(II)

 

Au-delà de la gloire (The Big Red One) [1980 - États-Unis, 113 min. (162 min. version reconstruite), N&B, C] R. Sc. Samuel Fuller. Ass. Lewis Teague. Mus. Dana Kaproff. Ph. Adam Greenberg. Mont. Morton Tubor. Pr. Lorimar. I. Lee Marvin (sergent Possum), Mark Hamill (Griff), Robert Carradine (Zab), Bobby Di Cicco (Vinci), Kelly Ward (Johnson), Stéphane Audran (une résistante belge), Serge Marquand. 

~ La carrière de Sam Fuller semblait close lorsqu'il obtint un financement pour un projet très personnel et auquel il pensait depuis 1956. Selon Michael Henry Wilson, «The Big Red One est à Sam Fuller ce qu'America America fut à Elia Kazan : le film-somme vers lequel convergent les essais antérieurs, l'exorcisme par lequel l'artiste se délivre de l'expérience fondamentale qui n'a cessé de nourrir sa création. » (In : À la porte du paradis, Armand Colin, 2014) The Big Red One c'est aussi la 1ère division d'infanterie américaine dans laquelle Fuller a servi de novembre 1942, en Tunisie, jusqu'au mois de mai 1945, dans le camp de concentration nazi de Falkenau, localisé dans la région des Sudètes en Tchéquie. Le film débute sur des séquences, filmées en noir et blanc, et situées à la fin de la Première Guerre mondiale : le soldat Possum (L. Marvin) vient de tuer un conscrit allemand qui lui annonçait la fin de la guerre. Il ne l'a pas cru et cette erreur le marquera à jamais. Comme preuve de sa « bravoure », il a arraché le bout de tissu rouge cousu sur le képi du soldat ennemi. Vingt-cinq ans plus tard, ce bout de tissu est devenu l'insigne de cette fameuse division militaire appeléeThe Big Red One. Fuller tourne ce récit en Israël en 1978. Après montage, les 30 h de bobines de pellicule sont ramenées à 4 h 30. La première version distribuée en salles est limitée à 120 minutes suivant l'exigence du producteur. Le film de Fuller est une réflexion nullement apaisée sur l'absurdité et l'atrocité de la guerre. Tout au long de ce journal de marche de l'indicible - Fuller n'a qu'à puiser dans ses notes d'écrivain et ses matériaux bruts, ceux qu'il put filmer avec une caméra 16 mmm d'occasion -, s'édifie une odyssée dont la dimension métaphysique est incontestable : « le héros est appelé à perdre son humanité et peut-être même son identité. » (M. Henry Wilson) Une lueur d'espoir perce néanmoins dans ce cortège d'horreurs que le cinéaste ne nous épargne point : « Griff (Mark Hamill), le plus sensible des patrouilleurs, vide ses chargeurs, puis ceux que lui tend son sergent, sur le S.S. réfugié dans un four crématoire. » (M. Henry Wilson) De cette « boucherie » innommable germera, peut-être, enfin, une prise de conscience salutaire qui s'écriera et s'écrira : « Plus jamais ça ! » Ajoutons ici à titre informatif, la réalisation en 1988 par Emil Weiss, d'un CM de 52 minutes, Falkenau, vision de l'impossible :  on y découvre un film de 16 minutes, muet et en noir et blanc, dû à Sam Fuller décrivant la libération du camp. Après une courte introduction présentant les conditions du tournage et l’épisode de la libération de ce camp ordinaire, Samuel Fuller commente les images qu’il a enregistrées quarante ans plus tôt.  « C’est le seul film où l’on voit des civils dans un camp faisant ce qu’ils font. C’est la première fois et la dernière fois que cela se produit pendant la guerre », y est-il dit. 

 

Au-delà des murs (ou Derrière les barreaux, Me'Ahorei Hasoragim) [1984 - Israël, 103 min. C] R. Uri Barbash. Sc. Benny Barbash, Eran Pries, U. Barbash. Ph. Amnon Salomon. Déc. Eitan Levy, Rashid Masrawi. Mus. Ilan Virtzberg. Pr. Rudy Cohen. I. Arno Zadok (Uri), Muhamad Bakri (Issam), Assaf Dayan (Assaf). 

~ Uri Barbash, né en 1946, est l'auteur d'une quinzaine de LM. Il s'est penché sur l'histoire de la communauté juive en Europe tout en abordant courageusement les problèmes contemporains liés à la naissance d'Israël. Ses films restent hélas très méconnus en France voire au-delà. On signalera parmi ceux-ci Printemps 1941 avec Ralph Fiennes, sorti en 2008, qui évoque l'invasion allemande de la Pologne et le drame de la Shoah. Dix ans plus tard, le cinéaste israélien revient sur cette séquence de l'histoire à travers la destinée et l'œuvre du poète yiddish Avrom Sutzkever (1913-2010) [Black Honey : The Poetry and Life of Abraham Sutzkever) qui fut un survivant de l'holocauste. Il sera d'ailleurs un des témoins du Livre noir de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, recueil de confessions et de dépositions sur l'horreur des persécutions infligées aux communautés juives de l'Europe de l'Est. Au-delà des murs se place, en revanche, dans la contemporanéité, trois ans avant la première intifada déclenchée dans les territoires occupés par Israël. À l'heure actuelle, le film conserve pleinement sa force prémonitoire initiale. Avec l'arrivée du Likoud, largement influencé par l'idéologie du sionisme révisionniste, le cinéma et la littérature israélienne se montrent désormais plus critiques à l'endroit des pouvoirs politiques en place. Le cinéma national s'intéresse aux exclus du rêve israélien. Parmi ces exclus, les Arabes en sont les plus visibles. Les rapports entre Juifs et Arabes deviennent désormais un thème central du cinéma israélien au cours des années 1980. Ce qui n'est pas, comme il faut s'y attendre, du goût de la censure. Le film d'Uri Barbash décrit le quotidien d'une prison de haute sécurité israélienne dans laquelle se côtoient des prisonniers de droit commun juifs et des militants de l'OLP (Organisation de libération de la Palestine). Les uns sont dirigés par Uri (A. Zadok) tandis que les Palestiniens le sont par Issam Tabrin (Muhamad Bakri). Les relations entre eux sont extraordinairement tendues et d'une grande complexité. L'arrivée d'un parachutiste (Assi Dayan) condamné pour intelligence avec l'ennemi ne fera qu'envenimer les choses. Au-delà des murs revêt d'emblée une dimension métaphorique : Israël ne serait-il pas devenu un huis clos ? Et précisément une vaste prison dans laquelle se débattent deux communautés déchirées et opposées ? Comment ne pas voir, ici, dans les surveillants de ce QHS toutes les polices chargées du contrôle aux frontières et du maintien de l'ordre en Israël et dans les territoires occupés ? Au-delà des murs évite néanmoins l'écueil de l'analogie facile : il observe rigoureusement et impitoyablement la réalité du monde carcéral israélien et, à ce titre, il demeure un document de premier ordre. Rien ne nous y est épargné. Film dur et cependant humain, traversé par des épisodes plus apaisés et plus optimistes - les prisonniers se battent ensemble pour leur dignité -, Au-delà des murs a besoin, présentement, d'une diffusion normale et d'une publicité moins confidentielle. 

 

Aurore (L') (Sunrise) [1927 - États-Unis, 11 bobines, Muet N&B] R. Friedrich Wilhelm Murnau. Sc. Carl Mayer d'après Die Reise nach Tilsit de Hermann Sudermann. Ph. Charles Rosher et Karl Strüss. Déc. Rochus Gliese et Edgar Ulmer. Mus. Hugo Riesenfeld. I. George O'Brien (Ansass), Janet Gaynor (Indre), Bodil Rosing (la servante), Margaret Livingston (la fille de la ville). Pr. Fox Corp. 

~ Sous-titre du film : « Un chant à propos de deux êtres ». Murnau, l'auteur de l'expressionniste Nosferatu le vampire (1922), a caractérisé son film de cette façon : « L'histoire de deux êtres humains. Ce chant de l'Homme et de la Femme est de nulle part et de partout. Il pourrait se situer n'importe où à n'importe quelle époque. Partout où se lève et se couche le soleil, dans le tourbillon des villes ou le plein air d'une ferme, la vie est toujours la même, tantôt amère, tantôt douce, avec ses rires et ses larmes, ses fautes et ses pardons. » L'œuvre la plus accomplie du maître allemand du cinéma muet. « La plus synthétique, la plus symphonique, la plus cosmique et en définitive la plus lumineuse » (J. Lourcelles) de son entière filmographie. Elle doit être vue et revue par tout cinéphile qui se respecte et figurer dans nos étagères. Après le triomphe du Dernier des hommes (1924) aux États-Unis, le producteur américain William Fox invite Murnau à diriger outre-Atlantique. Il s'embarque donc vers le Nouveau Monde. Ici, il bénéficiera d'une liberté de création totale et d'un budget plus ample qu'il n'en n'aura connu en Allemagne. Bien que réalisée à Hollywood, l'œuvre demeure profondément germanique. « L'expressionnisme est encore présent dans le décor du village, dans l'abstraction « généralisante » de l'intrigue, écrit Jacques Lourcelles. Mais il est dépassé et sublimé au profit d'un réalisme au second degré qu'on pourrait qualifier de spirituel et de métaphysique. Murnau crée, notamment par un emploi génial et discret de la profondeur des champs, des espaces de liberté - la lande autour du village, le lac etc. - où les personnages [...] doivent découvrir par eux-mêmes et par-delà les pièges du destin, le sens de leur destinée en faisant un usage maléfique ou positif de cette liberté. » (op. cité) Par ailleurs, le cinéaste westphalien caresse ici une vision panthéiste du monde. Répudiant « un âge d'or où les travaux et les jours s'accordaient aux rythmes cosmiques, à la pérennité des saisons, au retour des moissons » (M. Henry Wilson), l'Homme court à sa propre fin. Un plan-séquence, placé dans un passé antérieur au récit, suggère à travers la sensualité champêtre d'un laboureur et de son épouse, une image de la Genèse : Adam et Ève avant leur expulsion du jardin d'Éden. Murnau n'écrivait-il pas à propos de Our Daily Bread - un projet qu'il ne réalisera pas :  « Cet été, je voudrais tourner un film sur le blé, sur le caractère sacré du pain, sur l'aliénation de la métropole moderne et son ignorance des sources substantielles de la nature » ? (Lettre à William Fox, 28 déc. 1927)  L'Aurore, cet absolu chef-d'œuvre, cet aboutissement quasiment parfait d'un « cinéma total » digne des plus grands metteurs en scène, fut pourtant un échec financier dont Murnau ne put se remettre. L'Aurore fut à contrario et, comme le sont généralement les grandes œuvres, racheté par la postérité. Son couple - George O'Brien, Janet Gaynor supérieurement dirigés - en est devenu mythique.  Trois ans après, Murnau ira tourner avec Robert Flaherty, sur l'île de Bora-Bora, en Polynésie, le récit d'une idylle amoureuse frappée d'interdiction (Tabou, 1931). Là, il écrira à sa mère : « Je ne suis nulle part chez moi, dans aucune demeure, dans aucun pays. » Remake médiocre de Veit Harlan, le réalisateur du Juif Süss, en 1939. 

 

Autant en emporte le vent  (Gone with the Wind) [1939 - États-Unis, 234 min. C] R. Victor Fleming (+ George Cukor et Sam Wood, non crédités). Sc. Sidney Howard, d'après le roman éponyme de Margaret Mitchell (1936). Ph. Ernest Haller, Lee Garmes (non crédité), Ray Rennahan, Wilfred M. Cline. Dir. art. William Cameron Menzies. Déc. Lyle Wheeler. Cost. Walter Plunkett, John Frederics. Mus. Max Steiner. Mont. Hal C. Kern, James E. Newcom. Pr. David O. Selznick (M.G.M.). I. Vivien Leigh (Scarlett O'Hara), Clark Gable (Rhett Butler), Olivia de Havilland (Melanie Hamilton), Leslie Howard (Ashley Wilkes), Hattie McDaniel (Mammy), Thomas Mitchell (Gerald O'Hara), Barbara O'Neil (Ellen Robillard O'Hara), Evelyn Keyes (Suellen O'Hara), Ann Rutherford (Carreen O'Hara). 

~ Printemps 1861, en Géorgie. La vie semble s'écouler paisiblement. Nous sommes pourtant à la veille d'une guerre. Belle, admirée des hommes, passionnée, Scarlett O'Hara (V. Leigh) aime Ashley Wilkes (L. Howard). Ce dernier doit pourtant épouser la douce Melanie Hamilton (O. Havilland). Mariée par dépit au jeune frère de Melanie - celui-ci meurt très vite au front -, Scarlett devient une jeune veuve. Elle accepte alors la suggestion de sa mère d'aller vivre avec Melanie à Atlanta, où onze États du Sud ont fait sécession pour se réunir en une Confédération. Scarlett, très obstinée, cherche à reconquérir Ashley. Lors d'un bal donné au profit de l'hôpital militaire, Rhett Butler (Clark Gable), un personnage très anticonformiste mais fêté en héros de la guerre, danse avec Scarlett et fait un don de cent cinquante dollars/or aux œuvres organisatrices. La bataille de Gettysburg a causé de nombreuses victimes dans les rangs sudistes. Courroucé, Rhett n'est guère optimiste sur la suite du conflit. Lors d'une permission, Ashley demande à Scarlett de veiller sur Melanie. Scarlett réitère ses sentiments auprès d'Ashley mais en vain. Les combats se rapprochent d'Atlanta...  

Le film produit par David O. Selznick s'inspire d'un best-seller-fleuve écrit par Margaret Munnerlyn Mitchell (1900-1949). Fille d'une riche famille d'Atlanta (Géorgie), bercée par les récits des anciens confédérés sur la Guerre de Sécession (1861-1865). En 1927, une cheville alors immobilisée, elle exauce un projet qui lui tient à cœur. Elle commence à écrire le seul roman de sa vie : Gone with the Wind. L'ouvrage fut publié en 1936 et il obtint le prix Pulitzer l'année suivante. Son audience ne cessa de s'accroître atteignant un succès de librairie incroyable : 35 millions d'exemplaires furent vendus à l'échelle planétaire. Le livre sera traduit dans plus de 27 langues. L'œuvre de Mme Mitchell est largement suggérée par sa propre histoire, celle de ses ancêtres et celle de ses proches. Son grand-père paternel fut durement atteint à la bataille de Sharpsburg, premier affrontement d'envergure de la Guerre de Sécession (17 sept. 1862). En 1922, alors journaliste à l'Atlanta Journal magazine, Margaret Mitchell est déchirée par un double amour passionnel entre deux hommes. Elle a perdu, quatre ans auparavant, son premier fiancé, mort au cours de la Première Guerre mondiale. Tous ces faits se retrouvent, d'une façon ou d'une autre, dans son roman. Comment, à présent, expliquer l'immense succès d'Autant en emporte le vent ? Deux raisons principales ont joué en faveur de Margaret Mitchell : son livre s'inscrit dans le cadre d'une tradition romanesque très en vogue en Occident, mettant en scène des histoires d'amour dans un contexte de guerre. L'univers de la haute bourgeoisie décrit ici offre, par ailleurs, de quoi nourrir les rêves d'un public d'origine modeste et de quoi alimenter, en sus, les aspirations à l'héroïsme des spectateurs masculins. En deuxième lieu, le roman de Mme Mitchell est une rupture d'avec la version officielle offerte par les autorités américaines. Au fond, la version qui nous était servie a posteriori était celle des vainqueurs. Parce qu'elle ne le fut pas tout le temps pourtant. « La guerre de Sécession a pu longtemps infirmer cette croyance, note Vincent Bernard, tant a été prégnante une vision idéalisée du vaincu, une interprétation fondée sur la lost cause (« la cause perdue »), ses grands capitaines quasiment sanctifiés, les généraux Robert E. Lee et Thomas "Stonewall" Jackson, ses faits d'armes magnifiés, et une vision romantique du « Vieux Sud » occultant la centralité - quand ce n'est pas la nature même - de l'esclavage comme toile de fond  écrasante d'une guerre qui, certes, n'y est pas tout entière circonscrite, comme pourrait le laisser croire l'historiographie de ces dernières années, mais qui n'aurait jamais eu lieu sans lui. » [V. Bernard, La Guerre de sécession, La Grande guerre américaine (1861-1865, Passés/Composés, Humensis. Points, 2022)] Chez Margaret Mitchell, en tout état de cause, la Proclamation d'émancipation des Afro-américains y est mésestimée. Quant au conflit, il y est relaté souvent sans nul embellissement, dans sa violence sauvage et dévastatrice. C'est un aspect à mettre à l'actif du roman et que le film s'efforce de traduire à l'écran. Avec 700 à 800 000 morts, il s'agit en effet de la guerre la plus atroce de l'histoire des États-Unis et dont la conclusion pour le perdant est aussi la plus impitoyable qu'il soit. Gone with the Wind se pare certainement d'une mélancolie toute partiale : la vie des grandes propriétés du Sud y est sublimée et l'Antebellum South, caractérisé par la prédominance de l'esclavage, totalement édulcoré. Au fond, les populations noires, assez « raisonnables » pour admettre leur infériorité (sic), auraient été heureuses de leur condition de servitude. Alors que celle-ci reste « la forme la pire, la plus antisociale, de la tyrannie des hommes sur les hommes. » (John Stuart Mill in : Autobiographie) Le succès du roman eut néanmoins le mérite de révéler au monde qu'il existait, dans la conscience des Américains, deux versions de toute cette histoire américaine. Pour simplifier, nous dirons : l'une, véhiculée au Nord, et l'autre véhiculée au Sud. C'est qu'en réalité la sédimentation des usages et des modes de pensée entre États du Nord et États du Sud ont, à la longue, approfondi un démarquage qui est, avant tout, un problème américain. Les nécessités du développement étatsunien l'ont rendu conflictuel. Et l'emploi du terme de « sécession » est lui-même très subjectif. Au-delà du caractère insurrectionnel dans laquelle on a bien voulu l'enfermer, la Confédération sudiste a revêtu une dimension proto-nationale indéniable, même s'il est aussi juste de considérer qu'entre chaque État du Sud existe de notables différences d'histoire, de mentalité et de culture. Le cas de la Virginie, issue de la première colonie anglaise et nommée « Mère des États », mérite à lui seul d'être étudié. La Virginie a donné, ne l'oublions pas, quatre des cinq premiers présidents américains, dont les prestigieux George Washington et Thomas Jefferson. En dernier lieu, il nous faut faire remarquer que Gone with the Wind naît dans un contexte historique exceptionnel pour la nation américaine. Celle-ci est fortement ébranlée dans ses certitudes : suite à la crise financière de 1929, les États-Unis vont traverser une Grande Dépression qui laissera des traces indélébiles sur la psychologie des masses américaines. Margaret Mitchell compose son ouvrage au cours de cette période. Lorsque l'adaptation cinématographique sort, d'abord en première mondiale à Atlanta, le 15 décembre 1939, puis le 17 janvier 1940 sur l'ensemble du territoire, le pays a enfin surmonté les affres de la Grande Dépression, mais c'est, en même temps, les débuts de la Seconde Guerre mondiale qui a été déclarée en Europe (septembre 1939). Quoi qu'il en soit, la misère des années 1930 a défait le mythe de l' « Amérique, terre promise ». De 1911 à 1915, plus de 4 millions d'immigrants ont abordé la côte Est des États-Unis ; entre 1930 et 1940, ils n'atteignent même pas le million (770 000 environ). L'immigration est certes freinée par l'adoption de quotas mais aussi par la crise économique. Sur le territoire américain même, des modifications s'opèrent : le mouvement vers l'Ouest est achevé. Pour s'installer ici, la témérité et l'énergie ne sont désormais plus d'actualité, il y faut surtout des compétences, du savoir et du capital. Enfin, le monde rural s'efface progressivement tandis que les grandes villes s'accroissent, et cela malgré le fait que la classe ouvrière soit durement touchée par la Grande Dépression. Cependant, le chômage ne se limite pas aux habitants des régions déprimées et aux ouvriers peu ou non qualifiés, très souvent d'origine afro-américaine, asiatique ou latino-américaine. Il frappe aussi des classes moyennes qui, dans la période d'essor économique, avaient pu prospérer. C'est donc une désillusion considérable. Évoquant la personnalité de l'industriel Henry Ford le roi de l'automobile, dans son roman Big Money inclus dans une trilogie nommée U.S.A, John Dos Passos écrit : « [...] une armée particulière le protège contre la Nouvelle Amérique faite d'enfants affamés , de ventres creux et de souliers éculés qui marquent le pas devant la soupe populaire, cette Nouvelle Amérique qui a englouti les vieilles familles fermières économes , du comté de Wayne, Michigan, exactement comme si elles n'avaient jamais existé. » [In : J. Dos Passos, La Grosse galette, trad. Ch. de Richter, Gallimard, 1945] Tragédie qui expliquera largement l'arrivée au pouvoir du Parti démocrate aux élections présidentielles de 1932. Depuis cette date, et sur une durée plutôt longue qui va jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique américaine aura pour guide, le chef des démocrates, Franklin Delano Roosevelt (1882-1945). Au cours de cette période, il est incontestable que les États-Unis ont définitivement tourné une page : celle des pionniers, des conquérants, d'une certaine race de gentleman farmer... et de l'esclavage tout autant. Cela ne signifie pas, pour autant, que les États du Sud aient incarné tout uniment le passé et ceux du Nord le présent. Les deux systèmes - esclavage tout court et esclavage salarié  - ont parfaitement coexisté aux États-Unis durant un grand laps de temps. Si l'économie du Sud fut agricole essentiellement, elle fut néanmoins dirigée avec pragmatisme, discipline et selon des techniques modernes, du moins par les planteurs les plus fortunés. En outre, les cultures étaient orientées vers l'exportation : à la veille de la Guerre de Sécession, 80 % de la production de coton étatsunienne, donc cultivée sur des terres esclavagistes (c'est le cas des familles du roman de Mme Mitchell), était destinée à l'étranger. On retiendra aussi qu'avec l'accroissement de la culture du coton, l'esclavage connaîtra une implosion probablement sans équivalent dans l'Histoire, puisque de 1800 à 1860, le nombre des esclaves a quadruplé sur le territoire américain. [réf. C. Fohlen : Histoire de l'esclavage aux États-Unis, Perrin/Tempus. 1998, 2007] La loi adoptée par le Congrès (Act Prohibiting Importation of Slaves, 2 mars 1807) qui rendait l'importation d'esclaves illégale n'avait donc pas été respectée. Ainsi se présentait les choses peu avant la Guerre de Sécession, au moment où démarre le récit d'Autant en emporte le vent. Au fond, la duplicité rémanente du gouvernement fédéral s'expliquait : le système esclavagiste ne freinait aucunement le développement économique au Nord. Il en constituait même l'autre versant insécable. Bien qu'il y eût continuellement un risque : une révolte généralisée des esclaves. En réponse, les États du Sud mirent en place un réseau perfectionné d'outils de contrôle sur la main-d'œuvre. La menace ne se dissipa point : l'abolitionniste John Brown (1800-1859), fils d'un couple calviniste, en appela à l'insurrection armée contre l'esclavage. Condamné pour trahison contre l'État de Virginie, il fut pendu. Le Républicain Abraham Lincoln, élu Président en 1860, le traita alors de fanatique. Puis, à son tour, face à un déferlement de violence généralisée, il se résoudra à l'évidence : mettre fin à l'institution esclavagiste. La prospérité du Nord dépendait étroitement de la préservation des États-Unis dans sa configuration présente. Le 13e Amendement à la Constitution ne fut, à vrai dire, qu'une émancipation formelle non suivie dans les faits. La ségrégation, le racisme et l'inégalité à l'endroit des noirs subsistèrent et subsistent encore. Plus justement, si le gouvernement américain avait engagé une guerre contre les États confédérés en 1861, ce n'était pas pour « mettre fin à l'esclavage mais pour conserver intact l'immense territoire national avec son marché et ses ressources. » (Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Agone. Mémoires sociales, 2002) Ensuite, la fin de la Guerre de Sécession ne fit pas disparaître instantanément le passé. Tout au contraire. L'assassinat d'Abraham Lincoln intervint la même année. Son successeur, Andrew Johnson, né en Caroline du Nord (donc au Sud), sénateur du Tennessee et propriétaire d'esclaves, conduisit une politique plutôt révisionniste. « ll n'y eut aucune réquisition ou confiscation, aucune plantation n'est divisée ou morcelée. Au contraire, Andrew Johnson fait expulser les Noirs des parcelles de terrains que certains généraux nordistes leur avaient distribués. De manière générale, la structure économique du Sud, construite sur des caractéristiques racistes, est totalement conservée. Le système des métayers, forme d'exploitation proche de l'esclavage, est créé pour les Noirs. » [Frank Browning et John Gerassi, Histoire criminelle des États-Unis, Nouveau monde, 2015]. En dernier lieu, si la population blanche exploitait en général des fermes, la très grande majorité d'entre elles ne possédaient pas d'esclaves. Sur les 8 millons de blancs vivant à l'époque sur les territoires esclavagistes, 385 000 seulement étaient propriétaires d'esclaves. Il est clair que les clans d'Autant en emporte le vent font partie de familles hautement privilégiées, tout à fait exceptionnelles par la magnificence de leurs lieux de vie et de leur train de vie, le luxe de leurs vêtements, le nombre de leurs esclaves et domestiques, leurs écuries, les réceptions qu'elles s'offrent, leurs loisirs et fréquentations culturelles, leurs bals... etc. Dès le début de Gone with the Wind, la romancière parle d'une certaine maîtresse de maison Tarleton - une proche des O'Hara -  qui a « sur les bras non seulement une vaste plantation de coton, une centaine de nègres, huit enfants, mais aussi la plus grande ferme d'élevage de chevaux de l'État (ndlr : celui de Géorgie). » À dire vrai, ces lignées n'ont rien à envier aux aristocraties décadentes de la vieille Europe. Aussi, n'est-il pas tout à fait faux d'admirer les fastes d'Autant en emporte le vent revu par Selznick de la même manière que l'on admirerait ceux du Guépard de Luchino Visconti. « Si l'œuvre reste admirable, elle le doit, en même temps qu'à cette interprétation inspirée (ndlr : celle de Vivien Leigh en Scarlett O'Hara), à la splendeur de son chromatisme, à sa palette de jaunes vifs, de velours verts, d'escaliers écarlates et de pommettes cramoisies qui disent le luxe provocateur du Sud, son goût du paraître et du gaspillage [...] », écrit Jean-Loup Bourget. Toutefois, préside ici non le regard, à la fois critique et nostalgique, d'un aristocrate lucide sur un passé qui est le sien, mais plutôt l'obstination d'un producteur qui a su flairer en quoi une telle entreprise d'adaptation connaîtrait, à la suite du roman, un triomphe colossal, nonobstant les aléas d'un tournage tumultueux et surtout extraordinairement dispendieux.  Il est clair que ce qu'on soupesait et pressentait dans le roman prendrait à l'écran une dimension et un impact inouïs, pour peu qu'on y mette des moyens et du talent - violence de la guerre, exaspération des sentiments et splendeur du décor réunis. Autant en emporte le vent fut sans doute une forme d'adieu transcendé et ambigu sur un monde disparu, conformément d'ailleurs à ce que le titre même du roman sous-entend : Gone with the Wind. Ainsi en fut-il, ainsi ne sera-t-il plus désormais. Qu'en restera-t-il ? De vagues souvenirs... L'œuvre nous attache en ce sens : sa lucidité résignée la rend paradoxale. Elle n'exprime pas, en tous points, un acquiescement complet à ce monde-là. Elle ne dit pas non plus que ce qui adviendra sera meilleur. Elle exprime surtout la fin brutale d'un modèle de société et la prépondérance définitive d'un Nord en plein essor. « En 1865, toute la richesse accumulée par le Sud, et fondée pour une part écrasante sur l'esclavage, disparaît en un souffle. [...] Nonobstant la terre et les hommes, la ruine est instantanée et totale, creusant des césures communautaires profondes et irréconciliables » [V. Bernard, op. cité], même si, comme on l'a signalé plus haut, rien n'a été fait, en revanche, pour organiser une redistribution équitable des domaines. Il faut conserver à l'esprit cette réalité historique et la pesanteur de l'inconscient sudiste collectif à propos de la fin tragique du président John F. Kennedy fin novembre 1963 à Dallas (Texas). En campagne pour sa réélection, le candidat démocrate était indubitablement ici en terre «étrangère». C'est qu'au cœur du programme du président, élu en novembre 1960, se trouvait en effet la résolution cruciale de la ségrégation des populations afro-américaines. D'une manière emblématique, Kennedy avait utilisé le terme de New Frontier pour qualifier sa politique. « Il nous faut franchir une nouvelle frontière », déclara-t-il en substance, évoquant en outre « des poches d'ignorance et de préjugés non encore réduits ». [In : Discours intégral du 15 juillet 1960] Or, dès le lendemain de son élection, le 11 décembre, il échappait à Palm Beach (en Floride, donc au Sud) à une tentative d'attentat. Enfin, il y avait eu l' «affaire» des inscriptions à l'Université du Mississipi et de l'Alabama d'étudiants noirs (octobre 1962 et juin 1963). Exemple le plus conflictuel, l'opposition à une décision de justice fédérale du gouverneur de l'Alabama, le racialiste George Wallace. Celui-ci bloqua l'entrée de l'auditorium Foster du campus universitaire à l'aide d'un groupe de soldats de son propre État. Les deux étudiants noirs, Vivian Malone Jones - une jeune femme - et James Hood, étaient quant à eux accompagnés du Procureur général adjoint des États-Unis et d'une ribambelle de marshalls fédéraux. Le discours du gouverneur de l'Alabama fut le suivant :  « L'intrusion indésirable, injustifiée et induite par la force sur le campus de l'Université de l'Alabama... de la puissance du gouvernement central offre un exemple effrayant de l'oppression des droits, privilèges et souveraineté de cet État par des officiers du Gouvernement fédéral. » [In : Archives de l'État d'Alabama] Le jour même, Kennedy, en riposte à cette attitude, fédéralisa la Garde nationale de l'Alabama. On ne décrète cependant pas la fin d'un monde injuste à l'aide de mesures tout uniment symboliques. Encore faut-il qu'elles soient comprises et admises par les populations « blanches » de condition modeste qui n'ont aucun intérêt particulier à maintenir une semblable discrimination. 

Margaret Mitchell décrit, quant à elle, un monde, une époque avec l'esprit d'un monde, d'une époque. Il est difficile de croire qu'elle n'aurait pas pu en admettre l'anachronisme. Gone with the Wind est, par ailleurs, un paradoxe typiquement américain. Comment expliquer l'immense succès d'un roman, historiquement en amont, comme La Case de l'Oncle Tom (Uncle Tom's Cabin on Life Among the Lowly), paru à compter du mois de juin 1851 - donc 85 ans plus tôt - et qui se situerait, à contrario, à l'autre bout du spectre idéologique ? Cette œuvre constitua un soutien inespéré au mouvement abolitionniste qui commençait à se développer plus nettement à partir de 1830. Ce roman était, là encore, l'œuvre d'une femme et, sans doute, cela influa-t-il sur son retentissement. L'autrice, Harriet Beecher-Stowe (1811-1896) était en effet une militante féministe, partisane de l'abolition de l'esclavage. Native de l'État du Connecticut (État du Nord donc), elle était la fille d'un pasteur chrétien presbytérien. Son récit est conduit de façon à sensibiliser le lecteur sur la triste condition de servitude des populations noires. Elle n'avait jamais vu de près une grande plantation du Sud. Elle s'était simplement basée sur les témoignages de domestiques qu'elle avait pu approcher lorsqu'elle se trouva dans l'Ohio. Preuve que deux univers se côtoyaient de loin, mais sans se mêler vraiment dans ce vaste territoire. Ce sont les exigences du développement économique qui ont poussé les deux parties à entrer en conflit, alors que, jusque-là, celles-ci acceptaient de vivre dans deux univers différents mais nullement disjoints. Et, de fait, on retrouvait chez Beecher-Stowe, au-delà d'un progressisme indubitable, de la même manière que chez Margaret Mitchell, la représentation stéréotypé du « planteur humain » et celui du « gentleman » respectueux.

Autant en emporte le vent constitue, aux yeux d'un public profane, le reflet quintessencié du cinéma hollywoodien. Alors que son élaboration est, tout au contraire, l'exemple parfait de tout ce qu'on ne faisait pas à Hollywood. Son monumental et continuel succès commercial, lequel n'a cessé de se vérifier au gré de ses ressorties, y compris lorsqu'il fut ensuite acheté par la chaîne de télévision CBS, l'a installé au rang de mythe cinématographique. C'est, chose inaccoutumée à Hollywood, un film sans véritable auteur. Ou plutôt le véritable auteur, c'est son producteur David O. Selznick. Du moins le fût-il par personne interposée. Dès la publication du roman, Katharine Brown, sa collaboratrice, lui suggère d'en acquérir les droits. Au début, comme beaucoup d'autres producteurs américains, il fait grise mine. Mais le 26 mai 1936, il modifie son point de vue et écrit à Mme Brown : « Plus j'y pense, plus je me dis qu'on en tirera un grand film. » En juin, il achète les droits de Gone with the Wind pour 50 000 dollars, la somme la plus élevée jamais payée pour une œuvre littéraire. Pour le rôle de Rhett Butler, il envisage un moment Errol Flynn puis Gary Cooper qui s'y refuse, puis jette son dévolu sur Clark Gable. Il lui faut négocier cette décision auprès de  la MGM avec qui l'acteur de New York-Miami (1934) était sous contrat. Le studio de Louis B. Mayer et Irving Thalberg finira par être partant pour l'aventure. La MGM obtient les droits de distribution et la moitié des profits. Au final, tout le monde sera gagnant. Mais, dans ce roman écrit par une femme, le rôle décisif ne sera certainemant pas celui d'un homme, mais celui d'une femme. L'actrice qu'il faudra choisir ne peut pas être qu'une femme magnifiquement belle et élégante. Scarlett O'Hara est un personnage au tempérament et au caractère fortement trempés. Quoi qu'il en soit, la scène de l'incendie du dépôt de munitions d'Atlanta est tournée fin 1938 alors que l'interprète principale n'est pas encore choisie, et alors que le premier jour officiel de prise de fonction du premier réalisateur, George Cukor et du décorateur William C. Menzies n'intervient que le 26 janvier 1939. La « direction » de Cukor cessera quinze jours plus tard (13 février). Les motifs de son renvoi (ou de sa démission) sont nombreux et trop compliqués pour être exposés ici. Il est évident que Cukor, une des grandes figures du cinéma américain, ne put supporter les intrusions continuelles de David Selznick. George Cukor, libre de ses prérogatives, Autant en emporte le vent eût été forcément différent. Ce « women's director » ne fut pas apprécié non plus par Clark Gable qui s'estimait, d'ores et déjà, fort désavantagé. Conscient de cette situation et surtout du danger de décevoir un public mâle - Clark était au faîte de sa gloire -, le « Mauvais garçon » de Wesley Ruggles (1932) déclarera par la suite : « Je crois que maintenant je sais comment doit réagir une mouche prise dans une toile d’araignée. » Quant à Selznick, il voyait chez Cukor beaucoup de « mollesse ». Après le tournage de la scène du bal de la charité, l'auteur de Sylvia Scarlett (1935) dut céder la place à Victor Fleming. Le choix de celle qui jouerait Scarlett O'Hara aura été long et ardu. David Selznick fera lancer une campagne de recrutement nationale par Russell Budwell. Au total, 1 400 inconnues sont reçues et la moitié des stars hollywoodiennes contactées dans une chasse aux talents la plus impressionnante que le cinéma ait connu. [Source : Antoine Sire, Hollywood, la Cité des femmes. Institut-Lumière/Actes Sud. 2016. p. 498-99] Selznick n'ignorait pas qu'une erreur de casting pour le rôle de Scarlett lui vaudrait un billet en enfer. Fin 1938, le frère du producteur, Myron Selznick, agent américain du grand Laurence Olivier, débarque avec lui sur les plateaux de la MGM, en compagnie de l'actrice britannique Vivien Leigh, l'amante de l'acteur depuis le film L'Invincible armada (1937). Laurence Olivier débute aux États-Unis : il doit incarner Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë adapté à l'écran par William Wyler. Vivien Leigh a décliné le rôle qu'on lui propose, l'actrice principale étant Merle Oberon. Elle n'ignore pas non plus que David O. Selznick a bien du mal à dénicher « l'oiseau rare » pour la Scarlett de Gone with the Wind. À cet instant, le producteur de La Joyeuse suicidée (1937) remarque instantanément la similitude physique de Vivien Leigh avec Scarlett O'Hara, puis ensuite la concordance d'origine sociale. Myron dira à son frère : « Voilà, génie. Elle est là, ta Scarlett O'Hara! » Les péripéties d'un tournage qui dura de très longs mois, fit l'objet de la moindre attention et, de fait, coûta la bagatelle de 4 M de dollars seraient impossibles à résumer dans ce cadre. Elles ont, par ailleurs, fait l'objet de nombreux ouvrages et documentaires [Citons les Mémos de David O. Selznick (traduits chez Ramsay) ainsi que le chapitre consacré au film dans David Selznick's Hollywood de Ronald Harver, Knopl, New York, 1980. Enfin, le doc. produit par la famille Selznick et dirigé par David Hinton, Gone with the Wind, The Making of a Legend, 1988]. Il est certain que la prestation de Vivien Leigh constituait le pari le plus important. L'essentiel de la réussite du film reposait sur ses épaules. Le talent et la volonté de l'actrice se révélèrent proprement exceptionnelles. Même s'il est vrai qu'aucun rôle ne fût négligé et que l'on fit preuve, en cet endroit-là comme en beaucoup d'autres parties du film, d'une application de tous les instants. Vivien Leigh, pour sa part, acquit la réputation d'une comédienne acharné et perfectionniste. Des années plus tard, en 1951, Elia Kazan la dirigeant pour le rôle de Blanche DuBois dans Un tramway nommé Désir de Tennessee Williams dira d'elle :  « Elle aurait rampé sur du verre brisé si cela avait été nécessaire pour améliorer son interprétation . » Quoi qu'il en soit, son intelligence remarquable, son orgueil et sa volonté de réussite plaidèrent largement en faveur de Scarlett O'Hara. Qu'elle ressemblât à l'héroïne de Margaret Mitchell ne fut pas qu'une prime impression. Dans les moments névralgiques du film, le caractère de Scarlett O'Hara ressaisi par Vivien Leigh stupéfia les spectateurs. Il est vrai, et cela ne diminue en rien ses capacités, qu'elle prit souvent conseil auprès de George Cukor, pourtant hors-champ, de la même manière qu'Olivia de Havilland, l'autre étoile du film. Elles le firent séparément et Cukor, extrêmement discret, fit tout pour que l'une ignore ce que l'autre faisait. L'ombre de George Cukor plana sur le film peut-être plus qu'on ne le pense, notamment au niveau esthétique. Enfin, on ne peut passer sous silence l'emploi raffiné et subtil du Technicolor trichrome qui n'en était qu'à sa quatrième année d'existence. Plus haut, ont été évoquées, à travers les phrases de Jean-Loup Bourget, les inventions picturales du film. « Gone with the Wind peut être en effet considéré comme un gigantesque roman-photo sur toile de fond historique prenant pour base une relation d'amour-passion romantique et impossible, constamment perturbée par des disputes allant jusqu'à l'extrême violence. [...] Ce roman-photo prend ainsi des allures de roman-fleuve où la juxtaposition répétitive des évènements n'obéit pas à une dynamique d'ensemble mais semble échapper constamment à la maîtrise de ses auteurs », estime Jacques Lourcelles qui voit, là encore, un cas à part dans la production courante hollywoodienne. Aussi, le succès prolongé d'Autant en emporte le vent interpelle : « Plutôt qu'une image exemplaire de la grandeur d'Hollywood, le film est le prototype de ces innombrables feuilletons-télévision qui tendront à transformer le cinéma en quelque chose d'autre, qui est peut-être sa mort », ajoute Lourcelles. [op. cité] Quoi qu'il en soit, Autant en emporte le vent fut le film des records. On employa une quinzaine de scénaristes et trois réalisateurs collaborèrent au film, le montage s'avéra monumental - 140 000 mètres de pellicule tournés furent ramenés à un peu plus de 6 000 ! -, la partition musicale d'une durée de 2h 35 min. fut une des plus longues jamais écrites etc. Le film rapporta presque 200 M de dollars au box-office et fut honoré de huit Oscars du cinéma dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur (!!!). Il permit également à l’actrice Hattie McDaniel d’être la première interprète afro-américaine à recevoir un Oscar, celui de la meilleure actrice dans un second rôle.

 

Autopsie d'un meurtre (Anatomy of a Murder) [1959 - États-Unis, 161 min. N&B] R. Otto Preminger. Sc. Wendell Mayes d'après le roman éponyme de Robert Traver (John Donaldson Voelker). Ph. Sam Leavitt. Mus. Duke Ellington. Mont. Louis R. Loeffler. Déc. Boris Leven. Cost. Michael Harte, Vou Lee Giorakis. Son : Jack Solomon. Pr. Preminger, Carlyle Prod. I. James Stewart (Paul Biegler), Lee Remick (Laura Manion), Ben Gazzara (Lt. Frederick Manion), Joseph N. Welch (le juge Weaver), George C. Scott (Claude Dancer), Brooks West (Mitch Lodwick), Eve Arden (Maida Rutledge), Arthur O'Connell (Farnell McCarthy), Kathryn Grant (Mary Pilant), Murray Hamilton (Alphonse Paquette), Ken Lynch (Sgt. Durgo). 

Dans l'État du Michigan, Paul Biegler (James Stewart), un avocat sur la touche, anciennement procureur, reprend du service et accepte de défendre le lieutenant Manion (Ben Gazzara), héros de la guerre de Corée, coupable d'un meurtre sur la personne d'un gérant de bar, l'ancien boxeur et champion de tir Barney Quill. Selon le lieutenant, Quill aurait violé son épouse Laura (Lee Remick)..

Avec son roman Anatomy of a Murder, publié en 1958, l'avocat John D. Voelker (1903-1991) alias Robert Traver obtint un succès phénoménal : 4 millions d'ouvrages vendus. Ce best-seller s'inspirait d'un assassinat perpétré à l'auberge Lumberjack de Big Bay (Michigan). Dès l'année suivante, Otto Preminger entreprend le projet de l'adapter à l'écran. Confirmant des prédispositions apparues avec Condamné au silence (1955), le réalisateur apparaîtra progressivement comme un remarquable cinéaste des institutions et des systèmes (Advise and Consent/Tempête à Washington, 1962 ; Le Cardinal, 1963). De ce point de vue, Autopsie d'un meurtre brille de mille feux et ceci, dès le générique signé par Saul Bass. Essayer d'en rendre compte en quelques lignes est un pari impossible. Tout au long des deux heures et quarante minutes que dure le film, le spectateur ne s'ennuie jamais. S'il aime le cinéma, son désir de le revoir sans cesse, de l'admirer dans ses différents aspects et ses moindres détails l'habiteront constamment. En même temps, il s'apercevra que Preminger et ses collaborateurs ne se noient jamais dans l'exposé des circonstances d'une affaire. Le découpage puis le montage s'imposent comme un monument de pertinence et de clarté. Quant aux dialogues, ils sont le reflet d'une faculté de raisonnement et d'esprit exceptionnelle. Si Anatomy of a Murder est un film passionnant sur les mécanismes de la justice américaine et de la justice tout court, il baigne, en sa première partie, dans une couleur et une atmosphère de film noir dans lequel, nous le savons bien, l'auteur de Laura et de Mark Dixon, détective excellait. Nous le devons forcément à l'emploi supérieurement maîtrisé des intérieurs et des extérieurs qui entrent en symbiose avec la respiration et la mentalité des différents protagonistes du drame. Nous le devons également à la qualité de la photographie et à la présence hypnotique de la musique composée par l'immense Duke Ellington. On louera ensuite la direction d'acteurs et, l'assemblage, aussi éruptif que réussi, des « anciens » - James Stewart, Eve Arden, Arthur O'Connell - et des « jeunes » - Lee Remick, Ben Gazzara, George C. Scott. De surcroît, la plupart des personnages principaux - suprêmement caractérisés - mériteraient d'être dûment autopsiés. ll nous faut rappeler, pour mémoire, que le projet initial « vieillissait » considérablement le casting : Lana Turner et Richard Widmark avaient été pressentis pour interpréter le couple Manion ! Énumérer ici toutes les vertus d'Anatomy of a Murder, l'envisager comme un brillant voire un des plus splendides exercices de style serait encore réducteur. Son audace et sa modernité sont proprement stupéfiantes. En quoi Anatomy of a Murder constituerait un sommet et un tournant dans le genre du film de procès judiciaire ? Pour sûr, l'avocat Biegler joué par James Stewart n'a nullement l'intention de révolutionner la justice en son pays. Or, l'immense mérite de Preminger, à travers une procédure particulière - Comment peut-on défendre au mieux l'officier Manion ? Quelle est la meilleure façon de lui trouver circonstances atténuantes ? -, c'est de soulever la question de l'inadéquation d'une législation face aux défis posés par une société en perpétuelle évolution. Or, ce qui aurait dû interroger plus viscéralement la critique, n'était pas tant que Manion (Ben Gazzara) fût amendable, mais que son épouse, la belle Laura (Lee Remick), venait de subir un préjudice hautement criminel, un viol à caractère sexuel. Selon une méthode profondément inhabituelle, Paul Biegler déplace précisément le centre d'intérêt de la cour d'assises vers cet acte criminel. Le premier crime c'est celui-là. Le meurtre de Barney Quill est une conséquence de ce crime-là. Une société est en proie à de profondes transformations, les mentalités doivent s'y conformer et la justice en tant qu'institution aussi. Sinon, l'institution n'incarne qu'une parodie de justice. Et, justement, le film d'Otto Preminger, sans ostentation aucune, nous dirige vers un tel raisonnement. C'est profondément courageux, et doublement, parce que la planète Hollywood n'est, en ce cas, nullement au-dessus de tout soupçon. Là se tient la grandeur et la lucidité exemplaires d'Anatomy of a Murder. Dans L'Avant-scène cinéma des mois de février-mars 2021, Benoît Gourisse écrit d'ailleurs : « Le procès se concentre tout à coup sur le viol et le spectateur voit une Amérique nouvelle, loin aussi d'une vision romantique. Laura devient le personnage principal, c'est elle qui a besoin que justice soit rendue. Elle doit défaire ses cheveux pour se montrer à la Cour dans sa beauté innocente mais dont elle devrait, selon les dogmes puritains américains, se sentir coupable car elle est un objet de désir. Preminger [...] s'en prend ici à cette logique catholique qui tient à faire de la femme, en raison même de sa beauté, un être diabolique. » Tout au long du procès, les dialogues de Wendell Mayes et Preminger se révèlent d'une hardiesse inouïe pour l'époque, bien au-dessus de ce que le Code Hays - code rigoriste applicable jusqu'en 1966 - permettait alors. Ainsi, dans la version originale, des expressions comme bitch, contraceptive, panties, rape, slut, spermatogenesis, violation parsèment le script. Insensiblement, Anatomy of a Murder se métamorphose en Anatomy of a Process. L'avocat de la défense, Biegler/James Stewart en l'occurrence, demande au juge Weaver de rejeter une objection afin que l'on puisse se pencher sur ce qu'il considère comme le cœur de l'affaire, à savoir le viol de Laura, jusqu'ici soigneusement escamoté. Et sa manière de décrire une situation particulière procède d'une clairvoyance incroyable. Il demande, par exemple, à un des témoins (Paquette/Murray Hamilton) quel terme faudrait-il utiliser à l'endroit d'un homme comme Quill ? Paquette emploie, tour à tour, les mots de « woman chaser », « masher » etc. L'avocat, courroucé, lui envoie ceci à la face : « Did you ever hear the expression wolf (prédateur) ? It slipped your mind (...) ? » Pour autant, le film de Preminger ne se complaît nullement dans une forme de sordide ou de déballage malsain. Jacques Lourcelles écrit fort à propos : « Le sujet véritable du film c'est moins les détours d'un fait divers (...) » que « la régénérescence d'un groupe de personnages de bonne volonté : le trio Stewart-O'Connell-Eve Arden (Stewart en avocat marginalisé reprenant goût au métier ; O'Connell en alcoolique abandonnant son vice ; Eve Arden, secrétaire discrète, enfin heureuse de servir à quelque chose. » Mais, on pourrait souhaiter la même terminaison pour le couple Ben Gazzara/Lee Remick, réunis par l'heureuse sentence d'un tribunal. La conclusion, s'avère, de ce point de vue, plus équivoque. Quant à la justice immanente évoquée par Farnell (O'Connell), on ne saurait s'en contenter s'agissant du viol de Laura Manion et de millions d'autres femmes. Il est temps que les choses changent. De son côté, l'âge venant et la sagesse avec, Otto Preminger s'intéressera bien plus aux hommes et aux femmes qui, s'extrayant de leurs souffrances intérieures et de leurs démons, tenteront de progresser et d'atteindre une forme de maturité et de sérenité salutaires. Dans sa préface au dossier consacré au film, L'Avant-scène cinéma [n° 680/81 déjà cité] conclut pour sa part ainsi : « Aussi complexe qu'il puisse paraître, il n'est pas interdit de penser que ce film, particulièrement lorsque l'on regarde le monde avec les yeux de Paul, l'avocat un peu roublard qu'incarne Stewart, soit le reflet le plus exact de la façon dont Preminger jugeait ses contemporains, sans doute sans s'en exclure. Une sorte d'Otto portrait. » 

Dates et lieux de tournage : 23 mars au 16 mai 1959, Tripoli Bar, Ishpeming (Michigan) ; Bay View Inn. (Marquette) et Thunder Bay Inn. (Big bay, Michigan) ; Ishpeming. 

 

Autre (L') (The Other) [1972 - E.-U., 108 min. C] R. Robert Mulligan. Sc. Thomas Tryon d'après son roman éponyme traduit en français sous le titre Le Visage de l'autre. Ph. Robert Surtees. Mus. Jerry Goldsmith. Déc. Folmar Blangsted, O. Nicholas Brown. Pr. Tom Tryon, R. Mulligan, Don Kranze/20 th Century Fox. I. Uta Hagen (Ada),  Chris et Martin Udvarnoky (Niles et Holland Perry), Diana Muldaur (Alexandra), Victor French (M. Angelini), Norma Connolly (tante Vee). 

~ 1935. Une ferme du Connecticut. Deux jumeaux passent leurs journées à s'amuser entre eux et à s'enfermer dans leurs secrets. Ada, leur grand-mère d'origine russe leur transmet un rite étrange qui consiste à pénétrer dans l'âme de tout être vivant. Le climat idyllique des lieux sera bien vite contrarié par des accidents de plus en plus lugubres... 

Désenchanté par son expérience d'acteur, Tom Tryon qui venait de subir l'odieuse autorité d'Otto Preminger (Le Cardinal, Première Victoire), s'engage, en dépit de l'adversité, dans le métier d'écrire. Il débute avec un roman à caractère fantastique, The Other, lequel sera publié en 1971. Il connaît un succès immédiat et durable : il figure, six mois durant, parmi les best-sellers du New York Times. Ironie du destin : Hollywood contacte l'auteur pour une éventuelle adaptation à l'écran. Tryon est également sollicité comme scénariste. Un temps, il espère même en assurer la réalisation. La conclusion sera autre : Robert Mulligan, qui venait de remporter un vif triomphe avec Un été 42, décroche la décision de la Fox. Il y est, à nouveau, question d'un très jeune homme : on fait donc appel à lui. « Il n'est d'ailleurs pas interdit de trouver certaines similitudes entre les deux films qui se déroulent dans la tranquillité et la bonhomie apparentes de la campagne américaine profonde, mais au cœur de celle-ci se dessinent de véritables drames, complexes et même parfois malsains », écrit Frédéric Albert Lévy. (In : Livret DVD Wild Side) Tryon, pourtant scénariste du film, exprimera en 1977 sa déception à l'endroit du travail de Robert Mulligan. L'auteur d'Un été 42 avait, quoi qu'il en soit, une digne représentation de l'ouvrage qu'il désirait porter à l'écran. « J'ai voulu, avec le plan initial, placer le public littéralement dans la peau du garçon et lui imposer tout ce qui suivrait comme une expérience subjective. Si Niles pouvait choisir, le champ de son existence se limiterait à Ada (Uta Hagen), Holland (son jumeau) et lui-même... et peut-être même à Holland et lui-même. » Coursodon et Bertrand Tavernier définissent les choses ainsi : « Le jumeau mort, recréé par son frère, est à la fois, un produit de l'imagination de ce dernier et une présence, réelle dans la mesure où le fantasme devient réalité pour l'enfant de qui le film adopte le point de vue dès le début pour ne plus le quitter. » (In : Cinquante ans de cinéma américain) Comme cela a été résumé préalablement, Ada est la maîtresse d'un « jeu ». Son pouvoir d'imagination et de reconstruction du monde constitue en soi une énorme richesse, un capital qui peut émerveiller l'enfant. Il faut néanmoins l'utiliser avec précaution et à bon escient, sinon il peut s'avérer destructeur. Deux sources d'ambiguïté imprègnent en permanence The Other : la couleur de la photographie et l'apparition à l'écran des frères jumeaux. Même lumineuse, l'image crée une sensation de malaise voire d'angoisse. Enfin, Robert Mulligan choisit de faire interpréter les jumeaux par deux vrais jumeaux et non par un même acteur. Au demeurant, et ceci afin d'accroître la tension chez le spectateur, Robert Surtees (son opérateur) ne les saisit jamais simultanément dans un même plan. Certes, les cinéphiles aguerris auront vite compris l'astuce. En réalité, le cinéaste veut nous introduire dans la peau du personnage, Niles en l'occurrence, et de nous en faire vivre son dérèglement. De fait, on comprendra le désappointement de l'auteur du roman. Mulligan s'est emparé du sujet et l'a conduit sur une autre voie  que celle, très personnelle, de l'écrivain. Jadis comédien, Tom Tryon dépendait d'une autre figure de gémellité, celle de son incarnation à l'écran. Cet assujettissement était amplifié par une contrainte sociale : la dissimulation de son homosexualité. Le ravissement de l'ancien acteur ne se tient-il pas dans la découverte de son talent et de son pouvoir de romancier, lesquels lui ouvrent désormais un champ d'expérience infini ? Chez Robert Mulligan, le reflet d'un tel conflit ne saurait être retenu. La grand-mère Ada sert d'agent moteur à l'inventivité de Niles. Un monde lui est dévoilé et, dès lors, la fertilité de son imagination n'a plus de limites. L'expérience de The Other rejoint tant d'autres expériences réussies d'adaptation à l'écran. L'infidélité n'est jamais en soi un problème dans la mesure où elle réenchante le roman, élargissant son champ exploratoire à des horizons nouveaux. Le film de Robert Mulligan est une fiction à caractère surnaturel, exhumant, ici ou là, l'univers d'un Nathaniel Hawthorne, celui, en particulier, de Young Goodman Brown (1835). Néanmoins, le sujet qu'il évoque correspond à une factualité concrète analysée par des milliers de psychothérapeutes. La mort d'un frère jumeau signifie une double mort, l'une au sens propre et l'autre au sens figuré. Faut-il rappeler ici l'histoire (vraie ?) contée par un certain Mark Twain dont le nom d'écrivain renvoie au terme anglais de twin (jumeau) : « l'un de nous s'est noyé, nous ne savions pas lequel. Certains pensaient que c'était Bill. D'autres que c'était moi ».

 

Avant de t'aimer (Not Wanted) [1949 - E.-U., 92 min. N&B] R. Ida Lupino, Elmer Clifton. Sc. I. Lupino, Paul Jarrico, Malvin Wald. Ph. Henry Freulich. Mus. George Greeley, Leith Stevens. Dir. art. Charles D. Hall. Mont. William H. Ziegler. Pr. I. Lupino/A. Bond/Collier Young. I. Sally Forrest (Sally Kelton), Keefe Brasselle (Drew), Léo Penn (Steve Ryan), Dorothy Adams (Aggie Kelton), Weathon Chambers (M. Kelton), Rita Lupino (Joan).

~ Sally (Sally Forrest), dix-neuf ans, est arrêtée pour avoir voulu enlever un nourrisson... Elle se demande ensuite comment elle a pu faire ce geste. Éprise d'un pianiste de bar, elle avait quitté le foyer familial pour le rejoindre à Capital City. Elle avait hélas découvert qu'il était très instable et qu'il n'attachait pas une grande importance à leur rencontre. Il était parti en Amérique du Sud sans vouloir qu'il l'accompagne. Sally travailla alors dans une station-service appartenant à Drew Baxter (Keefe Brasselle), un garçon invalide qu'elle avait rencontré dans un autocar. Drew avait fini par l'aimer. Il l'avait même demandée en mariage. Sally voulait quant à elle réfléchir. Un jour, elle ressentit un malaise. Un médecin lui révéla qu'elle était enceinte. Le geste de Sally est donc liée au fait qu'elle est une fille-mère ayant confié son bébé à l'adoption... De retour dans la vie active, après un passage dans une institution réservée aux filles-mères, Sally ne cesse de regretter son choix et cherche à récupérer son enfant...

Premier film de l'actrice Ida Lupino comme réalisatrice. Vers 1948, au cours d'une réception hollywoodienne,  elle rencontre l'Italien Roberto Rossellini qui lui jette : « Quand vous déciderez-vous à faire des films sur des gens ordinaires pris dans des situations ordinaires ? » Cette interpellation la touche au plus profond de son cœur. Dès l'année suivante, elle fonde avec son époux, le scénariste Collier Young, une société de production, la Emerald Films (elle deviendra par la suite la Filmmakers). Elle confie le premier film à Elmer Clifton, lequel, défaillant, décèdera peu après, n'ayant tourné que quelques plans. Ida Lupino le remplacera au pied levé. Quoi qu'il en soit, mis en relation avec les cinq autres réalisations qu'elle dirigera entre 1949 et 1953, Not Wanted porte incontestablement la marque de sa personnalité. « Pour filmer ces gens ordinaires, elle conçoit une approche extraordinaire, du moins dans le contexte hollywoodien : sujets prêtant à la controverse, acteurs débutants, figurants jouant leur propre rôle, budgets spartiates, films développés et produits en toute indépendance. On ne saurait assimiler cette expérience au néoréalisme, mais elle devait ouvrir la voie aux nouvelles vagues new-yorkaise et européenne », écrit Michael Henry Wilson (In : Ida Lupino, Parce que le cœur n'est pas de marbre. p. 305 in : À la porte du paradis, op. cité) Ida Lupino veut, en tout état de cause, nous montrer une autre face de l'Amérique que celle des winners et d'une réussite sociale trop insolemment affichée pour être dépourvue d'ombres. « Faire des films, affirme-t-elle, sur de pauvres êtres désemparés (bewildered est le mot qu'elle emploie et qui indique une perplexité voire une désorientation) car c'est ce que nous sommes. » À dire vrai, Ida Lupino récuse le glamour et, tout autant, l'orthodoxie du « rêve américain ». C'est pourquoi, elle ne ne croit pas non plus au star system. « Chez nous, rappelle-t-elle souvent, la vedette c'est l'histoire ».  L'industrie du cinéma hollywoodien ne l'entendra guère de cette oreille et le projet Ida Lupino s'achèvera en 1953. Pourtant, le miracle Ida Lupino n'a pas vieilli et, pour aussi bref qu'il ait été, il a influencé et continue d'aiguillonner réalisateurs et publics. Dans Not Wanted, l'histoire est si simple et déroulée avec un tel naturel, qu'on pourrait croire qu'elle n'est pas une histoire mais la vie. La vie d'un ou plusieurs êtres humains les plus ordinaires qu'ils soient. Le décor urbain infiniment réaliste n'est pas sans rappeler les premiers films de Joseph Losey, en particulier celui du The Lawless (Haines) contemporain. C'est que le paysage citadin ne doit jamais exprimer autre chose que l'âme de ses personnages. Not Wanted a été tourné sur la colline de Bunker Hill à Los Angeles et si l'on ne parvient pas à la reconnaître, c'est parce qu'Ida Lupino ne filme que des rues en pente et des volées d'escaliers. « Ce que le film perd en couleur locale, il le gagne en expressivité », juge M. Henry Wilson (op. cité) qui établit une comparaison avec le Rossellini d'Europe 51. Sally Kelton, la fille-mère de Not Wanted, « monte vers nous, en somnambule, comme une âme en peine. Image assez forte pour suggérer une via dolorosa », telle celle d'Ingrid Bergman dans Stromboli par exemple. Il y a enfin une jeunesse et une justesse constantes dans le jeu des acteurs qui impressionnent certes, mais qui vous bouleversent dans leur spontanéité même, leur vibrante sensibilité, leur tragique besoin d'amour qui n'est autre qu'un appel au secours. La dernière séquence est, de ce point de vue, un des plus beaux moments que le cinéma puisse nous donner. Les motifs de l'ascension et de la chute n'ont jamais trouvé là meilleure allégorie. « Cette communion des affligés vaut tout tête-à-tête. elle culmine en une étonnante « passation » de la souffrance : à bout de forces, Drew s'écroule, comme l'a fait Sally plutôt, et martèle le sol de ses poings. Désarmée par cette détresse, elle comprend enfin qu'elle n'est plus seule, qu'ils ont autant besoin l'un de l'autre ». (Michael Henry Wilson)

 

Avec André Gide [1952 - France, 89 min. N&B] R. Sc. Marc Allégret. Sc. Dominique Drouin. Ph. André Dumaître, Pierre Petit. Mont. Suzanne de Troeye. Mus. Chopin. Pr. Pierre Braunberger/Panthéon Prod. I. André Gide, Jean-Louis Barrault, Roger Vadim. Narration : Jean Desailly, Gérard Philipe. 

Évocation de la vie et de l'œuvre du grand romancier français. Document inestimable sur l'auteur de La Symphonie pastorale, à l'aide de documents liés à son passé (photos, plans muets), mais aussi d'entretiens saisis et filmés quelques mois avant sa disparition, en février 1951. Élie Allégret, le père du réalisateur, avait été le précepteur d'André Gide. Marc noue une relation avec l'écrivain, devient son secrétaire et l'accompagne bientôt dans un voyage au Congo qu'il filmera entre juillet 1925 et mai 1926. Ce fut les débuts de Marc Allégret comme réalisateur. Le producteur était déjà Pierre Braunberger. Gide publiera son Voyage au Congo quasi simultanément en 1927.

D'abord envisagé comme CM, Avec André Gide est présenté aux spectateurs du festival de Venise dans une version de 62 minutes. Il sort en salles, au printemps 1952, dans une version augmentée. C'est un témoignage d'une très grande valeur, on s'en doute un peu. Gide est en face de nous et l'on comprend la fascination qu'il a pu exercer sur toute une génération. L'écrivain décrit ici sa double appartenance, normande et méridionale. Il lit le passage célèbre de Si le grain ne meurt où, enfant, il s'était fait pousser un ongle pour atteindre une bille incrustée trop loin dans une porte épaisse (« L'année suivante, aussitôt de retour à Uzès, j'y revins. Malgré les moqueries de maman et Marie, j'avais tout exprès laissé croître démesurément l'ongle de mon petit doigt, que d'emblée je pus insinuer sous la bille ; une brusque secousse, et la bille jaillit dans ma main. ») Il parle avec Jean Schlumberger de la  NRF (Nouvelle Revue Française), créée en 1908, et dont il est devenu le chef de file. Il interroge ensuite l'avocat Maurice Garçon sur le rôle du bon juré - il le fut lui-même en cour d'assises - et sur la présence du juge aux délibérations du jury. On le voit aussi causer avec Pierre Herbert sur son voyage en U.R.S.S et l'ouvrage qu'il en a écrit. Il parle de l'inutilité d'une pareille publication. Il assiste à une répétition des Caves du Vatican avec Renée Faure et Roland Alexandre. On le voit jouer aux échecs avec Roger Vadim. En compagnie d'une jeune pianiste à qui il donne des leçons, il évoque son admiration pour Frédéric Chopin... Il nous faut regretter cependant l'absence d'un thème. Celui de sa sexualité. Parce qu'André Gide, face aux attaques perfides dont il fut l'objet, a dû en souffrir personnellement et qu'en deuxième lieu, il l'assuma pleinement dans une société largement puritaine. Dans son avant-propos à l'autobiographique Si le Grain ne meurt publié chez Gallimard, Pierre Kyria rappelle le conseil qu'adressait Marcel Proust à André Gide au cours d'un entretien où l'auteur de La Recherche ne dissimulait aucunement sa sexualité : « Vous pouvez tout raconter, mais à condition de ne jamais dire Je. » Gide commentera après coup : « Ce qui ne fait pas mon affaire. » Et Kyria d'ajouter : « Dans son désir d'affranchissement, l'auteur de L'Immoraliste voulait en effet tout dire, quitte à braver le scandale, à visage découvert et sans le masque commode de la fiction. Dans son esprit, ce n'était pas provocation, mais simplement exigence de vérité, partageant le souci de Jean-Jacques Rousseau lorsqu'il écrivit les Confessions : « Vitam impedere vero. » (« Consacrer sa vie à la vérité. ») Quoi qu'il en soit, l'explication du silence d'Allégret est à rechercher dans la correspondance écrite entre lui et André Gide. On sait que Marc prit ses distances d'avec André au sortir de leur périple africain. André avait alors 57 ans alors que Marc en avait 26. Lourcelles affirme qu'on « peut à loisir considérer le film comme une fiction, étant donné que Gide a toujours estimé que l'un des rôles  de l'écrivain était de se créer un personnage, d'y rester fidèle et d'être en quelque sorte le romancier de soi-même. » [op. cité] 

- Livres. Marc Allégret : Carnets du Congo. Voyage avec André Gide. Presses du CNRS, Paris, 1993.

               Pierre Billard : André Gide et Marc Allégret, le roman secret. Plon, Paris, 2006. 

 

Aventure de Mme Muir (L'(The Ghost and Mrs. Muir) [1947 - E.-U., 104 min. N&B] R. Joseph L. Mankiewicz. Sc. Phillip Dunne, d'après le roman de R. A. Dick (Josephine Aimée Campbell Leslie), The Ghost and Mrs. Muir (1945). Ph. Charles Lang. Mus. Bernard Herrmann. Déc. Richard Day, George W. Davis. Mont. Dorothy Spencer. Pr. 20th Century Fox. I. Gene Tierney (Lucy Muir), Rex Harrison (le capitaine Daniel Craig, le « fantôme »), George Sanders (Miles Fairley alias Oncle Neddy), Edna Best (Martha), Natalie Wood (Anna Muir enfant, la fille de Lucy), Vanessa Brown (Anna Muir adulte), Anna Lee (Mme Fairley), Robert Coote (l'agent immobilier), Isobel Elsom (la belle-mère de Lucy), Victoria Horne (la belle-sœur de Lucy).

~ Londres au début du XXe siècle. Une jeune et belle veuve, Lucy Muir (Gene Tierney), se sentant à l'étroit aux côtés de sa belle-mère et de sa belle-sœur, décide de louer un cottage retiré. Malgré l'avis défavorable d'un agent immobilier, elle maintient son choix en faveur d'une demeure nommée Les Goélands et située dans la station balnéaire de Whitecliff, sur les bords de la Manche. Elle s'y installe avec sa petite fille Anna et sa servante Martha. La maison est en effet hantée. Mais, dès le premier soir, Lucy maîtrise son émotion au profit d'un enchantement : cette idée qu'elle puisse vivre avec un fantôme... Séduit par son aplomb, son charme, son esprit piquant et l'attachement qu'elle manifeste à l'endroit des lieux où elle vit désormais, le fantôme - celui d'un marin nommé Daniel Clegg (Rex Harrison) - accepte de la prendre à l'essai comme locataire...

Une des plus merveilleuses productions hollywoodiennes et l'un des plus beaux films de Joseph Leo Mankiewicz. À partir d'une idée capricieuse, le réalisateur nous entraîne par la magie du dialogue et de l'imagination, autant celle de Lucy Muir que celle de son fantôme, dans un océan de songes éveillés. Quelle actrice, autre que Gene Tierney, aurait su exprimer, avec tant de vérité, la coexistence chez Mme Muir d'une prédisposition à la contemplation romantique et celle d'un tempérament fort pragmatique ? Pareil film entre aussi dans la nature du cinéaste. Mankiewicz, ce maître du cinéma parlant, aimait à s'extraire de la médiocrité du monde pour échafauder d'étonnantes scènes claustrophobes : la chambre imprégnée de lauriers du Château du dragon (1946) ; les coulisses d'un théâtre où  Anne Baxter s'exclame dans Ève (1947) : « C'est ici seulement qu'on respire » ; la galerie des ancêtres du palais des Torlato-Favrini de La Comtesse aux pieds nus (1954). « Envoûtés par le génie des lieux, les personnages de Mankiewicz le sont aussi, parfois, par un être disparu mais toujours présent parmi les objets qu'il a laissés derrière lui. Le capitaine Clegg hante la mémoire de Mrs. Muir », écrit Michael Henry Wilson. « Je suis là parce que tu crois que je suis là », marmonne le marin fantôme à Lucy. C'est exactement ce que chacun d'entre nous pourrait vivre : celui ou celle qui loge dans la maison de ses grands-parents décédés, d'un oncle ou d'une tante disparue ; ceux qui, s'enfermant chez eux ou dans n'importe quel lieu retiré, entreprennent de lire ou d'interpréter toute l'œuvre d'un écrivain(e) ou d'un compositeur ... Que font-ils d'autre que s'entretenir avec ces « chers disparus » ? Et conjecturer, en même temps, les répliques qu'ils ou qu'elles pourraient leur offrir ?  Et, au moment de leurs propres adieux, au seuil de je ne sais quel autre monde, rejoindre celui avec lequel, dans la solitude et le silence, ils n'ont jamais rompu le colloque tout au long d'une existence on ne peut plus banale... Dans ce dialogue qui s'éternise, seulement interrompu par les allégeances du quotidien.  Le fantôme (ou l'aventure) de Madame Muir n'est rien d'autre que le rêve que chacun d'entre nous peut faire. C'est la raison pour laquelle The Ghost and Mrs. Muir nous trouble si profondément. Qu'il y ait dans ce rêve une expression de notre permanente insatisfaction, quoi de plus naturel. La vie est ainsi faite qu'il nous faudrait plusieurs vies pour la satisfaire. The Ghost and Mrs. Muir  raconte « le triomphe de ce qui aurait pu être sur ce qui a été », écrit Jacques Lourcelles.

Le tournage du film s'est déroulé du 26 novembre 1946 au 13 février 1947 à Carmel-by-the Sea et Palos Verde sur la côte pacifique de l'État de Californie.

 

Aventures de Pinocchio (Les) (Le avventure di Pinocchio) [1972 - Italie, version cinéma : 135 min. ; version TV : 324 min. C] R. Luigi Comencini. Sc. Suso Cecchi d'Amico et Comencini, d'après le roman de Carlo Collodi (1881). Ph. Armando Nannuzzi. Mus. Fiorenzo Carpi. Déc. Massimo Patrizi, Arrigo Breschi. Cost. Piero Gherardi. Pr. RAI (Rome), ORTF (France), Bavaria Film (RFA). I. Andrea Balestri (Pinocchio), Nino Manfredi (Geppetto), Franco Franchi (le Chat), Ciccio Ingrassia (le Renard), Gina Lollobrigida (la Fée), Mario Adorf (le directeur du cirque), Domenico Santoro (Lucignolo), Vittorio De Sica (le Juge), Ugo D'Alessio (Maître Cerise [Ciliega]), Lionel Stander (Mangiafuoco), Zoe Incrocci (la Limace), Carlo Bagno (le propriétaire du chien Melampo) et les marionnettes du théâtre Colla de Milan. 

~ Un bourg de Toscane à la fin du XIXe siècle. Le menuisier Geppetto (Manfredi) vit dans un dénuement presque total. Après avoir lu un prospectus distribué par des employés du forain Mangiafuoco (Lionel Stander), il a l'idée de combler sa solitude en fabriquant un pantin de bois. Son voisin, Maître Cerise (Ugo D'Alessio), plutôt pingre, lui fournit une bûche de noyer qui l'effraie parce qu'elle parle. À peine achevée, la marionnette façonnée par le menuisier et nommée Pinocchio se met en effet à bouger et parler... Durant la nuit, alors que Geppetto dort à poings fermés, une Fée (Lollobrigida), ressemblant à s'y méprendre à sa défunte épouse, métamorphose le pantin de bois en enfant de chair et d'os. En contrepartie, elle exige de lui qu'il soit sage et docile. Dans le cas contraire, elle aurait le pouvoir de le ramener dans son état initial...

Tourné en couleur Technicolor et diffusé en noir et blanc du 8 avril au 6 mai 1972 sur la RAI. Par la suite, le feuilleton est remonté pour une exploitation en salle et réduit à une durée d'environ 135 minutes, sa sortie en France a lieu le 22 août 1975. En France, la série - six épisodes de 55 minutes environ - est diffusée en noir et blanc du 19 au 31 décembre 1972 sur la première chaîne de l'ORTF. Une rediffusion en couleur sur Antenne 2 est assurée au milieu des années 1970 puis dans les années 80 dans l'émission Croque-vacances sur TF1 ainsi qu'en 1989 dans l'émission Amuse 3 sur FR3 et M6

Écrit en 21 mois, tourné en 23 semaines pour un budget de 800 millions de lires (important en ce temps, mais dérisoire à présent), le Pinocchio de Luigi Comencini représente, selon nous, le modèle d'une adaptation fidèle, mais néanmoins inventive et laissant libre cours à une interprétation personnelle du chef-d'œuvre de Carlo Collodi, qui, rappelons-le, est considéré en Italie comme un ouvrage littéraire fondamental, à l'instar du Don Quichotte de Cervantes en Espagne. 

« Je me rappelle qu'en lisant l'immortel Zarathoustra de Nietzsche, j'avais souvent l'impression de revivre les émotions éprouvées, enfant, en lisant Le avventure di Pinocchio », écrivait le peintre et sculpteur Giorgio De Chirico à son frère, l'écrivain Alberto Savinio, dans une lettre adressée vers 1911. Voilà qui pourrait donner une plus exacte idée de ce que serait l'œuvre de Carlo Collodi. Au-delà des théories de l'Untermensch du philosophe allemand, le Pinocchio de l'écrivain toscan est rendu à sa juste dimension et l'on comprend le bouleversement qu'il a pu produire sur De Chirico et sur des millions d'autres adolescents. Les aventures de Pinocchio ce sont les voies abruptes, semées d'échecs et de fausses réussites, de désillusions et d'apprentissage constant, qu'un adolescent doit emprunter pour devenir homme parmi les hommes. S'il suit des directives (qu'elles soient fondées ou infondées), d'une manière craintive ou simplement pour plaire à ses tuteurs, tôt ou tard, il faillira. Ainsi prescrites, ces directives le priveront du goût de la liberté mais, surtout, de la juste appréciation de ce qu'est la liberté. De ce point de vue, Walt Disney a, sans nul doute, estompé un aspect essentiel de l'ouvrage de Collodi en le maintenant dans la perspective d'un conte fantastique à l'épilogue uniment heureux et surtout moralisateur. En deuxième lieu, le personnage de Pinocchio est né dans un contexte précis et dans le cerveau d'un écrivain. Qui était justement Carlo Collodi ? Où est-il né et ou a-t-il vécu, et à quelle époque ? Qu'a été sa vie ? Toutes ces données contribuent grandement à l'élucidation d'un classique de la littérature italienne voire mondiale. Un cinéaste parfaitement conscient de l'ensemble de ces données pourra alors rendre justice au roman, même si, au demeurant, il opérera des choix personnels et en donnera une version singulière. Une version qui ne lui sera jamais reprochée si elle témoigne d'une connaissance approfondie des moindres recoins de l'œuvre. Luigi Comencini, en peintre attentif de l'enfance et en réalisateur instruit par l'expérience néoréaliste, était en effet l'homme de la situation. Collodi alias Lorenzini avait créé un Pinocchio qui n'était au fond qu'un enfant très proche de ce que lui-même avait été. Né à Florence en 1826, au sein d'une famille modeste et nombreuse, d'un père cuisinier et d'une mère femme de chambre d'un marquis Ginori, propriétaire d'une célèbre manufacture de porcelaine de Doccia (Sesto Fiorentino), aujourd'hui classée comme historique, Collodi avait eu une enfance pauvre et difficile. Or, sa mère, fille de fermier, était issue d'un hameau de l'Appennino pistoie que Comencini semble suggérer dans son film. En réalité, le tournage du film s'est plutôt déroulé à Farnese, une commune d'aspect médiéval, située dans le Latium frontalier avec la Toscane et perchée sur une falaise de tuf. Enfin, il y a le nom de Pinocchio : les clefs de son origine ne doivent pas être négligées, elles fourbiront maints indices à la compréhension du roman. Fernando Tempesti (1930-2001), rénovateur éclairé des études sur l'opus de Collodi, nous dit qu'il ne faut pas chercher sa signification au sens littéral : « le pignon (pinolo) de bois dont on fait les pantins », mais dans un sens particulier et plus familier, l'équivalent de Stenterello, l'Arlecchino de la Commedia dell'Arte florentine. Le succès de Pinocchio va d'ailleurs bouleverser la traditionnelle représentation de Stenterello.  Après avoir décrit l'ouvrage de Collodi comme quasiment idéal, pourvu d'une plasticité infinie, donc capable d'offrir une quantité inépuisable d'interprétations, d'être, en somme, le miroir qui dévoile l'ego du lecteur,  « 36 chapitres, très courts au début, puis de plus en plus étoffés [...], avec ses innombrables aventures, des péripéties et des personnages nouveaux », Jacques Lourcelles, grand narrateur du film de Luigi Comencini, parle de « miracle ». Encore ne faut-il jamais omettre fondamentalement le feuilleton en six épisodes - 320 minutes - qui donne tout son poids de signification aux orientations de Comencini et de sa scénariste, Suso Cecchi d'Amico.  Ceux-ci ont fait pencher la balance du côté du réalisme au détriment du fantastique. Cette option est d'une grande pertinence, compte tenu de la durée du feuilleton et de sa division en épisodes. Cela ne signifie pas cependant que la dimension fantastique en soit expurgée. Il ne pouvait pas en être autrement. Dans le cas contraire, Pinocchio  n'aurait plus été Pinocchio. Dans l'œuvre de Luigi Comencini, la présence du « pantin » se limite logiquement - en durée relative : 60 minutes - au profit de l'enfant « en chair et en os ». En deuxième lieu, l'enracinement social s'effectue avec plus de netteté : « un monde du froid et de la faim, du chômage, de l'extrême misère dans lequel l'adulte réussit à peine à assurer sa survie. » (Lourcelles). La réalité sociale n'est pas entièrement absente chez Collodi quand même, bien qu'elle demeure fortuite et plus allusive. Comencini la reprend bien entendu : Mangiafuoco questionnant Pinocchio au sujet de Geppetto, son père : « Il gagne beaucoup ? » Réponse de Pinocchio : « Juste assez pour ne jamais avoir un centime en poche

Comencini inscrit cette pauvreté au premier plan du récit et comme justification de l'insoumission naturelle de l'enfant. On peut y adjoindre, en outre, un ton plus spécifiquement humoristique, tendre et corrosif, qui est autant l'émanation du cinéaste que celle de son acteur principal, Nino Manfredi, interprète ad hoc de Geppetto. Enfin, le réalisateur de Lo scopone scientifico met l'accent sur la méchanceté dont peuvent faire preuve des groupes sociaux, pauvres ou petits-bourgeois, indifférents aux autres. De fait, Comencini examine avec plus d'âpreté certains individus déplaisants rencontrés par Pinocchio. Comme il faudrait s'y attendre, la relation père/fils est un des aspects les mieux décrits par Comencini, et de la façon la plus originale qui soit. Dans le livre, le père apparaît bon mais sévère, tandis que Comencini le dépeint comme un être doux et résigné. Sa sensibilité est plus apparente dans le film. L'amour filial y est exprimée de façon spectaculaire : lorsque Geppetto voit sa marionnette transformée en enfant réel, il s'écrie : « Sono padre ! », les larmes aux yeux. Ce qui nous conduit à signaler que la relation père/fils est entravée moins par les « sottises » de Pinocchio que par les interventions punitives de la Fée interprétée par Gina Lollobrigida. Du reste, Geppetto la trouve cruelle de lui ôter ainsi son fils. Il dit alors : « Tu n'es pas une fée ... tu es une sorcière. Voilà, le mot est lâché. » De tous les personnages créés par Carlo Collodi, la fée est celui auquel Comencini apporte le plus de dépréciation possible. On saisira l'ire ultérieure de l'actrice italienne qui accusera le cinéaste d'avoir fait un Pinocchio « communiste » ! Le cinéaste voit en elle « la gardienne bourgeoise de la Loi morale. Physiquement, elle ressemble à une porcelaine de Saxe montée en graine, pomponnée et sans âge, parce qu'elle n'évolue nullement durant le temps du film », écrit Jacques Lourcelles (In : Dictionnaire des films, de 1951 à nos jours, À la recherche de Pinocchio, p. 1390-91, Robert Laffont, 2022) Il y a donc chez Comencini, ajoutée à la recherche du père, une ardente recherche du fils. Les deux fonctionnant comme une quête réciproque alimentée par l'énergie du fils qui, surmontant les écueils, ouvre à un monde de liberté, d'enthousiasme et de générosité. Bien plus, en extrayant, pratiquement contre sa volonté, son père hors du ventre de la baleine, Pinocchio lui donne une seconde vie. La métaphore n'a jamais fonctionné aussi bien qu'ici. Si l'enfance est un des domaines réservés de Luigi Comencini - voir les séquences avec Lucignolo, le cancre amoral qu'admire un temps Pinocchio -, cela n'indique pas que les adultes y soient amoindris : Geppetto, le vieux menuisier chancelant, est un des rôles les plus bouleversants de Nino Manfredi. Lequel déclara : « [...] C'est un homme qui réussit tout seul à faire un enfant, avec sa solitude, son affection, son amour. Il est l'homme et la femme ensemble. Nous avons un peu transformé le personnage par rapport au livre, le sens en a été modifié : les conceptions du roman, en matière d'éducation, étaient bien différentes des nôtres. Nous avons fait de Geppetto un personnage libre ». Libre à l'image de son fils, Pinocchio. 

 

Aventures en Birmanie (Objective, Burma !)  [1945 - États-Unis, 142 min. N&B] R. Raoul Walsh. Sc. Ranald MacDougall, Lester Cole d'après un récit de Alvah Bessie. Ph. James Wong Howe. Mus. Franz Waxman. Dir. art. Ted Smith. Pr. Warner, Gerry Wald. I. Errol Flynn (capitaine Charles R. Nelson), William Prince (lieutenant Sydney Jacobs), James Brown (sergent Treacyl), George Tobias (caporal Gordon), Henry Hull (Mark Williams), Warner Anderson (colonel Carter), John Alvin (Charles Hogan). 

~ 1943. Précédemment chassée de Birmanie par les Japonais, l'armée américaine prépare la reconquête du territoire. En prélude à cette action d'envergure, un commando de parachutistes, placé sous le commandement du capitaine Nelson (Errol Flynn), aidé par un officier de l'Armée révolutionnaire de Chine et deux Gurkhas (soldats anglo-indiens issus du Népal), est largué en Haute-Birmanie pour détruire une station-radar non suffisamment localisée pour être bombardée... 

Le grand film de guerre par excellence. Et c'est en soi une prouesse. Une prouesse digne de l'immense réalisateur que fut Raoul Walsh. Errol Flynn fut à l'image du film, sans excès mais suffisamment grave et conscient de sa responsabilité. Il dira qu'Objective, Burma ! « fut un des rares films dont il soit fier. Parfois le faux-semblant n'est pas si éloigné de la réalité qu'on pourrait le croire. Les films paraissent alors plus réels que les choses qu'ils sont censés représenter. » Walsh parvient à fusionner le détail et le général, le concret et l'abstrait, le tableau analytique et le tableau synthétique d'une opération de guerre. De fait, l'œuvre atteint l'intemporel. « Le film est fascinant par le génie avec lequel Walsh décompose constamment les différentes phases d'une action, les différentes réactions de ceux qui l'accomplissent, pour le recomposer presque aussitôt en donnant une vision globale de cette action et de l'attitude physique et mentale des combattants. » (J. Lourcelles) 

 

Avoir vingt ans dans les Aurès [1972 - France, 102 min. C] R. et Sc. René Vautier. Assistants : D. Epstein, E. Lambert. Scripte : Nicole Le Garrec. Photographie : P. Clément, D. Turban. Son : CERESI, Antoine Bonfanti. Musique : Y. Branellec. Montage : S. Nedjma Scialom. Dir. de production : Y. Benier. Production : UPCB. Interprétation : Alexandre Arcady, Philippe Léotard, Hamid Djelouli, Jacques Cancelier, Jean-Michel Ribes, Alain Scoff, Michel Elias, Jean-Jacques Moreau. Grand Prix de la critique au Festival de Cannes 1972.

~ Cinéaste militant, très tôt versé dans la résistance à l'occupant allemand, René Vautier, une fois son diplôme de l'IDHEC acquis, alla tourner en Afrique subsaharienne, Afrique 50, un brûlot anticolonialiste qui ne pouvait que déplaire à ses commanditaires de la Ligue française de l'enseignement. Ce CM d'environ un quart d'heure sera censuré. Très intéressé par la situation algérienne, Vautier rejoint les maquis du FLN au milieu des années 1950 et y tournera Algérie en flammes (1958). Il formera en même temps les futurs réalisateurs locaux et restera en Algérie jusqu'en 1965 dirigeant le Centre audiovisuel d'Alger. L'ancrage algérien de René Vautier se prolongera en France. Ses premiers CM témoignent d'une volonté d'observer le phénomène du colonialisme d'une façon plus complète et dans ses conséquences les plus difficiles à extirper : la dépendance économique à travers l'émigration et la surexploitation des travailleurs du Maghreb (Les Ajoncs Les Trois Cousins 1970). Puis, dans Techniquement si simple (1971, 15 min.), le cinéaste breton, à travers le récit d'un technicien coopérant en Algérie, décrit les tiraillements de conscience de citoyens français ayant servi une cause qui les dépassait. Ce film constituera un essai préalable au tournage d'Avoir vingt ans dans les Aurès qui, pour une partie seulement, est inspiré de l'ouvrage (Le Désert à l'aube paru aux Éditions de Minuit en 1960) écrit par Noël Favrelière, un soldat français déserteur. 

Avril 1961. Dans le massif des Aurès, un commando de l'armée française, constitué d'appelés bretons, affronte un groupe de l'ALN lors d'une embuscade. Les soldats parviennent à faire un prisonnier mais l'un d'entre eux est blessé au cours de l'accrochage. Instituteur dans le civil, il se remémore les événements traversés au cours des mois précédents. Leur opposition à la guerre d'Algérie les a entraînés dans un camp réservé aux insoumis. ll constate amèrement comment leur chef a su habilement les transformer, jeunes rebelles antimilitaristes qu'ils étaient, en de redoutables traqueurs de fellaghas, désormais endurcis au métier des armes. Avoir vingt ans dans les Aurès est donc le premier film français traitant frontalement d'un sujet, celui de la Guerre d'Algérie que les autorités françaises refusèrent d'appeler ainsi. De ce point de vue, bien des films restent encore à faire, même si le mérite du cinéaste breton est immense. Ce mérite tient surtout à l'extrême rareté du thème abordé ici : il s'agit de la prévalence écrasante de l'autorité d'une institution - l'armée française - et de ses corps constitués sur un groupe de soldats du contingent. La conscience de l'individu y est niée. À partir de là, toute tentative de s'organiser et d'exprimer un  refus - celui d'une guerre injuste -  semble, d'emblée, étouffée dans l'œuf. Le cinéaste déclarait : « (...) Je montre comment un lieutenant intelligent parvient à retourner comme des crêpes un groupe de fortes têtes qui ne veulent pas de cette guerre. » (In : Écran 72, N° 5, mai 1972) Dans cette optique, aucun personnage ne pourrait servir d'archétype. Il nous faut rappeler enfin le mûrissement d'un projet : le cinéaste le porta depuis plus de quinze ans et dut, à cette fin, surmonter de nombreux aléas. À vrai dire, il est également impossible de dissocier le travail effectué durant la Guerre d'Algérie, aux côtés des combattants de la libération nationale. Ensuite, il importe d'examiner la méthode du réalisateur. Il table prioritairement sur des interprètes non-professionnels constitués souvent d'ex-rappelés. En deuxième lieu, il s'appuie sur des faits réels pour réactiver des scènes que les protagonistes pourraient revivre à la façon d'un psychodrame. De fait, René Vautier n'a pas voulu tricher avec la vérité : 800 heures d'entretiens auprès d'authentiques acteurs du drame ont débouché sur la réexposition d'événements dûment confirmés par cinq personnes au minimum. En troisième lieu, le cinéaste a cherché à éviter le spectaculaire et la dramatisation excessive qu'il considérait, à juste titre, comme nuisible à la compréhension exacte du contexte.

 

Avventura (L') [1960 - Italie, 140 min. N&B] R. et Sujet. Michelangelo Antonioni. Sc. Antonioni, Elio Bartolini et Tonino Guerra. Ph. Aldo Scavarda, Luigi Kuveiler. Déc. Piero Poletto. Cost. Adriana Berselli. Mont. Eraldo Da Roma. Mus. Giovanni Fusco. Pr. Cino del Duca. I. Gabriele Ferzetti (Sandro), Monica Vitti (Claudia), Lea Massari (Anna), Dominique Blanchar (Giulia), James Addams (Corrado, époux de Giulia), Renzo Ricci (le père d'Anna). Prix du Jury au festival de Cannes 1960. 

~ Anna (L. Massari), fille d'un ambassadeur à la retraite, est fiancée à Sandro (G. Ferzetti), un jeune architecte. Ils sont invités par des amis fortunés à participer à une croisière dans les îles Éoliennes. Anna et Sandro ne s'entendent plus vraiment bien. Anna confie ses états d'âme à Claudia (M. Vitti). Elle évoque une séparation. Aux abords du rocher de Basiluzzo, Anna qui s'est jetée à l'eau signale faussement la présence d'un requin. Ramenée à bord, elle confie à Claudia son mensonge. Quelque temps après, le yacht fait une halte sur l'îlot de Lisca Bianca. Anna et Sandro se querellent. Un orage menace. Au moment de quitter les lieux, tout le monde constate la disparition d'Anna. On la recherche vainement. Une partie des invités se rendent sur l'île de Panarea afin d'alerter les carabiniers. Les résultats des recherches sont là encore infructueux...

Le film d'Antonioni a suscité une foule d'exégèses, de monographies et d'autres études. Présenté au festival de Cannes 1960, L'avventura fut accueilli par des sifflets lors de la soirée de gala. Néanmoins, les professionnels du cinéma surent détecter l'aspect essentiellement novateur du film. Ils lui attribuèrent un prix du Jury et le prix FIPRESCI. Le film est le premier d'une « trilogie des sentiments » dans laquelle il faut inclure La notte (1961) et L'eclisse (1962). Antonioni commente ainsi l'idée de base du film : « L'observation d'une donnée de fait : nous vivons présentement une période d'extrême instabilité, tant politique, morale, sociale que physique. Le monde est instable autour de nous et en nous. Je fais un film sur l'instabilité des sentiments, sur leurs mystères. Les personnages se trouvent sur une île, dans une situation plutôt dramatique : une jeune femme a disparu. On se met à sa recherche. L'homme qui l'aime devrait être préoccupé, anxieux, soucieux. Et, au début, il l'est en effet. Mais, petit à petit, ses sentiments vont en s'affaiblissant car ils reposent sur du sable. Il ne veut plus chercher la jeune femme. Il ne s'en soucie désormais plus : il est attiré par d'autres sentiments, d'autres « aventures », d'autres expériences aussi superficielles et flottantes. » (In : Tommaso Chiaretti : L'avventura de Michelangelo Antonioni, Paris, Buchet/Chastel, 1961) 

En 1983, Antonioni est retourné sur les lieux du tournage. Dans un court métrage, Ritorno Lisca Bianca, il explore la petite île de Lisca Bianca et intègre la bande-son constituée de bruits de la nature ajoutés aux voix des acteurs tels qu'on les perçoit dans le film, provoquant un singulier effet d'écho entre présent et passé. De fait, L'avventura prolonge son histoire. Par ailleurs, Federico Vitella a rassemblé une documentation considérable sur la genèse, le tournage et l'accueil du film. Il a même découvert l'existence de séquences non retenues, en particulier une scène finale qui aurait répondu au mystère de la disparition d'Anna : son corps est, en ce cas, retrouvé par des pêcheurs au large de Palerme. Évidemment, une telle conclusion aurait défait la cohérence d'un film qui refuse de claquemurer le spectateur dans une intrigue de convention. « L'avventura est un film amer, souvent douloureux. La douleur des sentiments qui finissent ou dont on entrevoit la fin au moment où ils naissent. Tout ceci raconté dans un langage que j'ai cherché à dépouiller de tout effet. » (M. Antonioni, in Corriere della Sera, 31 mai 1976) Initialement financé par des maisons de production italiennes, L'avventura est tourné dans des conditions extraordinairement difficiles. « L'équipe part pour les îles Éoliennes, archipel faiblement peuplé situé en mer Tyrrhénienne, au nord de la Sicile. Elle s'installe sur l'île de Panarea (dépourvue d'électricité, d'eau chaude et de téléphone. […] Pour le tournage proprement dit, elle se rend quotidiennement à Lisca Bianca, un îlot rocheux désert, privé de ponton, et d'accostage dangereux. En l'absence du yacht qu'on leur avait promis, les acteurs et le matériel, y compris les générateurs électriques, sont transportés dans un vieux canot à rames. » (In : Seymour Chatman et Paul Duncan, Michelangelo Antonioni, Taschen, 2008) Outre les îles Éoliennes, des scènes de la seconde partie du film ont été tournées à Schisina, un village fantôme de la commune de Francavilla di Sicilia, situé dans la vallée de l'Alcantara. Des scènes de la fin ont été tournées à Casalvecchio Siculo, ainsi qu’au San Domenico Hotel.

 

 

 

 

 

 

 

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