aimais l'idée d'une princesse qui devenait un assassin. » [Hou Hsiao-hisien, entretien pour Positif, mars 2016] Nie Yinniang est l'instrument d'une violence qui doit mettre fin à une autre violence : celle générée par la corruption, l'abus de pouvoir et le massacre d'innocents. À mesure que se développe l'engagement de l'héroïne, celle-ci se transforme. Au-delà de l'inspiration proprement littéraire, Hou Hsiao-hsien a voulu faire revivre une époque chaotique avec plus de précision et afin que celle-ci nous parle au temps présent. Toutefois, c'est la figure de Yinniang qui envoûte : celle qui ondoye dans la forêt, souveraine, insaissisable dans un univers inconsistant et cruel, et dont l'hymen pour Tian Ji'an, tel un diamant, brille d'un lustre inaltérable. « Je suis toujours du côté des femmes, nous dit Hou Hsiao-hsien, elles ont une sensibilité et une complexité mentale, un rapport au réel qui me semble plus intrigant. Indépendance, détermination, solitude. Ce sont les trois caractéristiques de mes personnages de femmes. » Dont Nie Yinniang en est une figure majeure, transcendée par Shu Qi et selon une chorégraphie sublimée par l'image et le mouvement.
Assassin habite au 21 (L') [1942 - France, 84 min. N&B] R. Sc. Henri-Georges Clouzot, Stanislas-André Steeman d'après son roman éponyme. Ph. Armand Thirard. Mus. Maurice Yvain. Déc. André Andrejew. Pr. Alfred Greven/Continental Films. I. Pierre Fresnay (le commissaire Wens), Suzy Delair (Mila-Malou), Jean Tissier (Lallah Poor, le fakir), Pierre Larquey (Colin), Noël Roquevert (le docteur Linz), Odette Talazac (Mme Point, la gérante de la pension Mimosas), André Gabriello (l'agent de police), René Génin (l'ivrogne), Raymond Bussières (Turlot), Jean Despeaux (Kid Robert), Huguette Vivier (Vania, l'infirmière de Kid Robert), Balpêtré (le ministre).
~ Premier LM du scénariste et dialoguiste Henri-Georges Clouzot - plus d'une quinzaine de collaborations dans cette fonction à cette date. Du reste, Clouzot reprend ici les protagonistes d'un autre roman de Steeman, Six hommes morts que Georges Lacombe avait adapté à l'écran, l'année précédente, sous le titre Le Dernier des six, et dont Clouzot avait signé le scénario. Un film qui avait obtenu un beau succès commercial. Clouzot reprend ici les personnages du commissaire Wens et de Mila-Malou et leurs interprètes par la même occasion, à savoir Pierre Fresnay et Suzy Delair. Comme Jacques Becker avec Dernier atout, Clouzot débute donc dans un polar, le genre étant très prisé à l'époque. Un récit conduit « à l'américaine », une caractérisation remarquable d'une foule de personnages, au demeurant admirablement campés (le trio Larquey-Roquevert-Tissier), des dialogues savoureux (les échanges entre Fresnay et Suzy Delair, la compagne d'alors du réalisateur), une atmosphère teintée de sordide : Henri-Georges Clouzot est déjà là dans tout son éclat.
Dans le roman original de Stanislas-André Steeman, l’action se déroule à Londres et l'enquête est menée par le superintendant Strickland. Cependant, pour son adaptation au cinéma, le romancier et Henri-Georges Clouzot décident de la situer à Paris et l'enquête est menée par le commissaire Wens. Les personnages évoluent dans une petite pension de famille nommée Les Mimosas ayant pour adresse le 21, avenue Junot (adresse fictive, le 21 n'existe pas dans cette avenue) sur la butte Montmartre. L'une des grandes différences entre le film et le roman est que, dans ce dernier, les policiers enquêtent, pour l'essentiel, « de l'extérieur ». Le personnage du boxeur aveugle, Kid Robert, est joué par le boxeur français Jean Despeaux, champion olympique dans la catégorie poids moyen en 1936.
Assassins et voleurs [1956 - France, 85 min. N&B] R. Sc. Dialogues : Sacha Guitry. Ph. Paul Cotteret. Mus. Jean Françaix. Mont. Paulette Robert, Colette Leloup. Déc. Jean Douarinou. Pr. Gilbert Bokanowski/CLGaumont - Clément Duhour. I. Jean Poiret (Philippe Dartois), Michel Serrault (Lecagneux), Magali Noël (Madeleine), Darry Cowl [Darricaut] (Lardenois, le témoin égaré), Clément Duhour (Ferrand, le mari de Madeleine), Lucien Baroux (le médecin-chef), Pierre Larquey (le maître-nageur secouriste).
~ Philippe Dartois (Poiret), riche désœuvré, voleur par snobisme, coince chez lui un cambrioleur (M. Serrault). Il lui demande de l'assassiner contre une forte somme d'argent. Il se trouve que ce malandrin a été autrefois injustement condamné pour le crime qu'a commis Dartois à l'endroit de M. Ferrand, le mari de sa maîtresse (Madeleine/M. Noël)...
Homme de théâtre avant tout - 124 pièces entre le début du XXe siècle et le le milieu des années 1950 -, Sacha Guitry (1885-1957) reste relativement négligé et donc méconnu en tant que réalisateur. Il a pourtant tourné 36 LM dont 17 adaptations de ses propres pièces. Le réalisateur français Paul Vecchiali, peu enclin à célébrer Guitry en ce domaine-là, a émis l'hypothèse selon laquelle ses périodes créatrices auraient un lien avec les différentes épouses qu'il aurait eues : le théâtre bourgeois du temps de Charlotte Lysès (1907-1918), les opérettes de charme avec Yvonne Printemps (1919-1932), le cinéma frivole avec Jacqueline Delubac (1935-39), une transition entre mélodrame et gigantisme sous Geneviève de Sénéville (1939-49) et, enfin, une dernière vague partagée entre sérénité et films historiques avec Lana Marconi. [In : P. Vecchiali : L'Encinéclopédie, Cinéastes français des années 1930 et leur œuvre, t. 1, Éditions de l'Oeil] L'ennui avec pareille délimitation tient au fait, selon nous, que Guitry aura souvent adapté à l'écran ses pièces avec un décalage de dix ou vingt ans. Le dramaturge n'ignorait pas que celles-ci avaient franchi victorieusement l'épreuve du temps. Exemples les plus réussis : Faisons un rêve, avec lui-même, Jacqueline Delubac et Raimu, sort en 1936, vingt-ans après que sa pièce fut donnée ; l'année suivante, Désiré, toujours avec lui-même et son épouse d'alors, Jacqueline Delubac, entourés d'Arletty et de Pauline Carton (l'amie fidèle), fut une pièce créée au theâtre Édouard VII, le 27 avril 1927 et, enfin, Le Comédien (1948), hommage au paternel, Lucien Guitry (1860-1925), l'égal masculin de Sarah Bernhardt en son temps : la pièce avait été montée en janvier 1921, toujours à la salle située place Édouard VII. Quoi qu'il en soit, ses deux dernières œuvres cinématographiques marquent un retour vers la comédie humoristique. On fera remarquer, en outre, qu'ils figurent parmi les rares films où Guitry n'y est pas en tant qu'acteur. Sacha était, à ce moment-là, bien malade. Du reste, Les Trois font la paire, sorti deux mois avant son décès et où l'on retrouve Darry Cowl, fut quasiment pris en charge par Clément Duhour. Dans Assassins et voleurs, sa causticité est inégalable même si elle est teintée d'une forme de cynisme et d'un esprit cruel, qui, du reste, est parfaitement assumée par le duo Poiret/Serrault. Guitry a quelques comptes à régler, c'est évident. Les allusions à son arrestation arbitraire d'août 1944, au crépuscule du régime de Vichy, sont claires. En bref, l'Histoire serait parsemée de lampistes et d'embusqués : si riche vous êtes, c'est votre passé qu'on jettera au mitard... tandis que d'autres paieront pour vous. Nuancez, je vous prie, la morale de Sacha Guitry et surtout gardez le reste... et ses interprètes géniaux dont l'inénarrable Darry Cowl qui, en cinq minutes, vous fait un numéro de dingue.
Assoiffé (L') (Pyaasa) [1957 - Inde, 146 min. N&B] R. Pr. Guru Dutt. Sc. Abrar Alvi, G. Dutt. Mus. Sachin Dev Burman, chansons de Sahir Ludhianvi. Ph. V.K. Murthy. Déc. Biren Nag. Cost. Bhanu Athaiya. Langue originale : ûrdu. I. Mala Sinha (Meena, la femme de M. Ghosh), Guru Dutt (Vijay, le poète), Waheeda Rehman (Gulabo, la prostituée), Rehman (M. Ghosh), Johnny Walker (Abdul Sattar).
~ Vijay, poète de grand talent à la vie bohème, se heurte à l'incompréhension des éditeurs. Irrités d'avoir à supporter son « oisiveté », ses deux frères, après avoir vendu ses écrits comme papier d'emballage, le chasse du domicile familial en présence de leur mère impuissante. Une nuit, il entend une prostituée chanter un de ses poèmes. Il la suit. La jeune femme pense qu'il s'agit simplement d'un client. Un papier tombe de sa poche, la prostituée se rend compte qu'il est bien l'auteur des vers qu'elle chantait. Mais, à présent, il s'est éloigné dans la rue. Un matin, alors qu'il a passé la nuit sur un banc, Vijay reconnaît Meena la jeune fille dont il était épris au temps où il étudiait au collège. Il apprend qu'une réunion d'anciens étudiants est organisée : là, il chante un poème triste qui se termine dans un silence grave. Meena fait partie du public, elle est aux côtés de son époux, l'éditeur Ghosh. Ce dernier remarque le trouble qu'éprouve Meena. Plus tard, bien qu'il refuse d'éditer ses poèmes, Ghosh lui accorde un emploi. Lors d'une autre soirée, Vijay psalmodie à nouveau une de ses poésies. Meena s'effondre en larmes. Un jour, Ghosh surprend Vijay en grande conversation avec sa femme. Il le renvoie sur-le-champ. Second coup dur : Vijay apprend la mort de sa mère. Désespéré, il sombre dans l'alcool. Un autre soir, il prête sa veste à un mendiant qui, par la suite, est happé par un train. Les journaux annoncent le décès de Vijay. Gulabo, la prostituée, se rend chez M. Ghosh et lui demande de publier l'œuvre de Vijay à ses frais. L'ouvrage est publié et devient un grand succès. Cependant, à l'hôpital, Vijay, simplement accidenté, proclame, dans l'incrédulité générale, qu'il n'est pas mort et qu'il est l'auteur de ces poèmes...
La courte carrière de Guru Dutt (1925-1964) ne peut être comprise en dehors du continent indien d'abord, puis ensuite des impératifs de la production cinématographique hindie. Même aujourd'hui, le cinéma n'est ici qu'une industrie de pur divertissement, boursouflée de mélodies rebattues et de danses triviales, lesquelles sont, en vérité, l'anaphore de l'érotisme formellement prohibé à l'écran. Les écrans surabondent en effet de films hâtivement tournés selon des récits inspirés des schémas mélodramatiques hollywoodiens. À l'époque où Guru Dutt travailla, le cinéma hindi ne traitait jamais de la réalité indienne. Il était, avant tout, une forme d'« opium du peuple ». Le mérite de Guru Dutt est donc immense : il a su concilier les exigences du spectacle et celles d'une démarche authentiquement créatrice. Il y fallait un grand savoir-faire, beaucoup de talent et surtout une fine connaissance des ressorts psychologiques d'un public populaire qui, dans les années 1950, était encore à 70 % analphabète. Dutt entra dans la sphère du cinéma grâce à la danse parce qu'il avait acquis, dans ce domaine, une solide formation. Un oncle lui permit d'intégrer en 1944 la compagnie Prabhat à Poona, non loin de Bombay (Mumbai). Là, il y apprendra : d'abord chorégraphe, puis acteur et enfin assistant à la réalisation. En 1947, il s'établit dans la capitale commerciale de l'Inde avec pour nette ambition de devenir metteur en scène. Son ami de jeunesse, l'acteur Dev Anand, conformément à une promesse d'étudiant, lui confie la réalisation de Baazi (Jeu) en 1951. Tout en restant dans les clous de la production courante, le film tranche singulièrement sur la médiocrité habituelle. Outre sa nervosité très « américaine », la réalité indienne y est mieux cernée. Le film obtient un grand succès grâce aussi au charisme de Dev Anand. En septembre 1952, Guru Dutt fonde sa propre maison de production. Il demeure très pragmatique : s'il lui faut affirmer sa singularité et hisser le cinéma indien à un niveau artistique plus respectable, il ne faut jamais négliger la psychologie du grand public. Un échec commercial cuisant peut interrompre en effet la carrière de Guru Dutt. Mr and Mrs (1955) est le type même de la comédie en apparence conventionnelle, mais en réalité subtilement mise en scène, évitant les écueils du manichéisme et du statisme qu'on déplore dans la plupart des films hindis. C'est toujours le pragmatisme qui prévaut au moment de la gestation de Pyaasa. Henri Micciollo, grand connaisseur du cinéma indien, note que Guru Dutt « sent maintenant le besoin de viser plus haut et plus loin, mais en équilibrant ses chances en misant à la fois sur un film ambitieux et sur un film commercial, un peu à la manière de Hitchcock. » C.I.D. et L'Assoiffé sont tournés en même temps. Le premier est confié à Raj Khosta tandis que Pyaasa est l'œuvre intime du cinéaste. Le premier film dans lequel Guru Dutt s'exprime personnellement. L'acteur principal, l'interprète du poète Vijay, devait être Dilip Kumar, le plus grand acteur indien de l'époque. Guru Dutt ne put supporter son retard. Il le remplaça sans tarder. Le réalisateur mit ensuite toutes les chances de son côté en se livrant à des compromis habiles. Il inclut des chansons certes, mais qui ne sont nullement décoratives, parfaitement en situation avec le contenu profond de l'intrigue. Le héros est poète : il chantera ses poèmes comme d'autres - Gulabo, la prostituée - chanteront ses poèmes. Si L'Assoiffé recrée avec beaucoup de relief les contrastes de Calcutta : le luxe de quelques-uns - l'éditeur et son bureau, les soirées mondaines - et la misère sordide des bas-quartiers de la cité, ce sont les caractères des personnages qu'il met en scène qui retiennent l'attention, et, en premier lieu, le poète Vijay. L'Assoiffé (Pyaasa en hindi) c'est lui : il a soif d'un monde d'amour, de justice, de beauté. Mais il affronte un monde cruel, insensible, matérialiste, guidé par des valeurs mercantiles et dont la suprême aberration consiste à « vénérer les morts et écraser les vivants. » Le cri de Guru Dutt est autant le sien que celui de Vijay : sa charge est prophétique. « Il est clair que Guru Dutt a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage. Son pessimisme foncier, sa hantise d'être un artiste maudit, son attirance vers le suicide (un soir qu'il a beaucoup bu, Vijay déclare à Gulabo qu'il a décidé de se supprimer), sa haine des riches, cyniques et hypocrites, et son amour des humbles. Vijay a quelque chose de la victime expiatoire et le film a une sorte de résonance christique assez curieuse. La belle Meena lit d'ailleurs, à un moment du film, la revue Life qui porte un portrait du Christ en couverture », écrit Henri Micciollo. (Guru Dutt, in : Anthologie du cinéma, T. IX, L'Avant-scène. 1976) L'Assoiffé est un triomphe commercial. Ce bonheur ne se reproduira hélas pas. Sahib Bibi Aur Ghalam (Le Maître, la maîtresse et l'esclave) en 1962 connaît un échec public immérité. Sur le plan intime, les choses se dégradent aussi : Guru Dutt se sépare de son épouse. Il ne veut pas divorcer non plus et vivre avec celle qu'il a toujours aimée, l'actrice Waheeda Rehman qui joue dans Pyaasa le rôle de la prostituée qu'il sauve des griffes de la police, en déclarant : « C'est ma femme ». Guru Dutt, « l'assoiffé », sombre immanquablement dans l'alcool. Il est retrouvé inanimé dans sa chambre, un 10 octobre 1964. Surdose d'alcool et de tranquillisants ou suicide ? Dieu seul le sait.
Assurance sur la mort (Double Indemnity) [1944 - États-Unis, 103 min. N&B] R. Billy Wilder. Sc. B. Wilder, Raymond Chandler d'après Three a Kind de James M. Cain. Ph. John F. Seitz. Dir. art. Hans Dreier et Hal Pereira. Cost. Edith Head. Mont. Doane Harrison. Mus. Miklos Rozsa. Pr. Paramount Pictures. I. Fred McMurray (Walter Neff), Barbara Stanwyck (Phyllis Dietrichson), Edward G. Robinson (Barton Keyes), Porter Hall (Mr Jackson), Jean Heather (Lola Dietrichson), Tom Powers (Mr. Dietrichson).
~ Walter Neff (McMurray) est agent d'assurances. Il tombe sous le charme de la femme d'un de ses clients (Barbara Stanwyck). Il devient son amant et finit par s'associer avec elle pour échafauder un meurtre contre son mari. Ils partageront ainsi son assurance-vie, laquelle est doublée en cas de mort accidentelle...
Le quatrième LM de Billy Wilder, co-écrit avec Raymond Chandler, le créateur littéraire du détective Philip Marlowe, est inspiré d'un récit de James M. Cain, très proche du Facteur sonne toujours deux fois. Wilder donne ici un des plus hauts chefs-d'œuvre du film noir, à l'âpreté rarement atteinte. Tout y est : une distribution excellente - Edward G. Robinson, autrefois gangster dans Little Caesar (1931), ici fin limier chargé de traquer les fraudeurs à l'assurance dont Fred McMurray et Barbara Stanwyck, inhabituellement promus assassins -, un suspense bien entretenu, un décor glauque magnifiquement rendu par la photographie extrêmement contrastée de John F. Seitz et la musique sépulcrale de Miklos Rozsa. La conclusion est un modèle du genre.
Atalante (L') [1934 - France, 89 min. N&B] R. Jean Vigo. Sc. Jean Guinée. Adaptation et dial. J. Vigo et Albert Riéra. Mont. Louis Chavance. Mus. Maurice Jaubert. Ph. Boris Kaufman. Déc. Francis Jourdain. Pr. Nounez/Gaumont. I. Jean Dasté (Jean), Dita Parlo (Juliette), Michel Simon (le père Jules), Gilles Margaritis (le camelot), Louis Lefebvre (le mousse), les frères Prévert.
~ L'Atalante est l´unique LM réalisé par Jean Vigo, mort une semaine après que le film ait été retiré de l'affiche. Le film a été monté par Louis Chavance, sous la direction de Jean Vigo, déjà malade. Le film a connu une histoire tumultueuse. La Gaumont, inquiète après l'interdiction de Zéro de conduite, film précédent du cinéaste, décida de remplacer la musique de Maurice Jaubert par la chanson à succès de Lys Gauty Le Chaland qui passe. « Imaginez qu'au milieu d'une représentation de Pelléas et Mélisande, l'orchestre exécute soudain Parlez-moi d'amour », s'était insurgé le poète Claude Aveline. Le film fut même, initialement, affublé du titre de cette chanson. Des scènes sont supprimées. De 84 minutes, la durée du film, raccourcie de 19 minutes, passe à 65 minutes. À la suite de l'échec commercial du film, les exploitants de salle coupèrent à leur tour dans la copie pour l'« améliorer ». En 1940, le nouveau détenteur des droits et ancien actionnaire de la Gaumont, Henri Beauvais, présente une version la plus correcte possible (une reconstitution partielle, du mieux qu'il pouvait) avec le titre et la musique originales du film qu'il avait lui-même mutilé. Malheureusement, le négatif de cette copie est détruit pendant la guerre. En 1950, Henri Langlois et la Cinémathèque française se basent sur cette version de Beauvais qu'ils corrigent avec différentes copies trouvées çà et là, et en rencontrant l'entourage de Vigo. La qualité technique de cette restauration demeure néanmoins médiocre. En 1990, dans le but de conserver ses droits sur l'œuvre qui vont bientôt tomber dans le domaine public, Gaumont sort une version restaurée. Elle est produite par Michel Schmidt et dirigée par Jean-Louis Bompoint (qui a entre-temps reçu le soutien de Luce Vigo, fille du cinéaste) et Pierre Philippe. Cette restauration, présentée au festival de Cannes, est dite enfin « complète ». Mais cette version intègre des rushes inédits qui n'étaient pas montés dans la version de 1934, comme le fameux « plan de l'iceberg » qui montre Jean Dasté sucer un glaçon. Les restaurateurs ne savent pas où coller ce plan onirique, certes splendide, qui est placé au milieu du film. De surcroît, ce nouveau montage va dans le sens d'une grammaire plus moderne du langage cinématographique. Le film semble alourdi. Un ralenti est même ajouté au plan final qui, de plus, est resserré. La même année, une copie de travail de L’Atalante de 1934, proche de la version finale, est retrouvée à Londres par Jean-Louis Bonpoint, copie dont les restaurateurs de 1990 n'ont pas eu le temps de s'inspirer complètement. En 2001, Bernard Eisenschitz, historien du cinéma, restaure L'Atalante, de façon plus rigoureuse, sur la base de la copie retrouvée à Londres, le but étant de revenir au montage original approuvé, de son lit, par Vigo. Eisenschitz a réalisé un film comparatif, entre les différentes versions et les rushes conservés, intitulé Les Voyages de L'Atalante. En 2017, Gaumont entreprend un partenariat avec la Cinémathèque française et The Film Foundation afin d'engager une restauration numérique effectuée en 4K. La version restaurée est présentée lors de la programmation Cannes Classics du festival de Cannes 2017. Elle sort en salles en France en septembre 2021.
Chef-d'œuvre de poésie, L'Atalante est la preuve éclatante qu'on peut filmer le quotidien sans l'affadir. Jean Vigo, cet absolu génie à la santé hélas fragile, demeure pour nous une miraculeuse étoile filante. Rien ne paraît volontairement provoqué ici, tout semble découler de la vie elle-même. La fugue de Juliette (Dita Parlo) c'est l'ennui et l'aspiration à autre chose. Puis c'est encore le songe et le désir d'aimer qui ramène Juliette vers le marinier (Jean Dasté). Ici ou là, on retrouve le regard subversif du cinéaste : la guinguette avec la pancarte « volaille à l'intérieur », l'usine qui prévient par affichette qu'on n'embauche plus et le panneau qui appelle à la solidarité avec les bateliers. On n'en finirait pas citer les séquences qui nous émerveillent : le bouquet de la mariée qui navigue au fil de l'eau, le désespoir du marinier qui se jette dans l'eau pour retrouver le visage de son aimée, l'épilogue sur les flots de la Seine et la péniche filmée en plongée... « Ainsi le réalisme s'unissait-il à une poésie surréaliste dans un violent lyrisme », écrivit Georges Sadoul. Albert Riéra, le dialoguiste, épanchera ses souvenirs ainsi : « L'imagination débordante de Jean Vigo lui permettait d'improviser avec une facilité désarmante. Ce n'étaient pas les mots qui l'inspiraient, mais les visages, les objets, les paysages. » Composition inoubliable du grand Michel Simon en père Jules : « Inquiétant : Le père Jules qui, les pieds fixés au plancher de la péniche, se complaît dans son passé qu'il évoque à la façon d'un rêve vénéneux. » (O. Barrot, R. Chirat, Ciné-Club, Flammarion, 2010).
Atlantique [2019 - France, Sénégal, 105 min. C] R. Mati Diop. Sc. M. Diop, Olivier Demangel. Ph. Claire Mathon. Mont. Aël Dallier Vega. Mus. Fatima Al Qadiri. Pr. Les Films du Bal/Judith Lou Lévy, Eve Robin. I. Mama Sané (Ada), Amadou Mbow (Issa), Ibrahima Traoré (Souleiman), Nicole Sougou (Dior), Amina Kané (Fanta), Babacar Sylla (Omar). Grand Prix au festival de Cannes 2019.
~ Dans un quartier populaire de la banlieue de Dakar, des ouvriers d'un très grand chantier ne sont plus rémunérés depuis plusieurs mois. Parmi eux, Souleiman vit une idylle avec Ada. Cette dernière est promise à Omar. Souleiman lui garantit un rendez-vous à la nuit tombante. Mais alors qu'Ada est à sa recherche, le jeune homme s'est embarqué avec ses deux autres collègues pour l'Espagne. Les jours s'écoulent et toujours pas de nouvelles de Souleiman. Résignée, Ada épouse Omar. Mais, stupeur, le lit conjugal s'enflamme. La rumeur court que Souleiman rôdait autour des lieux...
Nièce du réalisateur sénégalais Djibril Diop Mambéty (1945-1998), Mati Diop vient de remporter l'Ours d'Or à la Berlinale 2024 avec le documentaire, Dahomey. Onze ans plus tôt, son moyen métrage (45 min.) Mille Soleils avait été très remarqué. La jeune cinéaste partait à la rencontre de Magayé Niang, le vacher de Touki Bouki (1973), le troisième film de Diop Mambéty. Son documentaire était primé au festival international de Marseille et à celui du nouveau cinéma de Montréal. On attendait, avec une curiosité impatiente, l'entrée de Mati Diop au festival de Cannes où était présenté son LM Atlantique. Le film surprend beaucoup et plutôt agréablement. Il déjoue l'uniformité par trop ordinaire d'une chronique sociale et, sur le mode à la fois romanesque et fantastique, accoste en des rivages inattendus. On s'étouperait les yeux à ne pas deviner, au-delà des instantanés miraculeux, la tonalité hyperbolique d'un conte. « Mati Diop a utilisé le cinéma pour redonner une voix aux morts et aux oubliés du monde moderne », écrit l'Annuel du cinéma 2020.