Cinémas d'Afrique (Lyon, 2024) V

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.. Lettre paysanne (Kaddu Beykat,

1976 - Sénégal. Safi Faye)


95 minutes. N&B.


~~ Cinémas d’Afrique à l’Institut Lumière de Lyon


Ma 28. 05 21h

 

~ La vie immuable d’un petit village du Sénégal où l’on cultive l’arachide sans parvenir à en vivre. Le jeune N’gor part pour la ville chercher un travail...

 

~~ Institutrice à Dakar, détaché courant 1966 au Festival des Arts Nègres de cette ville afin d’y recevoir une délégation d’anthropologues, Safi Faye, alors âgée de 22 ans, s’aperçoit qu’elle ne sait quasiment rien de son propre continent. Dûment ébranlée par son ignorance, Safi Faye aura soif d’apprendre. Elle dira qu’à son époque, au Sénégal, « on était né Français ». Et, du reste, ajouterions-nous, pour étudier l’Afrique, la future réalisatrice devait encore s’embarquer sur l’autre continent, à Paris, à l’École Pratique des Hautes Études, dans une section justement dirigée par les fameux chercheurs européens rencontrés à Dakar. Le colonialisme, on le constate de façon consternante, est donc bien une entreprise à caractère culturellement génocidaire. Au fond, l’Afrique et les Africains ne pouvaient être compris que par le regard de l’ « autre », l’Occidental ou l’ « homme blanc ». Le « Nègre » n’avait pas besoin de savoir d’où il venait et ce qu’il était vraiment. L’important était qu’il devienne « Français » et qu’il laisse cette responsabilité - celle de savoir ce qu’il avait été jadis, ce à quoi ses ancêtres croyaient et dans quelle langue il s’entretenait - à une ribambelle de spécialistes européens.
C’est après 1968 que Safi Faye viendra au cinéma. Elle suit ses premiers cours dans une section dirigée par Germaine Dieterlaine, une proche de Jean Rouch qu’elle avait rencontré à Dakar et qui lui fit incarner le rôle d’une cover-girl locale dans son film « Petit à petit » en 1969. Je faisais « boutique mon cul », dira Safi, selon l’expression africaine. Safi Faye reverra Jean Rouch lorsqu’il viendra présenter et commenter quelques-uns de ses films à Paris. Elle sera ainsi la première femme africaine inscrite à l’ENS Louis-Lumière. Son premier court métrage, « La Passante » (1972) fera d’ailleurs grand bruit. Elle n’avait pas terminé sa formation et, déjà, elle avait un film à son actif. La rumeur courait partout : « Il y a une Africaine qui a fait un film ! » Les gens en étaient tout estomaqués. Et c’est ainsi qu’elle enchaîne, plus tard, avec ce film que l’Institut Lumière nous donne à voir : Lettre paysanne, sorti en 1976. Tandis qu’elle soutient, cette année-là, un mémoire à l’EPHE sur les croyances religieuses des Sérères, dont elle est originaire, un peuple surtout présent au centre-ouest du Sénégal et qui croit en une divinité suprême universelle quasiment inaccessible. Ses traditions sont d’une grande complexité et les commémorations religieuses qui s’y relient atteignent un nombre supérieur à celles des trois religions abrahamiques rassemblées. Voici ce que Safi déclare à Nicholas Elliott, en juillet 2018, au sujet de cette période de sa vie :
« Pour mon mémoire, j’ai décidé d’aller questionner mon peuple sur ses préoccupations. J’enregistrais tout avec mon magnétophone. En dépouillant ces enregistrements, même si je travaillais sur la religion, j’ai vu que la paysannerie se plaignait toujours d’être exploitée par le gouvernement. Après ma thèse, j’ai décidé d’utiliser les doléances des paysans pour faire un film : Kaddu Beykat, ou Lettre paysanne. Je montre les paysans : leur travail, leur ardeur, leur dépense d’énergie.
Je filmais dans ma communauté, dans ma région, là où j’ai des racines familiales. J’ai discuté avec les paysans, je leur ai dit que je voyais qu’ils se plaignaient car ils n’arrivaient pas à se nourrir et l’état leur imposait une culture coloniale, l’arachide. Je leur ai expliqué que j’aimerais qu’on filme ça. Mes jeunes collègues de Louis-Lumière étaient fascinés d’aller en Afrique. Je les ai tous emballés et on est partis avec des chutes de pellicule de Godard et de toute la bande de Rouch, ainsi qu’une caméra trouvée par Rouch. On a commencé à filmer en Afrique, mais on filmait uniquement les moments de fin de journée quand les gens se regroupent et parlent de leurs doléances. Je les avais déjà entendus lors de mes recherches, alors je proposais des sujets, par exemple l’engrais ou les outils de travail. On jouait la scène, mais on ne filmait pas : on n’avait pas assez de pellicule. Chacun se défoulait, devenait acteur, et quand on voyait que c’était parfait, on posait la caméra, et c’est eux qui disaient « Moteur ! » Chaque longue séquence était filmée une seule fois, du début à la fin. C’est ce qu’on appelle du docudrame. »

Lettre paysanne sera gratifié d’un Prix Georges Sadoul en 1975, lequel couronne, chaque année, une première réalisation française et une première réalisation étrangère. Cette année-là, l’Afrique fut à l’honneur : aux côtés de Safi Faye, le Camerounais Dikongue Pipa (« Le Fils de l’autre ») et le Mauritanien Sidney Bokhona (« Nationalité immigré ») furent également distingués. Tandis qu’aucun film français n’avait réellement emporté l’adhésion du jury, à ces films africains, on y ajouta l’édifiant « Iracema, uma Transa Amazônica » de Jorge Bodanzky et Orlando Senna. La couleur y était donc nettement tiers-mondiste.

Son deuxième LM, Fad’jal (« Premier Arbre » ou « Grand-père raconte nous », 1979) est tourné dans son village natal. D’une durée de 108 minutes, le film ne peut entrer, à nouveau, dans aucune catégorie nettement définie. On constate, avant tout, l’effort pour renouer avec une histoire, celle d’une communauté paysanne, et qui est, tout autant, recherche de racines personnelles. Ce chemin vers soi-même ne peut donc se limiter à un travail désincarné, purement ethnographique. Réduire Fad’jal, le titre français est suffisamment significatif, à un documentaire - ce qu’il est assurément -, c’est en gommer la part d’inventivité et d’imprévu qui jaillissent précisément de l’acte de recréer une atmosphère propre à générer de la joie, du bonheur et de l’émotion.
« Partant des récits des anciens du village agricole de sa famille, Safi Faye mêle la mise en image des mythes et les échos de la politique contemporaine, les rituels et les scènes de la vie de tous les jours, les reconstitutions et les séquences ethnographiques. Faye réussit cette étourdissante opération à plusieurs niveaux grâce à une extrême sensibilité aux changements de rythme, à la sensualité des mouvements, et au graphisme de l’image, qui vient par moment s’imprimer sur la rétine avec la force du cinéma muet. Avec Fad' jal, un monde s’ouvrait », écrit-on dans « Les Cahiers du cinéma » qui publiait un long entretien avec Safi en septembre 2018 (n° 747). Le film fut une de belles redécouvertes à Cannes Classics cette même année. De 1979 à 1982, la réalisatrice va œuvrer à la télévision. Elle réalisera de nombreux CM sur le travail et la condition des femmes. L’approche de la cinéaste ne varie pas : on pourrait en effet voir dans ces documentaires des fragments d’une œuvre plausible à caractère plus fictionnel. « Les Âmes au soleil (1982, 27 min.) et Selbé et tant d’autres (30 min., 1982) racontent le temps de la saison sèche (lorsque les hommes migrent vers les bidonvilles de Dakar pour travailler comme saisonniers) et raccordent de simples portraits à la condition plus générale des femmes dans l’Afrique rurale. À l’opposé, Moi, ta mère (59 min., 1980), tourné le temps d’un séjour à Berlin, décrit le quotidien sans joie d’un étudiant au sein d’une petite communauté d’émigrés à la manière d’un parfait contrechamp de la réalité de Fad’jal : un jeu de correspondance épistolaire où l’espace domestique du jeune homme se voit constamment débordé par l’horizon manquant du pays », note Vincent Malausa pour « Les Cahiers du cinéma » (novembre 2023). Il nous faudrait ajouter deux autres réalisations intrigantes : Ambassades nourricières (1984, 61 min.) qui n’est pas qu’une balade gastronomique autour des cuisines du monde, et un très bref court-métrage sur la Haïtienne Elsie Haas, plasticienne, peintre et réalisatrice installée à Paris.

Il fallait donc s’attendre à ce que Safi Faye embrasse de façon plus franche l’univers fictionnel. En 1987, elle tourne Mossane. Mossane signifie en dialecte sérère beauté. C’est ici le prénom de notre héroïne, merveilleusement interprétée par Magou Seck, dont Safi Faye nous apprit la mort en février 2019. Safi Faye qui nous quitta, à son tour, un 22 février 2023 à l’âge de 79 ans. Son dernier film met donc en scène une très belle jeune femme à qui l’on promet un mariage qui lui assurera richesse et sécurité. Mossane n’aime pourtant que le pauvre étudiant Fara. Du bonheur tel que ses parents le conçoivent, Mossane n’en veut surtout pas. Le jour du mariage, le drame surviendra. Des récits de ce type, la terre en regorge, d’hier à aujourd’hui. Mais, pour qu’il émeuve, il faut aussi qu’il soit vrai c’est-à-dire qu’il s’enracine dans un contexte reconnaissable et authentique. Aussi, Mossane est encore très marqué par l’esprit documentaire. Safi Faye rejette - elle n’est pas l’unique - les catégories trop aisément identifiables. Que déclare-t-elle à ce propos ?
« [...] La différence pour Mossane, c’est que comme tout le monde me disait « Tu fais du documentaire, du docudrame, tu ne fais pas de fiction », j’ai essayé d’inventer une légende. On dit que c’est une légende qui existe : non ! C’est moi qui l’ai inventée. Je me suis dit que j’allais faire un film où il y aurait de vrais acteurs sénégalais, reconnus, que je mélangerais avec mes acteurs paysans, et que j’allais prendre une fille de l’âge de ma fille. J’ai grandi en Afrique connaissant la beauté de la femme chantée par Senghor, notre président. On a toujours ça dans la tête : la beauté de la femme noire, comme on en parle aussi dans le Cantique des Cantiques. Mossane est censée être la plus belle fille du monde. Cette beauté on ne peut la voir qu’à l’adolescence. Après ça passe. Quand l’enfant pousse, quand les seins poussent, quand l’enfant se révolte et montre sa personnalité, ce sont ces moments que j’ai voulu saisir en faisant Mossane. »
« Mes films, ce sont des moments que j’ai vécus, avec des copines de mon âge. On dit que les mères ne parlent pas de sexe avec leurs filles. Ce n’est pas nécessaire. Il suffit d’avoir une amie plus âgée, qui s’est mariée tôt, qui t’inculque la notion de l’amour, notamment. Tout ce que j’ai raconté, c’est pour transmettre des connaissances apprises avec mes copines. Je voulais filmer l’affection, la tendresse, mais aussi créer une fille inaccessible. Il y a plusieurs histoires dans Mossane : la plus belle fille du monde, mais aussi ces garçons très beaux, qui sont morts et habitent là où l’océan et les cours d’eau se rejoignent. Quand ces esprits morts sans s’être mariés apprennent la naissance de la plus belle fille du monde, ils reviennent sur terre pour essayer de l’épouser. Mais ils reviennent la tête retournée. Tout ça je l’ai inventé ! » (In : Entretien avec Nicholas Elliott).

Safi Faye, aujourd’hui disparue, fut, avec la Camerounaise Thérèse Sitta-Bella, une des premières réalisatrices de l’Afrique subsaharienne. Elle possédait un grand talent et son œuvre mérite d’être plus largement connue. À présent, d’autres femmes africaines creusent le sillon et il y en aura de plus en plus : ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. Certes, elles sont encore rares mais beaucoup moins qu’hier. Avant de nous quitter, Safi Faye avait recommandé deux films : ceux de la Kényane Anne G. Mungaï, première cinéaste femme en son pays, Usilie mtoto wa Afrika / Don’t Cry Child of Afrika (1993) sur les enfants de rue à Nairobi et Saïkati the Flying Doctor (1999), le « parcours du combattant » d’une femme Masaï qui veut diriger un avion de médecins d’urgence dans les zones les plus reculées de l’Afrique australe. Saïkati est jouée par Esther Muthoni Muthee qui fut autrefois Miss Kénya. Nous aimerions, pour notre part, citer encore ici la Gabonaise Rose Elise Mengue-bekali, la Burkinabé Aminata Ouédraogo ou la Centrafricaine Léonie Yangba Zowe. Nous en omettons sûrement. L’essentiel est que nous prenions conscience de notre déficience... afin de découvrir encore et toujours.

Le 27 mai 2024

Msh.



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